Une vie difficile, Dino Risi (1961)

I Satirisi

Note : 4.5 sur 5.

Une vie difficile

Titre original : Una vita difficile

Année : 1961

Réalisation : Dino Risi

Avec : Alberto Sordi, Lea Massari

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La splendeur de la comédie italienne. Encore un peu sociale sous influence néoréaliste, moyennement burlesque, absurde, nihiliste et désenchantée, il y a une valeur qui est propre à la comédie italienne et qui se cache souvent derrière des satires cruelles, une valeur qui est aussi la marque de beaucoup de grands films : l’empathie. Le regard sur l’homme, bien que s’appliquant toujours à le montrer petit, vil, lâche ou escroc, est souvent tendre et compréhensif. Ce qui commence par être cruel finit par nous émouvoir.

Qui a dit qu’il fallait rire des hommes médiocres, des ivrognes, des incompétents ou des malchanceux ? Ici comme ailleurs, oui, au début, on rigole et on se moque, mais très vite cela ne peut plus tourner qu’au drame. Silvio Magnozzi est une sorte de Bob Saint-Clar rêvé par les autres, le panache de Bebel en moins, mais il est magnifique à sa manière, à la manière des laissés-pour-compte de De Sica ou de Fellini. La tragédie n’en est que plus sublime parce qu’au début on croit en lui, on sait que les escrocs s’en sortent toujours, et puis tout s’écroule, à mesure que l’Italie sort de la guerre et se reconstruit, lui s’enfonce dans sa médiocrité. Silvio n’est pas un escroc qui arrive comme ceux parfois interprétés par Gassman à séduire ; Silvio n’a en fait qu’un seul talent, celui de se tirer toujours plus vers le bas. Et si on y croit pendant une heure, c’est que Silvio n’aura finalement réussi qu’une chose dans sa vie, sans doute la plus importante et la seule qui vaille : trouver la femme de sa vie. Parce que le film n’est pas l’histoire d’un pauvre type, mais l’histoire d’un pauvre type vue à travers les yeux de sa femme. Ça change tout, parce que l’enjeu n’est plus d’amuser comme dans une pure comédie ou de montrer la misère humaine et sociale, mais de mêler tout ça pour traduire en deux heures, — une heure de rire et une autre de larmes bien secouées — tout ce qui fait nos vies. Silvio a commencé par tromper la femme qui lui avait sauvé la vie, il n’en voulait pas et se résigne en traînant des pieds à la seule chose positive qui lui arrivera dans la vie. Et c’est quand il s’en rend compte, un peu tard, et qu’il la perd, que le film bascule dans le drame et gagne une nouvelle dimension.

Il fallait bien s’inspirer des comédies américaines pour penser à la comédie du remariage et initier un nouveau virage dans la comédie italienne. À la fois cruelle et tendre donc (à moins que ce soit une suite logique de ce que faisait De Sica à la fois acteur et réalisateur).

Des rares comédies du remariage italiennes que j’avais vues, je les trouvais moins efficaces que les comédies avec Gassman et ses potes, que celles où Anna Magnani ou Giulietta Masina trimbalaient leur trombine solitaire (oui Fellini faisait des comédies italiennes). C’est sans doute parce que Risi échappe au mauvais goût en demandant à Lea Massari de jouer dans un registre comique. Elle n’est pas non plus glamour, mais simplement, “néoréalismement”, belle. On pourrait croire son personnage un peu trop effacé, mais c’est surtout parce que son rôle est de porter un regard (celui qui deviendra vite le nôtre) sur son loser de mari. Il faut comme toujours doser ses effets et trouver le ton juste, et Risi le trouve exactement quand il montre cette femme prendre conscience qu’elle aime encore son mari en même temps qu’elle voit le raté qu’il est devenu et combien elle pourrait en avoir honte si elle ne l’aimait pas. Cela pourrait être de la pitié mais c’est de l’amour. Risi va donc ainsi plus loin que le réalisme miséreux parce qu’il nous convainc en nous rappelant que parmi tous ces ringards de la terre, il y a, ou pourrait avoir, une femme aimante. Les hommes ne sont jamais que des petits garçons et les femmes avant tout des mères. Où est passée la comédie à ce moment quand la femme de Silvio le regarde les yeux pleins d’amour alors que lui l’ancien journaliste aux grands principes, l’ancien héros de la résistance, finit ainsi humilié et larbin de ceux qui l’avaient précipité dans le gouffre ? Le personnage d’Alberto Sordi continue d’être ridicule mais on a cessé de rire. Parce qu’on l’aime aussi. La voilà l’empathie. Il n’est plus question de se moquer mais de réfléchir sur notre regard quand il se porte avec mépris ou dégoût vers ces pauvres types qui n’ont rien fait de leur vie. La femme de Silvio dit à son môme que son père n’a pas de chance… Une manière bien arrangée de présenter les choses. Même les abrutis ont droit à un peu d’amour au cinéma. Chez Risi, on est cruel, on plonge au plus profond de la médiocrité humaine ; si profondément qu’on finit par s’apitoyer de ces miséreux et à vouloir leur tendre la main. Mais c’en est d’autant plus cruel car Risi renverse ainsi les rôles : en nous prouvant qu’il peut nous faire prendre conscience qu’il faut regarder avec empathie toute cette misère humaine, il fait de nous des incapables et des lâches. Celui-là, on le regarde autrement parce qu’on sait d’où il vient, parce qu’on connaît son histoire, on a vu le film ; et dans la vie, on ne lèverait pas le petit doigt pour lui, et on le mépriserait.

Combien de comédies peuvent se vanter de nous amuser une heure durant et de nous rejeter de la salle, blanc de honte ?

Une vie difficile, Dino Risi 1961 Una vita difficile | Dino de Laurentiis Cinematografica

Certificat de naissance, Stanislaw Rózewicz (1961)


Les Enfants d’Ivan

Certificat de naissance

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Swiadectwo urodzenia

Année : 1961

Réalisation : Stanislaw Rózewicz

Avec : Henryk Hryniewicz ⋅ Beata Barszczewska ⋅ Andrzej Banaszewski

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Savoir-faire et techniques de l’école polonaise. Une idée simple, parfaitement menée de bout en bout, structurée autour de trois histoires différentes. Ce film est un petit bijou inattendu à voir absolument pour les cinéphiles appréciant les films sur l’enfance, et sur la guerre. L’Enfance d’Ivan n’est pas loin.

L’idée de départ, c’est de montrer l’invasion allemande en Pologne à travers le regard de trois enfants plus ou moins du même âge. Trois histoires distinctes mais les mêmes errances, les mêmes peurs. Et toujours le refus de tomber dans le pathos. Les enfants de la guerre ne pleurent pas. Ils survivent.

Dans l’une ou l’autre histoire, peu de choses sont expliquées pour comprendre comment ils sont arrivés à ces situations d’abandon. C’est mieux comme ça. On entre directement dans le sujet, et le sujet, c’est eux. Trois contes. Trois Petits Poucet devant trouver leur chemin pour échapper aux ogres. Dans la première histoire, un garçon cherche sa mère sur les routes et se lie d’amitié avec un soldat aux premières heures de l’invasion. Dans la seconde, l’aîné doit aider ses plus jeunes frères en l’absence de leur mère partie chercher de la nourriture à la campagne. Chaque jour, il croise des soldats allemands en train de procéder à des contrôles ; chaque jour, il passe devant un camp de prisonniers qui, un jour, se vide… Dans la troisième histoire, sans doute la plus poignante, une jeune fille juive erre dans la ville à ne pas savoir où se réfugier. Quelques “justes” se relaient et la font placer dans un orphelinat jusqu’à ce que des officiers allemands viennent y fourrer le nez… Sublime finale, à la fois ironique et cruel.

Il y avait matière à faire n’importe quoi. Très peu de lignes de dialogues, on ne fait que suivre les enfants, sans explication, on est mis à leur niveau. Il aurait été facile de tomber dans le pathos, la démonstration, la surenchère. Comme toujours l’art de la mise en scène est une question de bon goût, de juste niveau, de bon angle, de bon ton. Juste, sensible, mais discrète et délicate : la maîtrise est totale. Rien qui dépasse, pas un plan, pas une expression qui tirent vers la mauvaise direction. Ça reste un cinéma orienté, c’est sûr, mais aussi pudique et subtil. Souvent une gageure quand on met en scène des enfants.

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Certificat de naissance, Stanislaw Rózewicz 1961 Swiadectwo urodzenia | P.P. Film Polski

Les enfants, justement, ce qui impressionne, c’est leur jeu. La mise en scène consiste à leur laisser la liberté d’être eux-mêmes et d’attendre de voir ce qui arrive. Le résultat est toujours naturel, mais souvent inintéressant. La méthode polonaise du jeu d’acteur ne doit pas être très éloignée de la russe. C’est une école qui se forme sur les planches, l’école de la rigueur. Même jeunot, un acteur doit être capable de comprendre son personnage, donner du sens à ce qu’il fait, et proposer matière à voir. On ne dit pas qu’il faut être “naturel”, mais “juste”. Quand on dit à un acteur, jeune ou pas, qu’il doit passer à tel ou tel endroit, qu’il doit exprimer tel ou tel sentiment ici ou là, il ne discute pas, il le fait. Il comprend les enjeux, les objectifs, l’état d’esprit, les craintes de son personnage, et alors, il fait, il montre. Et rien ne dépasse : s’il doit être à tel moment à tel endroit, il le respecte. Et pourtant, au milieu de cette rigueur, de ses passages obligés pour donner du sens à une interprétation, les bons acteurs, sont capables d’offrir une aisance et une liberté qui laisse croire que c’est tout le contraire de quelque chose de construit. Seulement, quand vous avez la caméra qui vous attend à un endroit en gros plan, c’est tout sauf le hasard. Et c’est une mécanique digne des plus beaux ballets. Que des gamins arrivent à maîtriser cela, chapeau. Et cela, avec une même constance, une même logique, qui obéit à un désir dans la mise en scène de montrer l’enfance dans sa dignité, son courage face à des événements sur lesquels ils n’ont aucune emprise. Les adultes peuvent être lâches, avoir une peur bestiale, eux sont des héros capables d’affronter sans broncher les vicissitudes de la guerre. Seule la fille dans le dernier volet est parfois à la limite de craquer, mais c’est aussi parce qu’elle est la plus exposée (pis, c’est une fille). Mais elle ne se plaint jamais, elle ne réclame rien, elle n’insiste jamais, et est toujours tendue, à l’affût du danger. Ce sont des roseaux ballottés dans la tempête : inflexibles, droits. Il faut être souple et ferme en même temps. Et c’est pour cela qu’ils sont si sympathiques. Ce ne sont pas des pleurnichards, et même quand ils pleurent, ils regardent leurs bourreaux droit dans les yeux, pour les défier, et pour leur rappeler qui sont les héros, qui sont les véritables « grandes personnes ».

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La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura (1961)

Un coup pour rien

La Vie d’un homme amoureux

Note : 3 sur 5.

Titre original : Koshoku ichidai otoko

Aka : A Lustful man

Année : 1961

Réalisation : Yasuzo Masumura

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Tamao Nakamura

(Aussi appelé L’Homme qui ne vécut que pour aimer)

Étrange farce du réalisateur d’Une femme confesse et de L’Ange rouge.

On est dans la commedia dell’arte ou pas loin du Casanova de Fellini. Une seule chose intéresse le personnage principal : les femmes. Au contraire de Casanova de Fellini, ici le personnage n’a aucun cynisme, au contraire, il aime réellement les femmes et veut les rendre heureuses. Il est complètement idiot, fils d’un riche commerçant, il n’hésite pas à dilapider l’argent de son père pour faire plaisir aux femmes. Sa philosophie de la vie est très limitée, mais il s’y tient. Son caractère est plus naïf que celui de Casanova, mais il est tout aussi absurde. Il a la mémoire d’une bête. Capable de s’émouvoir de la mort d’une femme qui l’a rendue heureux et de se consoler aussitôt avec une autre…

Le rythme du film est très rapide, et on passe d’une séquence à une autre, d’une conquête à une autre, sans avoir le temps d’intégrer ce qui précède. La psychologie est délibérément réduite à néant : c’est un pantin qui ne pense qu’à ses femmes. Et elles lui rendent bien parce qu’elles sont le plus souvent à ses pieds.

Le film se termine avec l’actrice fétiche du cinéaste, Ayako Wakao, que ce bon gros casanova n’arrivera jamais à rendre heureuse…

Dispensable.


La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura 1961 A Lustful man, Koshoku ichidai otoko | Daiei


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Jugement à Nuremberg, Stanley Kramer (1961)

Deux murs impairs à Nuremberg

Jugement à Nuremberg

Note : 4 sur 5.

Titre original : Jugement at Nuremberg

Année : 1961

Réalisation : Stanley Kramer

Avec : Spencer Tracy, Burt Lancaster, Richard Widmark, Marlene Dietrich, Judy Garland, Montgomery Clift, William Shatner

Difficile de juger des individus au nom de tout un peuple. La culpabilité est au centre de tout. La culpabilité de tous ; toutes les formes de culpabilité. Il n’y a pas les monstres coupables et les autres. Dans un grand tourbillon d’irrationalité et de cynisme, chacun a sa part de culpabilité justement parce qu’on se cache derrière la masse, l’impunité ou l’ignorance. Mais ceux qu’on désigne comme les coupables le sont parce qu’ils le sont par la justice du vainqueur. Toute condamnation est vaine, mais il n’est pas vain pour autant de juger pour, au moins, poser toutes les questions inhérentes à cette culpabilité. Autrement, on manquerait la déclaration si essentielle du personnage de Burt Lancaster… Impossible de rationaliser l’irrationnel ; impossible de vouloir déterminer des vérités dans autant de complexité. Impossible de juger l’histoire et les hommes qui l’ont faite. Le TPI n’existait pas encore. Les accusés ont été jugés par une cour US. Le personnage de Richard Widmark, procureur militaire, en vient à se demander à quoi peut bien mener une guerre…

Autre point intéressant, l’insertion de la realpolitik au milieu d’un jugement. Le juge montre son indépendance… On en vient à penser qu’aucune cour n’a de légitimité et de compétence pour juger des individus une fois l’histoire faite. Ça rejoint une idée à la mode : ce ne sont pas les lois qui déterminent ce qu’est l’histoire. Ce ne sont pas aux États de déterminer l’histoire, mais aux historiens. Les États-Unis l’ont bien compris. La realpolitik, c’est donner le change : on monte une cour pour juger, on se donne ainsi le beau rôle, après tout on a gagné la guerre, et le criminel de guerre sera toujours celui qu’on a vaincu… Mais reconnaître un tribunal international qui aurait une autorité supérieure aux États, pourrait aller contre ses intérêts ? Ça non. Mieux vaut toujours être à la place du juge. Si on veut gagner, il faut choisir son terrain de bataille, et parfois ses juges. On pourra toujours faire croire ensuite que juger un juge a un sens. Ce n’est plus de la Justice. C’est la vérité du plus fort, la loi du vainqueur. Aucune valeur universelle. Coupables ? Bien sûr. Comme tout le monde. Et le degré de culpabilité est soit indéfinissable, soit impossible à déterminer. Comment juge-t-on la conscience, les états d’âme, la folie, l’irrationnel, la peur, la connivence, le préjugé ? Cela s’applique au fond pour tout jugement, qu’il soit celui des monstres, des criminels de guerre ou des voleurs de pomme : la question ne pourrait être que « coupable ou pas coupable ? ». Mais on n’a rien d’autre à proposer. Juger, c’est trancher ; c’est donc sortir de l’impartialité d’une justice supérieure et rêvée. La justice n’est jamais juste, elle fait comme si, et on fait avec. La vérité, c’est plus un nuage de glace sur un strudel qu’une tranche de strudel. On la saupoudre à la surface des choses, et quand on y goûte, elle n’est déjà plus là.


Jugement à Nuremberg, Stanley Kramer 1961 | Roxlom Films Inc


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La Rumeur, William Wyler (1961)

La rumeur sort de la bouche des enfants

La Rumeur

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Children’s Hour

Année : 1961

Réalisation : William Wyler

Avec : Audrey Hepburn, Shirley MacLaine, James Garner, Miriam Hopkins

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La structure du récit est habile et complexe. Au-delà d’un simple mélo, si on était audacieux, il faudrait parler de tragédie. On est un peu chez Racine : des gonzesses qui papotent, un mec au milieu qui n’a rien compris, l’amour interdit, la passion destructrice, et la destinée foireuse. Les adaptations théâtrales apportent toujours au cinéma une certaine singularité, une structure particulière. Unité de lieu presque respectée, unité d’action suivie à la lettre, et unité de temps assez bien rendue. Les deux premiers actes se déroulent sur deux ou trois jours, on termine sur une scène assez longue qui fait déjà office de dénouement (chez la vieille dame qui a colporté la rumeur) ; et le dernier acte est un retour à l’école, vide, avec une séquence dans toute sa continuité qui fait office de réel dénouement. Cette unité rarement prise à défaut dans les différentes dimensions du film apporte une intensité qui ne retombe jamais jusqu’à la fin. Le film file comme une longue chute. Linéaire et inéluctable. Rien n’arrête la rumeur… Elle frémit d’abord, puis on commence à mieux l’entendre. Quand enfin elle vrombit, les fissures apparaissent, et on ne peut bientôt plus que constater l’effondrement de tout l’édifice.

Ce n’est pas tant le sujet de l’homosexualité féminine qui fascine dans le film, mais bien celui des luttes d’apparence, du mensonge et de la rumeur colportés parfois sans vouloir de mal… C’est ça qui est terrible… La rumeur, on la véhicule le plus souvent sans savoir. Sans comprendre les conséquences de ce que l’on dit. Parfois, comme ici, il y a bien à l’origine un personnage aux intentions néfastes (une petite peste qui cherche à se venger), mais on imagine que ça n’a servi que de détonateur, ou de révélation d’une situation déjà nouée qui n’attendait plus qu’à exploser sous nos yeux. N’importe quoi aurait pu mettre le feu aux poudres.

On peut tous être complices de la rumeur : les ragots, il n’y a rien qu’on aime autant partager. Et comme on déforme un peu chaque fois, au bout de la chaîne, ça ne correspond plus du tout à ce qui était raconté au début.

La Rumeur, William Wyler 1961 The Children’s Hour  | The Mirisch Corporation

Sans penser à mal. Le film n’a pas besoin d’aller jusque-là : il suffit que toutes les circonstances favorables à l’épanouissement d’une rumeur soient mises en œuvre pour qu’elle se propage comme une maladie infectieuse. On voit à quel point, la rumeur peut détruire, et à quelle vitesse elle avance. On ne peut rien contre elle, pas même un procès (les deux victimes le perdront). Une fois que le mal est fait, on pense qu’il n’y a pas de fumée sans feu…

C’est là que commence la fascinante complexité du film. On les accuse à tort d’homosexualité, mais si elles ne sont pas amantes, aimantes, amoureuses, l’une d’entre elles avouera aimer l’autre. Finalement. C’est le point de départ de toute cette tragédie. Une passion interdite, secrète, qu’elle peinait à masquer. Les rumeurs naissant alors de la suspicion. Ça ne veut pas pour autant dire que la logique du film va dans le sens du « il n’y a pas de fumée sans feu ». Un film peut exposer une exception, sinon il n’y a rien à montrer. S’y exprime ce qui sort de l’ordinaire. Pour nous en prémunir, l’exorciser, le comprendre, ou rentrer en sympathie avec des personnages qui au début nous ressemblent, et qui malgré leurs différences révélées, n’ont cessé de nous être chers. Sinon, autant courir après les exceptions, les monstruosités, faire en sorte que tout le monde se ressemble. Si l’art, les histoires (et celles en particulier qui traversent le cinéma avec ce brin de réalité) ont apporté quelque chose au monde, c’est au moins ça. Une mise en évidence de nos capacités empathiques. Les meilleurs films ne font souvent pas autre chose. Les personnages nous sont parfois plus chers que leur histoire. Sans défauts, ils se révèlent incapables de susciter notre sympathie. À nous, ensuite, de transposer au monde cette capacité de rentrer en sympathie avec ce qui nous semble à première vue étranger, différent, néfaste et monstrueux.

Est-ce que les mœurs auraient autant évolué sans cet incroyable support de nos expériences que représente le cinéma ? L’art fonctionne comme un blueprint de la vie. Depuis la nuit des temps, c’est bien cette représentation fantasmée qui nous permet de mieux expérimenter le monde, le rendre virtuel, pour mieux l’appréhender et s’en rendre maître. Reste que le chemin est encore long pour nous affranchir de ces petits défauts que l’on peut trouver charmants dans une histoire, mais qui représentent en réalité un mur infranchissable, une vague, qui nous replonge sans cesse vers nos travers. La rumeur est une de ces vagues qui monte ; et elle est d’autant plus implacable que c’est nous qui la nourrissons.

Ça fait réfléchir sur le pouvoir des apparences. Si l’on interprète, on ne finit plus de nous tromper. Bons ou mauvais, on ne sait même pas où nous situer. La vieille dame pensait faire le bien en les dénonçant. Dans son esprit, elle protégeait les enfants. C’est terrible pour elle quand elle comprend qu’on l’a dupée, manipulée, et qu’elle a servi de premier étage de la fusée « rumeur ». De la même manière, le personnage d’Audrey Hepburn n’a aucun moyen de savoir si son fiancé est honnête avec elle. Alors, pour ne pas avoir à vivre avec cette incertitude, elle préfère le quitter… Il n’y a pas de vérités, il n’y a qu’un jeu d’apparences dans lequel on perd toujours. Si l’on vit à travers le regard des autres, notre image varie en fonction de ceux qui nous regardent et chacun porte un jugement différent sur nous ; si l’on est les seuls à nous connaître, il n’en reste pas moins que l’on ignore des pans entiers de notre personnalité. On voudrait que l’on soit jugé pour ce que l’on désire, espère, pour notre bonne volonté, notre bonne foi. Or, on ne se définit qu’à travers nos actions, nos décisions. Et l’on peine souvent à prendre conscience que ces décisions ont des conséquences qui nous échappent. Avec l’illusion de penser que parce qu’elles nous fuient, elles ne nous correspondent plus. Nous nous pensons de l’intérieur, et nous rejetons ce « nous » perçu par les autres, de l’extérieur, et qui seul finalement compte. La rumeur, c’est aussi cette trace, ce fantôme, qui nous poursuit partout où nous allons, qu’on ne voudrait pas voir, et qui s’appelle la responsabilité. En voilà un autre monstre. On le refuse parce qu’il nous fait peur. Le plus souvent, on s’arrange bien pour le mettre de côté : un remous dans le grand vacarme du monde, qu’est-ce que ça peut bien provoquer ? Bien sûr, quand on ne ramasse pas les crottes de son chien, quand on crie la nuit sans penser aux voisins, quand on gruge une place à la queue du magasin, quand on feint d’ignorer une pièce perdue ici ou là et que l’on attend le calme plat pour la saisir, quand on se plonge les doigts dans le nez, quand on serre la main d’un collègue en se rendant compte, un peu tard, que l’on a oublié de se les laver, ce n’est que du remous passager. Qu’on accepte pour nous-mêmes quand on se trouve seuls avec nous-mêmes. Ou en petit comité. Et c’est là qu’on a le plus de chances de nous faire gauler la main dans le pot de confiture… La complicité d’un instant… ne dure qu’un instant. Comme c’est savoureux de se lécher les babines, de s’épouiller, de se mousser… Après tout, quand on marche, une jambe avance bien de paire avec l’autre. Alors, pataugeons ensemble et jugeons de ce qui nous entoure, préjugeons, rions, médisons, refaisons le monde ! Et ainsi, naît la rumeur. Le pot est tombé, et sur la crotte quelqu’un a glissé. Pour éviter de se noyer, Shirley demande déjà une corde… Oh, qu’elle est montée haut la rumeur ! Elle finira par l’avoir, la monstrueuse !

(Le film est un remake de l’adaptation de 1936. Wyler avait également mis en scène un scénario de Lillian Hellman avec des sales gosses en 1937, Dead End.)




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Comme une épouse et comme une femme, Mikio Naruse (1961)

Comme une épouse et comme une femme

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Tsuma to shite onna to shite

Année : 1961

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Hideko Takamine, Chikage Awashima, Masayuki Mori,Tatsuya Nakadai, Yuriko Hoshi, Kumi Mizuno, Keiko Awaji, Chôko Iida, Chieko Nakakita

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Voilà sans doute le film le plus mélodramatique de tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent de Naruse. Le lien avec le monde des geishas, parce qu’on a toujours un pied à Genza le quartier des bars de Tokyo, demeure, même s’il est plus précisément question ici de la condition de la maîtresse.

Comme d’habitude, la première demi-heure introduit calmement les personnages, puis l’intrigue se resserre autour de cinq personnages dont on apprend à connaître le secret commun. Une famille des plus communes avec le père, la mère, la fille et le fils, et à laquelle vient donc s’ajouter la maîtresse. Ça, c’est le point de départ du film. Ensuite tout se complique quand la maîtresse se plaint que son mari (on peut presque l’appeler comme ça) ne vient pas assez souvent la voir. Elle voudrait cesser de se cacher, voudrait profiter de lui, enfin, après vingt ans de mensonge. Comme d’habitude, les hommes sont lâches (peut-être plus ici que dans les autres films de Naruse), et pour lui, la meilleure solution est encore… de ne rien faire. Vient alors une scène fabuleuse où on nous expose à travers différents récits le passé des personnages. Le fait important du film : les deux enfants ne sont pas de l’épouse, mais de la maîtresse… (On ne peut pas rêver mieux comme nœud dans une intrigue). Bien sûr eux ne le savent pas. Mais la mère, l’épouse, sait donc que son mari a une maîtresse ; entre les trois adultes ça n’a jamais été un mystère. L’homme n’est donc pas loin d’être polygame. Une femme, et une femme « non officielle ».

Comme une épouse et comme une femme, Mikio Naruse 1961 Tsuma to shite onna to shite | Toho Company

La maîtresse est mise face à son destin en quelque sorte parce qu’elle ne supporte plus sa solitude. Et un dilemme de plus pour elle : elle est gérante d’un bar à Genza, propriété de… la femme de son amant ! Encore plus tordu : toutes les dépenses relatives au bar, elle les sort de sa poche… Si elle décide de quitter son amant, elle risque de tout perdre. Elle va voir l’épouse et lui propose une certaine somme d’argent et en échange elle quittera son mari. Mais l’épouse ne s’en laisse pas conter, elle sait qu’elle est dans son droit et renvoie la maîtresse « à sa vie facile ».

La maîtresse rentre donc chez elle (il faut voir Hideko Takamine chanter son désespoir !) et là sa grand-mère qui vit avec elle (paradoxalement, cette présence renforce sa solitude) lui conseille de reprendre ses enfants. Alors qu’elle-même avait conseillé à sa petite fille de les abandonner à leur père pour qu’ils aient une vraie famille… La maîtresse informe donc son amant qu’elle compte reprendre au moins l’un d’entre eux, le plus jeune, qui a maintenant quinze ans. Comme d’habitude, le mari ne fait rien, c’est comme si elle ne lui avait rien dit… Elle part donc à la sortie de l’école et passe la soirée avec son fils, qui la connaît pour être la gentille gérante du bar que possèdent ses parents. Finalement, le fils apprend la nouvelle et rentre chez lui.

Vient alors la grande scène de dénouement où les masques tombent. Le fils boude et s’enferme dans sa chambre. La fille qui ne sait encore rien arrive. Son frère lui révèle tout. C’est à cet instant que leur mère, la vraie, arrive. Cette fois, ce sont les parents qui enferment les enfants dans leur chambre pour qu’ils n’assistent pas au règlement de comptes. Ça se chamaille comme dans un film de Naruse (c’est-à-dire en papotant), ça pleure. Les deux femmes cherchent vainement à convaincre l’autre que les enfants sont les leurs. Quand on demande au mari d’intervenir, il dit préférer ne rien dire justement pour ne pas froisser l’une ou l’autre. Il propose alors un peu pour se dérober de ses propres responsabilités de convier les enfants à la discussion (plus on est de fous…). Pas la peine, ils ont tout entendu. « Papa, maman, je vous hais ; et vous, je vous hais encore plus. » Voilà, tout le monde est malheureux, c’est merveilleux, et nous, on pleure parce que ça fait une heure que les scènes se suivent, intenses, avec la bonne musique d’ambiance pour bien accompagner nos larmes. Ce n’est pas vraiment la fin du film, mais c’est tout comme. Dans l’épilogue, on voit que la fille a quitté le foyer, et que le fils attend de rentrer à l’université pour la suivre…

Joli mélo !



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La Fièvre dans le sang, Elia Kazan (1961)

Thème-Anathème-Synthème

La Fièvre dans le sang

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Splendor in the Grass

Année : 1961

Réalisation : Elia Kazan

Avec : Natalie Wood, Warren Beatty, Pat Hingle

THÈME

Début du film bien construit, mais lent à s’installer. L’ennui arrive vite : j’ai attendu l’annonce du problème un petit moment avant de comprendre que je l’avais sans doute ratée quelque part entre la troisième et la trente-deuxième minute de film. D’habitude, ces errances rêveuses se manifestent plutôt à la lecture d’un roman. Plus facile de revenir trois pages en amont que de rembobiner un magnétoscope qu’on a oublié de lancer. Ça m’apprendra.

Kazan donc bien mes fesses dans un siège de prétention, je m’applique à me rattacher à ce que je peux comprendre. Pour le reste, je fais confiance à l’imagination. C’est comme rater les premières minutes d’un film. Et alors ? L’expérience n’en est pas moins intéressante. On se laisse juste suggérer deux ou trois choses que le cinéaste n’avait pas prévues. Si une grande part de l’art de raconter une histoire est de jouer avec les sous-entendus, les non-dits, les ellipses, pourquoi ne pas expérimenter l’art de la recevoir en se bouchant les oreilles ou en tournant le dos au film ? Et en ratant les premières minutes d’introduction, qui, il faut bien le dire, sont souvent pénibles à suivre, je jouis d’une liberté d’interprétation qu’aucun spectateur attentif ne pourra se vanter d’avoir (na !). « N’explique pas ! » me disait mon professeur de diction. Je n’explique pas…, j’imagine.

Bref, sans bien comprendre les enjeux de départ et finalement le réel sujet du film, je peux toutefois affirmer qu’il y a là un léger déséquilibre, un manque d’unité, qui semble plus lié, j’en suis certain, au manque de clarté du scénario qu’à la mise en scène. C’est bien grâce à cette dernière que les personnages finissent par m’émouvoir. Qu’est-ce qu’il en aurait été si j’avais dû m’absenter durant ce deuxième acte où insensiblement les enjeux du film commençaient à se faire jour dans mon esprit évaporé ? Le manque de considération de certains scénaristes à l’égard d’esprits frivoles comme le mien m’étonnera toujours…

ANATHÈME

Le film commence réellement pour moi au moment de la rupture. Une rupture, c’est toujours un nouveau départ, le moteur d’une action, un coup de volant pour réajuster la direction du film ; inutile d’avoir assisté à ce qui précède parce que tous les enjeux passés s’évaporent à la lumière de cet « accident ». T’as raté ta rupture ; t’as raté ta vie. Je le rappelle comme une évidence, mais comme il y a des petits malins qui font exprès d’oublier l’heure de leur enterrement, d’autres s’arrangent pour ne pas être là lors de leurs ruptures…

L’intérêt d’une rupture, c’est qu’elle produit sur le spectateur une explosion rêveuse lui permettant d’imaginer toutes les possibilités à venir. Mais gardons-nous de nous projeter trop loin. Certaines déflagrations spéculatives m’ont parfois éjecté du film en me laissant orphelin dans un rêve verrouillé de l’intérieur. La suite qui importe ici, c’est la folie de Deannie. Deux éléments attendent leur résolution : la question de sa guérison et celle de cette séparation.

SYNTHÈME

Comme dans tous les bons films, la fin se conclut sur un tableau incertain. Surprendre avec ce qu’attend le spectateur : une fin répond à l’exposition de cette résolution attendue, mais d’autres questions doivent apparaître. « Que vont-ils devenir ? » Sans oublier que si rupture il y a, il est probable qu’elle soit suivie d’une rencontre, d’un affrontement final (on voit ça très bien dans la série des Rocky). Tous les dénouements procèdent de cette façon. Le récit articule une action autour d’événements formant une unité dialectique. Début, milieu et fin. Si une histoire donne au moment où on la suit une impression de réalité, le sens de toute cette structure doit se dévoiler dans son dernier acte. Dénouement, morale, catastrophe… que de termes savants pour s’appliquer à une seule chose : remettre en avant le sens d’une histoire plutôt qu’un gloubi-boulga d’événements sans but (autrement appelés « vie », que certains individus, se faisant appeler « amis », ont souvent la bonne idée de nous raconter). Mieux vaut commencer un film par une sieste pour s’assurer de ne pas rater la fin. Quoi que puisse avoir été le problème annoncé au début du film, il est rare que le dénouement vienne répondre exactement à la question posée. Depuis les possibilités évasives (et franchement sibyllines) du début, on ne cesse de se resserrer vers l’évidence d’une chute. La morale est souvent triviale, équivoque, parce qu’une histoire ne fait que transmettre depuis la nuit des temps des leçons accessibles pour tous. Si la fin ne sonne pas comme une évidence molle (et comme une compréhension soudaine qui s’étiole dans les graves : « Ah, heu… »), elle nous perd en explications lourdes et complexes. Ici, on pense donc : « il faut affronter les problèmes en face pour continuer à vivre ». Idée facile à comprendre (le « ah ! oui ! »), suivie immédiatement d’une seconde interrogation qui conteste la morale présentée (le « heu »). Leçon > réaction. Cette réflexion vague qui suit le dénouement de tous les grands films, c’est le silence qui suit une musique de Mozart « et qui est encore du Mozart ». Si c’est cette musique des anges qu’il convient de ne pas manquer, alors peu importe si certains ont un autre son de cloche durant le film.

En guise de catastrophe tragique, laissez-moi dire qu’à partir d’une morale évasive, l’imagination peut alors voir voler mille aphorismes à anses flexibles. Je vais me limiter à deux pour ne pas prémâcher vos propres errances aphorisantes : « Qu’importe le transport, pourvu qu’on ait la destination. » Et : « On n’explique pas une histoire, on en fait l’expérience. »

Merci de m’avoir lu. Retour à mon gloubi-boulga de vie.


La Fièvre dans le sang (1961) | Newtown Productions, NBI Productions


Liens externes :


L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais (1961)

Le Ventre de l’architecte

L’Année dernière à Marienbad

Note : 5 sur 5.

Année : 1961

Réalisation : Alain Resnais

Avec : Delphine Seyrig, Giorgio Albertazzi, Sacha Pitoëff

— TOP FILMS —

9 novembre 96 — et révision proustalienne

Film fascinant. Trop peut-être. Il y a un stade dans l’art, et en particulier dans le cinéma, où la fascination tue la fascination. Le xxᵉ siècle est le siècle du cinéma, mais aussi de l’intellectualisme prout-prout. Ou quand l’art se regarde le nombril, quand il se questionne sur lui-même, se structure en même temps qu’il se compose, se déstructure en même temps qu’il nous emmerde. L’essence même de l’art, c’est de s’adresser à un public, et la moindre des politesses, c’est de ne pas le plonger dans un tunnel d’ennui. Parce que oui, le spectacle est superbe, génial, et non sans intérêt… mais on s’emmerde !

(Et Dieu, que j’aime ça.)

L'année dernière à Marienbad

Sérieusement ?

C’est intelligent, fascinant. La photo est superbe. Écran large, découpage rythmé, montage structuré, mise en scène et jeu contrôlés, voire un brin mystérieux pour éveiller un instant la curiosité. Tout ça serait digne d’un grand architecte, même si on ne demande pas à un film de jouer les « grands », mais de se mettre au service d’un sujet. Ma belle dinde, tu as de jolies plumes, tu te tortilles avec comme personne, mais j’attends de voir quand je t’aurai mordu les fesses. La viande, la chair, les formes, la sueur, les viscères, les méninges en charpie, les tripes lâchées à la figure pour le plaisir de s’en badigeonner le corps ! Il est là le plaisir du spectateur. S’enfiler de la pintade bien charnue, lui faire des enfants, la tromper, la retourner, la farcir, et toujours la mordre, encore et encore ! Quel plaisir peut-il y avoir à plonger ses dents, ou… ses doigts, dans un chariot de supermarché avec ses formes bauhausiennes répétitives, parallèles, tout en angles, en équerres ou en lignes droites ?

Bref, à défaut de nous nourrir, le film nous invite à nous frapper la tête contre les murs, sinon à chasser la moindre particule de poussière agglomérée dans les angles. Alors, allons-y.

(Prout-Prout)

Deux références — ou influences. D’abord, Orson Welles. Mise en scène retenue : Welles se servait des silhouettes hiératiques, verticales, pour exprimer une idée de rigidité mentale qu’il opposait aussitôt avec un environnement tourmenté, lui, fait de torsions, de mirages, de points de fuite tentaculaires. Ici, tout est rectiligne, la rigidité n’est pas dénoncée, et si elle est grossie, exagérée, c’est comme pour exprimer sa propre fascination à l’égard des pantins que sont finalement ces non-personnages. On oppose en quelque sorte, le jardin foisonnant et baroque à l’anglaise, au jardin géométrique à la française. Avec l’un, on se perd avec délice ; avec l’autre, on est fasciné et on cherche des yeux les formes oblongues qui reposeront nos yeux, les ombres qui se dévoileront avec tous leurs mystères. Même utilisation également de la voix off, signe de la volonté de construire un récit élaboré et jouer sur différents tableaux ; ou encore, le magnifique noir et blanc, tout en contraste, même si Resnais s’appuie moins sur les ombres que Welles.

Quant à la seconde influence, cette fois pour servir de référence à une œuvre postérieure, c’est Stanley Kubrick. Il serait intéressant de savoir s’il a vu le film en 1960, ce qu’il en a pensé, et s’il a influencé son travail. La lenteur, l’utilisation de la voix off, l’utilisation des espaces géométriques dans lesquels les personnages sont perdus comme dans un labyrinthe, le mystère d’une présence tourmentant les personnages, le même type de travelling dans de longs couloirs étroits, les mouvements de caméra ou les plans sur des détails du décor ou sur des personnages comme intégrés à ce décor, la révélation petit à petit d’un espace complexe à découvrir, mais qui se dévoile toujours moins à mesure qu’on en visite les recoins et les secrets, la profondeur de champ censée dévoiler les secrets de cet environnement et qui, finalement, plus on en voit, moins on s’y sent en sécurité (alors que Welles, s’il utilisait des décors de château par exemple, jouait la carte gothique, baroque, non sur la froideur d’un éclairage frontal qui nous dit que si une présence néfaste est présente, il faut la chercher ailleurs qu’à travers le regard : la menace en est d’autant plus effrayante si elle provient d’une dimension inconnue, autrement insaisissable).

Il m’arrive le matin sous la douche de m’imaginer barbu avec la tête de Kubrick, et je me demande, les années 60 maintenant bien mâchées, si je voue un culte secret à ce film au titre énigmatique. L’année dernière… à Marienbad. Marienbad, mon amour. Tu es rude et squelettique, tu as une colonne Louis-XVI à la place des hanches, le nez droit et les pieds plats, la frange au milieu bien alignée avec la raie du cul, le nombril et la bouche dans l’axe de l’étoile Polaire, un fil à plomb en guise de string, les seins plats et le sourire gonflé avec des lignes d’horizon, mais Marienbad, tape-moi sur les doigts s’il le faut, viens me frapper les fesses de ton implacable rigidité, parce que je ne te vois aucun défaut, et parce que je finirai bien par me laisser désagréger par tes formes si platement sensuelles sous leurs plissages sévères et dévots. Il suffit de t’embrasser, pour qu’une fois mouillés dans le tilleul, les morceaux impalpables de ton édifice, jusque-là indistincts, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des cœurs, de la chair, des personnages consistants et reconnaissables, car tout cela qui prend forme et générosité, est sorti, ville et jardins, de ta fascinante rigidité. — Prout. Tu m’ennuies, mais tu me plonges dans un état inconnu qui ne m’apporte aucune preuve logique, sinon l’évidence de ta félicité, de ta réalité, devant laquelle les autres peuvent s’évanouir

Bon, y a pas à dire, la Recherche, on n’en voit pas le bout, mais c’est tout de même mieux que le nouveau roman… Marienbad, l’exception, le petit plaisir délicieux, qui, isolé de la notion de sa cause, rend toutes les vicissitudes du nouveau roman indifférentes, son désastre littéraire inoffensif, ses brièvetés et ses froideurs illusoires, de la même manière qu’opère Hiroshima mon amour, en nous remplissant d’une essence précieuse, capable de nous faire cesser de nous sentir médiocres, contingents, mortels. Bref, il est temps que je m’arrête, les étranges vertus de ce breuvage ne semblent pas diminuer. L’Année dernière à Marienbad, c’est une madeleine de Welles à tremper dans du Kubrick : on est en face de quelque chose qui n’est pas encore, et que seule notre imagination peut réaliser, et faire entrer dans la lumière.

(Je me suis laissé imbiber telle une madeleine dans le tilleul, tel un morceau de papier dans son bol de porcelaine rempli de je ne sais quel breuvage exotique et euphorisant…)

Oust.


L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais (1961) | Cocinor, Terra Film, Cormoran Films