L’Emploi du temps, Laurent Cantet (2001)

Note : 3 sur 5.

L’Emploi du temps

Année : 2001

Réalisation : Laurent Cantet

Avec : Aurélien Recoing, Karin Viard, Serge Livrozet

Grand admirateur de Ressources humaines en son temps (le film figure toujours dans ma liste de favoris alors que je ne l’ai jamais revu), je connaissais l’existence de L’Emploi du temps et l’avais gardé dans un coin de ma tête en attendant de le voir. À l’occasion de la rétrospective du réalisateur à la tek, c’est donc chose faite.

La méthode.

Dans mon souvenir forcément bien brumeux un quart de siècle après, Ressources humaines mêlait acteurs professionnels et amateurs. Et dans ma logique, l’unité du jeu passait par de l’improvisation. Il est possible que le film m’ait plu davantage pour son sujet, mais c’est en tout cas la conception « postjugée » que je me faisais du film en venant voir celui-ci. L’acteur principal, Aurélien Recoing, présent pour la séance, douche légèrement mes attentes quand il affirme avoir travaillé sur un texte très écrit, malgré la participation d’acteurs amateurs. Et, en effet, on le remarque immédiatement à l’écran : l’exercice naturaliste ne s’appuie pas du tout sur de l’improvisation dirigée, mais sur un respect presque strict de lignes de dialogue.

Autant le dire tout de suite, dans le registre du naturalisme, la méthode est loin d’être la plus efficace. Les acteurs se débattent comme ils peuvent. L’exercice qui consiste à mimer la réalité avec un phrasé appris par cœur (et qui n’est par conséquent pas le sien) relève de l’impossible. Comédies et drames s’accommodent d’un texte établi à l’avance (méthode traditionnelle pour genres traditionnels) ; les « tranches de vie » des chroniques naturalistes connaissent des dispositifs de mise en scène capables d’éviter les écueils des répliques figées d’un scénario (le naturalisme, né d’abord dans le roman, profite d’une invention plus récente et trouve rapidement une traduction cinématographique à ses principes théâtraux alors même que le cinéma est encore muet et ne dispose donc pas de « répliques » ; cf., par exemple, Le Coupable). Insuffler le « vrai » à ses répliques, pour un acteur, relève beaucoup de l’exercice de style (ou de la « technique »), donc de la performance. Mais c’est un peu comme demander à des nageurs de traverser la manche en apnée : tout entraînés qu’ils sont, les meilleurs acteurs qui auront appris par cœur un texte écrit pour « faire naturaliste » ne pourront jamais reproduire totalement le souffle, l’élan du phrasé « improvisé ». Ils arriveront à trouver de la justesse sur des bouts de phrase, parfois quelques-unes, mais la perte d’attention, la nécessité de contrôler ce qu’ils font (comme un slalomeur contraint de suivre l’ordre des piquets) les contraindront à reprendre une forme de « souffle » qui inexorablement provoquera le déraillement de leur élan « vrai », de leur phrasé naturel et spontané. Dans n’importe quel style de film, cette artificialité recueille l’adhésion de tous. Elle relève de l’usage. Avec le naturalisme, ça marche différemment parce que très vite les metteurs en scène ont su adopter des dispositifs qui leur permettaient d’éviter l’exercice obligé des répliques apprises par cœur. Les exigences du genre imposent une plus grande spontanéité. Et c’est bien pourquoi l’écriture se définit le plus souvent à travers des situations, des axes de développement, des essais, des tâtonnements. Au centre de cette méthode : l’improvisation. Et si parfois quelques tonalités paraissent plus factices, on peut l’accepter parce que les acteurs possèdent dans l’ensemble cette fluidité, cette spontanéité et ce naturel qu’un texte ne permet pas.

Je m’attarde, mais c’est essentiel pour comprendre mon état d’esprit au début du film. Cette première « déception » ou surprise a certainement conditionné ma capacité à accepter le reste. Dérangeant au début du film surtout, mon attention s’avoue vaincue et s’autorise à mettre de côté la méthode : voir ostensiblement un acteur mentir pour un protagoniste qui ment, ma foi, il y a une forme de logique (on se convainc comme on peut). L’efficacité reste douteuse, car le film a besoin que le spectateur se botte un peu les fesses pour adhérer à la « méthode », mais mon scepticisme trouvera vite une nouvelle matière à se mettre sous la dent…

Le personnage.

Un personnage, pour que le public puisse le regarder, doit répondre à certains objectifs. Chaque spectateur pourra ensuite, à l’évidence, estimer qu’ils sont atteints, différemment les uns des autres, mais l’idée est là… Un de ces objectifs consiste à ne pas se rendre antipathique aux yeux du public. Il ne doit pas agacer. On aime les héros, les gens bizarres, les personnages pathétiques ou misérables, les monstres, mais on aime rarement nous attarder sur de pauvres types qui se comportent comme des salauds.

Vincent, indéniablement, souffre. Est-ce une excuse pour qu’il mente à sa famille ? Bien sûr. Il y a la manière de le faire, mais mentir parce que l’on va mal n’est pas rédhibitoire. Est-ce que la souffrance de Vincent justifie qu’il en vienne à soutirer de l’argent à ses proches ? Eh bien, pas du tout. Que tu te crées une double vie, que tu ne trouves pas la force de le dire à tes proches, que tu t’enfermes dans une spirale de la honte et du mensonge, tout cela, le spectateur (que je suis) peut le comprendre et l’accepter. Que tu embobines ton père, tes amis, tes collègues, interdises certaines personnes à rentrer en contact avec ta femme parce que tu veux mener un train de vie qui n’est pas le tien et que tu veux garder le contrôle et l’influence sur ton entourage alors que tu n’es qu’une merde ? Ce n’est plus acceptable.

Vincent, c’est le symptôme d’une société malade. Son problème, ce n’est pas qu’il souffre d’occuper un job à la con, qu’il se tue à la tâche au point de frôler le burn out. Non, son problème, c’est qu’il rêve de pouvoir et d’argent tout en filant sur l’autoroute des facilités. Si un jour, il décide de ne pas se rendre à un rendez-vous, c’est parce qu’il pense qu’il vaut mieux que ce que son boulot lui propose. Et puisque la vie ne lui offre pas ce dont il estime avoir droit, il décide de vivre son rêve et de l’imposer aux autres. La cause des souffrances de Vincent n’est pas une perte de sens qu’il comble par une mythomanie ordinaire, mais son égo surdimensionné. C’est son égo qui fait de lui un faussaire. Plus que la fonction, Vincent court après la « voiture de fonction ».

Est-ce touchant ? Non. Est-ce fascinant ? Non. (C’est terriblement ordinaire.) Est-ce que dévoiler cette réalité à l’écran dénonce ou illustre quelque chose de notre société ? Non. Le personnage de Vincent enfonce des portes ouvertes. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », certes, mais quand tu ne fais plus que ça, il faut le faire avec style. Et ce n’est pas le domaine de la chronique naturaliste.

Le ton.

Le ton, l’audace, c’est comme le rythme au cinéma, comme la repartie ou comme les apartés au théâtre. La demi-mesure ne convainc personne. Si Vincent souffre et s’il ne manipule pas les autres pour tordre le monde à sa convenance, on peut rentrer en empathie avec lui. Des personnages en souffrance qui surnagent, gardent la tête haute sans jamais tomber dans la médiocrité, c’est le fonds de commerce du naturalisme. Vous regardez un film de Naruse et vous avez tout compris de la dignité et de la force des petites (et honnêtes) gens. Quand ces personnages commettent des erreurs, ils les regrettent amèrement. Quand Vincent est placé face à ses mensonges, il rembourse l’argent qu’il doit à ses proches, mais au lieu d’affronter sa famille pour s’expliquer, affronter la réalité et la conséquence de ses actes, il saute par la fenêtre comme un ado attardé et se barre : « Je vous emmerde, je n’ai rien à vous dire. » Chez Naruse (ou chez d’autres), les hommes sont souvent des lâches. Mais ils sont à l’origine des tracas des personnages féminins au centre de ces récits qui, eux, affrontent ces « opposants » avec dignité. Vincent, lui, est un connard. Le lâche au centre de tout. Ses opposants à lui, ce sont ces personnages qui gravitent autour de lui et dont il voudrait qu’ils s’accordent exactement à ses désirs comme des marionnettes.

Le film aurait pu tendre au contraire vers l’extrême opposé. Pas de demi-mesure. Si vous voulez en faire un escroc, faites-en un qui en vaut la peine. Les spectateurs conservent une fascination pour les monstres. À force de traîner dans le hall du même hôtel, Vincent se fait remarquer par un escroc assez peu convaincu pour son jeu de persuasion. Ils finissent par travailler ensemble. Un soir, son nouvel ami, son confident, son complice lui fait feuilleter sa « biographie » : sa fille avait collé dans un cahier toutes les brochures de presse qui évoquaient les exploits de son père. Un monstre ? Même pas. Un escroc, assurément, mais un qui ne se cache pas et qui garde, en dépit de ses activités, une forme de responsabilité et d’honneur. Un escroc… humain. Un personnage de roman (ou de cinéma) en somme. On pourrait craindre à un moment qu’il dénonce Vincent ou lui fasse du chantage. Au contraire, lui, contrairement à nous, se montre assez empathique à l’égard de ce pauvre type qui ment à sa famille en leur faisant croire qu’il bosse désormais pour une organisation onusienne à Genève. Vincent cherchait un boulot qui a du sens ? Même pas : le fric, la voiture, les fringues, le statut social, c’est tout ce qui l’intéresse. Un vrai connard. Un connard de tous les jours.

Elle est là la demi-mesure du film. Ni Cantet ni Recoing n’ont réussi à rendre sympathique, empathique, intriguant, fascinant leur personnage. Si son caractère et ses actions étaient exceptionnels, il serait devenu un monstre digne d’être regardé. Et s’il était au moins conscient de sa médiocrité, s’il montrait des remords de se trouver aussi con de courir après quelque chose de si futile et de si méprisable, s’il faisait amende honorable, il pourrait être sauvé à nos yeux. La compassion ou la fascination. Au contraire, Cantet et Recoing multiplient les plans dans lesquels le personnage sourit éhontément. Un contrepoint ? Comme pour en faire un monstre (le personnage est inspiré d’un véritable monstre dont Nicole Garcia avait tiré un film, L’Adversaire) ? Même pas. Les monstres fascinent au cinéma, on y dévoile l’exceptionnel à l’écran. Des crapules misérables, on les regarde s’il reste une part d’humanité en eux, de remords, si on les sent forcés par une force légitime. Le statut social ? Le Land Rover ? Sérieusement, ce sont des excuses légitimes ? Non.

Le seul personnage qui montre un peu d’humanité là-dedans (une humanité cinématographique), paradoxalement, c’est donc l’escroc. Cela aurait pu être le cas de l’ami à qui Vincent rend l’argent, mais lui aussi n’est intéressé que par le gain. À la manière dont il reçoit Vincent en lui avouant qu’il sait qu’il propose des investissements louches, on reconnaît là encore un salaud. Ce n’est pas une famille dans le besoin poussé à demander une faveur à un ami : non, le mec a entendu parler d’une magouille et accueille la personne en question avec le plus hypocrite des sourires afin de voir s’il ne pourrait pas le mettre dans la boucle. Ce serait dans une satire sociale, ce comportement serait parfait. Dans une chronique naturaliste, c’est détestable. Et quand Vincent lui rend l’argent, sa réaction n’est pas beaucoup plus digne… Le père de Vincent ne vaut pas beaucoup mieux d’ailleurs. Et la femme, qui semble comprendre petit à petit que quelque chose se trame, fait preuve aussi de lâcheté en refusant de mettre son mari devant ses responsabilités. Elle s’en tire mieux que les autres parce que c’est elle qui cherche la vérité, mais elle refuse de s’opposer à son mari ou de l’aider. Elle reste à le regarder mentir sans oser le confronter à ses mensonges… Le manque de courage et d’initiatives, à l’écran, ça passe mal.

Et j’en reviens au jeu imposé par les dialogues. Dans le travail préparatoire, en vue d’une improvisation dirigée, tout le monde aurait vu qu’il aurait fallu prendre garde à ne pas faire de ces personnages des salauds. Chaque acteur, chaque écrivain veut toujours défendre ses personnages et ils ont bien raison. Même les crapules, même les monstres. Montrer les bassesses irrécupérables de la psyché humaine, ce n’est pas les défendre.

Maigres espoirs.

Au milieu de ce théâtre d’horreurs, seuls deux personnages nous offrent des éclairs d’humanité. L’escroc, donc. Et la fillette du couple. Cantet trouve une astuce pour amorcer le dénouement et la « révélation » finale : le spectateur comprend petit à petit qu’ils savent, mais n’osent pas lui dire. La femme se réfugie alors dans la cuisine parce qu’elle ne peut plus écouter les balivernes de son mari, et la gamine vient alors, silencieusement, voir si sa mère encaisse le coup. Pas une ligne de dialogue, juste l’attention d’un personnage pour un autre qu’il sait souffrir. Retour au naturalisme d’Antoine : un plan, un décor, une situation et pas une ligne de dialogue. Le silence de la vérité.

En dehors de cet éclair d’humanité, le film n’expose rien d’autre que la bassesse humaine. Une posture faite pour la satire, l’excès, la monstruosité, pas pour le naturalisme.


L’Emploi du temps, Laurent Cantet 2001 | Haut et Court, Arte France


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La Source d’Heghnar, Arman Manaryan (1971)

Note : 3.5 sur 5.

La Source d’Heghnar

Titre original : Heghnar aghbyur / Հեղնար Աղբյուր

Titres anglais alternatifs : Heghnar Spring / The Spring Heghnar

Année : 1971

Réalisation : Arman Manaryan

Avec : Sos Sargsyan

Adaptation d’un texte de ce qui semble être un écrivain arménien soviétique d’importance : Mkrtich Armen. Je reste assez circonspect, ou sur ma faim (pour ne pas dire autre chose).

Le film présente une indéniable singularité, mais il apparaît aussi parfois un peu inabouti ou, par instant, confus et maladroit. Le symbolisme de la fable (on aime bien la fable en Arménie à ce que je vois) n’aide pas à rendre les choses plus claires : j’ai historiquement du mal à percevoir, identifier, déchiffrer les codes quand ils se cachent trop bien à mon attention, et quand mon ignorance ne me facilite pas non plus la tâche.

À première vue, la morale de La Source d’Heghnar pourrait… couler de source, mais trop d’éléments épars échappent encore à une cohérence propre. Et ne pas comprendre a le don de me plonger dans l’inconfort… Parce que certes « la femme est une source à laquelle seul le mari peut boire », je l’ai, tu me laisses deux secondes pour digérer la puissance anti-woke de l’argument, mais ça reste encore limpide. À côté de cet élément, ça devient déjà plus flou. Le film contient une révélation finale qui prend le contre-pied de ce qui précède : l’histoire, alors teintée d’une solennité spirituelle, voire mystique, adopte tout à coup une approche rationaliste toute soviétique. Même si jusque-là l’hypothèse de l’entourloupe charlatanesque avait forcément pu jaillir dans l’esprit du spectateur pour donner un sens à ce « miracle », je ne vois pas bien en quoi ce basculement brutal vers la rationalité éclaire le reste de la fable. Que devient la morale du film ? Entre « méfiez-vous des faux prophètes » et « ma femme m’appartient », deux sujets s’affrontent, et un choix s’impose.

De la même manière, l’histoire ne nous montre pas si le mari a tué sa compagne ou si elle meurt… de honte. Pourquoi faire mystère des circonstances de son décès et euphémiser cet épisode loin d’être anodin en l’évinçant intégralement de la « fable » ? Pourquoi, par ailleurs, le paysan a-t-il pris une telle importance dans le premier tiers du récit ? Tout ce qui présente sous la forme de conte, de fable, de parabole, d’apologue ou de mythe s’encombre rarement d’éléments superflus. Or, notre fable fonctionnerait tout aussi bien sans ce détour malheureux consacré au paysan qui agit comme une fausse piste alors que l’événement prend une place centrale au début du film. L’art du récit consiste pour beaucoup à un art des justes proportions. Peut-être la signification de cet étrange écart m’échappe-t-elle ici… Mais j’ai comme l’idée qu’une introduction doit livrer, en creux ou non, tous les éléments de sa conclusion. Si une fausse piste ou une histoire parallèle se greffe à l’entrée en matière, le récit n’évitera pas la confusion.

C’est d’ailleurs dès l’entame du film que cette confusion s’installe. Elle est certes volontaire parce que le récit a recours à des actions muettes pour nous exposer les enjeux du film, mais mal jaugée, cette confusion noie vite le spectateur. Plusieurs axes narratifs en montage alterné se font face dans cette introduction, et comme on ne sait pas encore qui est qui, le jeu de proportions et de durées qui s’installe échoue à nous faire comprendre que ces éléments vont converger. Un tel procédé hérité des thrillers fonctionne parfaitement… dans les thrillers. Même si la musique instaure un mystère, le montage alterné fait son office dans un contexte qui présente un minimum d’urgence. Les personnages se hâtent, mais la mise en scène et le montage louvoient plus que nécessaire, que ce soit dans la lenteur d’exécution ou dans cet arrêt inopiné à la fontaine durant lequel le paysan voit la femme pour la première fois. Le paysan passe alors pour être un personnage principal du film quand il n’est en fait que secondaire (voire anecdotique). Par la suite, je veux bien que la femme en question ait des yeux charmants, mais n’est-ce pas un peu hors sujet de raconter que le paysan se suicide ? Soit le paysan occupe trop de place dès le début, soit il a comme fonction de stigmatiser la beauté de la femme du maître, faisant de ce fardeau un poison pour qui se laisse séduire. Produire un pendant « naïf » au véritable amant, soit, encore faudrait-il ne pas se limiter à une seule occurrence : au lieu de n’être qu’un homme parmi d’autres pour signifier le fatalisme systématique de la fable, le paysan comme unique alternative donne l’impression de s’inviter à la fête sans que sa présence soit en réalité si indispensable…

Mes réserves concernent également quelques points de mise en scène. La singularité présente l’avantage de l’originalité et… le désavantage de s’établir en dehors des codes habituels. La musique et la lenteur relative du film apportent un cachet étonnant et baroque, entre Mort à Venise (la même année) et un épisode d’Alfred Hitchcock présente. Et comme pour les détours incompréhensibles du récit, certains plans m’interrogent. Je me suis souvent demandé au visionnage si je n’avais pas échappé à un détail ou si tel ou tel plan ne contenait pas une information (forcément symbolique) capable d’éclairer l’histoire ou de lui donner une plus grande logique.

J’ai vu un commentaire sur le film évoquer une comparaison avec le cinéma de Satyajit Ray, c’est vrai que l’on retrouve l’atmosphère (de conte) du cinéaste bengali, mais Ray savait aussi parfois embrumer le spectateur (en tout cas occidental, ignorant à certains égards aux savoirs ou aux symboles de la culture qu’il découvre). Le climat joue également forcément beaucoup, même si l’été arménien me semble beaucoup plus rappeler la disette (jusqu’aux couleurs) baignée de soleil du Uski Roti de Mani Kaul que la chaleur humide de Ray.

Je garde le meilleur pour la fin (parce que ce que je présente comme des singularités offre un certain intérêt au film). En plus des éléments sonores et surtout musicaux, Arman Manaryan propose quelques surimpressions (presque toutes proposées dans la « garçonnière » de madame) d’une rare beauté. La direction d’acteurs n’est peut-être pas optimale à ce moment-là, mais le procédé ravit les yeux. Je garde cette comparaison parce qu’elle traduit assez bien ce que j’ai ressenti pendant le film : un mix entre Mort à Venise et un épisode d’Alfred Hitchcock présente.


La Source d’Heghnar, Arman Manaryan 1971 Heghnar aghbyur / Heghnar Spring |Armenfilm


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Cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris : le pont de la discorde

L’exclusion des interprétations, les références légitimes et les références fautives, ça ne fait pas très woke.

On s’étripe sur le sexe des anges autant sur une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques que sur un film. Certains (les premiers) commentaires ont vu dans la séquence intitulée Festivité avec Philippe Katherine une représentation queer de la Cène, d’autres (qui se présentent comme érudits clouant le bec aux premiers) prétendent qu’il s’agit d’une référence aux Festins des dieux de Jan van Biljert.

https://x.com/LIndeprimeuse/status/1817225228054884802

https://x.com/celinepinson/status/1817266152600670468

Je vais tous les mettre d’accord. Le principe de l’art et de la création, ce n’est pas de faire référence à une œuvre unique et de jouer à un jeu des sept erreurs, c’est de mixer les références, multiplier les références quand elles sont possibles ou souhaitées, et forcer les interprétations, soit pour que chacun puisse s’y retrouver, soit pour opposer les versions. Comme ici. Comme dans un film plein de références, le public se dispute les interprétations en niant aux autres la légitimité de la leur.

Toutes les interprétations sont légitimes. Ce qui n’est pas légitime en revanche, c’est de nier la possibilité d’une interprétation de se faire.

En plus de ne pas comprendre le principe de la multiplicité des interprétations dans l’art, tous, en cherchant à imposer leur vision, semblent refuser de suivre une des leçons évidentes du spectacle (mais peut-être que je surinterprète) : la mixité et la fraternité.

On a vu Aya Nakamura prendre part à un numéro avec la Garde Républicaine. C’est un symbole d’union, mais aussi de mixité. La cérémonie était baroque. Au sens premier du terme. Ça part dans tous les sens, on mêle les genres, on multiplie les outrances, et l’on marie l’improbable.

Lors de cette scène avec Philippe Katherine, pardon, mais ce n’est pas que deux tableaux qui se superposent ou se disputent les interprétations possibles. C’est aussi un podium sur lequel défilent les mannequins et donc une référence à la capitale de la mode. Le personnage au centre, c’est à la fois Jésus ou Apollon si l’on veut, mais c’est aussi un DJ (référence possible à la French touch musicale) : il ne faut pas regarder que les postures ou les costumes, mais aussi le matériel. C’est également une piste de danse sur laquelle sont mêlées des danses populaires d’hier et d’aujourd’hui. Et enfin, dernier symbole fort, c’est un pont (la passerelle Debilly).

La référence à la Cène joue encore sur « différents tableaux » : le terme de « scène » est celui bien sûr de « Seine » au-dessus de laquelle la « scène » se joue.

Pour finir d’être convaincu par cette polysémie recherchée et assumée du spectacle (comme tous les spectacles, comme toutes les manifestations d’art à différents degrés), il suffit de regarder les autres tableaux (au sens théâtral) du spectacle. Outre cette séquence sur le pont, le spectacle est traversé par un personnage mystérieux, masqué, autant influencé par des personnages de romans populaires ou de l’imaginaire français (et plus particulièrement parisien) comme Belphégor, Le Fantôme de l’Opéra, Fantômette, Le Hussard sur le toit, que par des personnages historiques (la traversée de la Seine sur un cheval mécanique semble faire référence à Jeanne d’Arc, car le figurant qui remettra bientôt le flambeau à Zidane est devenu une femme). Selon le concepteur du spectacle, Thomas Jolly, c’est aussi une référence à la déesse du fleuve, Sequana (lien). Le personnage porte par ailleurs un casque d’escrime. La mixité et la multiplicité des références sont donc ici à nouveau claires. Il n’y a pas plus de référence unique à ce personnage qu’au tableau queer, festif et païen sur la passerelle Debilly.

Même chose avec le numéro de Lady Gaga reprenant Mon truc en plumes de Zizi Jeanmaire. La costumière à l’antenne expliquait que la chanteuse américaine s’était reconnue dans le parcours de la meneuse de revues et chanteuse française. Et si, souvent, créer, c’est jouer à travers des associations d’idées, l’idée ici était non seulement de rapprocher Lady Gaga de sa cousine « à plumes », mais d’illustrer le fait que les marches menant aux quais de la Seine pouvaient se changer en marches de revues dont Paris fait un usage massif dans les cabarets. Cela fait partie du folklore de la Ville lumière (Moulin Rouge, Lido).

Autre mariage (ou travestissement, ou transformation, ou association d’idées) surprenant, celui de la comédie musicale Les Misérables, associée au tableau La Liberté guidant le peuple, à la chanson révolutionnaire « Ah ça ira » chantée par Marie-Antoinette (ou sa tête tranchée), avec la Conciergerie de Paris où la reine a été emprisonnée et la musique hard rock de Gojira qui reprend le chant révolutionnaire en compagnie de la chanteuse lyrique Marina Viotti et qui se transforme bientôt en extrait de Carmen. Là encore, les références sont multiples, et c’est la mixité, la diversité qui sont honorées. (D’autres références sont présentes.)

On voit ensuite une sorte de tableau évoquant la création cinématographique française, des frères Lumières à Méliès, jusqu’à l’école des Gobelins ou autres écoles d’animation françaises actuelles, représentées par les Minions (rappelant les raisons de la renommée de la Joconde, plus œuvre pop de l’histoire du XXe siècle que chef-d’œuvre reconnu avant son vol au Louvre).

Cessons donc l’exclusivité des interprétations et le mépris du regard de l’autre. La réussite de ce « tableau » sur la passerelle Debilly, c’est justement qu’il est fait pour être ouvert à toutes les interprétations/compréhensions et qu’il est surtout le support de nombreuses références possibles. C’est un principe de la créativité majeur : on crée à travers la transformation d’objets déjà connus, on les travestit, les transforme, les marie à d’autres, on joue par association d’idées, certaines références deviennent alors évidentes pour le spectateur, d’autres le sont moins, d’autres encore finissent, au fil du temps, par se perdre, et tout cela se discute, se dispute. L’histoire de l’art et de l’interprétation se nourrit des provocations, des scandales ou des interprétations fausses et injustes.

Parce qu’au fond, qui dit que la disposition des personnages de Jan van Biljert pour son Festin des dieux ne soit pas elle-même une référence à celle du tableau de Léonard de Vinci ? Ce type de disposition autour d’une table était commune dans les tableaux de la Renaissance.

Petite adresse en direction de l’extrême droite : le spectacle de Thomas Jolly est baroque. Le baroque est un genre éminemment lié au catholicisme. Ses excès étaient une réponse à la sobriété prônée par les réformistes. Vous pouvez ne pas apprécier le baroque, mais le baroque fait partie de l’histoire de l’art catholique. Les œuvres du « patrimoine » que vous appréciez tant contiennent souvent des éléments tout aussi outranciers que lors de ce spectacle.

Enfin, peut-être tient-on là, avec cette disposition de personnages réunis à une table, une référence ultime qui aurait échappé à tout le monde, trop occupé à s’étriper sur le sexe de Katherine : après le symbole du podium, de la piste de danse, du pont entre les cultures et les genres, après la référence à la Cène ou au Festin des dieux, n’y honore-t-on pas tout simplement ici un art qui fait aussi la renommée de la France ?… La table. La cuisine. Le tableau s’intitule : Festivité. On y fait la fête. L’art de la gastronomie, c’est celui de mêler les ingrédients. L’art de la table, c’est celui de recevoir et d’accueillir. La France est connue pour savoir recevoir ses convives, et ses habitants le sont pour passer des heures parfois autour d’une table. On n’y fait pas que manger. En France, autour d’une table (aux usages mixtes), tout le monde est le bienvenu.

Bienvenu. Nu. Ou habillé.


Tableaux de la Cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, Thomas Jolly | CIO, France Télévisions

Maestro, Bradley Cooper (2023)

Maestrop

Note : 2 sur 5.

Maestro

Année : 2023

Réalisation : Bradley Cooper

Avec : Carey Mulligan, Bradley Cooper, Matt Bomer

Affligeant. Le problème des biopics, c’est qu’il faut savoir pourquoi on les fait. Et accessoirement, qui les fait. D’une manière assez générale, on fait toujours des biopics pour de mauvaises raisons. Car pour faire un biopic, il faut choisir un angle. Remarquez le hiatus : le principe d’un biopic, c’est de raconter l’histoire d’une personnalité qui a marqué son temps à travers son art, ses actions politiques, ses inventions ou ses découvertes, et pourtant, presque toujours, ce qu’on expose dans les films censés leur rendre hommage… ce sont leurs histoires sentimentales, parfois et plus rarement, mais tout aussi hors sujet, leurs traits de caractère spécifiques, leur handicap, leur histoire personnelle tumultueuse. Tu choisis de raconter l’histoire des personnages importants qui ont souvent révolutionné un art et fait changer le cours du temps, et tu préfères regarder ailleurs en racontant la plus banale des histoires : l’amour.

Mais pourquoi pas, jugeons au moins ce qu’on nous propose. Après tout, on peut oublier qu’il s’agit de Leonard Bernstein, on en fait un homme qui tombe amoureux d’une femme, un homme qui se trouve être en même temps homosexuel, aucun souci : on a fait de nombreux chefs-d’œuvre avec ce matériel qui n’a rien d’original. Le hic, le couac, la fausse note, c’est que ce n’est pas beaucoup plus une histoire d’amour. L’angle proposé n’est même pas tenu. On se retrouve plutôt face à un montage sur plusieurs décennies d’une histoire d’amour d’un couple sans histoire. Le traitement de l’homosexualité de Bernstein est traité exactement de la même manière que la cigarette dans le film : tu tires sur ta clope sans arrêt, t’étais pas obligé parce que ça mène nulle part (les amants sont très anecdotiques, pas de conflits, pas d’émotions, des rencontres qu’on tire d’un étui à cigarettes, et ça part en fumée), et tu te réveilles un jour avec un cancer. Je caricature à peine. Tu te lances dans un angle et tu es incapable d’assumer les propositions de départ. Les histoires d’amour n’en sont pas. C’est du picorage, on évoque des événements d’une vie banale d’un homme exceptionnel vivant dans une famille riche sans problèmes.

Il faut donc parfois également faire attention à qui est désigné pour mener à son terme un tel projet. Les acteurs adorent se mettre en évidence, c’est à ça qu’on les reconnaît. C’est pourquoi, à moins d’être Orson Welles ou Laurence Olivier et que vous portez bien le faux-nez, ne filez jamais les clés d’un biopic à un acteur. Résultat puisqu’on a Cooper (pas Gary, l’autre, le pitre) : au lieu de se retrouver avec un film, au moins, d’acteurs, on a un film d’un acteur qui imite une personnalité. Alors, il faut l’avouer, l’imitation est assez bonne. Mais une imitation, ce n’est pas le travail d’un acteur, c’est celui d’un imitateur. Cooper est remarquable quand il est question de tapoter sur le piano ou de diriger un orchestre (vraiment, on sent le boulot derrière ; bon, aucun des musiciens ne jette un œil au “maestro”, mais au moins, dans la chorégraphie, il est au top, il fait illusion), le faux-nez lui donne un air louche passablement ridicule, mais d’accord, les maquilleurs et/ou les effets spéciaux ont fait un travail d’imitation épatant. Pour le reste… Cooper est nul. Son interprétation est imbuvable ; du début jusqu’à la fin, son Bernstein est insupportable ; il ne montre de l’empathie envers personne, parle en permanence trop fort, est exubérant sans être attachant, et manque de charme et de charisme. Plutôt embarrassant quand tout le film repose sur lui.

Cooper metteur en scène n’est pas bien meilleur : aucun temps laissé aux acteurs, aucune suspension, aucune tension, aucun temps pris pour poser des dilemmes ou se laisser aller à des silences parlants. Au lieu de cela, ça papote sans fin ; tous les personnages sont extravertis à un point qu’on en est rapidement fatigués. Une torture. Pas étonnant d’ailleurs que Scorsese ait été pressenti pour le film, Cooper tombe dans les mêmes excès imbuvables que dans Le Loup de Wall Street où le petit génie new-yorkais semble se parodier lui-même.

Le seul moment réellement cinématographique du film, c’est quand Bernstein et sa femme assistent à je ne sais plus quelle première et que Carey Mulligan (qui joue la femme du compositeur) jette un œil sur les mains des amants qui gardent bien leur distance. Un rare moment de suspension où les images parlent à la place des personnages. Au début du film, il y a une citation de Bernstein (ça fait toujours bien les citations) que Cooper a été incapable de s’appliquer à lui-même. En gros, elle dit que l’art consiste à étudier les voies intermédiaires qui posent question sans y répondre et à refuser les évidences. Un côté Douglas Sirk dans cette citation quand celui-ci fait remarquer que ce n’est pas à un cinéaste de forcer un point de vue aux spectateurs, car ils ne l’admettent jamais. Il n’y a rien de subtil dans ce film, fait uniquement d’évidences et de réponses données à des questions jamais posées. Aucune zone trouble ou intermédiaire. Le néant, à part une suite composite de scènes d’imitation et des évocations d’épisodes marquants de la vie d’un homme riche et connu, pas d’un maestro.

Carey Mulligan s’en sort peut-être, et encore. Elle est douée. Avec les scènes finales, elle aurait pu tirer sur la corde, mais elle garde une forme de dignité et évite les excès des… acteurs imitateurs (on n’imite pas un malade atteint d’un cancer, elle semble l’avoir mieux compris que son partenaire, parce qu’évidemment Cooper porte, lui, trop son attention sur cet épisode). La fille Uma Thurman ne se débrouille pas mal non plus, même si son personnage est à l’image du film. Il suffit de dire quel rôle elle interprète pour le comprendre : la fille Bernstein. Pour comprendre le génie d’un homme, rien de mieux que de nous présenter… sa famille, c’est certain. Son côté androgyne et son maintien digne d’un garçon manqué m’avaient déjà amusé dans Stranger Things. Mais dans l’ensemble, les acteurs ne peuvent rien faire pour sauver le naufrage. Cooper ne leur laisse que peu de place à côté de ses imitations. Et le seul “grand” moment du film, il faut attendre la toute fin pour le vivre : un extrait du véritable Leonard Bernstein dirigeant son orchestre. A-t-on besoin de voir un pitre imiter le génie d’un autre ? Non, montrez-moi plutôt ce génie. Car de ce génie, du film, on n’en saura rien. Pourquoi Bernstein était-il un génie ? Il faudra attendre les images de fin pour en avoir un aperçu.

Et évidemment, tout le générique est accompagné de la musique de Bernstein qu’on nous a charcuté et échelonné avec désinvolture comme à des mendiants sans tête sortant un bras pour sa sébile durant tout le film. On picorait et quand enfin on nous offre un peu du génie du “maestro”, tout le monde se lève pour quitter la salle. C’est un film Netflix, les spectateurs du film n’auront même plus la possibilité, sur un malentendu, d’écouter le génie qu’ils étaient venus voir. Espérons que le faux-nez soit récompensé par un Razzie Award, ce serait dommage de s’en priver.


Maestro, Bradley Cooper (2023) | Sikelia Productions, Amblin Entertainment, Fred Berner Films


Sur La Saveur des goûts amers :

La distanciation dans les films historiques

Liens externes :


Le Mûrier, Lee Doo-yong (1985)

La mûre, pas la guerre

Note : 2.5 sur 5.

Le Mûrier

Titre original : Ppong/

Titre anglais : Mulberry

Année : 1985

Réalisation : Lee Doo-yong

Avec : Lee Mi-sook, Lee Dae-kun

Prix du meilleur film des Korean Association of Film Critics Awards en 1986, j’avoue que je n’étais pas préparé à ça. Une sorte de k-pinku entre satire sociale et comédie noire. Rarement vu un mélange aussi inattendu et baroque. Le film est censé avoir été produit dans une dictature. La Corée est peut-être un des pays riches les plus prudes au monde ; et non pas qu’au milieu des années 80, la Corée était l’égale économique de celle d’aujourd’hui, mais allez produire un tel film dans ce pays aujourd’hui, avec toutes ses audaces coquines, vous n’y arriverez sans doute pas. Dans les films érotiques actuels coréens, on n’y montre pas le dixième de ce qu’on y montre ou fait ici (même si je suis loin d’être un spécialiste — je dis ça à l’attention de ma mère), alors en 1985… Y aurait-il tout un pan (rose) du cinéma coréen qui me serait encore inconnu ou ce Mûrier fait-il figure d’exception ? (Hum.)

La première situation sexualisée étonne déjà. On ne devrait pas être choqués pourtant : entre mari et femme, rien de plus naturel, devrait-on se dire en connaissant la suite. Disons que c’est la manière qui aurait de quoi surprendre. On se dispute ainsi, un peu sur le ton de la farce, et puis…, une petite fellation, comme ça, avant de partir pour le « travail » ? Étrange mise en bouche. Au-delà de l’audace de la chute de la séquence, c’est bien la douche écossaise dans les différents niveaux de lecture et de ton qui surprend. Tout jusque-là présageait une farce et bi-bim-bap : « Une petite pipe pour la route ? »

La femme d’un joueur invétéré, joueur occasionnel de bonneteau, maudit donc son homme pour ne pas lui ramener assez d’argent à la maison : une situation qui pourrait évoquer La Complainte du sentier (l’abandon de la famille laissée sans ressources ; le mari lâche réapparaissant épisodiquement), mais le ton est résolument celui de la farce, pas celui du drame. L’actrice est d’ailleurs excellente dans ce registre, tout en rupture, en exagérations et en plaintes (ou complaintes) plus ou moins feintes pour pousser le mari à réagir (typique de l’humour coréen avec son côté presque latin et grotesque). Bim-bam-boum.

La suite étonne plus encore. Les hommes se succèdent dans le Lee de la femme abandonnée, le plus souvent contre quelques contributions en nature. Le seul à qui elle se refuse, c’est l’idiot du village, qui assiste tout envieux à ses parties de jambes en l’air, et qui n’a rien, lui, à proposer en échange (en réalité, ils ont tous leur côté « idiot du village », on sent le dédain pour le petit peuple des campagnes). Le plus étrange, c’est qu’elle semble y prendre parfois du plaisir, la bourrique. Et avec elle, chef opérateur et metteur en scène réunis s’amusent tout autant visiblement en s’appliquant à rendre les situations érotiques tout à fait jolies et plaisantes : Emmanuelle fait la mûre. On se croirait presque dans Le Village dans la brume, tourné deux ans plus tôt, et où on pointait déjà du doigt les mœurs sexuelles étranges des petites gens de la campagne, sauf qu’on était plus dans un thriller psychologique façon Les Chiens de paille : tout y était suspect, source de danger pour le personnage féminin principal ou de malaise. Dans Le Mûrier, au contraire, que la femme délaissée soit poussée par la force des choses à se prostituer, qu’elle se fasse violer, molester par les gens du village, par le mari à qui on révèle la chose à son retour (pas du tout façon Night Drum), l’humour est toujours là pour faire comme si rien n’était grave. Même le sujet de la prostitution y est traité à la légère : des petits coups pour un sac de riz, quelques feuilles de mûrier ; et puis, la femme y prend goût, comprenant qu’elle pourrait y gagner encore autre chose qui satisferait à sa coquetterie… Je ne suis pas certain de comprendre le message… Au lieu d’en faire résolument une victime, la farce oblige à en faire une garce, une femme intéressée… L’inévitable lubricité des pentes savonneuses, sans doute.

On n’hésite pas non plus à nous montrer l’actrice à demi dénudée. Pas besoin d’en montrer beaucoup : elle est si belle que dix centimètres de peau nue là où on ne voit habituellement qu’un hanbok possède un pouvoir suggestif et sexuel bien plus grand que n’importe quel film érotique actuel (si tant est que ça existe encore).

Le sens de la satire coréenne m’échappe un peu sur ce coup. Les critiques de cinéma coréens de l’époque devront m’expliquer la chose. Il y a certaines distances qu’on met volontairement avec les personnages à travers l’humour qui sont parfois malvenues : on hausse les épaules devant la lâcheté du mari, et on fait de sa femme, non pas la victime directe de l’inconsidération coupable de son homme, mais au moins une complice, sinon une garce se laissant aller à la facilité de faire commerce de son corps. Comme si les femmes qui en étaient victimes étaient malgré tout un peu nymphomanes… (Con même.)

C’est bien la satire, encore faut-il que ça tire sur le bon cheval. Et c’est toute la difficulté du genre, quand on y mêle érotisme et farce.

Le film s’achève avec les pleurs de la femme voyant son mari partir à nouveau sur les routes, comme pour relancer un nouveau cycle de souffrance, d’humiliations, de solitude, de viol ou de prostitution. D’accord, sauf qu’à force de tout prendre à la légère, on n’a guère plus d’empathie pour elle. Puisque rien n’est grave, en quoi cela devrait-il être un problème si ce cycle pourtant infernal continuait ? Elle fera farce. Comme les fois précédentes.


Le Mûrier, Lee Doo-yong (1985) Ppong/뽕 | Taehung Pictures


Liens externes :

  • IMDb
  • iCM 
  • Le film sur la chaine YouTube des Archives coréennes du cinéma (sous-titrage anglais, 4K)


Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi (2020)

Note : 1.5 sur 5.

Divertimento

Année : 2020

Réalisation : Keyvan Sheikhalishahi

Puzzle narratif pour un thriller en quasi-huis clos dans une production à la fois cosmopolite et familiale. Rien de particulièrement bien prometteur, mais il faut saluer, quand elles se présentent, les tentatives visant à réanimer en France un genre qu’on n’associe guère plus aux productions de l’hexagone depuis… Jean-Pierre Melville ? Le Trou ? Clouzot ?… Depuis… la Première Guerre mondiale et les serials… ? (On a connu quelques tentatives laborieuses au cours de ce siècle, avec les mêmes moyens, et je n’ai pas souvenir qu’aucune d’entre elles n’ait jamais été couronnée de succès. J’ai un triste souvenir de 13 Tzameti par exemple.)

Les intentions dans le sujet et l’argument pour un film au format si particulier (trente minutes) ne brillent pas pour leur originalité, mais c’est rarement, voire jamais, ce qu’on réclame à un film de ce type. Pour des raisons de coûts, on peut facilement deviner que le quasi-huis clos s’impose de soi (le tournage de nuit et le château — sauf si laissé à disposition par des amis — un peu moins), et on peut voir ça comme un exercice de style auquel tout jeune réalisateur ou scénariste devrait se plier.

À ce stade, et de ce que je peux en juger pour être loin de pouvoir prétendre être un expert en écriture de thriller, la structure en puzzle apporte du dynamisme et du mystère à un récit forcément condensé en trois fois dix minutes. Le principe permet de délivrer des informations au compte-goutte, passer d’un temps de récit à un autre, jouer de la voix off, avancer, pas à pas, pion après pion, jusqu’au basculement final qui aura vocation à vous casser les reins. Après une entrée en matière convenable (je parle de l’écriture uniquement ici ; je reviendrai plus en détail sur la mise en scène des premières secondes), le reste de l’exposition n’avance pas idéalement. Peut-être que c’est aussi une impression laissée par les autres défauts du film. Une fois qu’on entre plus avant dans le récit et que l’action se met en place, que les zones d’ombre s’éclairent (comme cela était à craindre dans ce genre d’exercice), ça se gâte. Je passe sur les incohérences éventuelles qu’un tel récit (jouant sur différents niveaux de réalité) provoque inévitablement (je mets rapidement de côté les défauts structurels et de cohérences quand mon attention est accaparée par ce qui m’est plus familier et évident), mais certains éléments du dénouement sont loin d’être convaincants. Premier twist : « c’était pour ton anniversaire ! » (pourquoi pas, ça vaut « ce n’était qu’un rêve », mais soit), suivi du second : « je me venge et je fais tout exploser ! ». Le double twist, c’est comme les biscottes qu’on tartine de beurre des deux côtés. Si tu tiens bien la tranche : bon courage, et assume le cholestérol. Mais au moindre écart, tu es dans la sauce. Et pour le coup, une incohérence est difficile à avaler, quel que soit le niveau de réalité qui rentre en jeu : non, on ne peut pas en deux minutes exploser tout un château en ouvrant… le gaz. À moins d’avoir une arrivée de gazoduc en guise de gazinière dans sa cuisine. Et encore.

Passons les incohérences, c’est le genre de détails qui sont susceptibles d’être gommés quand on s’entoure de scénaristes ou de relecteurs, si toutefois, on met les moyens pour ce faire, et si on accepte surtout de déléguer, de recevoir des critiques et faire siennes les propositions des autres. Ce n’est, par définition, pas une priorité dans une boîte de production familiale et indépendante. Quels que soient les moyens dont on dispose au départ, savoir et vouloir s’entourer de professionnels plus compétents que soi, réfréner ses envies de faire plaisir à son entourage n’est sans doute pas donné à tout le monde. Même l’indépendance a un prix. On peut même supposer qu’elle a un coût, car les investissements de départ ne seront alors jamais rentabilisés. On peut supposer ici que la réussite est ainsi la combinaison de cinq facteurs : la volonté, l’asset (les fonds propres), le talent ou le savoir-faire, l’exigence et la chance (souvent « conditionnée » par l’épaisseur du carnet d’adresses). La majorité des productions indépendantes ne remplissent pas plus d’un de ces critères.

Restons sur le savoir-faire : ce qui saute aux yeux dès les premières secondes du film, c’est son manque de maîtrise sur le plan de la mise en place et de la direction d’acteurs. Le découpage technique est globalement propre (peu créatif, mais propre), mais comme c’est souvent le cas, la gestion des acteurs réduit tous les efforts de la mise en scène (avec la caméra) à pas grand-chose. Réaliser un film, ce n’est pas seulement décider du cadre, c’est ainsi contrôler ce qu’on veut y mettre à l’intérieur. Et ça me paraîtra toujours aussi cocasse de voir des réalisateurs se lancer dans le grand bain sans n’avoir jamais appris à travailler avec un acteur. C’est une chose de maîtriser l’emplacement de la caméra, décider quand et quel type de musique d’ambiance adopter, c’en est une autre de savoir choisir, diriger, corriger des acteurs, et éventuellement, amender ses propres idées en fonction de ce que proposent les acteurs, les circonstances, en fonction de leurs possibilités ou, plus souvent encore, en fonction des fausses bonnes idées qu’on identifie au fil d’un tournage, ou les bonnes qui seront trop difficiles à mettre au point sur un plateau (ajustement de la distance, de la lumière, du rythme, du positionnement des acteurs entre eux, etc.). Au bout d’un troisième court, on devrait avoir appris de ses expériences passées. Sauf si comme souvent, on n’a que des retours positifs de la part d’un public déjà acquis à son talent ou si on pense que courir les festivals donne un quelconque gage sur la qualité d’un film. Il en va de même des films et des « hyperdocteurs » : multiplier les apparitions à des festivals sans jamais décoller comme d’autres multiplient les « doctorats » sans jamais rien publier, ce serait plutôt indicateur qu’il y a anguille sous roche.

Voici comment débute donc le film : plan fixe sur le sol dans un intérieur, bruits de pas jusqu’à présent hors-champ, voix off traînante d’un personnage qui parle du passé (code bienvenu évoquant le film noir), jeux sonores, puis la caméra s’élève. Une femme apparaît à l’écran. Et là, tout s’écroule. On devine un plan en vue subjective (confusion, à mon sens, plutôt malhabile parce qu’on peut être amené à penser que la vue, comme la voix off, est celle du personnage principal) : la femme file droit sur la caméra. Problème : quelque chose cloche dans sa démarche, dans sa présence, dans son mouvement. Ce n’est pas seulement que sa démarche paraît trop peu naturelle, c’est surtout qu’on sent que c’est précisément ce qu’on lui demande. Marcher à un certain rythme. Et que ça ne lui est pas naturel. On devine l’intention : marcher lentement, ça participe à l’ambiance générale.

Ça peut aussi la casser net.

Ce qu’on espère se matérialiser à l’écran en l’imaginant et en en écrivant la description précise dans un scénario, si ça ne marche pas lors du tournage, c’est fichu. Surtout si on ne s’y est pas préparé.

En l’occurrence, dans ce genre de situation, je dirai que neuf fois sur dix, c’est une question de choix d’acteur et de direction. Les mauvais acteurs… ne savent pas marcher quand on leur demande de marcher. On le comprend en assistant à un premier cours de théâtre : aller d’un point A à un point B sur un plateau ou une scène, cela n’a rien d’évident. Il y a des acteurs plus habiles que d’autres qui vont comprendre les intentions à ce moment de leur personnage. D’autres auront besoin qu’on les conditionne, qu’on essaie dix fois, en adoptant tel ou tel subterfuge pour tirer d’une manière ou d’une autre ce qu’on attend d’eux… Et puis, il y en a d’autres qui, mal guidés, perdus, n’arriveront à rien, ne serait-ce qu’avancer vers une caméra. D’autant plus qu’un acteur a besoin d’un cadre, d’un contexte : une femme qui marche vers un homme et lui tourne autour, ce n’est pas une situation. Si c’est une forme de danse, il faut alors insister.

Et puis, une fois sur dix, c’est plus qu’une simple question de direction d’acteurs. Disons que le cadre est posé, on sait dans quelle ambiance on veut que le spectateur se trouve dans les premières secondes du film, on a la chance d’avoir les meilleurs acteurs du monde, on lui demande d’agir, en apparence, de manière anodine, mais qui ne l’est pas (marcher), et là, patatras, ça ne marche toujours pas (supposition). Pourquoi ? Parce qu’on montre rarement les acteurs en pied. C’est une des premières astuces qu’on a inventées pour éviter d’avoir l’impression d’être au théâtre au cinéma. On montre les acteurs en pied quand ils évoluent en plan général et quand ils sont en mouvement en dehors de l’axe de la caméra, mais quand ils « passent à l’action » et que le plan cesse d’être purement illustratif, on préfère passer alors, au minimum, au plan américain. On coupe les pieds, et avec ça, les maladresses des acteurs. Le cinéma avait une de ses premières astuces qui fera illusion et amassera les foules dans les salles. (Bien sûr, on trouvera toujours des exceptions comme dans les films de Rohmer pour trouver des contre-exemples.)

« Ah, oui, mais, je veux jouer sur les pas ! C’est le sens de mon introduction ! »

On les entend les pas. Pas la peine de la voir si longtemps marcher vers la caméra si l’actrice n’est pas à l’aise et si le rendu est si peu cinématographique. L’image ne fera qu’écho avec la piste sonore. Le cinéma est parcimonieux : le spectateur n’apprécie guère qu’on lui répète une information (mes lecteurs adorent). Insister ? Pourquoi ne pas le faire autrement ? On entend les pas, on voit la femme arriver, s’avancer vers la caméra, et très vite on propose un autre angle, plus rapproché. Les gros plans, voire les inserts (et on ne peut pas dire qu’un insert sur des pieds qui marchent n’appartient pas au code du genre), c’est restrictif : montrer une chose, c’est souvent cacher le reste. La puissance du hors-champ. Fond sonore + image, plein pied, d’une femme, plein cadre, qui avance vers la caméra ? Trop d’informations qui se répètent trop longtemps, trop d’informations anodines. Alors, si en plus, l’actrice donne l’impression d’enfiler pour la première fois de sa vie des chaussures à talon… (À la limite, plein pied, il aurait fallu tenter un flou, autre chose qu’une vue subjective ou apparentée, multiplier les gros plans et choisir au montage ceux qui, combinés, marchent le mieux. Se donner la possibilité de faire des erreurs, revoir sa copie, ce n’est pas la même facture… Mais c’est malheureusement sur ces détails que se joue tout le reste.)

On comprend ensuite dès le plan suivant (même situation, on sort de la vue subjective et la femme tourne autour d’un homme, on ne sait pas bien pourquoi) que ce genre de manque de maîtrise se retrouvera pendant tout le film. On se rapproche des acteurs (on ne voit plus les pieds !), mais l’homme esquisse un geste vers la femme qui s’éloigne. Une nouvelle fois, rien de naturel dans ce geste. Vu que c’est une sorte de danse, rien n’oblige à forcer le réalisme, le naturel, la spontanéité, mais dans ce cas, si on joue sur le caractère mystérieux, comme une sorte de parade mortuaire ou comme des souvenirs épars qui s’agitent dans la tête du narrateur, ça se dirige, ça s’accentue, et malgré le fond sonore, malgré la voix off, il me semble difficile de faire l’économie, soit de plans plus rapprochés habilement intégrés à la situation au montage, soit d’un ou deux plans jouant beaucoup plus sur la lenteur ou la difficulté d’appréhender les motifs agissant dans le cadre (l’information majeure est donnée en voix off, tout le reste n’est qu’illustration). Dans tous les cas, quand un acteur intègre à son jeu un geste censé être spontané et qui ne l’est pas (peut-être pensé par le réalisateur, c’est souvent le cas quand un mauvais acteur manque d’aisance), soit on refait une prise, soit on propose autre chose (en l’occurrence ici, il n’y avait pas grand-chose à faire).

Tout le reste est du même niveau. Les acteurs sont loin d’être au point, mais ils ne sont pas forcément bien aidés non plus par la mise en place ou les éventuelles indications de celui qui est aux manettes. Autre signe d’un manque de maîtrise globale au rayon de la direction d’acteurs (récurrent dans les films de genre) : le ton sur ton. Un acteur, c’est bête et docile. Le plus souvent, il comprend des intentions des personnages et de la situation à travers les lignes de dialogues qu’on lui donne. Résultat : tout est joué au premier degré et toutes les expressions faciales s’alignent sur ce que le personnage exprime à travers les mots au moment où il les dit. Même principe qu’avec les bruits de pas : on les entend déjà, il est inutile de perdre son temps à nous les montrer. Ou, au contraire, on insiste. Parce que c’est un point qui mérite d’être mis en avant. Réaliser, jouer, c’est faire des choix. Et un acteur qui exprime deux fois la même chose, c’est un acteur qui fait le choix de la médiocrité. Il ne choisit pas, il balance. Certains acteurs médiocres peuvent s’en sortir et faire illusion à l’écran : quand ils sont bien dirigés. Mais un directeur d’acteurs peut difficilement faire illusion (avec un bon casting, peut-être) : c’est à lui de savoir quoi dire à un acteur pour qu’il n’en rajoute pas, d’identifier les moments où l’acteur ne comprend pas ce qu’il fait, se trompe ou quand les indications qu’on lui donne ne mènent nulle part et nécessitent qu’on revoie l’angle sous lequel on voulait d’abord montrer la situation pour en trouver une approche, parfois après plusieurs essais, qui soit enfin convaincante.

Je suis un spectateur difficile, comme d’habitude. Mais très vite, on repère les petits défauts qui illustrent d’un manque de maîtrise. Le jeune réalisateur peut manifestement compter sur sa famille qui possède un restaurant en plein Paris. C’est une bonne chose. Comme aux belles heures du cinéma d’avant-garde où la bourgeoisie (pour ne pas dire « l’aristocratie ») jouait les mécènes dans le cinéma français. Les familles des beaux quartiers auront toujours mon soutien de spectateur sans-le-sou si elles préfèrent monter des boîtes de production de cinéma indépendant et si tous les passionnés de la famille, éventuellement les amis, en profitent pour assouvir une passion. C’est une situation bien plus préférable (et a priori rare) que celles où il suffit « d’en être » à des familles déjà installées dans le milieu pour se voir ouvrir toutes les portes (sauf peut-être celles… des cinémas). On est peut-être loin des ambitions de l’avant-garde, mais adopter un type de film qui ne fait pas recette en France (le thriller), c’est déjà une belle ambition. Surtout que choisir une distribution cosmopolite parlant invariablement anglais dans un château français comme dans un monde parallèle, voilà qui pourrait bien faire écho un siècle plus tard aux velléités surréalistes de leurs aînés… Ma foi, why not ?


Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi 2020 | Amitice


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Un bourgeois tout petit, petit, Mario Monicelli (1977)

Du Grand-Grand-Guignol

Note : 2 sur 5.

Un bourgeois tout petit, petit

Titre original : Un borghese piccolo piccolo

Année : 1977

Réalisation : Mario Monicelli

Avec : Alberto Sordi, Shelley Winters, Vincenzo Crocitti, Romolo Valli

Les limites supportables de la satire explosées.

J’avoue avoir du mal à suivre l’avis général sur ce film. La comédie italienne connaît un vrai déclin au cours des années 70, mais on touche tout de même ici l’horreur en matière de mélange des genres. La satire est le genre le plus difficile qui soit. Un coup de volant à gauche ou à droite en trop, une pincée de sel de trop, d’acidité, et l’alchimie attendue s’effondre.

Alors, peut-être que ce n’est pas une satire, mais une farce macabre. Quoi qu’il en soit, dès les premières minutes du film (donc bien avant le retournement criminel et vengeur du film), j’ai senti un malaise. Le même malaise que j’éprouve parfois quand je vois débarquer… Ugo Tognazzi sur l’écran. Acteur formidable de farces, mais un acteur qui n’aura jamais été meilleur que dans les petites comédies ; le monstre Tognazzi ne m’a jamais séduit à cause de la trop grande distance qu’il prenait avec les personnages, les monstres qu’il caricaturait. Le génie de la farce, et a fortiori de la satire (malgré tout l’acide), c’est de ne jamais pour autant faire des personnages épinglés des personnes antipathiques. Il est arrivé à Alfredo Sordi de jouer des personnages intéressés, cupides, mais jamais il ne faisait d’eux des êtres malfaisants. Ils étaient veules, de petits personnages comme le titre du film ici le décrit bien, mais le récit ne les condamnait jamais complètement : ils étaient petits et c’est pour ça qu’on pouvait encore en rire, ils étaient ridicules, et surtout, étaient parfaitement inoffensifs. Comme de grands enfants à qui on peut tout pardonner. Des personnages de guignols : la caricature, la satire ne s’arrêtait jamais à leurs traits de caractère personnels, c’était toujours la classe ou leur type de personnages qui étaient moqués. La grande majorité des personnages comiques du cinéma italien des années 50 et 60 sont ainsi inoffensifs, de grands enfants, des archétypes du théâtre (commedia dell’arte, théâtre napolitain, guignol, peu importe, les principes sont les mêmes), et on garde ainsi pour eux malgré tous leurs défauts, une forme de sympathie. Le vieil acariâtre, le pauvre roublard, le mâle séducteur, le matamore, l’avare, etc., tous sont ridicules et moqués pour leur trait de caractère particulier. Ici, au contraire, la farce tourne très vite au vinaigre. La satire contre la petite bourgeoisie est dure, cruelle et illégitime, au lieu d’être moquée, on tire gratuitement sur elle, et malgré les efforts de Sordi pour rendre son personnage plus sympathique (selon Jean-François Rauger à la projection), Monicelli semble s’en foutre totalement et prend plaisir au contraire à rendre les personnages principaux non plus des caricatures, mais des monstres antipathiques et laids, non plus des caricatures typiques de la société italienne, mais des individus particuliers : on ne vise plus les petits-bourgeois, mais un petit-bourgeois. Monicelli ira jusqu’à faire du personnage de Sordi un parfait salaud, un vengeur froid qui n’a plus rien à voir avec un personnage de comédie de caractères, mais l’évolution problématique de la comédie italienne arrivait déjà bien avant que le film tourne ainsi au revenge movie. C’est une évolution propre à ces années 70, pas au film de Monicelli.

La satire, on peut l’accepter (en tout cas, selon ma sensibilité, vu l’accueil du film) quand on fait la critique et la caricature d’un certain type de personnages par petites touches ridicules autour d’un trait de caractère parfaitement identifiable. C’est du travail d’impressionnisme autour d’un archétype connu de tous. À partir du moment où on décrit sur la longueur les desseins particulièrement bas d’un personnage, et non plus d’un certain type de personnage, ce n’est plus une caricature, c’est autre chose. On passe de l’acide de la satire au venin de la comédie noire, voire au film politique. Le film devient celui d’un bourgeois déchargeant son fiel contre une classe sociale en particulier susceptible de devenir responsable de tous les maux d’une société : le bourgeois se moque des petits en leur disant presque « dévorez-vous ». Et au lieu de se retourner contre lui, les petits se dévorent entre eux.

Montrer ainsi l’obstination du personnage de Sordi à trouver une place pour son fils, ce serait amusant si ça servait de toile de fond et que se faisant, il ne rencontrait que des freins à sa stupide quête. Au contraire de ça, tout va dans le sens de ses bas desseins jusqu’à ce retournement digne du Grand-Guignol : son boss l’appuie en lui proposant de lui faire intégrer la loge maçonnique du coin et en lui refilant le sujet du concours pour son fils… Je ne vois plus en quoi ces stratagèmes d’une bassesse inouïe relèvent de la satire. C’est de la haine, du mépris de classe, rien de plus. Et c’est d’autant plus malsain que la satire, on peut, et on doit y adhérer, quand elle s’applique à faire la nique aux puissants. Or, comme le titre l’indique ici, on ne s’en prend qu’aux petits-bourgeois, autrement dit à ceux qui aspirent à la bourgeoisie. Autant je peux comprendre la logique de critiquer ces “petits” qui sont les premiers esclaves serviles et volontaires de leurs maîtres, autant les petits-bourgeois exposés dans le film sont surtout… des fonctionnaires. La haine du fonctionnaire traité comme un fainéant et un parasite. De la satire à la haine, il n’y a qu’un pas. Et c’est là qu’on voit toute la différence entre les satires des décennies précédentes avec celles, grossières, outrancières et malsaines des années 70. Elles ne sont plus gauchistes en prenant le parti des petits contre les gros, elles s’attaquent aux petits et à leurs petites aspirations venant d’auteurs embourgeoisés. Un grand classique. Ce qui finit tout compte fait par ne plus faire de ces films que des comédies réactionnaires. La satire vient toujours du petit pour moquer les puissants, quand ce sont les puissants qui se moquent des petits sur qui ils s’assoient, ce n’est plus de la satire, c’est de la saloperie.

Ensuite, dès qu’on plonge dans le revenge movie, dès que le guignol laisse place au Grand-Guignol, plus rien ne va, c’est malaise sur malaise. Mais le mal était déjà bien présent avant cet écart de mauvais goût. Dieu qu’on est loin du génie satirique (et bienveillant) d’Une vie difficile par exemple.

Le film était donc suivi d’une discussion avec Jean-François Rauger, son fils, également critique et programmateur (partageant les mêmes goûts d’ailleurs pour le cinéma japonais et italien de son père). J’avais envie de prendre le micro et de lui demander s’il ne se reconnaissait pas un peu dans le film, et si au fond, ce n’était pas un peu ça qui leur plaisait tant dans le film au Rauger. Pour finir, je lui aurais demandé ce qu’il aurait fait du meurtrier de son fils s’il avait été ainsi victime d’un coup de malchance. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Ça aurait été drôle… Ou parfaitement déplacé. Comme le tournant criminel du film.



Un bourgeois tout petit, petit, Mario Monicelli (1977) Un borghese piccolo piccolo | Auro Cinematografica

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Les Indispensables du cinéma 1977

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Targets, Peter Bogdanovich (1968)

Carton plein

Note : 4 sur 5.

La Cible

Titre original : Targets

Année : 1968

Réalisation : Peter Bogdanovich

Avec : Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, Nancy Hsueh, Peter Bogdanovich

Premier « carton »

Bonnie and Clyde vient de sortir, les studios sont moins regardants sur la violence exposée à l’écran, toutefois, on peut lire que pour faire passer plus facilement la pilule, la Paramount aurait tout de même imposé un carton liminaire condamnant les tueries de masse et appelant à une meilleure législation sur les armes. Peter Bogdanovich n’aurait pas voulu de cette introduction (elle fait peut-être un peu rire jaune aujourd’hui en voyant que la situation n’a guère évolué depuis), pourtant, pour moi, elle est essentielle à ce que le film ne pâtisse pas d’une brutalité confiée ainsi sans filtres au regard du spectateur, regard peut-être encore mal aguerri en 1968 à des approches manquant à ce point de mise à distance (mais même pour un spectateur actuel, il ne me paraît pas judicieux de faire l’économie d’une telle introduction).

Je suis loin d’être fan en général de ces annonces, mais le film est tellement froid et violent qu’un tel carton d’explication donne le ton pour la suite, annonce la couleur de la violence, et surtout, la condamne sans laisser de place au doute. Parfois, l’absence de doute, l’absence de mise à distance avec un sujet problématique, ça tue un film. Tout le contraire ici où l’évidence ne fait que le renforcer : sans le piratage du “message” initial par un autre imposé par le distributeur, sans le travestissement de l’orientation du film que ses auteurs auraient sans doute encore voulu plus violent (comme un gros pavé lancé dans la vitrine bien tranquille de ce grand magasin à jouet qu’est Hollywood), je ne suis pas sûr que cette approche sans fards à la violence n’aurait pas fini alors par provoquer un malaise suffisant à détourner définitivement le spectateur du film. Il y avait un risque sans cela à tomber dans les excès d’un Tueurs nés (tourné des décennies après, on y retrouve le même rapport à la violence) ou… dans ceux d’un Samuel Fuller (qui a d’ailleurs participé au scénario : pas fou le Sam, il file à un novice un film qu’il n’aurait même pas osé faire, histoire de le voir s’y casser les dents à sa place).

Manque de bol, Sam, Bogdanovich a eu la chance des débutants avec lui. Probable que sa femme, Polly Platt, ne soit pas étrangère non plus à la réussite du film (créditée pour diverses choses au générique, mais de mémoire, dans Le Nouvel Hollywood — où par ailleurs Bogdanovich y est présenté comme en enfoiré, surtout avec elle —, Peter Biskind y révélait qu’elle était largement responsable du succès du petit Peter sur ses premiers films). On peut imaginer aussi que l’écriture en séquences parallèles durant tout le film aurait pu permettre, même sans ce carton explicatif, une bonne mise à distance avec les séquences suivant l’évolution du tueur. Mais n’ayant pas pu expérimenter le film sans ce carton introductif, je ne pourrais pas en être certain… Ce serait intéressant d’ailleurs que des primospectateurs voient le film tel que Bogdanovich l’avait conçu.

Bref, l’histoire de ce carton illustre une nouvelle fois et à lui seul, toute la question parfois insoluble du traitement de la violence au cinéma. Et ce n’est pas rien d’être parvenu (peut-être malgré la volonté de Bogdanovich) à s’extirper sans dommage de ce piège.

Deuxième « carton »

Une fois la question de la distance avec la violence réglée, l’aspect le plus réussi selon moi du film, reste ces séquences de violence froide et de pure mise en scène dans lesquelles la caméra suit l’assassin. J’avais cru comprendre que La Bonne Année avait marqué un tournant avec une manière de coller un personnage avec une caméra mobile qui inspirera Stanley Kubrick (et plus tard Gus van Sant), mais apparemment, l’opérateur du film arrive à un même résultat cinq ans avant le film de Claude Lelouch (László Kovács est aux manettes, et l’année suivante, il signera l’image d’un film qui se place pas mal en termes de mobilité : Easy Rider).

Coller ainsi aussi près du tueur permet de créer une tonalité singulière, très réaliste, qui ne fait que renforcer la tension : dans la gestion du temps et le jaillissement soudain de la violence, puis très vite la peur du prochain moment où elle apparaîtra au milieu d’une normalité terrifiante, on y retrouve quelque chose à la fois d’Hitchcock et d’Haneke.

Et, paradoxalement, cette réussite n’aurait pas été possible sans un acteur jouant l’indifférence, la normalité. Le film est clairement un hommage au cinéma de papa (à la fin, notamment, c’est l’acteur du vieux monde interprété par Boris Karloff qui met un terme au chaos initié par cette jeunesse sans repères représentée par le tueur), et je suis persuadé qu’un Fuller, que le William Wyler de la Maison des otages, le Kazan des Visiteurs (tourné quatre ans après), ou tout autre aîné de Bogdanovich n’aurait pas manqué de demander à l’acteur qui interprète le tueur de jouer le personnage perturbé, névrosé, rongé par la culpabilité (comme c’est souvent le cas à l’époque des belles heures de l’application du code Hays). On le sait aujourd’hui, les tireurs de masse montrent souvent un détachement, une sérénité et une absence totale d’émotions durant leur tuerie. Et cela ne fait que renforcer le réalisme du film. Samuel Fuller ou Oliver Stone seraient éventuellement tombés dans un autre piège : ne pas en faire cette fois des névrosés, mais des fous s’amusant de leur toute-puissance criminelle.

On diffère ainsi dans Targets de l’approche réactionnaire de la violence au cinéma qui, comme cherchait à la représenter le code Hays, est toujours le fait de dégénérés. Même si on sent Bogdanovich soucieux d’honorer le cinéma de papa à travers sa vedette vieillissante, ce qui ressort du film, c’est surtout une critique féroce de la société américaine. Le jeune tueur n’est pas un détraqué sorti de l’ombre, au contraire : c’est précisément cette normalité de la vie en banlieue vantée par les promesses du rêve américain qui a rendu possible l’éclosion de la violence. Les promesses des pionniers d’un monde meilleur n’ont finalement pas été tenues : ce monde préfabriqué est en réalité une prison où confort et conformité vont de pair. Avachi douillettement dans son canapé pour suivre le programme du soir à la télévision, le futur tueur cherche encore une issue à sa violence encore contenue. Mais personne ne l’écoute. Ce monde standardisé dans lequel il erre sans but lui semble être fait pour un autre, et à force de déshumanisation, de désenchantement, il n’aura d’autre choix que de devenir un monstre pour détruire cette maison de poupées où rien ne semble lui être réel. Quand plus rien ne semble réel, même la mort n’a plus aucun rapport avec la réalité, et elle devient la seule limite que l’on s’autorise afin de sortir de sa prison. Le constat est assez clair : les monstres ne naissent plus dans les ruelles sombres des quartiers moites et pauvres des grandes capitales, mais des fausses promesses sur lesquelles l’Amérique s’est construite. Le rêve américain, quand on l’éprouve, n’est qu’un cauchemar de déshumanisation. Le bonheur ne peut être standardisé. Et les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.

Roger Corman est à la production, en 1962, il réalisait son chef-d’œuvre, The Intruder, où on y voyait de la même manière un prédicateur raciste offrir une jolie image du mal : le diable s’habille en Prada comme dit l’autre, et peut-être que Corman aurait soufflé cette idée à Bogdanovich. « Who nose », comme dirait Peter “Droopy” Bogdanovich en bon français.


Targets, Peter Bogdanovich 1968 La Cible | Saticoy Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1968

Structures narratives, sens des proportions et mise en scène : « Message invisible » dans Family Life et « message visible » dans Tueurs nés et dans In a Heartbeat

J’aime pas Samuel Fuller

Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain

Vers le Nouvel Hollywood

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The Man from Nowhere (Ajeossi), Lee Jeong-beom (2010)

Autopsie du mal : y a-t-il quelque chose de pourri dans le thriller coréen ?

Note : 2 sur 5.

The Man from Nowhere

Titre original : 아저씨 (Ajeossi)

Année : 2010

Réalisation : Lee Jeong-beom

Avec : Won Bin, Kim Sae-ron, Kim Tae-hoon

Un bon film, et a fortiori un bon thriller, je pense, c’est un film qui, entre autres, réussit le pari de la balance entre catharsis et réflexion. Cette idée animait déjà les cercles esthétiques ou dramaturgiques du début du vingtième siècle en Europe centrale, qu’on la traite sous l’angle de la distanciation et de l’identification, de l’opposition entre ludique et didactique ou d’autres choses. Histoire d’harmonie, mais peut-être aussi le fruit d’une tradition et d’impératifs culturels. Catharsis et réflexion : une forme de douche écossaise théorique au cœur de la manière de créer et de voir des histoires…

Est-ce que The Man from Nowhere réussit cette balance ?… Est-ce que d’une manière générale le cinéma coréen obéit à ce principe d’harmonie ?… Hum.

Non, il me paraît évident de dire que ce qu’il y a d’assez remarquable et d’indiscutable dans les thrillers coréens, c’est qu’ils semblent tout tourner vers un seul objectif : la satisfaction cathartique du spectateur. Je n’irai pas jusqu’à qualifier ce cinéma de cinéma pop-corn ou de cinéma strictement commercial, parce que plus que de plaisir, je suis convaincu qu’on y trouve dans ces films une forme de défoulement ou de satisfaction cathartique qui me semble plus correspondre de ce après quoi les amoureux du cinéma d’horreur peuvent courir. C’est d’ailleurs pourquoi sans doute ces thrillers coréens sont toujours aussi lugubres. Ils servent à exorciser les peurs. Les thrillers occidentaux sont désormais rarement aussi sombres, ça ne passerait pas auprès d’un large public en mal d’action, de mystère, et de personnages sympathiques.

Pour répondre à cet objectif cathartique, les cinéastes coréens font appel le plus souvent sans nuance, sans jamais les contrarier, à tous les clichés et stéréotypes du genre, aux clichés sociaux et sexuels. Car ce cinéma-là obéit à des heuristiques qu’il ne faut pas contrarier à défaut de quoi la purge émotionnelle, l’exorcisme égotique, risquerait d’avorter. On doit y combattre des démons, pas y rencontrer des héros questionnant leur place dans l’univers.

J’ai rencontré le diable, Kim Jee-woon (2010)

Au risque de tomber à mon tour dans les clichés, il s’opère une même logique de fascination pour le violent et le morbide chez les Japonais : jeux vidéo violents ou étranges, humour zarbi, pratiques sexuelles décomplexées dans des univers culturels pornographiques divers… Toutes les violences auxquelles les Japonais évitent dans la vie réelle, ils les projettent dans leur univers mental et culturel.

Pour les Coréens, du moins avec leur cinéma, ça semble relever du même principe. Si dans la culture française notamment, on prend plaisir à se retrouver le soir entre amis, c’est souvent pour échanger des idées, débattre, évoquer des sujets culturels, confronter les interprétations, etc. On se nourrit en quelque sorte d’une autre manière que par la bouche. On écoute et on juge. Dans certaines cultures asiatiques, au contraire, le soir est le moment où plus largement on cherche à se libérer du stress accumulé dans la journée. La culture entretient donc ce rôle cathartique. Le salaryman en quelque sorte serait l’équivalent de l’ouvrier français qui après sa dure journée de travail, cherche à se vider la tête. J’en termine avec les clichés continentaux : l’Américain chercherait un plaisir idiot et béat dans ses moments libres, l’Européen des terrasses de café chercherait à piquer sa curiosité, et l’Asiatique se bourrerait la gueule pour oublier sa journée de merde et la tristesse de sa vie conjugale. Du vide, de la nourriture, de la purge. Du sucre pour l’Américain, du sel pour le bobo européen, du piment fermenté pour l’Asiatique.

Ainsi, les jeunes femmes dans les thrillers coréens y sont presque exclusivement victimes (des proies sexuelles, des toxicomanes, des prostituées, etc.), les femmes mûres ont au contraire des natures troubles et perverses, les enfants y sont mignons et intelligents, et les hommes, soit des monstres violents, soit des héros guidés par un sens du devoir irréprochable. Tout cela dans un seul but, flatter nos stéréotypes, faciliter les circuits courts de la récompense narrative : quand on se raconte des histoires, quand on se met au centre des événements, quand on se projette, et qu’on fait de son double un héros, et qu’on s’identifie au personnage positif d’un film, on ne fait que ça : flatter ces idéaux de petit garçon jouant à la poupée.

 

The Man from Nowhere, Lee Jeong-beom 2010 아저씨 (Ajeossi) | Cinema Service, Opus Pictures, United Pictures

Dans cet univers fictionnel proche de la pensée magique, les oppositions et les conflits sont strictement extérieurs au héros : il y a des monstres, il faut les détruire, il y a des victimes, il faut les aider, il y a des héros, qu’il faut aider à se révéler.

Un spectateur adulte européen, s’il a éduqué son goût et ses aspirations en matière de films, va se méfier de ses heuristiques de spectateur, de ses fantasmes de petit garçon, et repère rapidement ce qu’on pourrait appeler « taux d’ébriété ou de désinhibition émanant des propositions narratives les plus évidentes »… (Je suis preneur d’une formule plus compliquée.) Pour lui, ces facilités posent problème, d’abord parce qu’il n’est pas en recherche d’une catharsis exclusive quand il regarde un film (puisqu’un film doit nourrir et questionner son plaisir), ensuite parce qu’elles enfoncent un peu les portes ouvertes de ses certitudes, de ses élans intérieurs dont il a appris à se méfier. Le spectateur européen est probablement plus l’héritier de ce qui était autrefois défini chez Aristote, il me semble, à savoir l’alliance du plaisir et de la réflexion. Et j’entends par « réflexion » le moindre élan interrogeant l’objet qu’il regarde. Les héros traditionnels de la culture occidentale sont des héros contrariés : les conflits qu’ils rencontrent sont bien souvent à la fois extérieurs, mais aussi intérieurs. Et surtout, l’interprétation qu’on peut en faire est rarement unidimensionnelle. L’interprétation d’une histoire, d’un film, c’est pour ce spectateur un peu un art du doute : il ne veut pas subir, mais rester éveillé face au déroulement de l’action, il veut même parfois se laisser penser qu’il avait vu venir certaines évolutions du récit ou même la nature du dénouement (l’identité du meurtrier par exemple). Le héros lutte contre ses désirs, ses aspirations, ses espoirs contrariés, son devoir, son impuissance face aux événements qui l’entourent, ses conflits moraux, etc., et à sa suite, le spectateur ne cesse de questionner sa qualité de héros, son parcours, son passé comme ses actions présentes ou futures… Toute cette sauce doit arriver à susciter non plus son plaisir, mais son intérêt, sa curiosité ou sa défiance.

Or, il semblerait que le thriller coréen interdise toute possibilité de juger leurs héros, de mise à distance critique avec leur sujet et la manière de les aborder. Leurs personnages semblent dépourvus de conflits intérieurs complexes, flous ou contradictoires : les dilemmes sont binaires et évoluent rarement au fil de la narration. Un héros traumatisé par un passé tragique se révèle, des méchants s’attaquent à des victimes innocentes (ce qui réveille le traumatisme du héros), l’occasion pour le héros de réparer ce qu’il n’avait pas pu empêcher autrefois et qui est la cause en partie de son traumatisme : ne lui reste plus qu’à se venger et à tuer les méchants. Kimchi à la sauce piment, prends ça dans la poire. Après, tu te sentiras mieux, spectateur.

Aucune subtilité n’est alors portée au récit dans le développement des personnages pour contredire ce schéma censé être strictement cathartique pour le spectateur comme il l’est pour le héros principal. Le temps du doute, le temps de la réflexion, le temps de la remise en question, le temps du retour à soi, tout cela c’est du temps perdu ; tout le temps libre sert alors d’exutoire au spectateur pour ne plus avoir à se poser ces questions, sur soi-même ou sur le monde. On retourne à une logique enfantine : la vérité incontestée et incontestable nous est propre, le monde est dangereux, et il est exclusivement composé d’agresseurs et de victimes. Aucune « réflexion », même succincte, rien qu’une flexion passive et molle du muscle des évidences creuses et fautives. Soûle-toi et dors.

Contre-exemple : Le Gangster, le Flic et l’Assassin, Lee Won-tae (2019)

Dommage de ne pas s’autoriser la moindre nuance qui pourrait jeter le trouble sur un personnage ou une situation, lancer une ébauche de réflexion ou d’appréciation. Il faut pourtant peu de choses pour apporter quelques subtilités dans une histoire… On n’est d’ailleurs pas si éloigné parfois du cinéma d’action hollywoodien actuel qui manque bien trop souvent de mise à distance avec ses sujets, d’approches transversales, de propositions innovantes mêmes ratées. Au mieux y voit-on un recours à la comédie (reste à savoir si la comédie favorise toujours une forme d’identification ou si elle permet aussi la critique : la farce n’est pas la satire). Si on parle souvent de la violence des films américains, quand ils sont réussis, les procédés de mise à distance sont souvent les raisons de ces réussites. On peut s’identifier à un héros d’autant plus s’il fait preuve d’humour, donc de distance, de détachement par rapport à la situation, donc une certaine forme de philosophie ou de sagesse. Et on pourra d’autant plus identifier à son parcours si celui-ci reflète une forme de crescendo et d’évolution dans une forme de quête intérieure ou morale. Les héros coréens de thrillers, au contraire, ne me semblent connaître presque toujours que le premier degré : le premier degré de la victimisation qui justifie vengeance et réparation, le premier degré de la vengeance brute qu’on inflige à des monstres sans scrupule en contradiction avec le sens moral ou l’État de droit, le premier degré de la haine et de la violence gratuite de ces monstres sur la victime… Et cela, on le repère immédiatement dans la mise en scène, c’est-à-dire dans l’interprétation des acteurs, de leur manière de refléter, de revendiquer presque, le statut de leur personnage (victimes, monstres ou héros vengeur).

À quelques égards, on pourrait ainsi comparer le cinéma coréen des thrillers au polar hongkongais des années quatre-vingt. À une différence près. John Woo, par exemple, savait paradoxalement, à travers ses excès sentimentaux et mélodramatiques, éviter le ton sur ton de la violence gratuite ; et plus encore, un acteur comme Cho Yun Fat lui permettait d’échapper aux écueils d’un cinéma d’action purement et strictement cathartique (voire chorégraphique, mais la chorégraphie est une forme de mise à distance avec le réel) : ce qui définit le jeu de l’acteur, c’est bien précisément la distance (et cela ne se traduit pas seulement qu’à travers l’humour, mais aussi la décontraction, la réaction décalée ou retardée, pouvant même être violente, l’inconscience aussi, ou la répartie, parfois même aussi le désintéressement, cette forme de regard critique, désabusé, sur sa propre quête). La vengeance de ses personnages se fait souvent par procuration, un peu comme chez Bruce Lee dont la vengeance est toujours en rapport avec d’autres personnages, autrement dit des alliés ou des amis, auxquels il faut opposer les vengeurs souvent solitaires des thrillers coréens.

Enlevez Cho Yun Fat au cinéma de John Woo, et vous perdez tout ce second degré du thriller qui permet de porter un regard critique sur lui-même. Enlevez Song Kang-ho au thriller coréen, et il n’en reste plus grand-chose.

On pourrait tenter une dernière comparaison : avec les westerns classiques américains. Les schémas sont souvent identiques, mais là encore, les meilleurs films s’extirpent des écueils du genre quand leurs auteurs échappent au carcan folklorique et proposent un regard critique sur les éléments du genre (violences légitimes, place des Indiens, nature du héros, proto-sociétés, justice défaillante, etc.). Il est sans doute plus facile pour un Américain de se réapproprier une violence du siècle passé quand cette violence est toujours présente sur son continent, car cette appropriation devient alors presque un acte politique (parler d’un sujet brûlant actuel en utilisant la mise à distance que procure le western), que pour un Coréen pour qui la violence est souvent plus la composante d’un mauvais conte de fées que de la réalité (même si paradoxalement certains de ces thrillers sont inspirés de faits réels, la société coréenne étant assez peu familière des auteurs des violences exposées dans leurs films, on imagine bien la difficulté à en restituer toutes les réalités et les problématiques).

Voilà en tout cas ce qui paraît souvent me gêner dans les thrillers coréens avec cette approche sans filtres, sans degrés, sans distance ou réflexion. J’aurais pu parler plus directement de The Man from Nowhere, mais la distance toujours… Le pas de côté. Donc fermez-la.



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