Frankenstein, Guillermo del Toro (2025)

Note : 4 sur 5.

Frankenstein

Année : 2025

Réalisation : Guillermo del Toro

Avec : Oscar Isaac, Jacob Elordi, Christoph Waltz, Mia Goth, Charles Dance

Encore un petit effort et le prochain qui se colle à l’adaptation du roman comprendra que le génie de Frankenstein (et celui de Mary Shelley) tient plus de sa composition narrative que de la composition de sa créature.

Dans mon commentaire sur le roman, je m’interrogeais sur la manière dont le cinéma pourrait précisément illustrer le dilemme non seulement narratif mais linguistique de l’œuvre. Parce que Frankenstein est bien plus qu’un simple roman de science-fiction horrifique, c’est un patchwork narratif de génie qui reproduit l’éclatement cosmopolite de l’Europe du XIXᵉ siècle, une allégorie, presque, de la fécondité des relations sociales et internationales de l’époque illustrée par la créature (à travers son adaptabilité, sa sensibilité et son génie propre — Mary Shelley ne cherche pas à rabaisser la créature par l’intermédiaire de la langue, au contraire, elle l’élève à notre niveau pour en faire un alter ego).

Comme on pouvait s’y attendre, Guillermo del Toro évite de faire parler ses personnages français et les transpose vite en Grande-Bretagne. L’aspect continental, dira-t-on (voire polymorphe ou composite du roman), n’apparaît que dans l’évocation de l’enfance du docteur (sans préciser qu’il s’agit de la Suisse, sauf si cela m’a échappé), et l’on y entend quelques mots de français qui ne semble pas être un français de Suisse, ni même un français international de la haute société européenne, mais un français de personne non francophone choisi sur le tard pour le casting… Bref, il s’agit de toute façon d’une adaptation et en dehors de cet aspect étrange et difficile à transposer, c’est en revanche l’aspect narratif qui pour une fois tente un minimum de reproduire à l’écran l’écueil du roman épistolaire.

J’écrivais dans mon commentaire que le roman comptait trois voix, on n’en a plus que deux ici. Le roman est parcouru de peu de péripéties, c’est sans doute pour cette raison qu’il est à la fois si difficile à adapter « à la lettre » (en respectant l’essence polymorphe du roman) et susceptible de laisser une grande marge de créativité (Guillermo ne s’en est pas privé : il s’approprie quantité d’éléments — autobiographiques, expliquait-il à la séance — en recomposant largement les lieux et les péripéties). Le choix a pourtant presque toujours été de se focaliser sur les événements (rarement conformes à Shelley). L’intérêt du roman, comme la plupart des chefs-d’œuvre, se situe autant dans son fond (sujet, thème) que dans sa forme (narrative et symbolique). L’une des surprises à la lecture du roman après en avoir vu diverses adaptations est de voir lire la créature : voir en particulier ce que la lecture et son apprentissage ont fait d’elle (parce que c’est elle qui s’exprime, à l’écrit, dans le roman). Au cinéma, même si l’on peut s’autoriser à y voir adapté d’une manière ou d’une autre l’aspect littéraire et épistolaire du roman, cela passe forcément par la parole. Toutes les adaptations se focalisent sur la créature au moment où celle-ci parle à peine. Guillermo del Toro se contente de la faire brièvement philosopher et d’évoquer ses lectures.

Alors, gageons que la prochaine fois sera la bonne. Un récit enchâssé à la Citizen Kane apporterait quelque chose de plus à Frankenstein. Cette autre voie devrait être possible. À la fois plus fidèle et capable de moderniser le mythe en insistant sur l’aspect polyphonique (et polymorphe) du roman. La créature n’apparaît pas seulement comme un monstre à cause de sa physionomie, mais parce que partout où elle passe, elle est « l’étranger » dont on se méfie : elle « naît » en Allemagne, mais sa langue « maternelle » devient le français, et le tout doit être retranscrit… en anglais. La créature, c’est donc le migrant d’aujourd’hui, l’être cosmopolite, le savant vagabond méprisé dans les sociétés modernes, celui que l’on craint parce qu’il pourrait nous « grand-remplacer » (Guillermo del Toro, plus que Mary Shelley, joue sur la peur de voir les pauvres petites demoiselles du continent succomber au charme « monstrueux » de l’étranger, reprenant ainsi plutôt un motif de Dracula). Le rapport de la créature avec le docteur Frankenstein n’est ainsi pas exclusif. Le sujet du roman, c’est autant l’expérience de l’altérité que la quête de l’espace vital d’une créature modelée par l’homme condamnée à lui survivre. Cette altérité ne se trouve pas seulement évoquée à travers la question de l’apparence de la créature, mais aussi à travers les différentes langues diégétiques du récit, à travers les différentes classes sociales abordées, à travers les différents lieux. Compacter tous ces aspects en une seule langue, un seul lieu, une seule classe, c’est un peu réduire la créature à un vulgaire animal de compagnie, à un simple bout de viande qui se dérobe à notre fourchette.

Le film possède une autre qualité : son design. Je ne suis pas fan des lumières créées par ordinateur, mais costumes et décors valent le détour. Le château des expérimentations évoque à la fois la version de 31 (de ce que je m’en rappelle, surtout pour son entrée, son escalier) et celle de Branagh (la chambre d’expérimentation et sa tour). Quant à la créature, elle évoque plus… le Prométhée de Ridley Scott. Elle est plus proche de l’homme augmenté que de la vision néandertalienne proposée dans les précédentes versions.

Le film est long. Il aurait gagné à prendre encore plus le temps lors des grandes séquences émouvantes « créature/humain ». Les obligations hollywoodiennes… La distribution Netflix ouvrait la voie à une adaptation en deux ou trois volets… Une série, un jour peut-être…


Frankenstein, Guillermo del Toro (2025) | Bluegrass Films, Demilo Films, Double Dare You, Netflix


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Je veux vivre, Robert Wise (1958)

Note : 4 sur 5.

Je veux vivre !

Titre original : I Want to Live!

Année : 1958

Réalisation : Robert Wise

Avec : Susan Hayward, Simon Oakland, Virginia Vincent, Wesley Lau

S’il fallait illustrer ce qu’était la mise en scène, les premières secondes de Susan Hayward dans le film feraient l’affaire. Réveil soudain dans une chambre d’hôtel. L’actrice est de dos et en contre-jour. Elle s’ébroue, puis tire sur sa cigarette avant de la passer à une personne hors champ. On voit à peine, mais on a tout vu, tout compris de la situation en trois gestes parfaitement décomposés. Ces gestes donnent toutes les informations utiles à une entrée en matière ; ils caractérisent assez le personnage principal (ses pulsions instinctives en faisant presque une cousine des personnages des films d’Imamura qui entreront bientôt en scène, comme dans La Femme insecte) ; et ils offrent au film une tonalité, une atmosphère inquiétante et pleine de vices.

Pendant plus d’une heure ensuite, l’actrice compose une partition remarquable. Ce rôle en or (même si Hayward appartient encore à cette ancienne génération qui sera rapidement supplantée par des acteurs de la method) joué avec une spontanéité animale lui vaudra un Oscar. Ce n’est pas tous les jours qu’Hollywood propose à une actrice un rôle aussi franchement imposant à l’écran : pas d’acteur avec qui partager le haut de l’affiche, et un sujet loin des standards conservateurs auxquels les femmes échappent que rarement dans le cinéma sinon pour jouer des femmes fatales infréquentables.

Pour l’accompagner, les actrices et acteurs de complément ne sont pas moins exceptionnels. Juste avant Le Coup de l’escalier, un poil plus naturaliste, Wise sent bien cette nécessité de s’écarter des studios sans pouvoir encore totalement aller au bout de cette inspiration. Lorsque la condamnée rejoint la prison où elle sera exécutée, par exemple, le réalisateur tente une approche pour filmer les quelques phrases tournées dans une voiture qui semble déjà offrir autre chose que les plans de face, mais la transparence demeure évidente. Dès le film suivant, il proposera une astuce pour se passer du procédé (pas toujours) et fera encore quelques essais dans ses films suivants sans pour autant s’affranchir totalement des transparences. (Voir mon article sur les transparences à Hollywood, dans lequel les films de Wise apparaissent.)

Dans la dernière demi-heure du film, la matière narrative est plus attendue, plus centrée sur la tension intrinsèque du récit, sur des enjeux qui dépassent le personnage principal tout en restant focalisée sur son sort. Le message devient à la fois plus clair, nécessaire, mais aussi, paradoxalement, sur le seul plan esthétique et créatif, moins intéressant. Le héros du film n’est alors plus son protagoniste, mais les conséquences morales, idéologiques, politiques de son exécution. Pour le spectateur qui a suivi tous les faits et gestes de Barbara Graham, il ne fait aucun doute qu’elle était innocente. Dans la réalité, les faits ne sont pas si clairement établis, et sur le plan narratif/esthétique, ce parti pris discutable affadit considérablement la puissance d’un récit porté par l’incertitude de sa culpabilité. Le sujet du film n’est pas tant l’innocence de l’inculpée que la peine de mort et les failles (voire les mauvaises pratiques) de l’institution judiciaire (la manière particulièrement vicieuse de soutirer des aveux à l’accusée ou la faiblesse de sa défense par exemple).

Je veux vivre ! rejoint ainsi des films qui l’avaient précédé disposant d’une fibre politique et sociale assumée en épinglant au passage le système judiciaire et carcéral américain (Je suis un évadé ou Appelez Nord 777). Inspiré là encore d’un fait divers retentissant, le film doit beaucoup à son producteur, Walter Wanger, qui était lui-même passé par la case prison après avoir produit certains chefs-d’œuvre des années 30 et 40 (dont J’ai le droit de vivre, déjà sur un faux coupable – ce que le producteur n’était pas quand il a tiré sur ce qu’il croyait être l’amant de sa femme). Après son incarcération, il était revenu à la production dans les années 50, notamment avec Les Révoltés de la cellule 11, à travers lequel il souhaitait dénoncer les conditions de vie en prison.


Je veux vivre, Robert Wise 1958 I Want to Live! | Walter Wanger Productions


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Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956)

Les bretteurs de flûte

Note : 4 sur 5.

Gompachi au chapeau

Titre original : Amigasa Gompachi / 編笠権八

Année : 1956

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Mieko Kondô, Tokiko Mita

— TOP FILMS —

Parmi les meilleurs films dans lesquels Misumi était à la baguette, il y a les comédies de vagabondages et il y a les drames amoureux. Avec un de ses premiers films, Gompachi au chapeau, on tire le meilleur des deux genres, et on en fait ainsi un drame romantique de vagabondage. L’alliance parfait des tragédies à larmes et des aventures à lames.

En à peine plus d’une heure, le film pourrait laisser craindre qu’il soit expéditif. Mais il n’y a en fait rien à ajouter (ou à retrancher). Tel un haïku mis en lumière, le film semble disposer de sa durée naturelle. D’habitude, les histoires qui traînent sur une heure trente forcent quelques tours et détours dans leur développement, on s’installe, et on se dit qu’on a compliqué la chose artificiellement. En une heure à peine, l’intrigue est celle d’une nouvelle. On connaît l’exigence de la nouvelle pour la concision. Ce qui importe, c’est moins le développement que la force des idées. Si ensuite, on a surtout l’impression de voir un moyen métrage (ce qui ressemble le plus, avec le sketch, au rythme et à la structure de la nouvelle), c’est que Misumi prend, comme à son habitude, un soin tout particulier à la direction d’acteurs, aux moments non dialogués (c’est peut-être même le premier film où il prend autant de libertés, joue autant avec des plans sur des réactions à peine esquissées, sur des vues presque subjectives, et où il se permet de jouer sur la tension amoureuse et meurtrière – ce qui, ici, est la même chose).

Les images sont aussi à couper le souffle. On n’est pourtant pas encore à l’époque de la couleur et de l’écran large.

À cheval entre l’emploi de jeune premier et de bretteur génial, Raizô Ichikawa est sublime. Je le préfère bien plus dans ces personnages lumineux que dans ceux où il force son autorité et baisse le timbre de sa voix jusqu’à ressembler à un crapaud cherchant à jeter un tour à un bœuf imaginaire : cette grosse voix, héritée sans doute de sa formation kabuki, ne passe jamais avec moi. Qui peut le plus peut le moins : ce qu’il y a à garder dans cette formation, c’est l’exigence de postures claires et expressives, l’autorité aussi que procure la nécessité de ne pas jouer sur tous les mots ou de gesticuler. Et il est si mignon avec ses yeux de biche qu’il en deviendrait presque une figure de héros romantique androgyne (la même qui s’imposera par la suite dans les animes).

Si Gompachi au chapeau possède un récit qui évoque le conte ou la nouvelle, il y a également un côté théâtre classique à la Racine qui ne pouvait que me séduire. Gompachi s’apprête à quitter Edo où il a fait la démonstration de sa supériorité au sabre dans un tournoi de démonstration, mais les petits saligauds qu’il a humiliés cherchent à se venger de lui en le prenant par surprise selon les bons codes du bushido (ah, non, pardon, ce n’est pas ça). Un samouraï plus sage qu’eux tente de s’interposer, mais les saligauds le blessent. Le samouraï meurt et Gompachi poursuit sa route. Un autre samouraï qui n’a pas assisté à la scène demande ce qu’il s’est passé et, au lieu de dire la vérité, les sagouins font porter le chapeau (d’où le titre ?) à Gompachi. Jusque-là, c’est classique, révoltant comme il faut, et bien exécuter de la meilleure des manières. Là où ça devient plus original, c’est que parmi le clan du samouraï tué qui se met en tête de poursuivre celui qu’on accuse injustement de ce meurtre se trouvent ses deux filles. L’honneur de la famille…

Gompachi ne sait pas encore qu’il est recherché, mais il se sait désormais en danger après cette agression et décide de partir de la capitale. Grosse influence à ce moment de Tange Sazen, l’un des personnages les plus populaires du cinéma japonais, parce que Gompachi était acoquiné avec une geisha follement amoureuse de lui, toujours suivie de son frère. Ces deux personnages ne semblant mener une existence qu’à travers celle de leur ami, cela pourrait être vu comme un défaut souvent pointé du doigt dans les principes de dramaturgie, mais quand on est convaincu de la supériorité d’âme (et d’arme) du personnage principal ainsi mis en avant, le spectateur est peut-être plus enclin à accepter (et apprécier) ce genre de facilités « populaires ».

Sur la route entre Edo et Kyoto qui semble être la route mythique où toutes les histoires de vagabondages semblent prendre place dans le Japon féodal, Gompachi sauve une femme qui manque de se faire violer dans une auberge. Le serviteur de la demoiselle supplie alors Gompachi d’aider sa maîtresse à apprendre à manier le couteau pour assouvir sa vengeance. Nous, on le sait déjà, mais Gompachi l’ignore, c’est une des deux filles du samouraï qu’il est accusé d’avoir tué. En deux ou trois jours, Gompachi donne ses cours à la demoiselle (on est dans le conte, toujours, on ne force jamais le réalisme alors qu’on pourrait se dire que c’est tiré par les cheveux, alors que c’est presque conceptuel comme dramaturgie, on se fout de la cohérence). Et les deux tombent amoureux. Voilà Racine. L’honneur, le devoir, la passion, l’interdit. (On applaudit au passage Matsutarô Kawaguchi, collaborateur habituel de Kenji Mizoguchi, qui a écrit ici cette histoire et que Misumi retrouvera par la suite.)

La demoiselle retrouve ensuite son clan, et celui qui dans toutes les histoires de samouraï est toujours là à traîner pour souffler sur les braises et à chercher à se mesurer au héros, le ronin de l’ombre, lui suggère que la technique au couteau dont elle vient faire la démonstration pourrait être celle du tueur de son père (certains ronin sont des homosexuels refoulés, je ne vois pas d’autres explications à leur obstination, surtout quand le héros en question a de jolis yeux de biche). D’un magnifique et puéril « non, ce n’est pas la même ! » en parlant de la technique employée, la demoiselle s’en va alors dans sa chambre pour pleurer un bon coup sous la lune qui la nargue d’avoir succombé au meurtrier de son père.

Entre-temps, Gompachi, ayant compris que c’était lui l’objet de la vengeance de sa belle, l’appelle façon Roméo et Juliette mais à la flûte ; et une fois réunis sous un lit de branches mesquines fondant la lune et le brouillard, il confirme être celui qu’elle et son clan recherchent. Il propose qu’elle le tue, mais elle refuse. Il lui répond alors qu’elle seule pourra le tuer. Et il s’enfuit.

Tout ce petit monde arrive à Kyoto (si j’ai tout compris). Gompachi se rend à un temple où il pensait retrouver sa belle, mais c’est un guet-apens. Sa belle retrouve la geisha et son frère, les amis de Gompachi, car tous ont compris que Gompachi avait été trompé et risquait d’être tué. Au temple, Gompachi achève une partie des hommes du clan venus l’assassiner. Le frère de la geisha révèle, parce qu’il y était, que Gompachi n’a pas tué le samouraï, mais que ce sont ses hommes accidentellement qui l’ont tué en cherchant à s’attaquer à son ami. Tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les processeurs calculent les implications de cette nouvelle embarrassante : le dilemme, c’est que pour des samouraïs, seul l’honneur compte (à savoir, les apparences, pas ce qui est dicté hypocritement dans le bushido). Si le clan est en tort, ça ne change rien, car s’ils acceptent cette réalité, ça ne ferait que discréditer le clan tout entier. Gompachi doit donc mourir.

La sœur aînée s’approche donc à son tour de Gompachi pour le défier, mais sa sœur cadette s’interpose et dit qu’il faudra d’abord la tuer si elle veut s’en prendre à son amoureux (qu’elle connaît depuis trois jours — toujours cette cohérence des contes). Vaincue par la détermination et l’amour que porte sa cadette à son homme, l’aînée renonce à le tuer. Et à l’image de ce qu’on avait vu par exemple dans le Samouraï d’Okamoto, on aime bien trafiquer l’histoire pour la réécrire à notre convenance. Le clan décide donc que les amoureux partiront sur la route tandis qu’ils les feront passer pour morts. Tout le monde est sauf (l’honneur des oppresseurs surtout).

On retrouve quelque chose de la trame amoureuse de La Courtisane et l’Assassin : de jeunes amoureux réunis par le hasard dont les circonstances interdisent la relation. Dans les deux cas, le couple impossible doit faire face à des crapules cherchant à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : opposition claire entre l’innocence de l’amour précoce et le machiavélisme occasionnellement assassin des personnes bien établies jamais rassasiées par le pouvoir. Et dans les deux cas, l’intrigue ne s’encombre pas de fioritures (au contraire par exemple de Komako, fille unique de la maison Shiroko dans lequel le schéma dramatique apparaît plus sophistiqué et garni, et dans lequel le katana est moins de sortie).

Pas de bons drames amoureux sans alchimie entre les deux acteurs principaux. Misumi pourrait se démener tant qu’il peut pour leur donner la place pour s’exprimer, s’il n’y a pas les acteurs qu’il faut, le public ne suivra pas. On croit sans mal à l’amour des deux innocents (la cohérence, il faut plus parfois la laisser aux acteurs qu’aux facilités d’une trame) ; Raizô Ichikawa et Mieko Kondo sont parfaits.

Difficile à croire qu’il s’agit d’un film de 1956 : on y retrouve toutes les qualités des drames romantiques futurs de Misumi. Et pour autant, le studio lui fera très vite toucher à tous les genres. Misumi, c’est Hawks et Sirk à la fois.


Jaquette DVD de Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956) Amigasa Gompachi | Daiei


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Ordre de tuer, Anthony Asquith (1958)

Les mains sales

Note : 3.5 sur 5.

Ordre de tuer

Titre original : Orders to Kill

Année : 1958

Réalisation : Anthony Asquith

Avec : Eddie Albert, Paul Massie, Irene Worth, James Robertson Justice, Lillian Gish

Après une longue introduction d’entraînement à une mission d’espionnage censée avoir lieu dans un Paris occupé pendant la Seconde Guerre mondiale, le film prend tout son sens une fois que l’espion rencontre sa cible. Alors que le début du film pouvait laisser penser à un film sur une déviance pathologique de l’apprenti espion pour en faire un psychopathe (fausse piste pas forcément bien nécessaire, alors qu’il aurait suffi d’insister sur la légèreté un peu triviale de l’ancien aviateur durant son entraînement, et à moins que j’aie, moi, surinterprété cette piste à ce moment du film…), le film prend alors une tournure plus philosophique et plus psychologique. À contre-courant du genre (à supposer qu’on puisse placer le film dans la catégorie « film d’espionnage »), l’espion se révèle immature et incompétent, mais ces défauts rédhibitoires pour passer inaperçu le rendent aussi plus humain : en ayant la faiblesse de se laisser approcher par sa victime, il suspecte une erreur et commence à se poser des questions morales.

Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, et on sent bien cette origine lors de la séquence de confrontation avec son agent de contact « tante Léonie ». Il y a dans cette scène, un petit quelque chose des Mains sales de Jean-Paul Sartre… La morale de l’histoire n’est pas bien brillante pour l’ensemble des services de renseignements de l’Alliance : car si l’apprenti espion s’est révélé mal préparé, inexpérimenté et incompétent, que dire des niveaux de compétence de l’ensemble de la chaîne de commandement et de renseignements des différentes armées (armée de la résistance française, armée britannique, et finalement armée américaine censée fournir un agent pour accomplir la sale besogne) ?

Film d’espionnage, satire de guerre, film sur la culpabilité : encore un de ces films au genre indéfinissable et hybride. Parfois déroutants (toujours dans cette étrange introduction, on y croise Lillian Gish, et on se demande bien pourquoi), ces films permettent aussi de sortir des sentiers battus et de proposer des expériences filmiques transversales. Montrer une autre manière de faire ou de montrer des histoires, cela a parfois un coût (dérouter autant le spectateur peut le mener hors de la salle) : la prise de risque est plus grande, et il faut apprécier les quelques imperfections qui en résultent, et au bout du compte, à force de tracer un sillon hors des cadres habituels, si le sujet en vaut la peine, on peut être amenés à adhérer plus que de coutume à un genre (propre et unique) et à une histoire.

Il faut aussi sans doute du courage pour dénoncer ou pointer ainsi du doigt les lacunes d’une guerre et d’une chaîne de commandement et de renseignements qui peuvent être communes à toutes les guerres… Comme on le dit si bien dans le film, à la guerre, il n’y a pas que les coupables qui périssent : coupables et victimes se prennent la main pour suivre le même chemin vers la mort. Une bombe qui tombe sur un quartier ne discrimine pas les seconds des premiers, et parfois, les renseignements désignent de mauvaises cibles. Souvent même, personne n’en saura jamais rien. C’est la dure réalité de la guerre. Le film réhabilite un personnage résistant dont la famille ignorait les activités patriotiques et secrètes, mais combien, dans toutes les guerres du monde et de l’histoire, sont morts dans l’indifférence, combien ont vu leur réputation salie par de mauvaises informations, et combien de héros (ou des généraux comme dans le film) se révèlent être dans la réalité des incompétents ou des usurpateurs ? L’incompétence, il faut aussi la reconnaître là : rester modeste face à l’histoire, et parfois accepter, avec de trop maigres informations (c’était le cas dans le film : les éléments à charge étaient ridicules), de se sentir incompétent pour juger d’un individu ou d’une situation.


Ordre de tuer, Anthony Asquith 1958 Orders to Kill | Lynx Films, British Lion Films


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L’Aveu, Douglas Sirk (1944)

Un homme confesse

Note : 3 sur 5.

L’Aveu

Titre original : Summer Storm

Année : 1944

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Linda Darnell, George Sanders, Anna Lee, Edward Everett Horton, Laurie Lane, Hugo Haas

Je n’avais jamais entendu parler de cet unique roman de Tchekhov. On frise le mélodrame et touche à tous les genres. Le propre, aussi, du mélodrame… Le sujet pourtant est souvent payant : une femme à la beauté tragique. Linda Darnell pourrait être Ayako Wakao, il y a toujours du potentiel à criminaliser ce que tout le monde convoite… Seulement, le film est d’abord construit comme une romance. Une fois que c’est enfin fini, ça repart… Et le tournant criminel à la fin est de trop, alors qu’il aurait dû être au cœur du récit. Reste après ça, dix minutes pour fermer les portes du flashback, forcer une rencontre avec un personnage qu’on avait totalement perdu de vue (et par conséquent avec qui on n’avait pas pu sympathiser), puis achever le travail sur une scène de culpabilité qu’on pourrait presque penser avoir été écrite pour la propagande soviétique (la bassesse de l’ancien juge tsariste pour tenter une dernière fois d’échapper à « l’aveu »). Astuce aux conséquences involontaires et malheureuses de Sirk, le dramaturge russe étant mort en 1904 et ayant placé son histoire au milieu du XIXᵉ siècle…

Et malgré tous ces défauts, les principaux problèmes sont ailleurs. D’abord, George Sanders est souvent parfait en rôle d’appui aux côtés de grandes stars, mais en tant que premier rôle, on voit vite ses limites. Pas forcément non plus aidé par Sirk, il rate complètement la scène cruciale du film où il est censé tomber amoureux du personnage de Linda Darnell. Elle le laisse de marbre, si bien qu’on peine à comprendre l’intérêt qu’il lui porte par la suite. Ce qui aurait plus tendance à faire de son personnage un goujat, délaissant sa fiancée dès qu’elle a le dos tourné pour fricoter avec la belle va-nu-pieds. On ne peut croire en son comportement, le justifier même, jusqu’à un certain point, que si on le sent pris d’une passion dévorante et incontrôlable pour elle. Or, Sanders, comme à son habitude, est imperturbable. Le flegme ne se marie pas avec tout…

Le reste de la distribution comporte pas mal d’acteurs de comédie, on se demande bien pourquoi. Edward Everett Horton est lui aussi un acteur d’appoint très utile dans les bons films, mais là encore, il tient un rôle trop grand pour lui, et le voir multiplier les expressions et les gestuelles qu’on a pris l’habitude de voir dans de véritables comédies, ça lasse vite.

Dernier point qui me pose problème : la mise en scène de Douglas Sirk. J’ai dû écrire ça une fois, la magie du cinéma, c’est d’abord celle des raccords, et des ellipses qui vont avec, quand les personnages passent d’un lieu à un autre, parfois franchissent une porte, se retirent et dans le plan suivant, en moins de deux, pénètrent dans une pièce d’une ville voisine. La magie du cinéma est faite de téléportations, de transferts et de transparences. Sirk maîtrise évidemment tout ça au niveau des décors et des raccords qu’il faut entre décors ou pièces d’un même espace. Mais il y a une autre magie qui vient très vite se superposer à la première : l’arrière-plan. Savoir jouer des ciseaux pour donner du rythme à son film, savoir placer ses acteurs au milieu d’un décor ou d’autres acteurs, choisir le bon cadre et les mettre en mouvement, jouer des raccords et des échelles de plan, etc., tout ça, c’est formidable. Manque toutefois ce petit plus qui pousse l’illusion un peu plus loin : l’impression de ne pas être au théâtre dans un décor figé et des figurants limités ou dans un studio de cinéma où on aurait reconstitué des bosquets, des jardins ou des coins de rue pour avoir à éviter de faire des plans de coupe en extérieur dans des régions exotiques qu’il faudrait en plus transformer pour les faire apparaître comme au début du siècle… Et tout cela, on n’y échappe pas dans L’Aveu.

C’est d’ailleurs, d’après ce que je me souviens, un défaut récurrent chez Douglas Sirk jusque dans ses chefs-d’œuvre. Quand tout le reste va, et que la production met les moyens, ou que le sujet s’y prête sans doute, ça en devient même une qualité. Le côté sclérosé, renfermé, statique, ne fait que renforcer la tragédie qui se joue dans Le Mirage de la vie par exemple. Mais avec une histoire qui est censée se passer à Kharkiv d’après ce que j’ai compris (on parle de « Kharkov », le nom russe de la ville, et il est question ici de l’Empire russe), puis aux alentours, dans la campagne, il faut faire des efforts de contextualisation.

Sirk propose bien deux ou trois plans de coupe en extérieur, mais le mélange avec les décors de bosquet reproduits en studio, le manque d’inventivité, de moyens, pour reconstituer l’âme d’un territoire, il aurait envisagé de tout tourner en studio peut-être que ç’aurait mieux fait l’affaire. Des figurants, un arrière-plan riche, on peut s’en contenter. Mais des bosquets où pas une brise de vent ne souffle, où le ciel même ne semble pas exister, je veux bien que ce soit un peu l’époque qui veut ça, mais on a connu reconstitution plus enthousiasmante. D’où l’intérêt d’avoir une bonne équipe dédiée à l’art design… Il faut se souvenir de ce que fera Richard Brooks sur Les Frères Karamazov : quelques scènes de William Shatner dans des rues boueuses, de la fausse neige, des moufles, et on s’y croit ! On sait que c’est du carton-pâte, mais on est quelque part, on essaie de situer l’environnement où on se trouve, on sent l’atmosphère, et on tâche de garder une cohérence esthétique. De l’Ukraine sous l’Empire russe de Tchekhov, on y voit quoi ? Rien. Qu’il décrive une histoire se déroulant en Allemagne, aux États-Unis ou en Ukraine, Douglas Sirk filme de la même façon et n’en a qu’après ses acteurs. Alors, quand l’acteur principal du film est mauvais…

On ne peut pas non plus se passer de quelques plans de coupe dans lesquels on voit les personnages aller vers un autre lieu ou y entrer. Parce que ça encore, c’est nécessaire à notre imagination, et à la contextualisation de son histoire. On imagine mieux le hors-champ. Et l’arrière-plan, en particulier avec le jeu des fenêtres ouvrant vers l’extérieur, les transports d’un espace à un autre pour créer cet espace hors-champ, c’est primordial dans le cinéma (j’expliquais ça plus en détail dans mon commentaire sur Adelaide de Vlacil).

Bien sûr, on n’attend pas de Sirk qu’il fasse dans le naturalisme. Mais ici, ce qui pêche surtout, c’est la cohérence et le manque d’inventivité. Parce qu’on a du mal à croire en cette histoire. Quand l’acteur principal m’ennuie, j’ai tendance à porter mon regard sur les décors, l’arrière-plan, est-ce que le cinéaste arrive à insuffler une vie hors-champ ?… Elle est là, aussi, l’illusion du cinéma. Le plaisir qu’on y trouve. Certains trouvent follement amusant de filmer des portes ou des fenêtres parce que ce serait une manière de dire quelque chose d’intelligent. On appelle ça “surcadrage”. Formidable motif de cinéma les portes et les fenêtres !… Non, moi, ce qui me passionne dans les portes et les fenêtres…, c’est qu’elles parlent, contextualisent ! Elles ouvrent sur un autre monde, en ouvrant d’abord celles, de portes, de notre imagination ! Et qu’est-ce qu’on vient faire au cinéma sinon voir des mondes s’ouvrir, s’entrouvrir, devant nos yeux ?…

Alors, à l’image de ce que j’avais ressenti pour La Neuvième Symphonie, mon intérêt ne se… porte ici que sur un détail vestimentaire de l’actrice principale… Il ne reste plus que ça. Une chemise ukrainienne, malheureusement en noir et blanc, portée par Linda Darnell. L’occasion pour moi de sortir de la pièce en proposant un hors-champ de décontextualisation, en évoquant ce magnifique clip de Mirami avec une chanson folklorique adaptée aux goûts du jour à l’occasion de la guerre déclenchée par le nouvel empire russe.


 

L’Aveu, Douglas Sirk 1944 Summer Storm | Angelus Pictures, Nero Films


Liens externes :


Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018

maintien de l’ordre public versus maintien de l’ordre des choses

Note : 4.5 sur 5.

Making a Murderer

Année : 2015-2018

Réalisation : Moira Demos & Laura Ricciardi

Avec : des juges, des policiers et des avocats véreux, des victimes d’un système et une poignée d’avocats gentils

C’est le machin le plus éprouvant et le plus abracadabrantesque que j’ai vu depuis Paradise Lost. Les complots existent, en voilà un beau. La filouterie des notables cherchant à se faire disculper (au moins de leur incompétence) et faire accuser les pauvres est sans limites. Le Dossier Adams nous en avait déjà donné un aperçu il y a bien longtemps… L’Amérique semble toujours aussi fâchée avec son système policier et judiciaire.

Je serais curieux de savoir combien parmi les spectateurs de la première saison ont vu la saison 2. C’est malheureusement des procès au long cours, avec des rebondissements à chaque “épisode” et ce n’est pas fini. L’avantage pour moi sans doute d’être arrivé après tout le monde ; et l’évidence qu’une fois la troisième saison diffusée, je serais alors le dernier à la voir… C’est au moins ce qui distingue la série des deux films Paradise Lost, plus facile à voir (moins longs), car sur bien des points, on remarque d’étonnantes similarités : aveux forcés d’adolescents influençables et en marge, coins perdus des États-Unis avec des communautés où tout le monde se connaît et où la majorité désigne une minorité supposée problématique, les témoins impliqués et volontaires qui se révèlent être les principaux suspects, etc. D’un côté comme de l’autre, les accusés à tort sont pauvres et blancs, je n’ose même pas imaginer le nombre de situations similaires impliquant des communautés blanches pointant du doigt de parfaits accusés noirs… (Dans Un coupable idéal, il était question d’un adolescent noir dans mon souvenir.)

Je n’aime pas trop la personnalité de l’avocate de la seconde saison, trop rentre-dedans, toujours assez prompte à faire des leçons de morale ou de compétences en particulier envers les deux premiers avocats de Steven, mais il faut avouer qu’elle a sorti l’artillerie lourde afin de faire disculper son client : elle fait intervenir des experts auxquels ses confrères n’avaient pas jugé bon de faire appel, sans doute faute de moyens, et est entourée de jeunes associés travaillant pour elle. Si on admet sans peine que les flics et les juges sont particulièrement de mauvaise foi, corrompus voire fautifs (travail bâclé, non-respect du droit des accusés, dissimulation de preuves et de témoins, acharnement, non-respect du principe de conflits d’intérêts auquel ils étaient tenus, etc.), on ne peut pas mettre en cause systématiquement comme elle le fait la compétence des premiers avocats (sauf celui de Brendan qui lui a de toute évidence œuvré pour faire condamner son client…). S’ils ont été dupés ou si les dés étaient pipés d’avance, ils ne pouvaient pas le prévoir.

Un point que je ne comprendrais jamais dans ce type d’affaires, c’est la réaction souvent identique des familles des victimes : souvent elles s’attachent à la culpabilité de l’accusé qui leur est livré par les autorités et laissent rarement place aux doutes lors des procès. Premier suspect, toujours coupable. Probable que comme pour une partie des juges, l’investissement intellectuel et émotionnel nécessaire à une remise en question de ses convictions (qu’il faut pour reconnaître qu’on s’est trompé malgré tous les faisceaux d’indices allant dans ce sens) soit trop lourd à assumer, et est d’autant plus lourd que l’investissement initial pour identifier un coupable est long et laborieux ; surtout quand on est en position de victimes et qu’une administration policière et judiciaire vous désigne un coupable idéal, vous conforte dans votre position de victime en facilitant ainsi votre deuil et atténue vos souffrances. Pas difficile à comprendre qu’on en vienne ainsi si facilement à persister dans une conviction première pour ne pas avoir à perdre la face ou se trouver à nouveau dans l’inconfort de ne pas savoir qui est la cause de ses malheurs… On voit se manifester ce même type de réflexes ou de facilités intellectuelles malheureusement de nos jours avec la pandémie et un personnage comme Raoult qui pensait avoir trouvé un remède à la Covid-19 (une certitude facilitée par toute la mauvaise science qu’on l’avait déjà laissé pratiquer depuis des années sans réelles sanctions) et qui a traîné derrière lui des bandes de fous furieux prêts à croire en toutes ses conneries et bientôt à de toutes nouvelles formes d’informations mettant en cause la probité des institutions scientifiques ou groupes pharmaceutiques… Identifier un mauvais coupable semble être, en certaines situations, préférable à ne pas avoir de coupable du tout.

On peut remarquer en tout cas qu’aucune contre-enquête, contre-expertises ou contradiction n’aurait pu être faite sans la masse de documents, en particulier les interrogatoires vidéos, produite durant l’enquête et les différents procès. Dans une dictature, on ne s’encombrerait sans doute pas autant d’une telle paperasse, et on ne pourrait ainsi jamais proposer un tel spectacle d’une démocratie prise en flagrant délit de déni de ses valeurs. Les pièces à conviction, on peut les manipuler, mais on peut également trouver des traces de ces manipulations. Les outils sont les bons, mais on ne peut juste pas lutter contre des notables mis en cause, de mauvaise foi et prêts à tout pour que les leurs, leur service, leur chef, leur institution, leur « communauté », leur État, ne soient jamais éclaboussés par les agissements de l’un d’entre eux. En voulant en protéger quelques-uns, ils finissent tous par devenir complices. C’est bien pourquoi là-bas comme en France, il est si important que dans le cadre d’une enquête, d’un contrôle de routine, tout soit consigné et que les vidéos soient largement utilisées. On peut difficilement falsifier la nature musclée d’un interrogatoire, les fausses promesses de remises en liberté, les menaces, les intimidations, le harcèlement de questions, etc. Et il est également important que ces pièces deviennent publiques (même si on pourrait aussi interroger la pertinence de rendre public le contenu d’un disque dur s’il contient des vidéos à caractère pornographique « déviant »… — j’ai du mal à comprendre en revanche comment un témoin, s’il est avéré qu’on ait retrouvé des vidéos pédophiles comme ça semble être le cas ici, peut s’en tirer sans être inquiété…).

Je serais curieux de savoir si dans un avenir proche (ou même cela était-il déjà possible), les possibilités de l’OSINT (les recherches en sources ouvertes) ne rendront pas accès à des informations, et donc des indices voire des preuves, qu’on n’imaginait pas il y a encore quelques années. Je pense notamment aux images satellites. Ces images, librement accessibles par tous, pourraient dans un cas similaire et avec un peu de chance donner des informations sur l’emplacement et les créneaux horaires durant laquelle le véhicule de la victime aurait été déplacé. Les images satellites ne sont pas continues, mais d’après ce que j’ai compris on peut disposer au moins d’une image par jour de n’importe quel terrain : si le 4×4 de la victime avait été placé sur un autre terrain adjacent à celui des Avery avant d’y être placé, peut-être que des images satellites pourraient à l’avenir donner ce genre d’informations aux enquêteurs (quels qu’ils soient)…

Dernier point fascinant relevé par le documentaire : le décryptage du comportement psychologique des uns et des autres, qu’ils soient suspects puis accusés, témoins ou policiers. Ces derniers disposeraient d’une sorte de manuel les aidant à interpréter les gestes, l’attitude générale et particulière, les expressions faciales des personnes qu’ils interrogent afin d’identifier ceux qui auraient quelque chose à dissimuler. Manifestement, soit ils prennent mal en compte ce qui est spécifié dans ce manuel (en particulier concernant les mises en garde faites concernant l’interprétation ou les méthodes d’interrogation des mineurs, des personnes isolées ou déficientes mentales), soit le manuel est mal fichu. On le voyait dans une autre série mettant en scène cette fois les débuts des recherches du profilage, Manhunt : il faut du temps pour mettre en œuvre des outils fiables qui puissent être utilisés par les enquêteurs, et si on peut imaginer, une fois que « la science de l’interrogatoire » a fait ses preuves, qu’il y ait des spécialistes (fédéraux sans doute pour ce qui est des États-Unis) capables de former les policiers sur le terrain et d’identifier par conséquent des méthodes d’interrogation indiscutablement problématiques, encore faut-il que ces pratiques soient mises en œuvre par les procureurs une fois que des litiges sur de tels interrogatoires apparaissent. On peut douter que cette expertise quand elle existe soit toujours fiable dans les grandes villes, alors dans les petites n’en parlons pas. La bonne vieille technique du shérif censé protéger « sa communauté » des intrus ou des éléments en marge fera tout autant l’affaire… La « communauté » en question est souvent un cache-nez pour évoquer en réalité soit un boss (période western), soit une institution, soit les notables de la ville ; en tout cas, il est presque toujours question d’une confusion entre « maintien de l’ordre public » et « maintien de l’ordre des choses ».

Pourquoi pas d’ailleurs dans un cadre éducatif se faire aider d’acteurs à qui on demanderait de jouer des situations où ils seraient censés dissimuler des émotions, des informations, une culpabilité factice, etc. Parce que précisément, les techniques de jeu stanislavskiennes, très populaires sur le continent américain, sont censées construire des personnages intérieurement, jouer sur leurs motivations, leurs émotions refoulées, etc. C’est toujours facile de le dire après, mais quand on regarde la série, après-coup peut-être, on peut déceler dans le comportement des uns et des autres des indices pouvant laisser penser qu’ils cachent quelque chose, mentent, ou au contraire se montrent invariablement sincères et au-dessus de tout soupçon. Les menteurs ou les escrocs sont parfois identifiables par leur aplomb, l’assurance avec laquelle ils affirment les choses (l’aphorisme « la présomption d’innocence ne s’applique qu’aux innocents » m’a tué), un recours permanent à l’évocation des victimes pour justifier certains agissements (fausse empathie et appel à l’émotion), un certain excès de confiance, une forme d’arrogance à peine contenue aussi, une foi chevillée au corps, et une volonté généreuse de leur part (sic) de se présenter aux yeux des autres comme un chevalier blanc, un donneur de leçons (pas un redresseur de torts, plutôt dans le genre « pasteur qui enfonce les portes ouvertes et ressert les liens de la communauté »), ou comme un prince magnanime (en tête à tête : recours aux fausses promesses, dévalorisation des personnes isolées et fragiles ; en public : prétention à être celui disposant de la vérité, du savoir, du pouvoir de juger, à être le gardien des institutions et de la vertu ou le devin en capacité d’assurer au public de la suite des événements — allant, forcément, toujours dans son sens).

On trouve un peu de tout ça tout au long de la série. Chez le procureur Kratz, d’ailleurs, comme parfois les personnes en excès de confiance, il se fera prendre une fois qu’il aura un peu trop flirté avec la ligne rouge (chopé pour des sextos). Les policiers sont fourbes et semblent bien profiter de leur statut de représentant de l’ordre (des choses donc). L’avocate star de la seconde saison possède quelques-unes aussi de ces caractéristiques, mais au moins son mobile est évident : bien sûr, elle est prétentieuse, bien sûr, elle semble vouloir participer à la défense de Steven après le visionnage de la saison 1 et semble assez fière de ses réussites passées, en revanche, on peut difficilement remettre en question son acharnement à défendre son client et semble sincère quand elle explique les caractéristiques, là, des personnes accusées à tort, ce qui illustrerait plutôt un réel sens éthique et de l’empathie. La différence de comportement est également palpable entre les deux premiers avocats de Steven (l’un d’eux répète plusieurs fois sa désolation de voir les conséquences humaines voire politiques d’un tel acharnement judiciaire) et celui désigné d’office de Brendan (ses ricanements en disent long sur l’intérêt qu’il porte au sort de son « client »).

Mais à l’image encore des personnages de Paradise Lost qu’on aperçoit d’abord en arrière-plan et qui prennent de plus en plus d’épaisseur à mesure que les regards se tournent vers eux, les comportements de quelques « témoins » interrogent, et à défaut de pouvoir les « confondre » pour en faire des coupables, au moins, leur comportement devrait interroger et donner lieu à des interrogatoires ou des perquisitions (d’autant plus que c’est rappelé, dans les histoires de meurtres, c’est souvent plus des personnes proches qui sont impliquées) : un ancien petit ami qui lance les recherches (là encore, dans Manhunt, il est noté que les meurtriers aiment à s’impliquer dans les recherches… tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes suspectés) et qui a accès à la boîte vocale de son ex (?!) ; un neveu qui met en cause le principal accusé qui n’est autre que son oncle (oncle qui s’apprêtait à lancer un procès contre l’État afin de récupérer des compensations financières après ses années passées pour un premier crime dont il a été innocenté — possible jalousie), qui possède des vidéos violentes sur son ordinateur, et que son oncle relève innocemment qu’il l’a vu aussitôt partir après le départ de la victime ; le beau-frère de Steven qui est également utilisé comme témoin par l’accusation contre lui, souvent en retrait quand sa femme ou ses beaux-parents expriment leur rage, leur obstination ou leur incompréhension face aux injustices dont Steven et Brendan sont victimes (il est moins proche des deux, mais cette retenue pourrait au moins interroger — elle cesse d’ailleurs quand Steven fait savoir à sa sœur que son avocate le suspecte, et qu’il lui dit ses quatre vérités dans un échange houleux au téléphone : ce qui n’est pas pour autant une preuve de culpabilité) ; le policier qui semble manifestement avoir servi de fusible en ne relayant pas certaines informations capitales et qui se décompose à la barre quand il est appelé en tant que témoin (attitude plus du type qui sait qu’il a merdé pour protéger les gros poissons ou des amis, plus que du menteur invétéré plein d’assurance, volubile, à la limite de l’arrogance et de l’insolence).

Et à côté de ça, la spontanéité enjouée ou dépassée d’un Steven criant son innocence, et le malaise constant d’un Brendan parlant à ses chaussettes (et non pas spécifique une fois mis en difficulté), qui laissent assez peu de place au doute quant à leur implication dans le meurtre dont ils sont accusés. Rien ne peut l’écarter, mais leur comportement est bien plus celui de victimes harcelées, limitées, démunies et sans défense que de manipulateurs. On remarquera par ailleurs, pour en finir avec des « profils de meurtrier », que Steven et son neveu sont à l’exact opposé des hommes à la masculinité toxique, violents, manipulateurs, pleins d’assurance qui sont habituellement les hommes qui s’en prennent aux femmes… D’aucuns pourraient dire qu’on voit tout une bande de masculinistes s’arranger pour faire condamner des types de profils à l’opposé des leurs : Steven s’en est pris à un animal et avait pleinement reconnu ses torts (jamais à des femmes, mais avoir été si longtemps accusé de viol vous fait passer pour un coupable idéal), Brendan n’a jamais fait de mal à une mouche. On ne peut pas en dire autant de ceux qui les pointent du doigt (s’ils étaient honnêtes les enquêteurs auraient fait des recherches sur le comportement de Bobby avec les femmes après avoir trouvé des vidéos compromettantes chez lui, mais comme ces mêmes enquêteurs sont précisément des hommes toxiques, des dominants, ils recherchent prioritairement des hommes fragiles pour mieux pouvoir faire valoir sur eux leur domination ; certains auront par ailleurs des comportements qui devraient dans un autre cadre alerter sur leur profil : le procureur devra donc faire face à un scandale de sextos — envers des profils de femmes fragiles, ça rappelle quelqu’un —, et d’autres ont fait pression sur la médecin légiste pour qu’elle n’intervienne pas dans l’affaire, lui faisant subir des pressions telles qu’elle dira plus tard se sentir obligée de démissionner).

Une troisième saison nous en dira peut-être plus. Aux dernières nouvelles, l’avocate fait savoir qu’elles disposent de pièces incriminant semble-t-il celui déjà qu’elle pointait du doigt dans la saison 2 : Bobby, le frère de Brendan et neveu de Steven (avec un motif de crime sexuel si je comprends ce qu’elle en dit sur son compte Twitter).

Deux mots tout de même sur la forme de la série. On peut souvent craindre le pire quand il est question de documentaire à la sauce américaine. On n’échappe pas aux effets de mise en scène, certes, mais ils me semblent moins omniprésents que dans d’autres documentaires, et surtout, le sujet est tellement prenant et révoltant qu’on n’y prête plus réellement attention. Il serait d’ailleurs judicieux de comparer la légitimité d’employer de tels procédés quand il est question de mettre en lumière un acharnement judiciaire, des institutions manifestement corrompues ou pour le moins malades ou des victimes innocentes passant la majorité de leur vie en prison, et quand il est question d’enfoncer les portes ouvertes en documentant la vie d’une victime (Dear Zachary).


 

Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018 | Synthesis Films


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Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954)

Silver Western, ou le brouillard des illusions

Note : 4 sur 5.

Quatre Étranges Cavaliers

Titre original : Silver Lode

Année : 1954

Réalisation : Allan Dwan

Avec : John Payne, Lizabeth Scott, Dan Duryea

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Il est amusant de constater qu’on peut trouver dans un film de 1954 de l’un des pionniers d’Hollywood, au sein d’une obscure production RKO, autant de justesse dans l’interprétation de l’ensemble de sa distribution, et autant de « modernité » dans son approche du western. Dans un genre qui est en train de connaître son âge d’or, le recours au folklore et aux stéréotypes est un peu la règle (à en user toutes les ficelles jusqu’à en faire crever Hollywood quelques années plus tard, et de permettre l’éclosion brutale et éphémère du western italien, reprenant là où les Américains n’avaient pas osé aller, avec une course à la surenchère, aux effets et aux excès). Et voilà que Allan Dwan, pionnier parmi les pionniers donc, prend le contre-pied du cinéma dit « classique » pour en faire déjà, la même année que Vera Cruz, un western dit « moderne ».* Alors que le western servait jusque-là de terreau fertile à des histoires efficaces car simples et directes, voilà qu’il n’est plus qu’un décor comme un autre pour illustrer ce qu’il y a de plus trouble, de plus complexe, dans les rapports humains, dans le rapport de l’homme au monde. Seulement, Allan Dwan n’est pas Aldrich, il doit coller à l’image qu’on se fait de lui, celle de pionnier ayant dirigé Douglas Fairbanks dans le Robin des bois de 1922, et voilà que deux de ses westerns pourtant admirables sont aujourd’hui relativement oubliés : Le mariage est pour demain, et donc ces Quatre Étranges Cavaliers (pour les mêmes raisons, on privilégie les films noirs de Tourneur et on en oublie ses westerns).

Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954) Silver Lode | Benedict Bogeaus Production, RKO Radio Pictures

Quand on n’a pas de star, on soigne ses seconds rôles. Payne n’est pas vraiment une star et ici ceux qui tiennent le film, ce sont bien ces acteurs de seconde zone prouvant qu’ils ont tout des acteurs de premier plan. Un mal pour un bien, car une étonnante homogénéité se dégage de la distribution. John Payne est une sorte de grand frère obscur de James Stewart à qui manquerait le charme maladroit, ou l’assurance tout à coup boiteuse et guillerette de John Wayne. Payne reste de marbre, inflexible dans son imperméabilité toute mouillée, et offre imperceptiblement le même regard en coin, histoire de suggérer tout un panier d’expressions tout-en-un, de la menace, au désir, en passant par la méfiance, l’introspection ou la circonspection… Il est bon John, et en se contentant d’être Payne, il est ne fait pas d’ombre au reste de la distribution. Son génie, on dira. Ou celui de Dwan.

C’est qu’il faut du flair, de l’intelligence et du savoir-faire pour réunir toute une brochette d’acteurs de talent qui, jusqu’au moindre figurant, se moulent dans un même univers, un même ton. Certains aujourd’hui y verraient de la théâtralité, mais c’est qu’il faut bien envoyer de la réplique et savoir se mouvoir devant une caméra et évoluer parmi ses copains pour donner à voir, raconter une histoire. Le réalisme, contrairement à ce que peuvent rêver toute une flopée de critiques n’ayant jamais foutu les pieds sur une scène, n’est pas la réalité. Mais une illusion de la réalité, une reproduction. Le vrai est peu de chose au cinéma, il n’est qu’une illusion pour ceux qui se laissent tromper par les images. En revanche, la justesse est tout. Et voilà ce qui caractérise à la fois l’interprétation des acteurs, mais aussi la dimension, la saveur, le ton, la couleur… moderne que le réalisateur parvient à inoculer à son film. Pas de stars donc, mais des acteurs pleins d’assurance et d’autorité (à ne pas confondre avec l’autoritarisme des acteurs qui forcent, s’agitent, comme s’ils cherchaient où mener leur personnage, alors que ceux qui font preuve d’autorité — et ça peut concerner des personnages n’en ayant aucune — ne cherchent pas : ils ont déjà trouvé — le ton juste). C’est la marque des acteurs intelligents, aguerris, ceux qui ont acquis des certitudes dans l’expérience mais aussi une modestie dans l’approche d’un rôle. Certains préféreront dire que ces acteurs ont de la personnalité. On peut dire ça aussi oui, ça permet de nier tout le travail qu’il y a derrière, celui qui, pour le coup, n’a rien de moderne pour des critiques entichés de l’idée du vrai. Cette intelligence des acteurs, elle s’évertue pourtant, non pas à se mettre en avant, mais à se confondre dans une distribution pour, ensemble, proposer une vision… juste du monde qu’on veut représenter. C’est une combinaison d’intelligences et d’expériences mises au profit d’un même but. Un travail de collaboration, d’échanges, hérité de la scène, qui est à mille lieues de la notion d’auteur tant prisée par les critiques. Si Dwan dirige, donne le ton, ce n’est pas lui qui joue. Et il n’a pas plus écrit la partition de ce qu’il fait jouer, que programmé la lecture que devra s’en faire tout spectateur. Si le metteur en scène interprète ce qu’un scénariste, une histoire, lui apporte, pour trouver une cohérence, il en produit une qui restera le plus souvent étrangère aux spectateurs. Tout le reste est silence… ou au contraire, paroles vaines. Un film, à travers son « auteur », ne propose aucun discours clair. Dans une forme de discours indirect, peut-être, on pourrait dire que le cinéaste crée un discours montré. Mais montrer n’est pas dire. Et c’est bien pourquoi toute interprétation future ne saurait être autre chose que personnelle. Bref, tout ça pour souligner l’importance du rôle tenu par l’interprétation, sous toutes ses formes, et que cette interprétation est conditionnée par le savoir-faire, l’intelligence subtile, d’un metteur en scène et de sa bande d’acteurs, seuls capables de restituer, ensemble, et au mieux, la complexité d’une histoire. Si le film paraît si… moderne, ce n’est pas la volonté de « l’auteur » Dwan, mais bien la concordance de différents points de vue sur un sujet précis. Allan Dwan dirige, possède le dernier choix, mais il n’est pas l’auteur de son sujet. Derrière la volonté supposée d’un cinéaste, il y a avant tout une histoire, reposant sur des faits factuels et des personnages plus ou moins grossièrement dessinés. Si la trame peut difficilement être tordue (certains le font habilement pour faire correspondre une « morale de l’histoire » à leurs propres goûts, désirs et intentions), le rôle du cinéaste, à la manière d’un chef d’orchestre, est d’en faire ressortir la, ou une, cohérence. Cela reste l’orchestre qui joue et le compositeur qui compose.

Il faut donc, pour que tout ce petit monde puisse s’exprimer et tirer dans le même sens, une matière commune qui est l’histoire. La subtilité commence là. Le western est là, avec ses chevaux, sa ville isolée, ses shérifs, ses sales mioches, ses ivrognes, ses prostituées et ses filles bonnes à marier, pourtant c’était comme si tous les codes du genre étaient inversés. C’est là qu’est la subtilité, dans ce jeu (le meilleur proposé depuis Shakespeare) qui est celui des apparences. Faux-semblants, méprises, mensonges, vérités de plus en plus floues, arnaques, corrupteurs corrompus et corrompus corrupteurs… Rien n’est plus facilement identifiable. Ni noir ni blanc, ni même tout à fait gris. Le brouillard des illusions. Identifie-toi, Hamlet !

Ainsi, pas besoin de lever la voix. Pas de grands instants de bravoure. Ni ironie ni exubérance, ni folklore. La musique reste discrète, il faut presque la bousculer comme on réveille la fanfare, pour qu’elle s’y mette. Pas de coup d’éclat dans la mise en scène, pas d’esbroufe. L’éternelle modernité du classicisme en somme… Un classicisme de film noir. De ces films noirs qui s’affranchissent au mieux de l’inspiration expressionniste et qui se focalisent sur ses « héros ». Une forme d’incommunicabilité avant l’heure peut-être. Qui es-tu vraiment, John Payne ? Ou plutôt, Dan Ballard ? Si on n’échappe pas aux scènes de poursuite et de la confrontation finale, avant ça, on est dans un récit de type analytique. Comment faire moderne avec du vieux, messieurs les critiques ? Œdipe avait déjà tout vu (façon de parler). Ainsi, au lieu de suivre le développement d’une action en train de se nouer sous nos yeux, comme dans tout bon western qui se respecte (le western classique est une aventure, la chevauchée remplaçant l’odyssée hasardeuse d’Ulysse), les événements importants dont il sera question tout au long du film se sont passés deux ans auparavant. Tout le problème ici sera donc de démêler le vrai du faux, éviter d’abord le lynchage de ces quatre cavaliers venant arracher ce monsieur tout le monde qu’on imagine mal être l’auteur du crime dont on l’accuse, et puis échapper à ses bourreaux tout en s’efforçant de prouver son innocence.

Le poids du passé (la griffe du passé on pourrait dire) est un thème analytique (hum, moderne) qui est donc commun à la fois aux films noirs et à certains de ces westerns (noirs, ou modernes). Resitué dans un univers… moderne, citadin, on pourrait très bien y voir un film noir, et l’astuce aurait pu ne pas être claire pour tout le monde. Or, Allan Dwan (sans connaître pour autant le concept de « films noirs »), adapte, interprète donc, cette histoire comme s’il s’agissait d’un film noir. Il en adopte les codes, de la même manière que le film adopte certains codes du western classique pour les retourner. On reste dans le jeu des apparences, du trompe-l’œil (« Vous vous mettez le doigt dans l’Œil ! » pourrait nous souffler Œdipe, qui en a vu d’autres). Le Far West n’est donc qu’un prétexte, qu’un terrain de jeu pour montrer l’ambivalence et la complexité du monde. Tout le film baigne dans une atmosphère lugubre (boîte 32, étiquette c14 : « le western crépusculaire ») et bien sûr, pas la moindre ironie, l’instant est grave.

Les deux genres que sont le film noir et le western ont en commun l’une des grandes figures, ou cadre identifié, dans le rayon « personnages », en particulier au XXᵉ siècle, et pour laquelle la contribution de la culture us est indéniable : je nomme donc « l’antihéros ». (Mais est-ce que tout héros réussi n’a pas en lui déjà cette dimension souterraine sans quoi aucune force crédible ne serait capable, de l’intérieur, de le freiner, le pousser à renoncer à sa quête, à sa foi, à son devoir ?… l’antihéros en cela ne serait rien de plus qu’un héros, toujours, dans un stade, souvent long ou final, où il a cédé au désespoir et au renoncement, où il décide de ne plus se fier aux illusions — là encore, concept faussement objectif qui ne fait que rendre encore plus opaque ce qu’il prétend éclairer, cadrer, identifier).

La trame souvent dans ces « films noirs et désillusionnés » est presque invariablement la même : on use d’enjeux triviaux auxquels un enfant est déjà confronté. L’enfant n’est-il pas sans cesse confronté à sa propre culpabilité et ne teste-t-il pas en permanence les limites de la loi qu’on lui impose ? N’est-il pas tout de suite confronté à la justice et à l’injustice ? Au fond, si nous nous attachons si facilement à ces histoires, c’est qu’elles nous permettent, alors qu’enfant on en est toujours réduit à l’impuissance, de refuser une situation et de fuir. Le film noir et le western sont comme des toiles poreuses où se concentre et s’imbibe tous nos désirs contrariés : « Ah, si seulement on pouvait fuir ! échapper à ce monde qui ne semble être fait que d’infinies contrariétés et de fuir, fuir simplement ! » De quoi a-t-on besoin de plus pour faire un film… moderne (ou analytique, noir, dwanien ?…) qu’un faux coupable fuyant la justice des hommes, se refusant à son sort et tenter de remettre seul le monde en ordre ?

Voilà l’Amérique telle qu’on se la représente quand elle nous fascine. Celle qui cultive l’individualisme, où un homme se fait, se corrige, convainc tout seul et en dépit de tout le reste.

Seul, ou presque, car de cet apôtre de l’individualisme (dernière voie possible vers la rédemption), un seul personnage peut encore se rabaisser à lui proposer son aide, à avoir une foi indécrottable en lui : la prostituée. Le stéréotype est un archétype qui a mal tourné ; l’art n’est donc pas dans la nature (du personnage), mais dans la mesure. Pour que ce soit réussi, il faut que la prostituée malgré sa fonction se comporte en princesse (en opposition avec les femmes bien comme il faut qui n’ont rien de respectable). Elle doit aimer sincèrement mais pas aveuglément, elle doit être honnête et loyale pour représenter le seul recours possible digne d’être employé par le héros… Bref, l’image d’une mère, d’une icône, d’une sainte (d’une madeleine trempée dans le ✝)… Oui, disons…, une mère dans les bras de laquelle on pourrait chercher du soutien, quand l’autorité nous écrase et nous assaille. Elle est là l’Amérique. La liberté en porte-jarretelles. Celle qui compromet ses fesses mais pas sa rectitude. L’Amérique qui se couche tôt pour faire dresser les hommes et qui, en dépit de tout, reste droite dans ses bottes. Derrière tout self-made-man qui s’amollit se cache une pute qui l’endurcit. Les prostituées aussi préfèrent le noir… Oui, l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleure. Celle des Lumières de l’Ouest.


*Concept censé se rapporter à une chronologie du cinéma américain qui serait passé d’un cinéma des espérances à celui de la désillusion. On aurait d’une part un basculement du classique au moderne avec Citizen Kane (et avec pendant et surtout après la guerre toute une vague des films sur le désenchantement, parfois des séries B que cette critique française nommera « films noirs »). Et de l’autre, une renaissance du western après le classicisme fordien, autour de deux réalisateurs à la fois de films noirs et de westerns, Jacques Tourneur et surtout Robert Aldrich (de manière assez tardive, autre cinéaste de la transversalité, on pourrait citer Hawks, à la fois auteur de films de gangsters, de films noirs, de westerns classiques et de westerns modernes…, une transversalité à la limite de l’horizontale, prêt à se coucher pour un rien, ce qui fera de lui l’étendard couché de « la politique des hauteurs »). Ce concept de modernité dans le western (et pas seulement), est donc hérité de cette formidable critique française (en particulier les Cahiers du cinéma), qui aime ranger les films, les réalisateurs, dans des boîtes, y foutre des étiquettes, et donc faire, dans une sorte d’auto-discrédit, le contraire de ce qu’elle loue justement dans ces films soi-disant « modernes » ; à savoir, définir des couleurs primaires, distinctes, selon qu’un film ou un cinéaste entre dans tel ou tel cadre (en fonction aussi d’une période ou d’une interprétation éminemment personnelle des motivations ou des intentions d’un « auteur »). Car cette modernité serait précisément l’absence de manichéisme, l’incapacité à livrer au spectateur les contours d’une fable moralisante, l’image nette d’un héros sans faille. En fait, rien n’est moderne et rien n’est classique. Tout cela est mêlé depuis des lustres, et la dualité, le désenchantement, a toujours été une part importante du cinéma hollywoodien comme de n’importe quelle culture… Modernité, et ton cul…

Toute posture est une imposture. On commence par identifier des formes, à percevoir une dialectique derrière les images, on classe, et au final on ne comprend plus rien même si tout donne l’apparence d’une cohérence. Un monstre, point. Parce que dire que les Quatre Étranges Cavaliers possède à la fois les particularités du western et du film noir et qu’on en fait selon toute logique un « western noir », on a raison jusqu’à un certain point. Chercher à comprendre, c’est discriminer ; discriminer, c’est exclure, et exclure, c’est (se) tromper. À force de modeler une image de ce qu’on veut comprendre, on ne fait rien d’autre que constituer une image de ce qu’on veut voir. Un peu comme les faux souvenirs. Est-ce que parler de « western noir » définit et aide à situer le film ? Ça aide certainement à poser des concepts « durs » sur une perception du monde ou de l’esthétisme qui ne peuvent être que flous. À force d’identifier, on se fie à ce qu’on dit ou sait, et non à ce qu’on voit ou expérimente. Voyons donc chaque film, d’abord, comme une expérience unique. Les outils de classification peuvent servir et sont nécessaires, mais il ne faut pas s’en rendre esclave : les jalons, les mouvements, les définitions, sont d’abord des utilités, une fois qu’on les possède, il faut s’évertuer à s’en écarter pour voir à nouveau l’œuvre et non plus son modèle.

On ne peut pas s’émouvoir d’un certain relativisme qu’on décèle, ou croit déceler, à travers les images, l’histoire et son interprétation proposées par un cinéaste, et refuser ce même relativisme en imposant une interprétation unique de ces mêmes images. Aucune histoire du cinéma, aucune critique, ne peut se faire sans une très grande part de subjectivité. Toute notre perception de ces « œuvres montrées » est conditionnée par ce qu’on sait de l’histoire même du film, du tournage, du cinéaste et de ce qu’en ont déjà dit du film d’autres spectateurs ou des critiques. Une seule constance demeure : les malentendus, la mauvaise interprétation, l’analyse un peu présomptueuse, toujours légitime quand cela reste personnel, un peu moins quand on veut en faire une certitude pour tous. C’est bien de voir une œuvre et de tenter d’en traduire quelque chose, d’y trouver des correspondances avec d’autres œuvres et céder au petit jeu des influences ou des références, mais ce qu’on en tire ne sera jamais que ce qu’on en fait et au fond peu importe qu’on se mette le doigt dans l’œil, le tout étant de ne pas se convaincre que ce que l’on voit, croit ou sait, représente la réalité. Le film (et tous ces cinéastes ou ces films qui semblent nous rappeler la même chose, nous mettre en garde contre les leurres) ne dit pas autre chose. — Mais on n’est pas, ici, obligés de me suivre.


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1954

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Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

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Cinéma en pâté d’articles

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Du sang dans le soleil, Frank Lloyd (1945)

Œil pour œil

Du sang dans le soleil

Blood on the Sun

Note : 4 sur 5.

Titre original : Blood on the Sun

Année : 1945

Réalisation : Frank Lloyd

Avec : James Cagney ⋅ Sylvia Sidney

Le film est non seulement divertissant, mais pas inutile, car il permet de s’intéresser un peu plus à une époque assez méconnue en Europe : la première moitié du XXᵉ siècle au Japon, alors superpuissance nationaliste, militariste, expansionniste… On participe ici volontairement à entretenir le mythe du document supposé exposer le plan d’expansion planétaire du Premier Ministre nippon dans les années 20 : le Tanaka Memorial.

Dans un panneau au début du film, l’auteur présumé de ce document, le chef militaire et premier ministre Tanaka est présenté comme l’équivalent d’Hitler. Si le document existe bel et bien, il est aujourd’hui reconnu par les historiens comme étant un faux. L’intérêt, même si c’est un faux, c’est qu’il décrit bien les ambitions expansionnistes de certains militaires japonais.

James Cagney joue donc le directeur de la rédaction d’un journal à Tokyo. Il vient de révéler à ses lecteurs la possible existence d’une volonté expansionniste au niveau planétaire des autorités japonaises (notamment l’attaque des États-Unis). On ne sait pas bien comment il a eu ces informations. Peu importe, à partir de ce moment, les ennuis vont commencer pour lui, et la traque, la surveillance dont il va être la cible, ne fera qu’attiser son intérêt pour ce complot international. L’existence d’un document prouvant les intentions et le plan japonais arrive très vite, Cagney croit s’en saisir, les Japonais pensent qu’il l’a, en fait non, etc.

On est dans un mélange de film d’espionnage avec ses faux-culs aux longues oreilles derrière chaque porte (on a l’impression de voir Peter Lorre toutes les dix minutes), policier (enquête seul contre tous, police secrète…), le mélo (pour les beaux yeux et la voix douce de Sylvia Sidney). Pourtant, ça tient la route. C’est fichu comme un bon Hitchcock : le MacGuffin, l’accusation à tort, la fuite, la quête de la vérité, la femme manipulatrice, etc.

On pourrait avoir des doutes sur les intentions d’un tel spectacle. On est en 1945, les films de propagandes sont nombreux. Celui-ci en est clairement un. Mais ce serait vraiment bouder son plaisir. Le lien avec les événements de l’époque est très clair. Alors que les faits du film se passent à la fin des années 20, on sent surtout à la fin la référence (montrée donc ici comme une prédiction) à l’agression japonaise de Pearl Harbor. À un chef de la police secrète venu le chasser jusqu’à l’ambassade des USA qui lui parlait de la culture du pardon des Occidentaux à l’égard de leurs ennemis, Cagney répond : « Pas sans avoir rendu la monnaie de la pièce ! ». Le film s’arrête là-dessus. Le message est clair. Hiroshima, ce n’est rien d’autre que (notre) réponse à Pearl Harbor. Violent.


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Du sang dans le soleil, Frank Lloyd 1945 Blood on the Sun | William Cagney Productions

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Du sang dans le soleil, Frank Lloyd 1945 William Cagney Productions (1)_saveur

 — Pearl Harbor, yatta !  — … ?!


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L’obscurité de Lim

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L’Étrange Incident, William A. Wellman (1943)

C’est à eux qu’il faut penser

L’Étrange Incident

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Ox-Bow Incident

Année : 1943

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Henry Fonda, Dana Andrews, Mary Beth Hughes, Anthony Quinn, William Eythe, Harry Morgan

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Le voilà le chef-d’œuvre du bon William. Un film simple, très court, capable de soulever mille questions. Sur la responsabilité, la justice, la conscience des hommes…

Le western se rapproche de la grandeur tragique des mythes antiques. Ce n’est pas l’histoire de personnages isolés à la frontière mexicaine, c’est celle d’une humanité tout entière. Elle aurait pu se passer n’importe où. L’environnement et la société ne sont en rien les auteurs ou les responsables de cette méprise tragique ; c’est l’homme, seul. On revient aux origines de la société, quand ses règles, ses lois, son autorité, sont encore balbutiantes. Tout est toujours balbutiant dans une société. Même si la sophistication, la rigueur des habitudes, une histoire et une pratique bien établie laissent toujours penser le contraire. On croit rendre justice au nom des hommes quand en fait on ne cesse de la bafouer et de la déshonorer. La certitude, est en Justice comme en science, un état dangereux, un confort dont il faut se méfier. Une civilisation, une société, c’est comme le destin de l’homme, il n’y a pas de finalité, il n’y a pas de posture debout. L’homme droit n’existe pas. On ne fait jamais que l’improviser la civilisation. La réinventer au milieu du désert n’est pas une chose aisée.

L’Étrange Incident, William A. Wellman 1943 | Twentieth Century Fox

Alors, c’est parfois dans le western, là où souvent la cruauté est la plus palpable, la plus brute, qu’on voit naître l’humanité de l’homme. Quand il est confronté à sa propre bestialité. Le thème de la vengeance, parce qu’il est primaire, est idéal pour le western. En face de ces éléments brutaux, primitifs, la figure de l’homme qui se lève, brave, droit, conquérant de la Justice, doit apparaître comme un contrepoint. Les thèmes positifs du doute, de la conscience ou de l’empathie peuvent alors apparaître aux yeux du spectateur comme une évidence. La fable doit être simple à comprendre pour en retenir la leçon, la morale.

Cette fable est un condensé de l’évolution de la société des hommes. Commence le désir de la vengeance brute ; on part lyncher les coupables ; le doute apparaît dans l’esprit de certains, on procède à un vote (la bonne conscience qui se donne des faux airs de démocratie) ; on exécute, et finalement, on se repent (sans jeu de mots) de sa méprise. La faute, provoquée à l’insu de son plein gré, l’hamartia, depuis Œdipe ou le Christ, provoque un nouvel état de conscience qui pousse l’homme à se racheter. Le rêve d’un État de droit en est directement le produit. La Justice des hommes serait-elle née du besoin de rédemption de ceux qui se sont rendus coupables de se croire des juges tout-puissants ? Impossible à dire. C’est en tout cas une vision plus idéaliste, plus belle de la Justice. Une Justice moins « réparatrice » ou moins « punitive ». La Justice c’est aussi le doute, c’est aussi l’acceptation de l’erreur, parce qu’il s’agit de la Justice des hommes et qu’il ne peut en avoir une autre. C’est bien parce qu’elle est unique et faillible que la vigilance est toujours de rigueur. L’humilité en ses capacités aussi. La Justice ne remplace pas Dieu ; on ne peut en attendre « monts et merveilles ». Les fables, le cinéma donc, et le western en particulier, ont cette portée didactique. Les histoires, quand elles s’attachent à nous dévoiler notre côté obscur, opèrent en nous une sorte de conscience cathartique qui nous aide à aller plus loin, en identifiant les maux, les défauts infimes qui parsèment notre médiocrité. Connaître, identifier un problème, l’accepter, pour le contourner. C’est le principe, au départ, de toute société. Et sans ces histoires pour condenser en une seule image toute l’ambition de ce vivre ensemble, le transcender, le démystifier, eh bien nous serions sans doute encore enchaînés dans notre caverne. L’art, le cinéma, les fables, c’est l’âtre, le foyer, le feu du cow-boy où, d’un seul coup, tout est possible, non parce qu’il sert à châtier notre faute, mais parce qu’il illumine nos consciences et nous montre la voie. Sans cinéma, sans image, sans histoires, pas de Justice. L’art est autant un guide qu’un gardien.

Un film humaniste donc, essentiel, qui dit ce qu’est la Justice et ce qu’elle n’est pas. Un film à montrer dans les écoles. Parce qu’on ne peut sans doute pas apprendre à être intelligent à l’école, mais on peut au moins apprendre à y devenir un peu plus un homme, un vrai ; non pas sévère et brutal, aveuglé par ses certitudes, non pas comme ce général lyncheur qui finira par se suicider quand toutes ses illusions s’écrouleront à l’annonce de la révélation tragique ; mais un homme, conscient de ses failles et de sa fragilité. Grandir, c’est apprendre à se faire tout petit.

La scène de la lecture de la lettre du faux coupable est particulièrement émouvante, même si on se rapproche un peu plus d’un idéal presque religieux, en tout cas humain, terriblement humain :

« Ceux qui sont à plaindre sont ceux qui devront porter toute leur vie le poids de leur faute ─ moi je suis déjà mort. C’est à eux qu’il faut penser… »

L’erreur est humaine, comme disait Poncif Pilate… La justice aussi.

À noter du beau monde dans la distribution : Henry Fonda (toujours dans les bons coups quand il s’agit de « faux coupables »), Anthony Quinn et Dana Andrews.

Je suis un criminel, Busby Berkeley (1939)

C’est pas moi c’est les autres !

Je suis un criminel

Note : 5 sur 5.

Titre original : They Made Me a Criminal

Année : 1939

Réalisation : Busby Berkeley

Avec : John Garfield, Claude Rains

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Quand on est face à un grand film, parfois, on se fout de vouloir l’analyser. Et on prend plaisir à réciter dans sa tête le déroulement de l’histoire qui nous a passionnés. Sans blague donc, ceci ne fait rien d’autre que retracer le développement dramatique du film. Si vous n’aimez pas les spoils, dehors, autrement, vous aurez un aperçu de l’intérêt du film.

Garfield (son personnage) est un boxeur minable. Dans les premières scènes, on le voit dans sa “gloire”. Monsieur gagne, c’est la fête. Le soir de sa dernière victoire, il se saoule et reçoit dans son appart’ une poule et son type. Petite baston, et là, le premier, Garfield se fait assommer (aidé par l’alcool). Le type (de la poule) prend alors une bouteille et la fait péter sur la tête d’un reporter qui voulait se mêler à la fête… « Mon Dieu ! tu lui as fait mal » dit la poule. Mal ? ─ Il est mort. » (Voilà, c’est l’hamartia, la faute originelle, sur quoi est bâti tout le récit futur).

Là bien sûr, le type joue les lâches (sinon comme dit Hitchcock, si on appelle les flics, il n’y a plus de film). Il embarque Garfield toujours dans les vapes : il décidera bien de la suite plus tard. Mais faut pas rester avec un cadavre sur le dos. Arrivés dans une baraque, Garfield est toujours KO, la poule joue les ingénues (« oui mais il faut aller à la police, on nous croira, on est les gentils… »), contrepoint parfait pour l’autre type qui, lui, est une vraie saloperie : pour lui, se faire la malle sera la meilleure solution. Il profite de ce que Garfield soit dans les vapes pour lui faire les poches, lui piquer sa montre et un bracelet. ─ Ils partent. On ne les reverra plus : ils ont un accident de voiture (vraiment pas de bol, à croire presque qu’il y a un dieu qui punit les meurtriers). Garfield, qu’on désigne déjà comme le coupable du meurtre du reporter (c’était chez lui ça aide un peu), passe alors pour mort : dans l’accident, le conducteur avait sa montre et son bracelet…

Je suis un criminel, Busby Berkeley 1939 | Warner Bros

Garfield se réveille au petit matin. « Mais où donc que je suis ?! »… C’est dans le journal qu’il apprendra tout ça. Non seulement, il est mort, mais on a retrouvé le corps d’un reporter dans le coffre de sa voiture… Sacrée gueule de bois. (On ne s’embarrasse pas avec la vraisemblance… que tout ça soit arrivé pendant le sommeil de Garfield, ce n’est pas très crédible, mais ça évite d’inutiles scènes… là au moins ça va vite ; l’important n’est pas d’être crédible, mais de raconter au plus vite une histoire en un minimum de temps — le grand truc de Warner ça je crois).

Garfield retrouve son manager. « Mais tu es vivant ! super, je peux garder tout le fric que je te dois… puisque si tu dis que tu es en vie… tu vas en prison ! » Elle est belle l’humanité des gens… S’ils ont votre destinée entre leurs mains, ils ne vont pas se priver pour se servir. Et on comprend mieux une phrase dite plus tôt par Garfield : « Des amis ?! Les amis n’existent pas… » (Hé, on est à New-York, c’est chacun pour soi !).

Notre boxeur est donc obligé de partir sur la route, aller le plus moins possible de la côte est, là où on ne le reconnaîtra pas. Pendant ce temps, Claude Rains, lui, un flic un peu illuminé. Il a fait condamner autrefois un innocent et ne s’en est jamais remis… ─ C’est encore là, le thème du film : l’injustice… Bref, on se croirait en plein dans un film de Fritz Lang. Persuadé que ce n’est pas Garfield qui est mort dans l’accident, il se lance à sa recherche, tandis que tous ses collègues se foutent gentiment de sa gueule (ce n’est pas l’homme invisible mais tout comme).

On revient donc à Garfield qui se promène tranquillou sur le toit d’un wagon en plein désert de l’Arizona (normal… pas de fric rien). Course poursuite (oui, c’est un film d’action) sur le toit… Il tombe… C’est le désert. Il ne passe pas quarante jours à marcher, mais il arrive bien dans une sorte d’oasis coupée du monde, un paradis, qui rappelle pas mal l’arrivée de Moïse au Pays de Madian. Il y trouve la Séphora qui deviendra son amoureuse, et les bergères sont changées en terribles diablotins, des voyous eux aussi de New York, envoyés ici vers la quiétude (relative) des champs de palmiers dattiers. Une nouvelle fois, notre boxeur, s’effondre par terre (comme Moïse), affamé. Décidément pour un boxeur, il est souvent au tapis ! Fin du premier acte (ou round).

Le développement est classique. Comme on pouvait s’y attendre, il va rester pour aider dans le ranch (dans ce genre de truc comme par hasard, il n’y a pas d’homme adulte, et la seule femme est jolie et célibataire). Garfield se montre alors parfaitement antipathique… C’est une petite frappe de New York, pas un saint. Et c’est justement pourquoi le récit est intéressant : si c’était un homme parfait et sans reproche qu’on accusait d’un crime qu’il n’a pas commis, ce serait trop facile. Et en ça, c’est mieux par exemple que J’ai le droit de vivre (Henry Fonda, ce n’est pas James Cagney, alors que Garfield, ce n’en est pas loin… bref, le salaud qu’on aime non pas détester ici, mais défendre). Antipathique donc, parce qu’il fait les quatre cents coups avec les gamins. Là je zappe, un peu, il y a une longue séquence dans un réservoir d’eau qui est excellente, bien utile pour montrer la naissance des liens entre Garfield et les enfants qui l’idéalisent.

Mais la vie n’est pas aussi rose qu’elle y paraît dans ce petit havre de pays… Les dettes s’accumulent. Ah, l’argent… cette invention du diable, l’unique chose au monde qui puisse corrompre plus un homme qu’une femme. La solution à ce petit souci apparaît donc évidente (et facile, peu importe) : en ville, un boxeur professionnel propose de fric à qui arrivera à tenir plusieurs rounds face à lui. Exactement ce dont Garfield avait besoin pour aider ses amis. Bien sûr, en montant sur le ring, il prend le risque de se découvrir, et il en est conscient. Peu importe, il est heureux de voir que tout le monde est confiant et fier de son geste. On l’aide à regagner une bonne condition physique (tout cela sachant qu’il ne révèle jamais qu’il est recherché, ou plutôt qu’il serait recherché s’il dévoilait sa véritable identité ─ tel Moïse qui ne dit pas qu’il est Prince d’Égypte ─ les secrets et les mensonges, c’est le carburant des bonnes histoires).

Et patatras…, le flic Claude Rains a retrouvé sa trace en ville. Garfield le surprend au guichet de la salle où se tiendra le jeu de massacre. Rains ne sait qu’une seule chose sur Garfield, qu’il est gaucher (et il est fameux pour son crochet du droit). Garfield revient au ranch et alors qu’on préparait une fête pour le futur champion, il est obligé d’annoncer qu’il renonce, avançant un problème cardiaque. Personne le croit. On le traite de lâche, etc. Finalement, un des mômes le convainc de se battre… (snif). Et là, « l’éclair de génie » : « Je n’ai qu’à faire croire que je suis droitier ! » Hé, tu ne pouvais pas y penser plus tôt John ?! (bah non, sinon on n’aurait pas eu droit à tous ces beaux sentiments).

Le soir des massacres, deux boxeurs amateurs se font d’abord liquider. Arrive Garfield sur l’arène des héros, masqué ou presque, non pas comme un joueur de catch, mais comme Robin des bois au concours de tir à l’arc. Garfield prend des coups, il arrive péniblement à tenir quelques rounds. Il tombe, et Claude Rains lui murmure à l’oreille : « Je t’ai reconnu ! Utilise ta droite…, ta droite, ce magnifique crochet du droit ! ». Comme dans les meilleurs films de boxe, Garfield se relève au bout des neuf secondes trois quarts, il prend encore deux ou trois coups histoire de comprendre qu’il ne pourra pas continuer sans sa botte secrète…, et là instant magique du film, la révélation (comme Néo comprenant comment se servir de ses “pouvoirs”) : plan sur ses jambes et changement de garde (ce n’était pas au ralenti, mais c’est tout comme). Le beau Garfield se sent revigoré, il gambade comme un jouvenceau, son adversaire lui dit : « Waoh, mais tu es gaucher ! » (la bonne scène classique de “reconnaissance”), et il en prend plein la gueule pour son plus grand plaisir… De l’uppercut du gauche, du direct…, et son fameux crochet du droit. Bref…, il perd. Ce n’est pas encore la mode des happy ends (de même, le mot le plus utilisé dans le film, c’est “suck”, gentiment travesti par la traduction par “poire”). Pourtant ses amis viennent le féliciter, et pas seulement. Claude Rains est là, sympa, qui ne dit rien, qu’on voit à peine, comme un remake de l’Homme invisible. Scène classique du héros qui doit partir et qui peine à se séparer de ses amis qu’il s’est faits durant ses joyeuses vacances en colonie de vacances… Il prévient sa belle que Claude Rains est un imprésario qui veut faire de lui un professionnel… Claude Rains joue le jeu. On a commencé le récit avec des salauds, on le finit avec des saints. Finalement, il est là le happy end.

Sur le quai de la gare. Claude Raine blablate : le meurtrier du reporter était droitier, et conseille à Garfield de le dire à son avocat… Claude Rains commence à avoir des remords. Il voit bien que Garfield est aimé dans cette ville, surtout par toute la petite bande du ranch de palmier dattier. Rains monte sur le marchepied du wagon, le train amorce son départ et il repousse Garfield sur le quai : « J’ai déjà fait une erreur par le passé. Je peux bien en faire une deuxième ». Si on n’avait pas compris, on enfonce un peu plus le bouton « happy end ». Et ça marche. Mais la fin est à l’image du film : on est heureux pendant tout le film.

À quoi bon analyser le reste quand le principal est à la fois simple et efficace. C’est la marque de certains chefs-d’œuvre.



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