Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi (1959)

Théâtre de marionnettes

Note : 4 sur 5.

Le Fantôme de Yotsuya

Titre original : Yotsuya kaidan

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kazuo Hasegawa, Yasuko Nakada, Yôko Uraji, Mieko Kondô

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Magistrale adaptation de la pièce de kabuki L’Histoire du fantôme de Yotsuya dont on devine l’héritage théâtral à chaque seconde du film. Aucun souvenir de l’adaptation qu’en avait faite la même année Nobuo Nakagawa (notée 6). Pour un de ses premiers films, Kenji Misumi déploie un sens de la réalisation déjà bien affirmé avec des audaces folles si on compare le film à ce qui pouvait encore se faire dans les studios à l’époque. En dehors peut-être de Kurosawa, celui du montage nerveux des Sept Samouraïs, si on regarde du côté des autres réalisateurs de chambara comme Inagaki ou Tomu Uchida, à la fin des années 50, on est loin de l’approche sophistiquée que Misumi démontre ici à chaque plan et peaufinera au cours des années suivantes (dans Tuer, par exemple).

Je suis loin d’être un amateur de films de fantôme, mais l’astuce ici, c’est que l’aspect horrifique arrive tardivement et n’occupe grossièrement que les vingt dernières minutes. L’horreur est d’ailleurs parfaitement maîtrisée : il faut voir, par exemple, comment le fantôme d’Oiwa se fait passer pour un être encore vivant alors qu’on le voit subtilement flotter dans l’air comme si le fantôme prenait soin de mimer la marche des hommes sans être capable de tromper (au moins) les spectateurs. D’autres idées fantastiques limitent les effets, preuve que c’est souvent quand on en fait le moins que le résultat est le plus réussi : le bras qui sort du sceau (rappelant celui sortant de l’écran dans Ring si j’ai souvenir) ; le corps du mari flottant vers le fantôme qui l’appelle à lui avant de tourner sur place ; l’effet « feu follet » ; la mare de cheveux (ou autre chose) d’où le corps du fantôme finit par apparaître à son mari ; les différentes visions des personnages apeurés en voyant l’image d’Oiwa défigurée à la place des traits d’autres personnages, etc.

Le plus remarquable, c’est encore l’écriture théâtrale du film et la réalisation de Misumi. On le voit, dans beaucoup d’histoires traditionnelles japonaises, la psychologie y est absente. Les représentations sont codifiées et le réalisme n’y a pas sa place. Ce qui est mis en avant dans ce type de récit théâtral (et ce n’est pas propre au théâtre japonais), ce sont les avancées dramatiques. On souligne les oppositions, les conflits, et les personnages dévoilent constamment au public leurs intentions (au moins en confidence ou en petit comité). Comme dans un spectacle de marionnettes ou une bande dessinée, les pensées des personnages n’existent pas. Ils ne sont là que parce qu’ils expriment ostensiblement ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils ont l’intention de faire. Même quand un complot (ce qui est le cas ici) se met en place, on en dévoile tous les contours aux spectateurs. Aucune place pour la surprise ou le doute. Tout est ainsi surligné. Quand on est habitués à la subtilité des récits contemporains, à la place de la psychologie, quand on est habitués à se questionner sur le sens véritable des intentions des personnages volontairement rendues floues ou irrationnelles, contradictoires, cela peut surprendre. Ici, au contraire, on touche à la tragédie, à la légende, en faisant des personnages sans profondeur psychologique. Ils représentent des archétypes, parce que dans les histoires d’autrefois, ces récits avaient valeur d’exemple : ces tragédies n’apparaissent pas pour raconter de spectaculaires histoires personnelles, mais pour exposer les comportements de personnages reconnaissables par leur fonction (c’est souvent l’adultère qui façonne ainsi le destin des personnages). Si la trame marche si bien, c’est que chaque archétype semble répondre à un ou deux archétypes opposés. L’exemple le plus marquant, en ce sens, c’est bien celui de la femme dévouée à son mari, Oiwa, qui passe de l’image de la femme parfaite, humble et docile, au fantôme sans scrupules, hideux et maléfique. Toujours aucune place pour la subtilité, c’est de la caricature, du théâtre d’ombres ou de marionnettes (je ne dis pas ça au sens propre, la pièce originale étant destinée au kabuki, contrairement à la pièce ayant inspiré Yoru no tsuzumi, sorti l’année précédente, par exemple, et qui était, elle, destinée au théâtre de marionnettes).

Autre particularité du récit : l’espèce de sac de nœuds qui relie tous les personnages. J’avais exactement eu la même impression récemment avec le Kôchiyama Sôshun de Sadao Yamanaka : il faut un peu de temps pour comprendre tout ce qui relie les uns ou les autres, et une fois que la toile est bien tissée, on tire les fils, et c’est tout le canevas qui de fil en aiguille s’en trouve chamboulé.

Les acteurs jouent en suivant la même cohérence : pas de psychologie, on montre d’un geste, d’un mouvement de tête, ce que le personnage pense ou affirme, toujours à la manière codifiée (pas forcément exactement celle du kabuki) de la scène. Et cela, bien sûr, avec en retour une grande justesse (toujours le tour de force à réussir quand on décide de jouer sur l’aspect théâtral d’une histoire et de gommer toute psychologie).

Certaines pièces adaptées, ou certaines adaptations peuvent paraître hiératiques, mais si on sait bien jouer avec l’aspect théâtral, on peut profiter en retour d’une forme plus ou moins lâche de huis clos dans lequel la tension se fait plus aisément ressentir. C’était ce qu’avait admirablement fait Tadashi Imai dans Yoru no tsuzumi. Misumi ne cherche pas à cacher l’origine théâtrale du récit : les séquences en extérieurs ne sont pas rares, mais elles sont fortement stylisées ; le décor est recherché, on vise à présenter au spectateur un lieu caractéristique, et on se fout ici comme ailleurs du réalisme. Le film est tourné en couleurs, et on devine le cyclorama à quelques dizaines de mètres de l’espace au premier plan. Tout est ainsi reconstitué en studio et Misumi se montre particulièrement à l’aise à découper le cadre au moyen de divers panneaux, embrasures de porte, ou rideaux tout en profitant en permanence de la profondeur de champ qui lui permet de structurer son espace en niveaux de profondeurs distincts (ce cyclo, censé représenter le ciel et l’horizon, est visible depuis de nombreux plans intérieurs). L’ordre géométrique est partout, et le cinéaste met souvent tout ça en mouvement afin de donner à tous ces polygones souvent de papier l’impression de s’agiter au milieu d’un grand origami prêt à se rompre au moindre mauvais geste (ce qui arrive fatalement dès que les katanas sont sortis de leur fourreau).

C’est beau, c’est tendu, c’est tragique. Quoi demander de plus ?


Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi 1959 Yotsuya kaidan | Daiei


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Les Vaincus, Michelangelo Antonioni (1953)

la faute des jeunes

Note : 3.5 sur 5.

Les Vaincus

Titre original : I Vinti

Année : 1953

Réalisation : Michelangelo Antonioni

Avec : Franco Interlenghi, Anna Maria Ferrero, Jean-Pierre Mocky, Patrick Barr, Peter Reynolds

En 1953, Michelangelo Antonioni met donc en scène une série de trois histoires sur la délinquance juvénile dans Les Vaincus. Il commence son film en précisant que ces histoires criminelles, bien que fictionnelles, auraient tout aussi bien pu être réelles, car elles s’inspirent d’une série de crimes impliquant des adolescents en Italie, en France et en Angleterre. Cette délinquance n’a rien d’ordinaire, car elle implique des personnes de bonnes familles. Pour trouver une explication à cette violence, on parle alors de « génération perdue », celle des enfants élevés pendant la guerre, sans valeur sinon assujettie à l’individualisme et au capitalisme. Parmi les trois histoires, il y en a une qui se tient en France avec Jean-Pierre Mocky : volontiers mythomane, ce gosse de riche est la victime d’autres gosses de riche qui fomentent un assassinat pour lui faire les poches. Toutes les histoires démontrent l’extrême légèreté des motifs criminels. Ah, les jeunes, c’est toujours de leur faute. Manquerait plus qu’ils se laissent pousser les cheveux et réclament la liberté sexuelle.

Il est curieux de voir combien le cinéma toujours tient compte de son époque et vient à contredire les stéréotypes dans lesquels certains aiment à se vautrer de nos jours pour ramener des électeurs faciles à eux. On voit aujourd’hui que l’apprenti fasciste, élève Attal, prétend que la délinquance juvénile est en explosion, quand les chiffres disent que c’est faux. Et lui, comme tous les autres, met cette prétendue explosion de violence des jeunes sur le compte de la pandémie ou de la démission des parents (il n’est pas question de violence policière dans le film). On retrouve une partie des arguments retrouvés après-guerre. En partie seulement. Parce qu’ici, on comprend vite qu’il n’est pas question de se questionner sur la violence des fils à papa, mais des sales gosses des cités. Surtout s’ils ne sont pas très catholiques.

Antonioni a raison. Si les films, ce n’est pas la réalité, ça pourrait tout autant l’être parce qu’ils illustrent souvent mieux que les données des experts que personne ne veut écouter (les saletés politiques font exactement la même chose sur la délinquance juvénile que sur l’immigration : ils se foutent de la réalité des chiffres, surtout quand elle infirme leur politique d’apprentis fascistes), une réalité que certains préfèrent ne pas voir parce qu’il leur est plus profitable de raconter des histoires que l’on ne croirait pas en film sur des personnes bien réelles, et sur lesquelles ils crachent à longueur de journée afin de leur faire porter la responsabilité de leur incompétence et de leurs trahisons. En l’occurrence, voir que 70 ans après, les ficelles du genre « c’était mieux avant », « y a plus de respect pour les anciens » marchent encore, c’est d’utilité publique. La différence, majeure celle-là, c’est qu’en 1950, la société se mettait en place pour réassurer à sa population une forme de bien-être qui leur avait été interdit pendant les années de guerre : des organismes voyaient le jour pour sa santé, on donnait le vote aux femmes, bref, on prenait la mesure du danger fasciste auquel la population venait d’échapper. Nous, on y fonce à nouveau tout droit. Plus on en parle du fascisme, plus on est attirés par lui. La bave à la lèvre contre les fainéants, les pauvres, les chômeurs, les jeunes, les fonctionnaires, les gosses des cités, les musulmans, les gauchistes ou les défenseurs de l’environnement.

Les vaincus, c’est nous. Les gosses de riche ont fini par la gagner leur guerre. Dans le film, tous les jeunes assassins finissent par reconnaître leur crime. Mais ce n’est qu’un film. Dans la réalité actuelle, les gosses de riche sont au pouvoir et ont trouvé des moyens beaucoup moins salissant et compromettant de vouer leur vie à l’individualisme, quitte à multiplier les crimes. Il suffira seulement de raconter des histoires en venant cafter auprès de papa ou de la police : « c’est pas moi, c’est l’autre. » Aujourd’hui, cela marche toujours. Les gosses de riche sont des criminels, mais c’est toujours la faute des victimes de la société si elle ne tourne pas rond. Responsable, mais pas coupable. Raconteur de fables. Vainqueurs face aux vaincus.


Les Vaincus (I Vinti), Michelangelo Antonioni 1953 | Film Costellazione Produzione, Société Générale de Cinématographie


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Un dimanche comme les autres, John Schlesinger (1971)

Note : 4 sur 5.

Un dimanche comme les autres

Titre original : Sunday Bloody Sunday

Année : 1971

Réalisation : John Schlesinger

Avec : Peter Finch, Glenda Jackson, Murray Head

S’il n’y aurait probablement pas eu de Nouvel Hollywood sans nouvelles vagues européennes, je ne suis pas sûr qu’on mesure à quel point John Schlesinger a participé à l’importation de ces nouveaux usages à Hollywood. Dans le Nouvel Hollywood, comme précurseur, on évoque surtout Bonnie and Clyde, Le Lauréat ou Easy Rider, et certes, leur succès a obligé les studios à revoir leur copie, mais sur le plan formel, je trouve Medium Cool et le Macadam cowboy de John Schlesinger bien plus représentatifs des techniques qui se mettront en place dans la décennie qui suit.

Les pellicules couleur sensibles et abordables, les petites caméras, les dispositifs sonores améliorés, toutes sortes d’avancées techniques ont permis l’essor d’un nouveau style, plus direct, voire d’un nouveau langage cinématographique. On s’autorise plus souvent les surimpressions abandonnées depuis le temps du muet ; on adopte des zooms et des longues focales renforçant les flous. Les mouvements d’appareil sont nombreux et les vues subjectives ne sont pas rares. À côté de ces nouvelles possibilités techniques, les cinéastes s’aventurent plus volontiers aussi vers des récits plus « modernes » : les drames ne sont plus construits autour d’enjeux définis forts et des confrontations évidentes s’achevant par une résolution, on écrit des chroniques, les histoires servent à illustrer l’humeur d’une époque, d’une société.

Il y avait tout ça dans le cinéma européen des années 60, John Schlesinger l’a exporté en Amérique en tournant sur la côte est Macadam cowboy, et le voilà qui enfonce le clou deux ans après à l’occasion de son retour en Angleterre avec Un dimanche comme les autres. La forme du film est tellement représentative de ce que j’ai décrit plus haut et les productions sont parfois si perméables à l’époque entre États-Unis et Grande-Bretagne qu’on pourrait même l’associer au Nouvel Hollywood. En cette année 71 d’ailleurs, les films adoptant ces nouveaux usages (désormais plus aux États-Unis qu’en Europe qui va amorcer à partir de là un déclin par rapport à la décennie précédente) sont nombreux. John Schlesinger en reste à la chronique amoureuse alors qu’en Amérique, c’est surtout le thriller qui profite le plus de ces nouvelles formes (le réalisateur y viendra avec Marathon Man), mais le virage formel est identique. Pour ne citer que les films les plus représentatifs, pour cette seule année 1971, nous avons donc un axe automobile avec French Connection, Macadam à deux voies, La Dernière Séance, Duel, THX 1138, Point limite zéro, un autre que l’on pourrait qualifier d’eastwoodien avec Les Proies, L’Inspecteur Harry et Un frisson dans la nuit, et un axe new-yorkais avec Klute, Panique à Needle Park et Minnie et Moskowitz (on pourrait ajouter à cette liste Les Chiens de paille que Sam Peckinpah vient tourner en Grande-Bretagne avec l’acteur marquant de cette première vague du Nouvel Hollywood, Dustin Hoffman).

On trouve donc tous les aspects formels du Nouvel Hollywood dans Un dimanche comme les autres : récits éclatés, voire mêlés (tout le film est une alternance de séquences centrées sur deux amants d’un même homme auquel, parfois, mais pas toujours, il prend part), pas d’enjeux forts (simple description d’une situation suffisamment représentative d’une époque pour ne pas en faire un objet de conflit : en dessiner les différents contours et limites suffit à rendre le film intéressant, surtout sur un plan social et psychologique) ; usage du zoom, du téléobjectif, de mouvements de caméra (voire de vues subjectives illustratives participant à une sorte de montage impressionniste), de surimpressions ; importance majeure du son hors-champ (parfois même extradiégétique : récit en voix-off ou son d’une autre séquence forçant un dialogue inattendu entre perception sonore et visuelle jusqu’à se demander lequel des deux illustre l’autre — de quoi rappeler certaines scènes d’Il était une fois en Amérique), nombreux inserts (plans sur la mécanique téléphonique à chaque appel manqué ou reçu ; le thriller paranoïaque utilisera abondamment ce procédé, car il provoque une forme évidente de suspense — un usage déjà présent dans les films d’anticipation comme THX 1138, sorti la même année, ou dans Le Cerveau d’acier). Et bien sûr (en Europe, on avait adopté ces usages depuis longtemps), le film multiplie les séquences tournées dans la rue ou dans un véhicule en marche.

Pour ce qui est du sujet de la chronique amoureuse, elle recèle son lot, peut-être pas d’innovations, mais d’avancées sociales propres à une époque : le triangle amoureux est vécu sans grande tragédie (on évite les conflits sans pour autant cacher les difficultés, la solitude, la jalousie), et il implique deux hommes (et cela, sans que l’on fasse de ces hommes des caricatures d’homosexuels névrosés et pervers).

Je m’épate régulièrement des films dans lesquels le double jeu et le sous-texte permettent une sorte de musique à deux mains. On y est pleinement dans ce récit qui se refuse aux grands éclats et qui adopte une approche descriptive presque transversale pour illustrer le drame (ou la condition) d’un triangle amoureux plus ou moins imposé, mais connu et accepté par chacun. D’un côté, le récit expose des situations anodines de la vie quotidienne centrée sur deux des trois protagonistes (les deux connaissant l’existence de l’autre sans partager sa vie et avec des règles rappelant celle de la garde alternée, d’où le titre), c’est la mélodie ; et de l’autre, côté harmonie, le récit qui, sans l’air d’y toucher, évoque les particularités, les non-dits, les mensonges (dans une société réprouvant à la fois les couples libres et les homosexuels), les dépendances affectives et la jalousie épisodique, la solitude, l’égoïsme (l’électron libre finit par quitter ses deux amants pour rejoindre l’Amérique : le médecin de la TWA lui souffle que San Francisco vaut le détour). C’est une jolie manière de dévoiler les choses sans condamner qui que ce soit, l’art du fait accompli : les personnages acceptent leur sort et nous avec. La révolution sexuelle à la sauce britannique et bourgeoise en somme. Une révolution silencieuse et sans vague.

À noter un passage de témoin incongru entre la standardiste apparaissant dans quelques séquences et un petit loubard : le second est joué par Daniel Day-Lewis, la première, par Bessie Love, ancienne star de muet qui tenait par exemple le rôle-titre de Bessie à Broadway (Frank Capra, 1928) et pionnière du cinéma américain (elle a commencé en 1916 notamment avec Douglas Fairbanks, Allan Dwan, Griffith ou William S. Hart). Un siècle de cinéma vous contemple.


Un dimanche comme les autres, John Schlesinger 1971 Sunday Bloody Sunday | Vectia, Vic Films Productions


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Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970)

Note : 4.5 sur 5.

Cinq Pièces faciles

Titre original : Five Easy Pieces

Année : 1970

Réalisation : Bob Rafelson

Avec : Jack Nicholson, Karen Black, Billy Green Bush, Fannie Flagg, Sally Struthers

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Chef-d’œuvre nihiliste ou désabusé sur un fils de bonne famille incapable de trouver sa place dans le monde. Pas dans « le monde » (de la haute société), mais dans n’importe quelle société, car une fois le film commencé, on pourrait penser que c’est un ouvrier comme un autre, et c’est seulement plus tard que l’on apprend qu’il a fui un cercle familial privilégié.

Jack Nicholson est phénoménal à arriver à rendre sympathique un tel type odieux, incapable de supporter qui que ce soit à part peut-être sa sœur et son père qui a le gros avantage pour lui de ne plus pouvoir dire un mot. Le bonhomme est à la limite du cas social, borderline, imprévisible, insolent, narcissique maladif ou misanthrope fuyant la vie, on ne sait trop bien.

Cette manière d’être capable tant à la fois de prendre du plaisir avec ses potes ou les femmes (sans grand souci des conventions ou de la possibilité de blesser ses proches par son comportement) et tout à coup de péter un câble ou de sombrer dans un désespoir à ne plus savoir où se mettre pour supporter le monde ou les gens qui l’entourent participe à le rendre étrangement sympathique. Il ne serait pas aussi insaisissable, et manifestement incapable de s’adapter aux différentes sociétés dans lesquelles il tente de faire sa place, on ne pourrait pas l’apprécier. C’est d’ailleurs le type même de personnages qu’il vaut mieux voir en peinture. Un moment fort du film, c’est par exemple quand « Bobby » s’en prend à une pétasse prétentieuse (c’est, à peu de choses près, ainsi qu’il l’insulte) quand elle pointe du doigt sa copine avec mépris, signifiant par là que malgré les allures qu’elle cherche à se donner, la plus grossière, c’est bien elle. Autre pétage de plomb, quand Bobby réclame un menu dans une aire de repos sur la route et envoie tout valser sur la table parce qu’il est trop pointilleux pour la serveuse… Sacré tempérament…

Le film montre qu’on peut être ponctuellement, et de manière répétée, un connard, on ne l’est pas forcément parce que c’est dans notre nature, mais parce qu’on est à deux doigts de tout plaquer parce que tout nous insupporte. Cela ne justifie en rien pour autant les comportements toxiques de ce genre de cas sociaux, mais s’en faire une vue plus globale dans un film aide peut-être à voir les choses différemment… Tout plaquer, c’est ce que Bobby finira par faire, histoire de s’inventer une toute nouvelle vie et d’échapper aux deux précédentes, comme le personnage de Profession : Reporter que Nicholson interprétera cinq ans plus tard pour Antonioni… On imagine que ce désir de fuite permanente, cette quête désabusée d’identité, sujet du film de Bob Rafelson, a joué dans le choix du réalisateur italien pour choisir l’acteur pour son film…

Cinq Pièces faciles est d’une grande modernité. Il aurait pu être réalisé hier. Superbe photo de László Kovács qui avait déjà éclairé Le Cible ou Easy Rider. Tout tourné en décors naturels et avec de vraies gens. Fini les héros. Le Nouvel Hollywood prouve encore une fois qu’il n’y a rien de dégradant à montrer les parias de la société avec des caméras mobiles et avec une photographie en couleurs de haute tenue capable de sublimer les images dans les transitions de séquences ou dans des montages-séquences et de donner ainsi à voir au public généraliste (une caractéristique qui avait timidement fait le succès du Lauréat et qui sautait aux yeux dans Medium Cool). Le Nouvel Hollywood aurait-il pu se faire sans l’intermédiaire de nouveaux directeurs de la photographie (Haskell Wexler & László Kovács, notamment) et sans un matériel adapté aux extérieurs ?*

Sur ce sujet, lire Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain


Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970) Five Easy Pieces | BBS Productions, Columbia Pictures

La Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven (1972)

Note : 2.5 sur 5.

La Dernière Maison sur la gauche

Titre original : The Last House on the Left

Année : 1972

Réalisation : Wes Craven

Avec : Sandra Peabody, Lucy Grantham, David Hess, Fred J. Lincoln, Jeramie Rain

Rien de bien folichon. Une histoire inspirée de La Source qui rappelle par certains côtés Délivrance sorti la même année. Je veux bien que le film en ait inspiré pas mal par la suite (surtout au rayon rape and revenge), mais au fond, le cinéma américain se découvre une seconde vie avec les caméras légères et la fin des restrictions, il est normal d’explorer de nouveaux espaces et limites. La fameuse banlieue qui sera si souvent le théâtre des films d’horreur futurs, on la retrouvait tout autant dans les films noirs et séries B d’antan. C’est parfois si mal filmé qu’on pourrait se penser dans un film de John Waters (le début notamment est terriblement statique) : Pink Flamingos est aussi sorti en 1972. L’air du temps. Tous les chemins, après la dernière maison sur la gauche, mènent à l’horreur… L’Italie, notamment, réalisait déjà de son côté des slashers avec des moyens plus conséquents (sans oublier, l’Espagne, avec l’exemple de La Résidence).

Pour recontextualiser les choses, 1972, c’est l’année de sortie aussi du premier film porno exploité aux États-Unis. Quant à Délivrance, déjà cité, il est peut-être moins cru, mais c’est un film à gros budget avec potentiellement plus d’impact qu’un film indépendant qui ne pourra avoir eu son petit effet que de manière confidentielle. Les outrances aident à taper dans l’œil du spectateur alors que Hollywood semble rebattre les cartes. En 72, le spectateur américain était donc servi, à condition que ces films sortis au même moment aient bénéficié d’une exploitation égale (ce qui est rarement le cas pour de tels films). Massacre à la tronçonneuse, que le film aurait pu éventuellement inspirer viendra en 74. Tandis que La Nuit des morts-vivants, pour recontextualiser encore, c’est 1968.

Loin de moi l’idée de minimiser l’importance du film, mais je pencherais plutôt pour une influence tardive et un jalon dans le cinéma d’horreur que les amateurs du genre auront probablement mal identifié à l’époque. Il y a des modes qui sont lancées par le succès de certains films (la mode des films apocalyptiques grâce à Airport ou Colossus), et il y a des usages qui sont des voies explorées par diverses personnes non pas par mimétisme, mais parce que la voie était désormais libre. Si tous se mettent à faire, indépendamment (dans tous les sens du terme), des films, c’est moins parce qu’ils se copient et se connaissent que le fait qu’ils puissent désormais réaliser des films avec de faibles moyens et le distribuer dans des réseaux de distribution alternatifs. Que ce soit pour les films pornographiques, les audaces de Waters, les slashers et les rape and revenge films, l’histoire est la même.

Cela étant dit, aussi mauvais que le film puisse être, il trouve un second souffle salutaire vers la fin, assez cathartique, je dois avouer, quand les deux parents bourgeois s’en prennent à leur tour aux quatre criminels en fuite. L’humour, typique des films futurs de Wes Craven et de toute une génération de réalisateurs, prisonniers volontaires de l’adolescence, est également le bienvenu. Sans cet humour, pas de catharsis, pas de second degré, et le piège de nombreux films de vengeance dans lequel tomberont les films qui en reprendront le principe : on ne s’amuse plus et cela devient au contraire gênant parce qu’on se pose la question de la morale dans l’histoire.

Craven, au moins, me paraît assez peu ambigu ici. L’avantage de ne pas trop se prendre au sérieux. Dans la catharsis, plus de morale, comme au carnaval : on intervertit les rôles, les codes disparaissent, et on s’amuse pour purger les tensions passées… Quand le père prépare des pièges pour zigouiller les meurtriers de sa fille, façon Maman, j’ai raté l’avion, il n’y a rien de sérieux dans cet exercice. C’est purement cathartique. Les adolescents qui feront le succès des films de Wes Craven dans les décennies suivantes ne regarderont pas ses films par goût du macabre, mais bien parce que c’est amusant. Ceux qui sont dérangés sont ceux qui prennent ces films au premier degré. Si parfois certains films tombent un peu trop dans l’ambiguïté et foutent mal à l’aise (Henry, portrait d’un serial killer, par exemple), c’est que le côté ludique et cathartique du genre semble oublié. C’est loin d’être le cas ici, mais ça n’en fait pas pour autant un bon film.


La Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven (1972) The Last House on the Left | Sean S. Cunningham Films, The Night Co, Lobster Enterprises


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Airport, George Seaton (1970)

Note : 3 sur 5.

Airport

Année : 1970

Réalisation : George Seaton

Avec : Burt Lancaster, Dean Martin, Jean Seberg, Jacqueline Bisset, George Kennedy, Helen Hayes, Maureen Stapleton

Je continue le petit jeu des correspondances. Regarder des films devenus mineurs au fil du temps tout en sachant qu’ils avaient eu du succès à l’époque où ils sont sortis, cela permet de renifler l’air du temps, comprendre le va-et-vient des modes, l’usage des studios, assister à l’apparition de techniques devenues obsolètes. À Hollywood, peut-être plus qu’ailleurs, la production de films s’apparente à des mélanges de concepts, d’idées et d’approches dont le but serait d’en faire ressortir une recette capable de les arranger au mieux pour vous assurer le succès. « Rien de personnel » pourrait être la devise de Hollywood, et cela, même quand le Nouvel Hollywood tentera d’imposer l’auteur au centre de tout le système (ils n’y arriveront que partiellement).

Qui est George Seaton ?… On s’en moque, mec, retourne voir Easy Rider. Parlons plutôt de Airport. Le produit, celui qu’on offre au public en espérant qu’il lui convient et en redemande ; le produit « Airport », l’assemblage final issu d’une recette qui fera des petits.

Dans les deux années qui précèdent Airport, par exemple, le split screen venait de faire son apparition au cinéma grand public avec L’Affaire Thomas Crown et L’Étrangleur de Boston. Dans le premier film, le procédé servait à illustrer des séquences non essentielles ; dans le second, c’était pour mettre en scène, dans le même cadre, un montage alterné. Le procédé se justifie par les multiples séquences au téléphone, à l’interphone ou aux communications entre avions et contrôle au sol. Sans le retour au premier plan de cet ingrédient, le split screen, il est assez probable que les producteurs auraient renoncé à adapter le roman dont est issu le film face à l’impossibilité de réunir dans un même lieu tous les protagonistes. On aurait par ailleurs sans doute jugé à l’époque que tout un film fait de champs-contrechamps par téléphones interposés et de voix hors-champ aurait été insupportable. On a vu par la suite que le public pouvait très bien s’accommoder d’un rythme soutenu et que ça pouvait même participer à augmenter artificiellement le rythme et l’intensité d’un film. On mettra rapidement le split screen de côté, mais au moins ici, l’usage qui en est fait paraît justifié et remplit sa mission de simplification narrative.

Le film a eu un immense succès (même au sein de la profession : le film aura de multiples nominations aux Oscar) et, tout comme Colossus, bien que les deux films ne puissent pas être considérés comme de véritables films catastrophe (encore innocents face aux effets qu’ils produisaient sur le public, les films n’ont pas un récit entièrement dédié à la « catastrophe » : il faut attendre la dernière demi-heure de Airport pour voir la bombe exploser, et Colossus prend un détour romantique plutôt inattendu et envahissant pour un spectateur habitué aux codes du film catastrophe), ils donneront le ton pour les années suivantes et les deux films serviront de modèle (parmi d’autres) avant que les différentes productions se lancent dans une surenchère et qu’on parle alors véritablement de « films catastrophes ». Les années 60 avaient connu une surenchère au niveau des névroses et des cas psychiatriques au cinéma ; les années 80 verront la fantaisie se développer ; et les années 70 suivront le même principe de mode et mettront la catastrophe et la paranoïa au cœur d’une majorité de films.

Les films dans lesquels sont réunies une ribambelle de stars parfois sur le retour, ce n’est pas nouveau, en revanche, on peut s’amuser à repérer certains « modèles » ou « codes » que le film pourrait avoir inspirés. Le film de terroriste n’est pas nouveau (les attentats sont alors plus volontiers politiques, voire parfaitement « gratuits » comme dans La Cible, même si je ne suis pas sûr que les années 60 des Kennedy aient été aussi prolifiques dans ce domaine que la décennie suivante), mais jusqu’au 11 septembre, le film de terroriste spécifiquement lié au monde de l’aviation offre presque toutes les garanties du succès et verra pas mal d’occurrences au cours des décennies suivantes. Cela se vérifiera surtout quand les films d’action prendront le pas dans les années 80.

Airport est tout autant un film « catastrophe » devant faire face aux éléments de la nature qu’un film de terroriste (même si on ne l’appelle pas ainsi dans le film, il s’agit plus d’un déséquilibré), j’ai été ainsi étonné pendant le film de voir les nombreuses correspondances avec le second volet des aventures de John McClane dans Die Hard 2 sorti vingt ans plus tard. Moins évident, j’y ai trouvé également des correspondances avec le début de L’Empire contre-attaque. J’ai souvent relevé que Lucas aimait reprendre des codes ou des ambiances des succès passés (Ice Cold in Alex, Les Canons de Navarone, Sierra torride, etc.), et on retrouve la tension du contrôleur aérien, l’urgence et l’ambiance neigeuse dans les deux films… Au temps de THX, le réalisateur aurait sans doute adopté le split screen, mais ayant compris depuis l’échec de son premier film qu’il fallait cesser toutes les expérimentations narratives pour les laisser aux seules techniques d’imagerie et qu’il fallait adopter un récit le plus transparent possible, voire « classique », il ne cédera pas au procédé, mais je pense qu’en 1980, on était déjà complètement venu à bout du procédé (en bon amateur de Kurosawa, Lucas gardera les seuls volets de transition entre les séquences, mais on est loin de l’expérimentation ou de l’effet superfétatoire).

Voir ce genre de films, énormes succès d’époque, ayant eu une influence sur la production sans doute jusque dans les années 80, cela est toujours intéressant tant ils aident à relativiser les penchants et les goûts du public actuel. Rien n’assure que les succès d’aujourd’hui les aident à rester plus dans les mémoires des spectateurs ou dans l’histoire que d’autres films plus confidentiels. On revoit toujours les œuvres en fonction de ce qu’il advient des modes et des goûts du public par la suite. Peu importe, me direz-vous : l’essentiel pour les studios est surtout d’amasser le plus de recettes au moment de la sortie du film.

Sur le film en lui-même (au-delà de ce qu’il représente dans l’histoire du cinéma), assez peu de choses à noter, sinon la jolie performance de quelques actrices : Helen Hayes, en vieille chapardeuse qui assure les parties comiques du film, et dans un genre beaucoup plus mélodramatique, Maureen Stapleton, interprétant la femme de l’homme désespéré cherchant à se faire sauter dans l’avion.

Cette manière de filmer avec un grand nombre de locations tout en sortant rarement des studios commence à montrer ses limites. On voit bien qu’un tel film réclame le plus de réalisme possible, pourtant, on trouve encore un moyen (sans doute par facilité) de nous sortir de la neige artificielle et l’ensemble des plans à l’aéroport ainsi que ceux dans l’avion semblent avoir été reconstitués en studio… On imagine le budget colossal que cela implique, et bientôt il deviendra moins cher de se déplacer sur des lieux réels, même publics, et de privatiser les lieux le temps d’une ou deux séquences. (Autre avantage des tournages « on location » : la possibilité de multiplier encore plus les types de décors, une recette qui avait fait ses preuves avec les James Bond et qui est toujours d’actualité, de Mission impossible aux films de la série Jason Bourne…)*

*Sur ce sujet, lire Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain


Airport, George Seaton (1970) | Ross Hunter Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1970

Liens externes :


Colossus, Le Cerveau d’acier, Joseph Sargent (1970)

Note : 3.5 sur 5.

Le Cerveau d’acier

Titre original : Colossus: The Forbin Project

Année : 1970

Réalisation : Joseph Sargent

Avec : Eric Braeden, Susan Clark, Gordon Pinsent

C’est toujours fascinant de voir les préoccupations illustrées dans la science-fiction sur ce qui, en partie, a fini par prendre forme dans le monde réel. Le roman dont est inspiré le film précède celui d’Arthur C. Clarke, mais on retrouve bien des éléments de 2001, surtout à la fin quand le superordinateur a pris le contrôle de la planète et adopté une voix synthétique. D’autres éléments du film se retrouvent dans pas mal de films suivants et initient, avec Airport, la mode des films apocalyptiques (Point limite, sorti en 1964, était, à sa manière, précurseur, sans déclencher toutefois cette mode qui traversera les années 70). On pense à Wargame, bien sûr (guerre nucléaire « jouée » par un superordinateur), à l’ordinateur de bord, Maman, dans Alien (on y retrouve surtout des codes visuels et sonores qui semblent bien dépassés aujourd’hui), à Terminator (la machine intelligente à qui on a laissé trop de pouvoir et qui finit par prendre le contrôle total de la planète en réduisant l’humanité à l’esclavage), au Syndrome chinois (un bunker surprotégé censé centraliser toutes les commandes servant au contrôle d’un monstre — qu’il soit bien réel et finisse par envahir Manhattan, ou une machine — et qui finit, après une erreur technique ou humaine, par échapper à la vigilance de ses maîtres — le scénariste/adaptateur de Colossus réalisera Le Syndrome chinois).

Parmi les aspects du film qui ont envahi notre quotidien, on peut citer pêle-mêle : une forme primitive d’Internet (avec ses centres de données et son système de communication global), les visioconférences, la vidéosurveillance, les ordinateurs personnels (le système à la voix est assez peu répandu, mais avec l’IA cela va sans doute tendre à se développer) et bien sûr l’IA avec tous les questionnements qui accompagnent son développement. Les interrogations soulevées par le film sont, en ce sens, encore bien actuelles. Dans l’interface de la machine, on en viendrait même à se demander si certains éléments ou propriétés n’ont pas servi de modèle, au moins dans la désignation des choses, aux ordinateurs et aux systèmes d’exploitation futurs. Est-ce que c’est la science-fiction qui s’inspire du réel ou est-ce que c’est le réel qui s’inspire de la science-fiction ?

Le film en lui-même n’est pas mauvais, mais il souffre de la comparaison avec les films du même type qui arriveront après et qui déploieront des moyens plus importants. On entre très vite dans le vif du sujet, avec une défaillance immédiate quand l’ordinateur découvre qu’il dispose d’un double de l’autre côté du rideau de fer. Les quelques minutes qui suivent sont peut-être les plus intéressantes : l’ordinateur se découvre une conscience et des aptitudes nouvelles avant d’imposer ses choix aux deux puissances (on retrouve un côté Premier Contact : on remplace l’altérité extraterrestre avec celle de la machine développant un langage propre). Là où ensuite une production répondant plus clairement aux codes des thrillers apocalyptiques aurait resserré l’intensité et joué sur le suspense, Colossus prend un détour qui peut passer aujourd’hui pour étrange : l’intrigue se resserre sur un couple de techniciens et multiplie les ellipses temporelles avant de se finir sur un finale glaçant, mais assez peu paroxysmique. Cette fin pose au moins une nouvelle question : le prix de la paix et du progrès ne peut-il prendre d’autre formes qu’une dictature ? Elle semble lancer un défi à l’humanité : « Réglez vos problèmes, sinon voyez ce qui nous attend ! » Or, l’humanité en question, il semblerait qu’elle ait décidé de mettre son destin entre les mains d’autres Forbin : toujours fascinés par le culte de l’entrepreneur vaguement scientifique, on se laisse subjuguer par des Musk ou des Bezos au lieu de répondre aux urgences du monde et régler la paix dans le monde, le réchauffement climatique, et tutte le cose.

« Colossus Shrugged », en somme : le pire de la science-fiction n’a pas été imaginé par les maîtres du genre, mais peut-être bien, involontairement, par Ayn Rand pour La Grève… « Qui aurait pu prédire » dans les années 70 que la menace principale en 2020 ne serait pas un superordinateur, mais l’homme prétendument super-intelligent qui l’aurait mis en place ? La première menace, ce ne sont pas les machines, mais bien les hommes que l’on vénère et qui nous vendent des illusions. Dans Frankenstein, le danger, est-ce la créature ou Frankenstein même qui l’incarne le mieux ?

Bref, on fonce droit à la catastrophe. Et elle viendra bien de l’homme, pas de la machine. Colossus n’en est pas encore là, et les films catastrophe à venir traiteront rarement les catastrophes telles qu’on les vit un demi-siècle plus tard. Une occasion manquée : l’âge d’or du genre a eu lieu précisément lors de la décennie de la prise de conscience des effets du réchauffement climatique et de la course irrationnelle vers une croissance infinie (conclusions du Club de Rome et premières mises en garde des climatologues au milieu des années 70).


Le Cerveau d’acier, Joseph Sargent (1970) Colossus: The Forbin Project | Universal Pictures

Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984)

Note : 2.5 sur 5.

Amerika, rapports de classe

Titre original : Klassenverhältnisse

Année : 1984

Réalisation : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

L’anti-cinéma par excellence. En même temps, c’est peut-être de ce que j’ai vu ce qui se rapproche le plus du cinéma de ces deux zigotos. Si les amateurs de ce genre de films veulent en voir d’autres, ils me filent une équipe technique, un roman à adapter que je retranscrirais dans ma province et dans mon garage, et je leur en ponds quatre ou cinq par an.

Je ne sais plus où j’ai lu que le montage du film était “savant”. OK. Mais ce n’est pas le tout de le dire, les gars, il faut le prouver. Moi, quand je fais l’analyse d’un montage, je ne m’évapore pas, j’explique, j’illustre, comme sur Fleur pâle ou sur le montage de Masumura. Non, le montage d’Amerika est scolaire. Pire que scolaire, même : c’est le type de montage statique qu’on réalise quand on improvise et qu’on ne veut pas s’embarrasser avec les raccords. Plan fixe, champs-contrechamps caducs, les critiques vont adorer parce que ça leur paraîtra étrange. Oui, moi aussi quand je lis mes dissertations de CM2, il y a comme un petit quelque chose d’étrange.

Le pire est comme d’habitude pourtant ailleurs chez les deux zigotos : le jeu des acteurs. Le type qui présentait le film s’émouvait de raconter que les cinéastes avaient laissé les acteurs trouver leur propre rythme. Mec, ça veut rien dire : je suis acteur, ce que l’on voit dans le film est typique du jeu d’acteurs non dirigés. Parce qu’il y a des cinéastes qui sont avec les acteurs comme d’autres avec les femmes : ça les fige, ils ne savent pas comment il faut s’y prendre. Alors ils laissent à d’autres le soin de raconter de belles histoires sur leur manière de faire, alors qu’ils n’ont rien fait du tout, sinon contempler, impuissants et bêtes, des acteurs paumés. C’est d’ailleurs le plus souvent injouable. On pourrait croire à un moment qu’on vise une sorte de désincarnation à la Bresson, sauf que chez Bresson, tout se tient : ils adoptent tous une prosodie très particulière. Ici, on voit clairement des acteurs qui se débattent avec un texte et une situation. On imagine que les cinéastes leur demande de rester hiératiques, mais au-delà de ça, ils ne les aident pas beaucoup, et même si certains s’en sortent mieux que d’autres, ça reste une joyeuse catastrophe : « chacun pour soi, moi je vais essayer ça, tiens ». Les deux aiment le théâtre, eh bien, assumez et faites du théâtre filmé. Fassbinder l’a fait. Il y aurait au moins une cohérence. Pas de cohérence, pas de maîtrise, pas de maîtrise, pas de talent.

Le seul et maigre intérêt du film, il est au niveau de l’histoire de Kafka. Autant dire que les zigotos n’y sont pas pour grand-chose. En présentation, le même type disait qu’il y avait un côté Justine et les malheurs de la vertu. Et c’est vrai que ça y ressemble par son côté « Odyssée des supplices et des injustices sociales ». À chaque nouvelle séquence, on se demande, comme la pauvre Justine, ce qui va bien pouvoir tomber à nouveau sur le bonhomme. Au moins, l’aspect de la violence sociale transparaît bien à l’écran malgré l’absence totale de contextualisation (qui n’est même pas poussé jusqu’au bout, encore une fois, comme au théâtre, comme un Lars von Trier n’aurait pas hésité à le faire, ou d’autres, parce que mettre en scène, c’est choisir, ce n’est pas planter une caméra et attendre que ça se fasse tout seul). Et ça, on le doit surtout encore une fois à Kafka. À personne d’autre. Ah, si, à notre imagination aussi. Quand on s’ennuie, on mâte parfois les décors, ici, tant qu’à faire, on essaie de lire entre les lignes, comme avec la mauvaise dissertation d’un élève qui raconte l’histoire du roman sur lequel porte son devoir sans comprendre que ce n’est pas ce qu’on lui demande. Rechâchez encore.


Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984) Klassenverhältnisse | Janus Film und Fernsehen NEF Diffusion


 

 

Liens externes :


La Résidence, Narciso Ibáñez Serrador (1969)

Jeunes Filles en psychose

Note : 4 sur 5.

La Résidence

Titre original : La residencia

Année : 1969

Réalisation : Narciso Ibáñez Serrador

Avec : Lilli Palmer, Cristina Galbó, John Moulder-Brown, Maribel Martín

Thriller savoureux entre Jeunes Filles en uniforme et Psychose avec quelques notes probablement inspirées de Rosemary’s Baby vu que le film de Roman Polanski est sorti l’année qui précède. J’y trouve aussi une certaine connexion (ambiance/thématique/esthétique) toute personnelle avec Alien3 : l’univers carcéral, les conflits internes dans une société reconstituée avec ses codes spécifiques et étranges, et cela, sans savoir qu’un monstre rôde dans les parages et vient les cueillir les uns après les autres… On y trouve aussi les premiers cisaillements timides des slashers à venir.

Mais l’intérêt est bien ailleurs que dans les dérives horrifiques, surtout finales, qui prennent peut-être trop justement référence au film d’Hitchcock (Psychose), et qui flirtent avec le grand-guignol (sans quoi, avec une meilleure fin, c’était un favori). Le film est avant tout un excellent thriller psychologique, tendance frustrations sexuelles (tant hétérosexuelles qu’homosexuelles ou incestueuses), jouant sur la peur banale du monstre tapi dans l’ombre ou derrière les murs, sur la séquestration et les sévices autoritaires, voire sadiques. Je suis bien plus amateur de ce type de thrillers que de ceux proposés à la même époque en Italie.

On se demande bien d’ailleurs d’où a pu sortir ce film espagnol tourné en anglais avec un casting international et des personnages français. Ce sont plus souvent les amateurs de films d’horreur qui trouvent moyen de le dénicher, alors que le film ne se résume pas qu’à ses quelques meurtres et qu’il est en réalité bien plus « tout public » qu’il en a l’air. Bien qu’ayant inspiré, semble-t-il, quelques slashers futurs, on n’y dénombre que peu de meurtres et la petite société que forme le pensionnat ne découvre en réalité jamais la réalité des horreurs qui se produisent dans les lieux (ah, le légendaire laisser-faire des gestionnaires de pensions françaises).

J’y vois aussi ce qui pourrait le plus se rapprocher de Justine ou les malheurs de la vertu, impossible à adapter au cinéma. Et l’entrée en matière m’a également fait penser à celle du Professeur de Valerio Zurlini : on découvre, avec les mêmes couleurs brunes et sombres, l’intérieur d’une école, non pas à travers les yeux du professeur, mais de ceux d’une nouvelle élève. La suite s’intègre plus dans un schéma classique de film de pensionnat.

Le plus fou peut-être, c’est la qualité générale du film : de la mise en scène à la photographie, du scénario à l’interprétation. Pour produire un bon thriller, il faut souvent également une bonne musique et d’excellents effets sonores. Il n’y a pas qu’un auteur sur un plateau de tournage. Un film est bien un assemblage, souvent chanceux, de divers talents dont le réalisateur n’est que le maître d’œuvre. Cela pourrait être tout autant un producteur. Ou plus généralement, personne. Ou la somme hasardeuse de tout ce petit monde. Une résidence en somme. Avec, on l’espère, moins de problèmes managériaux en son sein. Il n’y aurait ainsi rien à changer si on en faisait un remake aujourd’hui. C’était déjà un peu le cas d’autres films tournés avant basés sur la séquestration et une oppression malsaine tournant au crime : on retrouve les mêmes couleurs, marrons presque placentaires, de Rosemary’s Baby et, disons, organiques de La Servante. Ces trois films possèdent un quelque chose qui les rend intemporels. L’effet du huis clos peut-être. Il n’y a rien qui ressemble plus à un décor d’intérieur qu’un autre décor d’intérieur. Surtout quand on est condamnés à ne pas en sortir. Une prison est une prison, on finit par ne plus voir la couleur des murs… Je n’aimais pas le côté maléfique dans le film de Polanski, et ce qui me fait préférer largement celui-ci, c’est bien son côté Jeunes Filles en uniforme. Pour être parfaitement étranger aux choses religieuses, ces références m’ont toujours sorti des yeux, alors qu’un pensionnat rempli de tarés qui offrent tous le visage de la normalité, ça parle en principe à tout le monde.

Autre différence majeure avec les giallos (genre dans lequel le film est parfois enfermé) : alors que ceux-ci ont souvent des distributions tout aussi hétéroclites, et bien que le film soit intégralement doublé, les acteurs sont ici parfaits, à commencer par Lilli Palmer, qu’on retrouve toujours avec plaisir.


La Résidence, Narciso Ibáñez Serrador 1969 La residencia | Anabel Films

Mickey One, Arthur Penn (1965)

Note : 2.5 sur 5.

Mickey One

Année : 1965

Réalisation : Arthur Penn

Avec : Warren Beatty, Alexandra Stewart, Hurd Hatfield, Franchot Tone

Film sous influence probable de la nouvelle vague européenne, mais ça ressemble peut-être plus à une comédie tchécoslovaque ou nippone de la même époque qu’à un bon film. Ce qui frappe de prime abord, c’est que le film ne procède pour ainsi dire à aucune introduction. Le générique est constitué de séquences bordéliques dont on ne sait quoi penser, puis un long flashback se met en place. Après cela, aucune présentation du personnage principal digne de ce nom ne se fait. Et par conséquent, puisque ce moment crucial d’identification n’est pas respecté, aucune empathie envers lui n’est déclenchée ni possible. Tout par la suite ne semble alors plus apparaître que comme une grande agitation forcée, un peu comme une mascotte de MMA polonais faisait le pitre à la mi-temps d’un match de basket dans les Landes. L’humour de l’Est venant s’échouer dans une soupe hollywoodienne, voilà qui est original.

La critique aurait moqué la prétention du film. Et je ne peux qu’abonder dans leur sens. À quoi toute cette agitation montée en jump cut peut bien servir sinon à dire « regardez-moi » ?

J’avoue ne trouver toujours aucun intérêt à Warren Beatty. Un énorme talent, mais qui me laisse froid. Une histoire de présentation avortée peut-être. J’aurais beau faire tous les efforts possibles, sa présence ne m’inspirera qu’antipathie et indifférence. Quelque chose dans les yeux ou dans la surinterprétation, le côté agaçant des personnes trop expressives, trop envahissantes. Les petits yeux rapprochés donnent un air vide que l’acteur compense par des expressions justes, mais bien trop nombreuses à mon goût. Sa sœur souffrait du même problème, mais le pauvre Warren ne peut pas souligner son regard de faux cils (les acteurs burlesques usaient de crayon noir, comme au théâtre, peut-être que Warren aurait dû en prendre de la graine…). L’insolence des belles gueules peut-être aussi, pour qui tout est dû et facile. À moins que ce soit le côté saoulant des types qui ne s’arrêtent jamais de parler, de bouger, de séduire… Ce n’est pas un pitre, c’est un lapin Duracel.

Le silence… Le talent, c’est aussi se laisser regarder, c’est aussi laisser les autres prendre de nous le peu qu’on leur donne. Le vaudeville et la screwball comedy en avaient fait la démonstration : même une comédie à cent à l’heure doit aménager des instants de ruptures, des micropauses permettant au public de respirer.

Je vous foutrais le beau Warren dans un personnage de criminel, moi. Un producteur pour donner à ce Beatty, un rôle de tueur ? Vous le flanquez ensuite d’une jolie blonde tout aussi perverse que lui, et le tour est joué ! Les petits yeux ne sont pas faits pour la comédie.

En dehors de son acteur, de son agitation lourde et de son introduction ratée, paradoxalement, par certains aspects, le film évoque Lenny, mais en bien plus réussi. Par son sujet loufoque (un comique qui le devient par accident et qui refuse le succès de peur de voir son passé ressurgir…), le film rappelle cette fois les fantaisies loufoques (et pas forcément très drôle non plus) de Woody Allen.

Quelque chose dans l’air dans ces années 60 laisse décidément penser que le cinéma américain se cherche et craint de ne trouver la solution. Et que fait-on quand on a peur de disparaître ? On force beaucoup, on abat ses dernières cartes, on se met à poil, et l’on fait tout pareil, mais avec de nouveaux excès. Pourtant, le burlesque mêlé à une forme arty, ça passe moyen. En Europe de l’Est, peut-être, à Hollywood, non.

Par d’autres aspects, le film se rapproche de Daisy Glover tourné la même année. Une volonté identique presque de refaire A Star is Born l’humour en plus (et, ici, l’ambition en moins). Robert Redford et Warren Beatty, surtout dans leurs premiers films, représentent tellement ce Old Hollywood qui se cherche avec de nouvelles têtes… Beatty, lui, n’a pas rencontré son Sydney Pollack capable de gommer ses gesticulations d’acteur « moderne ».

Parce que, moi, les acteurs qui gesticulent, ça m’épuise.


Mickey One, Arthur Penn (1965) | Florin, Tatira