La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura (1962)

Note : 3.5 sur 5.

La Vie d’une femme

Titre original : Onna no issho

Année : 1962

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Machiko Kyô, Masaya Takahashi, Jirô Tamiya

Opus somme toute mineur dans la filmographie de Masumura, faute à un récit trop éclaté et un manque de scènes fortes (sorte de Vie d’O’Haru femme galante vite expédié et surtout sans faire confiance à son actrice principale à émouvoir le spectateur en lui laissant le temps de s’exprimer…). On aurait presque l’impression que les réels conflits et enjeux du film n’appartiennent qu’aux événements historiques et extérieurs à la vie de notre petite famille à travers les décennies. Même chez Ozu ou chez Naruse les événements familiaux, les conflits, y sont parfois plus marquants. Même éclaté sur plusieurs décennies, ça reste très anecdotique. Pour un mélo, on se surprendrait presque à barboter sur les rives d’un lac.

Reste le génie de découpage et de composition des plans de Masumura, surtout dans les petits espaces, rappelant Une femme confesse tourné l’année précédente. Si pour certains cinéastes, on s’applique avec le principe du « une idée un plan », chez Masumura, c’est une sorte de composition binaire dans laquelle à l’intérieur de chaque plan une action suivie d’une autre en réaction doit prendre forme. Action, réaction, et une logique du découpage tournée vers le principe pas si lénifiant du champ-contrechamp.

Dans un champ-contrechamp, parfois, on oppose un visage en gros plan à un autre en gros plan… Jamais ici : Masumura cadre systématiquement ses personnages dans le même plan, et le champ-contrechamp s’opère après un échange de trois ou quatre répliques, rarement plus. Les personnages se font rarement face, puisque c’est vrai que dans une discussion, il y en a souvent un qui veut parler à l’autre, et un autre qui subit et qui chercherait plutôt à fuir la discussion : celui qui fuit s’affaire souvent à une action, répond à l’autre, peut éventuellement devenir celui qui vient interroger l’autre, et les rôles s’inversent et ainsi de suite. Mais toujours le même principe de composition : une action ou une réplique, à laquelle l’autre personnage cadré dans le même plan répondra, un ou deux échanges tout au plus, éventuellement un personnage bougera, ou un autre interviendra, et ainsi de suite.

Autre principe, comme aux échecs, Masumura prend souvent un coup d’avance toujours pour que les personnages qui se répondent soient systématiquement dans le même cadre (l’un de profil, un autre peut-être de dos, mais rarement l’un à gauche et l’autre à droite, pour jouer sur la profondeur, profiter du scope et créer une perspective qui justifiera l’emploie du contrechamp) : la réaction de l’action en cours est déjà en gestation dans le plan à un autre endroit du champ, et cela souvent au premier plan, comme pour préméditer une action ou une prise de parole. En changeant de plan, Masumura ne propose pas seulement un contrechamp, il nous indique que dans le cadre, alors que l’action qui précède (suivant parfois un raccord) se termine, une réaction à cette action va prendre place dans ce nouveau cadre. On guette l’action à venir, et on la voit presque, la devine, avant qu’elle se manifeste. (Foutrement efficace d’un point de vue narratif, mais ça doit aussi être beaucoup plus économe en pellicule, parce que contrairement encore de l’idée qu’on se fait des champs-contrechamps, puisque les personnages bougent sans cesse, aucun réel plan maître ; pas non plus d’échelle de plan, parce que Masumura joue avec la profondeur dans tous ses plans — au premier plan souvent flou, des objets, des parois, au second un personnage, au troisième un autre, au quatrième parfois encore un autre amené à intervenir ou qui est déjà intervenu et qu’on ne voit plus qu’en pointillé… — si bien qu’il filme deux répliques, parfois trois, fait bouger éventuellement ses acteurs, en fait intervenir d’autres, et puis contrechamp. L’astuce, c’est que si dans un champ-contrechamp classique, le troisième plan est presque toujours une copie du premier, là, ça ne marche que par paire : 11 (action-réaction-cut)/ 22 (contrechamp avec même principe d’une action répondant à une autre à l’intérieur du même plan)/ 33 (contrechamp du plan précédent, mais autre angle que le plan antéprécédent 1)/44, etc. ; et cela au lieu du ronflant 1/2-1/2-1. Plus fort encore, tel encore un joueur d’échecs, revenir à un plan bien antérieur laissant presque penser qu’il pourrait avoir un plan maître, alors que ça paraît assez peu probable : 11/22/33/44/1/44/5 (comme dans la séquence finale où il reviendra juste avant un travelling me semble-t-il à un emplacement de caméra en plan moyen utilisé précédemment pour un plan plus rapproché.)

Analyse plus détaillée ici :

Composition des plans et montage en champ-contrechamp chez Yasuzô Masumura



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Jeanne d’Arc, Cecil B. DeMille (1916)

Note : 3.5 sur 5.

Jeanne d’Arc

Titre original : Joan the Woman

Année : 1916

Réalisation : Cecil B. DeMille

Pour mémoire :

— L’époque est au montage alterné et à la fresque historique, l’année où Griffith s’essaie au montage parallèle avec Intolerance. DeMille mêle une poignée d’actions simultanément, séparées spatialement de quelques mètres. Son recours au plan précédent faisant passer le montage alterné comme simple procédé pour accentuer l’intensité est parfois un peu facile (revenir au plan précédent, si c’est pour montrer strictement la même action dans sa continuité, c’est là que le montage alterné semble revenir en arrière et manquer d’efficacité, mais ça reste rare ici ; si on reprend également exactement dans la précédente continuité, le principe du ‘pendant ce temps’, ça ne marche pas, car il faut pour cela couper les fractions de seconde écoulées lors du plan de coupe — pas toujours respecté ici).

— Respect quasi permanent du principe du « une idée un plan » (une action dans un plan consiste à montrer, le temps de ce plan, le début d’une action jusqu’à sa fin, ou, si celle-ci est longue et descriptive, ne la montrer qu’une poignée de secondes).

— Quelques champs-contrechamps parfaits et avec raccords (dont un situant la caméra en hauteur et en plongée, l’un des personnages étant sur un cheval et en regarde un autre de haut).

— Des raccords plus ou moins dans l’axe. Quelques faux raccords dans le mouvement et des combinaisons d’axes aléatoires (typique quand un plan rapproché est monté et introduit à l’intérieur même d’un plan maître, comme un cheveu arrivant sur la soupe ou un plan monté sortant d’un autre film).

— Usage dominant des plans américains auxquels se collent parfois des rapprochés au niveau de la taille.

— Surimpressions inventives pour les visions de Jeanne.

— Pantomime un peu lourde et une Jeanne sans charme.

— Grande inventivité à la fois en termes d’actions descriptives et en choix des cadres pour les scènes de foule ou pour les plans d’ensemble (on parle bien de Cecil B. DeMille).

— Une version romantique amusante un peu blasphématoire, mais censée réveiller l’élan patriotique des alliés face aux méchants envahisseurs allemands. La ficelle est grosse, mais c’est conforme aux élans, là, mélodramatiques, de l’époque.

— Notons aussi que malgré les considérations auteuristes actuelles, c’est aussi à cette époque la mise en place par la Paramount de ce qui est devenu aujourd’hui une évidence qu’on croirait presque l’héritage d’une longue histoire : le star-system. Sur l’affiche, le nom de l’actrice (inconnue aujourd’hui) est plus grand que le titre du film (ou que celui du réalisateur). Titre qui d’ailleurs traduit en français ne respecte pas la nature du film volontairement révisionniste et propagandiste.

— À signaler aussi que les extérieurs pour ce type de productions ont définitivement établi leurs quartiers à Los Angeles : le film a été tourné dans le parc en banlieue de la ville où Griffith venait de tourner Naissance d’une nation : le Griffith Park (sans aucun rapport avec D.W. d’ailleurs).


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1916

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L’invention du champ contrechamp, en cinéma et en littérature, une histoire d’attaques

L’invention du champ contrechamp, en cinéma et en littérature, une histoire d’attaques :

1900, Williamson réalise Attaque d’une mission en Chine (les contrechamps supposés sont perdus, mais pour la première fois, on a l’idée de montrer une même action selon des points de vue différents et alternativement pour reproduire une illusion de continuité narrative). (La même année, son comparse de Brighton, George Albert Smith utilisait le même procédé dans La Loupe de grand-mère et dans L’Astronome indiscret).

1903, variation élargie et américaine du champ contrechamp : le montage alterné (ou dans ce cas précis, peut-être plus un montage parallèle). Dans Le Vol du Grand Rapide, Porter montre simultanément (et non plus alternativement) différentes actions amenées à fusionner (la continuité est biaisée et le principe ne sera utilisé qu’en littérature ou bientôt sous la forme de flash-back au cinéma).

1904, en littérature cette fois, Conrad reproduit le désordre chronologique de Lord Jim, paru en 1899 (soit l’année du premier montage à Brighton). Notamment lors du passage presque porterien du chapitre III vers le chapitre IV : à la toute fin du chapitre III (qui montre une insurrection donc une attaque à travers le point de vue de Viola réfugié chez lui avec sa famille) l’auteur fait intervenir Nostromo sans que l’on sache encore que c’est lui. Et au début du chapitre IV, il retranscrit brièvement la même situation, cette fois avec le point de vue de Nostromo, et jusqu’à son intervention chez Viola.


Moi qui avais toujours pensé que Porter n’avait juste rien compris à l’innovation des Anglais de l’école de Brighton (en 1903, il reproduit encore Life of an Americain Fireman, remake d’un film britannique ne respectant pas la même continuité chronologique), possible qu’il ait été (en y pensant très fort) un adepte également du mode narratif « oblique » ou en « fragments » cher à Conrad.



Erotikon, Mauritz Stiller (1920)

Erotikon

Erotikon

Année : 1920

Réalisation :

Mauritz Stiller

7/10 IMDb

La fantaisie aurait été plus poussée comme dans les films avec Victor Sjöström et Karin Molander (qui joue toutefois ici la nièce), on se serait éloigné de la petite pièce de marivaudage aujourd’hui assez peu digeste, pour une comédie lubitschesque ou screwballesque. C’est que l’histoire et le développement présentent assez peu d’intérêt, et la fantaisie vient un peu tard.

Reste l’essentiel : on est en 1920 et, avant de se lancer dans ses sagas et une forme probablement inspirée des impressionnistes (Abel Gance en tête), Mauritz Stiller finit de maîtriser sa grammaire (qui deviendra la nôtre, le classicisme) : plans moyens ou américains, quelques gros plans, une caméra toujours placée où il faut pour proposer notamment des champs contrechamps efficaces, et surtout un principe, celui de la nécessité que se passe toujours quelque chose à l’écran, d’où un rythme effréné mais lisible, abandonnant les effets des montages alternés trop nombreux dans certains films (nombreux ici mais que du classique, avec un nombre de situations et de personnages restreints).


 

Erotikon, Mauritz Stiller 1920 | Svensk Filmindustri


Certaines femmes, Kelly Reichardt (2016)

Certain Women

Note : 3 sur 5.

Certaines femmes

Titre original : Certain Women

Année : 2016

Réalisation : Kelly Reichardt

Avec : Michelle Williams, Kristen Stewart, Laura Dern

Ce n’est pas du Sundance mais ça y ressemble.

Depuis vingt ans il y a une mode, ou un savoir-faire, qui permet outre-Atlantique de proposer des films exigeants en marge des circuits commerciaux traditionnels. Reste que quand on ne s’applique pas à reproduire les recettes des grosses machines, on peut parfois craindre qu’on en utilise d’autres pour avoir une chance à concourir les festivals à travers le monde. Le cinéma indépendant américain a pourtant par le passé produit quelques miracles avec des films singuliers, des sujets forts et une forme souvent imperméable à toute référence, certains citeraient Le Petit Fugitif mais pour moi l’œuvre-étalon, et du peu que j’en connais, reste Nothing But a Man. Certains films sont comme touchés par la grâce, sonnent comme des évidences, et dans d’autres, tout paraît formaté ou reproduit autour d’un modèle d’usine. Leur blueprint répond parfaitement aux stéréotypes qu’on pourrait s’en faire : l’Amérique profonde, sa déprime, ses sandwichs gras, ses hommes à barbe, son injustice, sa froideur, sa violence sociale…

Ça sonne rarement juste dans un film américain. Il y a une forme de justesse à laquelle ils arrivent rarement à tendre sinon seulement à lorgner finalement vers ce qu’ils savent le mieux faire, les petits polars sans prétention, quand tout à coup, au milieu de cette Amérique de nulle part, le genre, le thriller, l’artifice assumé vient pointer le bout de son nez. Quand Wim Winders vient tourner Paris Texas, il garde son style, mais ne cherche pas à rendre cette Amérique pesante ; au contraire, il restitue une part du rêve, ou des couleurs, des parfums acidulés pour proposer un contraste et poursuivre une longue fascination du public pour ces espaces aux mille mirages comme dirait mon pote Joseph Campbell. Ici, aucune chance au mirage, il n’y en a pas. Et c’est bien le risque de tout film quand il manque de nuances et s’égare dans le ton sur ton. L’Amérique, la vraie, c’est glauque, c’est cruel, c’est laid, c’est pauvre, c’est con et c’est chiant, alors je vous la montre telle quelle. D’accord, le dévoilement est toujours louable sauf que la porte était déjà ouverte et on a déjà tout vu. L’art — oui l’art —, c’est bien d’arriver à proposer un regard, un angle, une vision qui détonne avec ce qu’on pourrait attendre de ce genre de films “exigeants”. On pourrait penser à Short Cuts ou d’autres Altman… Le ton, c’est de l’art, le ton sur ton, c’est de la conserve de sardines. Un Altman, ce n’est pas un Wenders, seulement derrière le naturalisme, le dévoilement, il y a un jeu de mirage qui lui seul est capable de saisir, de sidérer presque, le spectateur ; comme une manière de lui dire : « Ah oui, c’est beau, mais heu…, non, non en fait, non… Ah oui mais quand même… Ah non, non. » Qu’est-ce que disait Sirk déjà ? Qu’on ne forçait pas la main du spectateur, qu’il fallait lui laisser interpréter seul, et pour cela ne pas lui donner trop d’éléments qui pourraient lui faire croire que le film, ou celui qui est derrière, l’oriente trop vers une interprétation, une morale, un constat. Et dans ce cinéma-là, trop affecté, trop soucieux de donner à voir du glauque, du pauvre, du social, du déprimé, on ne peut que respecter l’effort, mais on ne pourra jamais être séduits parce que tout le plaisir du spectateur, il est bien d’ouvrir les portes une à une, de regarder ce qu’il y a derrière, revenir, en ouvrir une autre, se perdre, revenir sur ses pas, voir autrement le paysage qui s’y trouve, la refermer, etc. Certaines femmes est un road movie. Si on lui donne sa place, le laisse avancer au pas comme au drive-in, et qu’on lui sert ensuite tout le film sur un plateau, c’est perdu.

Autrement, savoir-faire donc, mais le minimum, ou l’attendu : des acteurs qui peuvent montrer toute l’étendue de leur talent mais qui sont assez pauvrement dirigés. Quand un acteur en fait trop pour exprimer justement ce ton sur ton et la déprime ambiante, il faut être capable de lui dire d’en faire toujours moins. Or la sobriété, c’est manifestement rare dans la culture de jeu américaine, et ce depuis que Marlon s’est gratté les fesses dans Un tramway nommé Désir (sauf qu’avec de la musique jazzy ça passe, parce qu’il y a dans ce cinéma naturaliste des origines, encore une forme de lyrisme voire de panache ou de valorisation de la spontanéité, de la performance). Alors qu’ici, on dirait un concours de jeu tout en retenue, mais une retenue ostensible, qui cherche à se faire voir dans le sens « regardez bien comme je joue en gardant tout en moi ». Vous savez, un peu comme la jolie fille qui se sait regardée et qui fait mine de regarder ailleurs… On en viendrait presque à apprécier le jeu des acteurs chez les Dardenne, parce que là la caméra reste invisible, le montage n’est pas là non plus pour insister, en prendre le plus “expressif” des réactions en contrechamp, car c’est justement ces petites réactions, qui donnent souvent le rythme aux mises en scène américaines, qui charcutent et mettent en pièce une séquence qu’on voudrait “naturaliste”, avec l’impression « d’y être ». Car quand on assiste à des situations « en vrai », aucun monteur n’est là pour nous dire quand tel ou tel acteur exprimera la réaction significative qui nous fera comprendre son for intérieur et la cohérence nue d’une situation. Il est peut-être là le problème de cette “culture” du “faire” dans les films indépendants, ils ont beau se nourrir de films “exigeants” internationaux, ils gardent le même réflexe, celui de chercher à donner à voir en permanence au lieu de laisser des moments de flottements où le spectateur comme plongé dans la situation, sans être pris par la main par un monteur, essaie de comprendre avec le peu qu’on lui donne. Le montage, les acteurs, les cinéastes ont tous cette culture, qui est à la base du cinéma des premiers temps, du champ contrechamp, dans lequel un raccord, s’il ne peut se faire à travers un mouvement doit pouvoir se faire par une réaction. Manque donc quelques partis pris radicaux que ce cinéma reste incapable de prendre : ralentir franchement le rythme (choix de Wenders dans Paris Texas), ou reculer sa caméra et limiter les coupes (comme l’a souvent pratiqué bon nombre de cinéastes européens, ceux de l’incommunicabilité, de la distanciation), ou encore jouer sur le ton, l’ironie, la satire, le bizarre, des approches capables de se marier avec le naturalisme (faudrait qu’ils apprennent plus de Kiarostami, sans rire, l’Iranien a un ton bien à lui, parfois c’est presque du Tati, involontaire peut-être, mais c’est drôle, cocasse, et il y a de la vie, pas de la soupe à la grimace pleine de ketchup dedans).

Quant à l’écriture, en montage parallèle, à moins d’y voir justement un procédé altmanien timide car réduit à trois unités narratives, je n’y vois pas grand intérêt, sinon à donner du rythme, artificiellement. Certaines femmes, d’accord, pourquoi pas d’autres ? Le film doit être trop intelligent pour moi.


Certaines femmes, Kelly Reichardt 2016 Certain Women | Film Science, Stage 6 Films

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The Salvation Hunters, Josef von Sternberg (1925)

Du Kid à la Ruée vers l’or

Les chasseurs de salut

Note : 2.5 sur 5.

Les Chasseurs de salut

Titre original : The Salvation Hunters

Année : 1925

Réalisation : Josef von Sternberg

Avec : George K. Arthur, Georgia Hale, Bruce Guerin, Otto Matieson

Premier film de Josef von Sternberg, The Salvation Hunters, y dévoile à la fois les qualités qui feront la marque de son réalisateur, mais aussi ses principaux défauts. Les défauts y sont beaucoup plus prononcés et il faut avoir un peu d’imagination pour y déceler le reste. Comme tout est affaire de malentendu, il faut noter que dans les défauts du film, on y reconnaît un petit air des films de Chaplin, qui d’ailleurs n’y restera pas insensible puisqu’il se montrera intéressé par une collaboration. Il mettra ainsi en quelque sorte le pied à l’étrier au futur réalisateur de L’Ange bleu, pour le meilleur (sa carrière), mais aussi pour le pire (Chaplin reniant le fruit de leur unique collaboration).

L’un des aspects pouvant apparaître alors pour une qualité, surtout aux yeux de Chaplin qui en répétera le principe dans ses principaux films, c’est la volonté de mêler comédie et drame. Cela paraît aujourd’hui évident, mais en 1925, on tient peut-être là un des films ayant donné la puce à l’oreille au génie britannique : s’il a déjà tourné le Kid (auquel von Sternberg semble s’inspirer), cette même année, il débauche l’actrice du trio de ce film, Georgia Hale, pour tourner avec elle La Ruée vers l’or, reprenant le même thème de la faim, et y développant l’idylle qui marquera plus encore le film suivant, Les Lumières de la ville (voire Les Temps modernes). Josef von Sternberg, pas forcément à son mieux, inspirant Charlie Chaplin, il fallait bien que ce soit un malentendu, mais les génies se nourrissent de tout, même de vieilles godasses en réglisse, alors…

Chez Chaplin, le mélange des genres touchera au génie (tel Shakespeare, le génie de Chaplin reste hors catégorie). Chez Josef von Sternberg, on appellera ça plus volontiers du mélodrame. C’est que ses films n’ont souvent rien de bien amusant, et Josef a au moins le mérite de ne jamais trop tirer ses films (on l’en remercie) vers le tragique. Un mélange des genres un peu timide, indéfinissable, jusqu’à ce que le cinéaste trouve son créneau, celui du cinéaste baroque (qu’est-ce que fait le baroque sinon mêler les genres ?). Le sujet du film ne se prête pas d’ailleurs aux décors pompeux ; et si on sent une petite douche allemande à travers quelques jeux d’ombres pas forcément du meilleur goût, Josef von Sternberg explore, ou entame sa carrière, avec un style qui ne réapparaîtra plus par la suite : le naturalisme.

Ce ne serait pas si mauvais si on échappait au côté moralisateur de la chose. L’élan humaniste et social pourrait être louable aux premiers abords, malheureusement ça commence par des cartons donnant à l’introduction un petit quelque chose de démonstratif (les intentions de la « fable » y sont clairement exposées), et ça continue avec des lenteurs incompréhensibles censées exprimer le tourment ou la faim des personnages quand on ne voit que des acteurs attendant que ça se passe (la direction d’acteurs du cinéaste montre déjà dans ce premier film les lacunes qui ne le quitteront plus par la suite…) ; et les dialogues sont forcés (certains sont même involontairement amusants, car ils reflètent notre ennui à la lecture de certaines prétentions et espoirs du jeune naïf). Bref, malgré toutes les meilleures intentions notées dans les intertitres, le bon Josef peine à faire ressentir la misère sociale annoncée, en particulier la faim, qui apparaît étrangement traitée dans une séquence de chewing-gum qui n’aura pas manqué d’attirer l’œil du réalisateur de La Rue vers l’or… (1925, et on s’amusait déjà à planter ses gommes sur les meubles…).

Toute la réussite du film tient en cet improbable et sympathique trio. Un jeune vagabond idéaliste (ou presque, il cherche du travail sur les quais), aux faux airs de Mike Myers ; une demoiselle cherchant son destin (la charmante Georgia Hale, donc) ; et un marmot tout à fait adorable (qui n’a guère fait grand-chose depuis, mais qui a eu le temps de s’éteindre il y a seulement quatre ans). Non seulement l’idée de réunir de tels personnages, dans leur misère respective, a tout de l’excellente idée de départ, mais c’est à noter, tant j’éprouve bien souvent du plaisir à flageller mon adorable Josef quand il s’égare ailleurs que dans ses excès, l’exécution est parfaitement menée. Et où trouve-t-il là encore l’inspiration ? Chez Charlie Chaplin, pardi ! Je le répète assez souvent, Chaplin, s’il est connu et respecté pour son génie d’acteur ou de réalisateur à succès, il ne faudrait pas négliger son importance en tant que pionnier et grammairien du cinéma. Qu’est-ce que le cinéma ? À cette question, je répondrai inlassablement : « Le montage ! ». Qu’est-ce que le montage ? À cette autre question, inlassablement, je dirai : « Le cinéma narratif ! ». Qui a inventé le cinéma narratif ? Trois écoles. D’abord, l’école de Brighton, où tout a commencé à l’orée du XXᵉ siècle, dont les cinéastes quasi amateurs ont inventé le découpage, le montage alterné, la vue subjective, le champ contrechamp… Particularité de cette école ? Il s’agit d’un montage mettant en scène des films… d’actions (ou chase films). La deuxième école, on la doit encore à un Britannique, Charlie Chaplin, qui, s’émancipant très vite des productions de Mack Sennett, adaptera le principe du montage alterné au profit de ses courts d’alors, jouant presque systématiquement de ce jeu de va-et-vient entre un personnage (Charlot) et ses faire-valoir. On n’est d’ailleurs pas si éloigné du ton des films de Brighton, car ceux-là étaient également bien souvent aussi des slapsticks comedies. Nous avons donc le film d’action, la comédie, et enfin, avec D.W Griffith, le thriller. Tout cela procède en réalité d’un même principe : le choc des images. Le montage sert à varier les points de vue. Le cinéma n’est plus dès lors muet puisqu’il ne cesse de faire dialoguer un plan avec un autre…

Que fait donc Josef von Sternberg dans The Salvation Hunters ? Il reproduit à l’identique les formules de Chaplin et les adapte pour trois ou quatre personnages (Chaplin s’amusait déjà à faire intervenir un maximum de personnages ou d’événements comme dans une grande symphonie d’images). Chaplin commençait par montrer différentes séquences indépendantes dans une sorte de montage parallèle, et faisait naître ainsi l’intérêt du spectateur à travers son intelligence, sa logique, car il était évident que toutes ces séquences viendraient à se réunir (on est déjà dans le suspense). Eh bien, von Sternberg fait la même chose, c’est même pendant une vingtaine de minutes très réussi : on suit avec grand plaisir la composition de ce trio désenchanté.

Mieux, cette capacité à alterner les points de vue, à décomposer ses scènes comme on le fera bien plus naturellement par la suite. Et je m’en aperçois maintenant, c’est une qualité (rare à cette époque) qui se retrouve dans tout le cinéma de Josef von Sternberg. Mais là se trouve le grand mystère du cinéaste. Car s’il y a dans ses films cette capacité phénoménale à saisir l’espace grâce à un découpage technique très efficient, avec un goût prononcé pour les travellings d’accompagnement, avec des raccords dans l’axe parfaitement exécutés, et comme toujours un montage alterné permanent rythmant les scènes, le cinéaste se trouve bien souvent incapable de suggérer un environnement en dehors du décor et de l’espace scénique. Le hors-champ de Josef von Sternberg est un hors-champ de plateau, rendu toujours grâce à ce découpage alterné, qui au-delà du décor, comme au théâtre, n’existe plus. Josef von Sternberg est excellent quand il est question de jouer sur le décor, il devient pitoyable quand il faut offrir au spectateur un contexte, un environnement, faire apparaître ou suggérer un ailleurs, celui du bord de la rue voisine… (pourtant, c’est encore le film où il y parvient le mieux). C’est aussi le défaut de la plupart de ses films qui souffrent d’un scénario étriqué et cadenassé autour de quelques scènes et des espaces réduits.

Pourtant, avec son talent en matière de montage, il pourrait être en droit de se demander si le cinéaste des excès baroques n’a pas raté une vocation. Parce que si le début est tout à fait réussi en jouant sur la rencontre attendue de ces trois misérables, la fin n’est pas moins réussie, mais revient ironiquement à un style qu’il abandonnera totalement (à ce qu’il me semble) par la suite : l’action. C’est que le film se termine (ou presque, puisqu’il finit réellement sur une fin qui aurait pu inspirer… Chaplin pour Les Temps modernes) sur une bagarre particulièrement efficace (oui, on parle de Josef von Sternberg). Ce qui était valable pour les inventeurs britanniques du film d’action l’est tout autant ici : une bagarre, pour qu’elle soit parfaitement exécutée, plus que la chorégraphie des gifles (ou des tartes à la crème quand on ramène ça au slapstick), c’est le montage qu’il faut soigner. Et s’il y a un domaine où von Sternberg excellait, c’était bien celui-là. Chaplin, en bon connaisseur (grammairien), ne s’y était pas trompé. (Remarquons aussi que notre Mike Myers vagabond moleste la figure de John Cazale pour la circonstance…)

Du prometteur, les preuves d’un savoir-faire certain, une excellente idée de départ, mais malgré tout, un mélodrame un peu fade dans le déroulé, un peu donneur de leçon, et finalement bien trop ennuyeux. Il y avait là matière pour un court-métrage, rien de plus. Le cœur du film reste scotché de longues minutes dans un même appartement, et c’est bien là qu’est le paradoxe von Sternberg : un génie quand il est question de découper des plans dans un même espace, et tout à coup impuissant à reproduire le même principe de montage alterné avec des d’espaces variés, des séquences courtes… Pour faire tenir toute une action dans un même espace durant plus d’une heure, il faut être un directeur d’acteurs et structurer ses histoires comme une pièce de théâtre. Ce que von Sternberg ne fera bien sûr jamais. L’alternance, Josef !…

Les Chasseurs de salut / The Salvation Hunters, Josef von Sternberg 1925 | Academy Photoplays


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Les Indispensables du cinéma 1925

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La Légende de Zatôichi : La Lettre, Kimiyoshi Yasuda (1964)

Zatôichi 9

Note : 4.5 sur 5.

La Légende de Zatôichi : La Lettre

Titre original : Zatoichi sekisho yaburi

Année : 1964

Réalisation : Kimiyoshi Yasuda

Avec : Shintarô Katsu, Miwa Takada, Eiko Taki, Kichijirô Ueda, Mikijirô Hira

TOP FILMS —

Comment une telle série peut-elle produire autant de grands films ?… On est dans ce qu’il y a de plus abouti dans le serial, autrement dit là où on se passe d’introduction pour le personnage principal, et où tout l’intérêt réside dans la découverte d’un nouveau territoire, d’un nouveau contexte, d’une nouvelle mission… On retrouve le même plaisir dans L’Empire contre-attaque ou dans la série Kung Fu avec David Caradine. Du vrai, du bon, serial populaire.

Plus que l’histoire, ce qui fascine c’est encore la maîtrise hallucinante de la technique. Tout ça fait royalement voler en éclats la politique des auteurs. Parce que oui, il y a du sens derrière toutes ces aventures de masseur errant, mais le personnage se suffit à lui-même, nul besoin d’une saloperie d’auteur qui serait le seul capable de diriger la machine. Qui dirige ? Yasuda ? (qui réalisera le meilleur comme le pire dans la série, et rien de notable par ailleurs) La Daiei ? Shintaro Katsu ? On s’en tape et le résultat est là : d’une constance remarquable. Il faut voir notamment comment est réalisée la scène où Zatôichi reconnaît chez un ivrogne l’image d’un père… Champ-contrechamp, et le tout est mis en valeur par des mouvements de caméra et un montage parfaitement invisibles. Efficacité optimale. Un réalisateur doit faire des choix et parfois ça se joue dans le détail, l’invisible. On aurait mieux fait bien sûr de jouer les « auteurs » et de manipuler sa caméra comme un chien avec un doudou ou au contraire comme un conducteur de funiculaire (« wow, c’est super élaboré, tu fais comment ? » « j’appuie là »).

J’aurais rarement vu une utilisation des décors dans des auberges aussi bien menée (ou designée) et les chorégraphies de combat sont de plus en plus fascinantes. Au minimum toujours. On ne voit rien, aucune recherche du fer, ça charcute, ou plutôt, ça a charcuté, parce qu’on ne voit rien partir vers la chair. Et on entend. L’image aussi est sublime.

À noter, parmi les opposants du masseur aveugle, Mikijirô Hira, habitué des bonnes productions de films de sabre des années 60, excellent dans deux films de Hideo Gosga : Le Sabre de la bête et Trois Samouraïs hors-la-loi ou encore dans l’excellent Grand Attentat.

La Légende de Zatôichi : La Lettre, Kimiyoshi Yasuda 1964 | Daiei


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Charlot grammairien

c.ha.r-lo.t

Note : 4 sur 5.

Les films Essanay de Chaplin

Réalisation : Charles Chaplin

Année : 1915

Avec : Charlot

On est un peu réticent souvent à voir les films burlesques, les slapsticks, et en particulier les films de Chaplin, comme ayant œuvré, au même titre que les films plus dramatiques de Griffith ou d’autres, dans l’élaboration d’un langage filmé. Si on s’échine parfois à savoir qui a été le premier, on oubliera qu’un procédé, pour être efficacement utilisé et accepté par le spectateur (de manière inconsciente), il faut un maître qui soit lui capable d’en comprendre les atouts et de l’utiliser au mieux, parfois de manière systématique (si ça marche, et que les autres n’y comprennent rien, pourquoi se priver).

Ainsi, les réalisateurs britanniques de l’école de Brighton ont eu beau tout inventer, ce n’était que des amateurs et leurs histoires avaient la simplicité du genre : le film de poursuite. Porter reprendra les principes du montage expressif dans Le Vol du grand rapide, mais sans rien y comprendre puisqu’il y montre différentes actions qui ne se répondent et ne se rencontrent jamais… comme posées sur deux rails parallèles d’une voie ferrée. Griffith, quant à lui, flaire le truc et l’utilise abondamment dès A Corner in Wheat en 1909 (et peut-être avant). Le montage parallèle tend à créer une situation d’ensemble en cousant un à un divers tableaux réunis par une logique d’ensemble (on y trouve même à une autre échelle, un plan de coupe du silo à grain, mais là rien de neuf depuis les Brighton). Les films gagnent ainsi en tension parce que le montage suggère un lien entre les scènes, d’abord symbolique (et plus si affinité), et c’est au spectateur de le comprendre. Si le cinéaste lui-même ne comprend pas ce qu’il est en train de dire en collant des plans entre eux, c’est râpé (n’est-ce pas M. Porter qui est en train de rêvasser au fond de la classe !).

Tout d’un coup, le cinéma ne fait rien d’autre que reproduire les possibilités narratives déjà employées en littérature, capable au contraire du théâtre, d’évoquer une action, puis une autre, puis de revenir à la précédente, etc. Si Griffith s’est parfois perdu en montage parallèle (dans Intolérance, où les différents tableaux n’ont pas vraiment vocation à se rencontrer), il a su très vite exploiter le montage alterné, la même année, avec Lonely Villa, et a donc compris très tôt, que le procédé pouvait accentuer la tension de la situation telle qu’elle se présentait dans la continuité devant l’œil du spectateur. On revient aux bons films de genre : la grammaire a commencé par des films de poursuite, et nous voilà avec des thrillers (à noter le remarquable Suspense de Lois Weber en 1913).

Et arrive Chaplin. En 1913, tout cela est, ou semble, plus ou moins mis en place, et il commence sa carrière dans le burlesque chez Mack Sennett fraîchement arrivé, comme d’autres, à Hollywood. Sennett a un petit côté Porter, il a de la chance de se trouver là au bon moment et au bon endroit, mais il manque pour tout dire de génie. Arrive 1915 et Chaplin commence à jouer les hommes orchestres pour la Essanay. Des quelques films que j’ai vus et qui étaient proposés par Arte en cette fin d’année, tout y est d’une maîtrise impressionnante. Si Chaplin était connu pour être rigoureux dans son jeu, dans l’invention de ses gags, je voudrais surtout souligner le fait qu’il maîtrisait tous les aspects du montage alterné et que résident aussi là en partie les raisons de l’efficacité universelle, indémodable, de ses films.

Si on rit chez Chaplin, si on ne s’y ennuie pas, c’est bien que Chaplin, en bon compositeur, et peut-être même, qui sait, en spectateur des chase films en Angleterre quelques années plus tôt, comprend que pour une comédie, les possibilités qu’offre le montage alterné, et cela à toutes les échelles, c’est de l’or. Un petit film, ce n’est pas si différent qu’une petite blague : sa réussite tient souvent beaucoup plus à la manière dont on la raconte. La manière, dans ce cinéma burlesque des années 10, c’est donc le montage alterné.

Si beaucoup de ces premiers films Essanay commencent alors par l’introduction de deux scènes parallèles avec chacune un personnage immédiatement identifiable ; tous deux seront amenés rapidement à se rencontrer (Sennett utilisait déjà le procédé a priori, mais que c’était ensuite que ça se gâtait). Les films de 1915 ne cessent de répéter le même principe. Au début, deux rails, qui viennent à se croiser, puis Chaplin fait intervenir un troisième, qui vient interagir avec un des deux premiers ou les deux, puis un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à plusieurs personnages qui vont être autant d’obstacles ou au contraire des appuis, mais tous vont servir de contrepoints et de faire-valoir à son propre personnage. Si on est toujours dans le muet, les images (et les situations, ainsi que les personnages) se répondent ainsi. Chez Chaplin, on s’envoie des baffes, des coups de pied, autant qu’on y voit des plans de coupe faisant intervenir une action parallèle, qu’elle intervienne alors immédiatement dans l’action précédente ou qu’elle ne serve encore que de “planting” ou d’action parallèle. Dans tous les cas, que notre “attente” soit contentée immédiatement ou non, les actions, scènes ou personnages indépendants finissent toujours par se rencontrer.

Un exemple en images avec un découpage des deux premières minutes de In the Park :

In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (1) Premier plan, intro premier personnage Edna

Premier plan. Introduction du premier personnage, Edna (un plan très court : déjà Chaplin fait la différence entre un plan qui apporte une information et un plan où une situation prend forme).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (2) deuxième plan de suite après présentant deux amoureux

Deuxième plan de suite présentant deux amoureux (même endroit, on imagine un contrechamp)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (3) les deux rails se rejoignent symboliquement qui a quitté, c'est un champ contrechamp car Edna les regarde

Les deux rails se rejoignent symboliquement. Confirmation du contrechamp : Edna les regarde, envieuse.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (4) apparition de Chaplin avec une situation définissant son personnage lunaire et fauché (même endroit, mais ailleurs, donc pour l'instant en montage parallèle)

Apparition de Chaplin avec une situation définissant son personnage lunaire et fauché (même endroit, on le devine grâce au second plan mais ailleurs, donc pour l’instant en montage parallèle : Chaplin pose un nouveau rail).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (6) Chaplin sort du champ pour réapparaître aussitôt avec un nouveau personnage (succession de rencontres malheureuses)

Chaplin sort du champ du précédent plan pour réapparaître aussitôt avec un nouveau personnage (succession de rencontres malheureuses, toujours pour caractériser son personnage, mais cette fois à travers des situations courtes et comiques). (Ce type de raccord malhabile est peut-être ce qu’on trouve encore d’archaïque dans la mécanique du montage de Chaplin.)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (7) Chaplin retrouve le couple d'amoureux, une rencontre heureuse, ou pas

Même principe. Mais cette fois, Chaplin retrouve le couple d’amoureux introduits plus tôt (planting). Une rencontre heureuse ?… Ou pas.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (8) Pendant ce temps, Edna est rejointe par un inconnu qui partira aussitôt

Pendant ce temps (effet narratif du montage alterné), Edna est rejointe par un inconnu (qui partira aussitôt). Chaplin crée ici un effet de miroir en opposant les deux situations (intrus) et préparant ainsi son arrivée auprès d’Edna.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (19) après s'être fait jeté par le couple, il tente sa chance avec Edna hors-champ

Après s’être fait jeter par le couple, Chaplin tente sa chance avec Edna hors-champ. L’usage du plan rapproché indique une évolution à la fois dans le récit (marque d’importance) et dans l’approche de Charlot (moins invasif, ce qui ne durera pas).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (10) Chaplin la fait rire

Chaplin la fait rire. En drague comme en montage, c’est la promesse d’un ‘collage’. (Tous ces tralalas pour se faire rencontrer ces deux ‘rails’ principaux.)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (11) Et voilà qui permet à Chaplin de s'approcher de la belle

Et voilà qui permet à Chaplin de s’approcher de la belle. Comique de répétition, on est en attente de la gaffe (en revanche, Chaplin est loin d’être un Charlot au montage).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (12) raccord dans l'axe pour marquer l'évolution narrative là où tant d'autres auraient laissé l'action se poursuivre

Raccord dans l’axe pour marquer l’évolution narrative là où tant d’autres auraient laissé l’action se poursuivre. Il y a donc clairement chez Chaplin ici une volonté de se servir du montage pour créer un récit et non pas seulement s’appuyer sur le potentiel comique d’une situation (et de son simple talent d’acteur).

 

En moins de deux minutes, la mécanique narrative de Chaplin est posée. Ce cinéma-là n’a rien de muet : il a un sens, une structure, et ce qui l’articule, c’est la science du montage de Chaplin.


Quand je parle de différentes échelles, cela signifie que chacune à leur manière, les compositions telles que “plan de coupe” (plan de réaction d’un personnage présent dans une scène), “plan de coupe d’une autre scène” (ce que les Américains semblent appeler cutaway scene, en opposition au cutaway shot, voire carrément de l’insert) ou “champ contrechamp”, tout ça, c’est du montage alterné. La particularité de Chaplin donc, c’est qu’une bonne partie de la situation comique, du récit (on parle bien ici de “récit”, dès qu’il y a montage expressif), est comprise à travers ce jeu de va-et-vient entre les personnages et les différentes petites actions vouées à se rencontrer.

Ce qui fascine chez Chaplin, comme dans les meilleurs, et les plus simples, films de poursuites, c’est l’impression de fluidité et de mouvement permanent. Une image répond à une autre, et encore une autre. Quand on regarde un Max Linder, ou un Sennett, voire souvent un Griffith, on regarde la situation se dérouler sous nos yeux, souvent sans montage, et à un moment, avec notre œil habitué à manger raccord sur raccord, on s’ennuie. Chez Chaplin, c’est rarement le cas, et pour une raison simple : ce montage alterné permanent lui permet de couper au montage l’inutile, le répétitif ou le temps mort. Un Chaplin, c’est comme une partition de musique, comme une nouvelle efficace, ou un bon acteur, il n’y reste que l’essentiel et pour structurer tout ça, il procède toujours de la même manière : au début de chaque nouveau plan doit apparaître (le plus souvent) une attaque, autrement dit un mouvement (une entrée dans le champ, un mouvement, un geste, une réaction…), puis si c’est nécessaire et que l’action (et l’idée) se poursuit, il la laisse se poursuivre sans couper, et finit par une finale franche, avant de réattaquer au plan suivant, etc. Il n’y a donc, de fait, jamais de temps mort.

À noter aussi la probable filiation de ce montage alterné, si essentiel dans la naissance du langage filmé, avec la scène théâtrale, et plus particulièrement avec l’aparté comique. Il y a deux sortes de montages alternés : celui qui fait répondre des actions situées dans deux lieux géographiques différents (et qui sont appelées à se rencontrer, comme dans Fire!), et celui qui fait répondre deux actions simultanées dans un espace géographique commun. Et c’est ce dernier, utilisé massivement dans les comédies de Chaplin, qui trouve son origine dans les apartés du théâtre. L’aparté est une convention qui permet, sur une même scène, d’opposer des actions dans un même espace et dont seuls sont témoins les spectateurs et un des personnages (soit caché et qui regarde l’autre action en train de se faire, soit en se tournant vers le public pour lui offrir une réaction commentant l’autre action en cours). C’est déjà une forme de montage en soi parce qu’on accepte la convention voulant que les autres personnages soient coupés de l’aparté en question. L’aparté serait ainsi en quelque sorte précurseur du montage alterné, voire du split screen… La filiation en tout cas est réelle. En innovation, au cinéma comme ailleurs, on n’invente souvent pas par hasard ou à partir de rien.

Bref, ce sont les Anglais qui ont tout inventé. D’abord, il y a eu l’action, stupide, les courses-poursuites, les exploits des pompiers, les gendarmes et les voleurs… Ce sont les chase films. Puis il y eut l’interaction. Suggestive, maligne. Quand les actions s’unissent pour en évoquer une plus grande : la situation, l’histoire. Le drame a un côté plan-plan qui laisse finalement assez peu de place aux innovations, parce que c’est du sérieux le drame, il faut respecter l’acteur, le moment intense de la situation… Alors que dans les chase films, les thrillers, les westerns (pour faire plaisir à Monsieur Porter… qui s’est endormi au fond de la salle !!!) et donc bien sûr dans les slapsticks, on va toujours à l’essentiel, à l’efficace, au grossier, au vulgaire, au plus facile. Parce que oui, la langue, la grammaire, ne s’invente pas dans des bureaux, mais dans la rue, par les mômes, par les chapardeurs, les morveux et les enquiquineurs. C’est la ruse qui fait avancer la langue et établit une grammaire. Et au cinéma, c’est aussi les mauvais genres, qui dans l’ombre du drame, ont aidé à forger ce que chacun utilise aujourd’hui pour s’exprimer à travers des images. On doit probablement beaucoup à ce vagabond qui non seulement savait nous émouvoir devant la caméra, mais savait aussi parfaitement mener sa barque, derrière, dans l’ombre, parce que pendant qu’on sourit on ne regarde pas le montage. Le paradoxe, le grand malentendu, il est toujours là : Chaplin était un formidable chef d’orchestre, un grammairien du cinéma qui maîtrisait si bien son art qu’on y voyait que du feu, on n’y a vu que Charlot parce que c’est Charlot qu’il fallait voir. Mais derrière Charlot, il y avait Chaplin, le magicien, le grammairien.

Et, comme un joli pied de nez, Chaplin termine Charlot veut se marier en rendant au chase film ce qui lui appartient… On sait d’où on vient.

(Attention toutefois à ne pas prendre Charlot trop au sérieux. Car si Griffith a lancé les premières salves de montage alterné outre-Atlantique, il semblerait bien que le procédé ait connu un tel succès qu’il fut alors employé par un grand nombre de cinéastes de par le monde. C’est encore une question à creuser, mais plus je vois des films de ces années 10, plus je comprends la nécessité de prendre des pincettes. Cette décennie reste essentielle quant à la compréhension et la mise en place de ces techniques, et pourtant, dans l’histoire, on retiendra beaucoup plus et mieux les films de la dernière décennie du muet. Alors que tout se passe là, quand nous y voyons surtout une grande guerre qui nous apparaît avoir englouti tout à proximité. Or, ce qui nous engloutit ce sont nos préjugés et notre méconnaissance.)


Listes sur IMDb : 

Le silence est d’or

 
 

Liens externes :


La Poupée, Wojciech Has (1968)

Vains travellings

Note : 3.5 sur 5.

La Poupée

Titre original : Lalka

Année : 1968

Réalisation : Wojciech Has

Avec : Mariusz Dmochowski, Beata Tyszkiewicz, Tadeusz Fijewski

Les qualités de Has sont là, sans aucun doute. Mais ses points forts sont aussi souvent ce qui cache l’essentiel. Si dans La Clepsydre, la forme passe pour virtuose, c’est que le fond n’a pas grand intérêt. Point de délires visuels ici, Has reste sage et s’applique à mettre en scène son sujet. Trop sagement peut-être. Une mise en place savante, des travellings virevoltants, des dialogues et des acteurs soignés… D’accord, tout cela est formidablement bien agencé. Pourtant il me faudra attendre deux heures pour être enfin convaincu par la mise en scène…

La virtuosité n’est pas l’à-propos. Un travelling (et c’est le cas aussi de son grand frère, le plan-séquence) doit se mettre au service de son sujet. Si on ne voit plus que ça, c’est déjà perdu. Certes, tous les boutonneux pourront s’émouvoir de la dextérité des machinistes, de l’inventivité (sic) du mouvement de la caméra, mais le problème est bien là. Toutes ces vantardises ne font que détourner le spectateur de l’essentiel. Si on accepte l’idée que la caméra écrit en image le récit, user de longs travellings, c’est un peu se complaire dans les longues phrases dont on peinerait à saisir le sens ; c’est se perdre en descriptions inutiles ; en ponctuation, en petits points… Pour fixer le cadre (si j’ose dire), pour aller à l’essentiel, rien ne vaut qu’un plan fixe, ou qu’une succession de plans fixes. Le travelling d’accompagnement est lui-même, une sorte de plan certes mobile mais fixé sur la présence d’un personnage. On peut donc imaginer une certaine tolérance au procédé. Reste que Has va bien trop souvent au-delà du simple travelling d’accompagnement. Un cinéaste qui persiste à vouloir rester sur le même plan est à l’image du dribbleur au foot qui garde trop la balle : celle-ci circulera toujours mieux, et plus vite, avec une passe. Un peu travelo le Has… Le cut, ç’a la puissance d’un point, ou d’un retour à la ligne. Certains trouvent un certain confort à délayer leur pensée au milieu des virgules et des points-virgules (voire des parenthèses) sans avoir à décider de quand foutre un point ; or un point est un tournant, une décision, un parti pris, un pari. Chaque cut est un choix. On ne juge pas de la beauté de la césure, mais de sa pertinence. Aussi, l’hypercut est un viol. De la pertinence, de la mesure… C’est en un sens là où s’exprime la pensée de son auteur, son autorité, sa force de décision. Et son efficacité. Le point, ou donc le cut, aide à faire ressortir les articulations logiques du récit. C’est le montage qui lui donne sens. Un plan après l’autre. La mise en place à l’intérieur du même plan, c’est certes souvent fort joli comme ici, mais ça a la précision d’un régisseur de théâtre. La mise en place, ce n’est pas de la mise en scène. Alors bien sûr, un travelling (ou un plan-séquence) peut s’organiser pour proposer, sans cut, une succession de plans à l’intérieur du plan. C’est ce que Has fait le plus souvent, et même plutôt bien, mais à la manière des points-virgules, on ne saurait trop en user. Ça l’Has, à la longue… Pourquoi accepter de devoir se farcir sans cesse le même point de vue, travelling après travelling, quand un ou deux plans successifs d’une grosseur différente et proposant un autre angle auraient montré plus de choses en moins de temps ?

Instant de cinéma : regard hors-champ, virgule, contrechamp et vue extérieure subjective

L’autre point fort de Has qui tend à la longue à devenir un défaut, c’est la théâtralité du langage. La Clepsydre, là encore, était très verbeux, mais ça participait au tableau général. Ç’aurait pu causer mandarin, c’était pareil. Les particularités d’un tel procédé, c’est l’uniformisation des tonalités, le manque d’identification, la trop grande densité des dialogues, voire leur inutilité. Quand le muet a cessé d’exister, la crainte, c’était que le cinéma devienne un échange de dialogues et se contente de reproduire ce qu’on voyait sur les scènes de théâtre. Cette crainte était largement justifiée, et de fait, le cinéma est devenu, du moins pour beaucoup de cinéastes, moins visuel, et plus verbeux. La caractéristique des dialogues théâtraux, c’est qu’ils font état des enjeux, du cadre, des sentiments, du passé, du futur… Ils dévoilent tout. Parce que sur scène, pour éveiller l’imagination, donner matière, il faut enfiler ces évocations pour éveiller le spectateur. Un silence, et on voit les anges tomber du ciel. Au théâtre également, la situation s’étire en longueur autour d’un même espace et d’un même temps, parce qu’il faut bien concentrer tout ça à cause des impératifs intrinsèques à la scène. Le cinéma, même aux premiers temps du parlant, n’a jamais cessé alors de chercher à éviter de donner l’impression de s’installer. Le montage permet de s’émanciper de l’espace et du temps, il ne faut pas s’en priver. Il est toujours profitable de montrer ou de suggérer par l’image au lieu de le faire dire par un acteur à travers une ligne de dialogue (une alternance des procédés est sans doute même préférable). C’est le muet qui a rendu cela possible : un gros plan insistant sur un regard en dit souvent davantage que le texte. Et le parlant a alors inventé le plan de réaction quand l’autre déblatère son texte. Richard Brooks le fait à merveille dans Les Frères Karamazov par exemple. Un serveur qui passe déposer un verre, une vendeuse ? Les mains passent, la parole reste, mais notre regard se porte sur l’essentiel : les visages. Une réaction (un plan répondant à un autre), ou les deux personnages compris dans le même plan et jouant une situation commune, un jeu corporel, qui n’apparaît pas dans le texte : un regard qui se détourne, un sourire complice, un soupir, un levé de sourcil… Le langage corporel, le sous-texte infiniment plus significatif que le texte. L’un papote, l’autre fait des personnages nos potes… On ne s’identifie pas à des informations, mais à des comportements, des postures.

Has propose donc un film affreusement verbeux, et statique, malgré les travellings. Les intentions, les doutes, les enjeux, les conflits ou les malentendus, tout est censé passer à travers la parole, et le tout donne une impression d’inexpressivité qui n’est pas sans rappeler les figures de cire qui jalonnent son film. Au lieu d’une poupée, on a plutôt affaire à un manège entier de poupées, toutes aussi inexpressives les unes que les autres.

Vain travelling

On suit donc le parcours de ce personnage dans le monde pour gagner les faveurs de sa demoiselle avec un peu de distance. Comment s’intéresser à un homme qui jamais ne bronche, qui jamais ne doute, qui ne fait que jacasser ou écouter les autres le faire, et qui se trouve finalement très peu souvent confronté à sa « poupée ». L’objet de son attention, de ses rêves, qui devrait être au centre de tout, paraît éloigné, distant, inoffensif, sans intérêt. Si l’enjeu, c’est de séduire la belle, tout le reste est accessoire. Les regards, les silences, doivent ici dire l’essentiel.

Has s’évertue à gesticuler avec sa caméra et ses acteurs, à remplir le cadre de son génie technique, de décors pompeux (moins fascinants que dans la Clepsydre), mais peine trop souvent à faire décoller le film, et quand tout à coup une scène de moins d’une minute pointe le bout de son nez, on est presque surpris. On se met alors à hurler « mais c’est ça le cinéma !  ».

Alors, on peut lire que l’habilité de Has rappelle celle de Visconti ou de Welles. Peut-être dans la mise en place oui. Il se met aussi au niveau de ce que ces deux-là ont de moins glorieux : l’image un peu crade est celle de Senso et les enfilades de dialogues (voire la pesanteur des lieux) rappellent les derniers films de Visconti.

Trois éléments, absents le plus souvent, symbolisent à eux seuls les principaux défauts du film. La musique (quasi absente), les gros plans (quasiment absents, sauf à la fin), et les ralentissements bien sentis pour accentuer un détail, un événement, une expression. Tout fuit au même rythme et à la même échelle. Comme une mécanique de théâtre, comme les rouages d’un automate. Manque donc le cœur, la profondeur, et l’interprétation. Elle est là la science de la mise en scène. Quand la mise en place se focalise sur l’organisation théâtrale des postures et du langage, la mise en scène au cinéma permet l’accentuation par le ralentissement, l’insistance, le choix de l’angle, le silence, le regard. La mise en scène vise à suggérer, quand la mise en place se limite à gérer. Manque au dernier le point de vue, le regard. Rester dans une forme de théâtralité permet de ne jamais avoir à choisir, donc de se tromper. C’est un peu comme jouer un concerto en s’interdisant de jouer de la pédale. C’est pourtant d’elle, aussi beaucoup, que le cœur passe. Accélérer, ralentir, quand il faut, c’est aussi le sens de l’interprétation… On pourrait regarder le film avec un métronome pour noter le rythme à chaque seconde, il serait invariablement le même. Une sorte de rythme d’entre-deux, ni trop rapide ni trop lent, comme le confort toujours de ne pas avoir à choisir. On est un peu comme à la radio où dès qu’un silence passe, c’est le drame. Le bruit, les jacassements des voix sont censés remplir l’image et notre imagination. On a peur que le spectateur s’ennuie, alors on l’ennuie avec un flot continu de dialogues… ou de travellings.

Champ-contrechamp en plan rapproché rare et bienvenu entre les deux personnages principaux

Avant qu’un peu tardivement tout cela prenne son envol (au bout de deux heures tout de même), un détail vient une dernière fois (presque) irriter nos attentes. Nos deux tourtereaux papotent, c’est déjà mieux que d’habitude parce qu’on les voit finalement assez peu réunis, et puis, au moment où une incompréhension jaillit, où on se dit, allez on va gagner un gros plan, un silence évocateur, une interrogation répondant à une pique, eh bien, pas du tout. À peine le temps de rêver à tout ça, et voilà le valet qui vient interrompre le doux concerto qu’ils s’apprêtaient à nous jouer. Et ce n’est pas son entrée seule, c’est le langage… Une présence, on peut l’ignorer, les jacasseries, un peu moins. Surtout à ce rythme. « J’ai un joli nichon…, mais je ne te le dévoilerai pas. » Ça marcherait si on en avait vu un bout. Si on nous le dit, et si on passe à autre chose…, elle peut se les tripoter seule dans son lit, ça nous laissera parfaitement indifférents.

Regardons par exemple l’usage qui est fait du hors-champ (outil de contextualisation comme je le souligne assez souvent, comme dernièrement ici). Si les travellings arrivent assez bien à poser un regard sur le décor, le jeu émotionnel (passant à travers les regards et les gros plans) est peu exploité ; le sous-entendu (s’il existe) ne passe qu’à travers le texte, jamais à travers l’expression faciale ou corporelle ; et les réactions (contrechamp) sont rares. Il faut attendre pratiquement la fin du film pour voir enfin un jeu purement cinématographique entre le chasseur ou sa proie (et l’intérêt ici, c’est bien que les rôles sont un peu inversés), fait de champ-contrechamp. Le procédé est en soi un montage alterné réduit à sa plus simple expression. Si le procédé est souvent surexploité (et passe pour être beaucoup plus créatif ou complexe qu’un travelling savant), il n’y a pourtant rien de plus expressif, de plus suggestif, de plus mystérieux, et de plus beau, qu’un visage (alors un visage qui ment, ou qui pourrait mentir, ou qui, vu à travers l’autre personnage, pourrait mentir…) alors là…, c’est du cinéma. L’intimité apparaît tout à coup à l’écran, on y croit, on voudrait en être.

Étrangement donc, c’est à partir de là que le film décolle. Une gentille scène de lévitation, qui prend son temps, repose l’œil et l’esprit, émerveille. Bientôt suivie d’un plan (travelling…) sur des visages impassibles de femmes. Mais oui, impassibles. Et tout à coup, on n’y voit ni Welles ni Visconti, mais Fellini (il y avait aussi une jolie collection de nibards dans la Clepsydre, et là, si j’ai bien remarqué l’opulente poitrine de la « poupée », il ne saurait être question pourtant de la felliniser).

La scène dans le train par exemple est admirable. Jusqu’à la tentative de suicide et un panoramique final merveilleux (et silencieux) pour achever la séquence… Trop tard. La maîtrise est là ; mais le maître s’est fait un peu trop attendre.


La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (11)La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (12)

La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka | Zespol Filmowy Kamera 


Liens externes :


Adelaide, Frantisek Vlacil (1969)

La leçon de contextualisation de Vlacil

Note : 4 sur 5.

Adelaide

Titre original : Adelheid

Année : 1969

Réalisation : Frantisek Vlácil

Avec : Petr Cepek, Emma Cerná, Jan Vostrcil

Qu’est-ce qui fait la qualité, le savoir-faire, le talent peut-être, d’une œuvre de cinéma ? Chacun a son avis sur la question. On m’aurait interrogé hier, ou bien encore demain, j’aurais toujours quelque chose de différent à dire. Seulement, il y a une constante qui me fascine, c’est la capacité de certains artistes (et cela sans rapport avec l’intérêt des thèmes ou des histoires qu’ils nous présentent) à nous donner matière à voir, donc à penser, donc à imaginer et à rêver. Le conteur présente une histoire, et nous nous chargeons de nous la représenter.

Que ce soit au théâtre, en littérature, ou au cinéma, on retrouve toujours ce principe qui est souvent au cœur du savoir-faire de l’artiste, et plus précisément du raconteur d’histoires : la contextualisation. Un homme avance, on le suit du regard, il traverse une foule où jaillit moult détails plus ou moins signifiants, mais tout concourt à créer une atmosphère. On regarde, et on ne sait trop pourquoi parce qu’il ne s’y passe rien de bien intéressant, juste le déroulé étrange de la vie qu’on semble capter à travers un prisme, une caméra, ou l’œil même de ce personnage qu’on suit et dont on ne sait rien encore. Pas encore d’histoire, mais un contexte, les premiers éléments d’un monde étranger. Quel est ce mystère qui nous place comme les petits vieux assis aux terrasses des cafés à regarder comme fascinés la vie qui se déploie tranche après tranche devant ses yeux ?

C’est comme une musique. L’histoire en serait l’harmonie : elle est prévisible, rigoureuse, connue (on prétendra toujours le contraire). Et puis il y a la mélodie, plus rebelle, dansante, et imprévisible. C’est le contexte, ou bien encore le hors-champ (à une époque, j’appelais ça “l’action d’ambiance” que j’opposais à “l’action dramatique”, peu importe). L’un ne va pas sans l’autre, à moins de proposer une histoire sans charme semblant marcher sur une patte. L’intérêt presque magique de cette douce mélodie, il est de pouvoir offrir au lecteur ou au spectateur une matière à se mettre sous la dent, parfois en dépit de toute logique, sans rapport avec son alliée, l’histoire. Les histoires étant toujours les mêmes, obéissant à des canevas plus ou moins attendus et basés sur des principes simples (une interrogation est énoncée au début et, après un développement plein de gesticulations dignes d’une jeune fille incapable de se décider, on conclut ou pas), le cœur d’une “histoire” (au sens large cette fois, i. e. le roman, le film…), c’est donc bien son contexte, ce qu’on dit, montre, suggère, évoque, en dehors des considérations plan-plan de la trame dramatique. Et là, il y a ceux qui ne s’intéressent qu’à l’histoire (ils n’ont rien compris à l’affaire) ; et il y a les artisans, les magiciens de la contextualisation. Ceux qui arrivent à donner vie au hors-champ, et qui, par là même, parviennent à immiscer en nous des idées et des images que notre imagination se chargera de faire fructifier. Ils nous montrent une histoire, mais dans notre esprit, on ne voit pas que ce qu’on nous montre, on se fabrique grâce aux suggestions de cet artisan, un monde cohérent bien plus vaste que le champ balayé par le seul récit…

Et là (c’est là où je voulais en venir), Vlacil est un maître.

Une parenthèse pour évoquer Marketa Lazarová que j’abhorre. Oui, le même artisan peut, avec le même savoir-faire, les mêmes procédés, arriver à toucher un public avec un film, et pas avec un autre. Ce n’est pas si compliqué à comprendre. Si on se laisse bercer par les mélodies de la contextualisation, c’est bien une atmosphère, une esthétique, un monde, qui nous touche plus qu’une histoire (même si bien sûr il y a des thématiques et des types de relations qui arriveront plus à nous toucher que d’autres). Et je l’avoue, je ne suis jamais rentré dans ce film. Si, comme je le rappelle souvent, un film est un contrat passé entre le cinéaste et un spectateur, libre à ce dernier pour des raisons propres ou tout à fait circonstancielles, de ne pas accepter les termes du contrat. Allez donc savoir pourquoi, celui-ci m’émeut quand l’autre pas. C’est au-delà de toute raison, et c’est bien ce qui fait la saveur et le mystère de l’art…

Bref. Aperçu (ou tentatives d’aperçu) des techniques employées par Vlacil pour faire apparaître le hors-champ et ainsi exciter l’imagination du spectateur.

Jeu sonore.
Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruitage de la brosse post-synchronisé avec bruit du volet ouvert hors-champ par le lieutenant

Bruit de la brosse post-synchronisé avec son du volet ouvert hors-champ par le soldat

Les voix post-synchronisées donnent l’immédiate impression d’un espace composé qui, s’il est au moins dichotomique, laisse supposer qu’il peut être infini. Même si le spectateur a conscience de la fausseté du procédé, il en accepte le principe, et la cohérence des raccords sonores images-sons ne le poussera de toute façon pas à sortir du film. Le procédé produit un effet étrange d’intériorité. Surtout, on retrouve une autre dualité de niveau qui comme en musique permet de les faire dialoguer à travers un jeu d’alliance, d’opposition ou de superposition : un “dans le champ” (ici espace visuel) et un “hors-champ” (ici espace sonore). Tout bruit anodin “faisant vrai” est effacé : le contexte, le hors-champ, l’ambiance, ce n’est pas du “bruit” ; la “piste” mélodique de contextualisation est toujours signifiante. Comme la musique, on ne sait jamais trop bien ce dont il est question, mais on comprend qu’il y a une cohérence. Un bruit sonore ne dit rien. On voit déjà (même si la post-synchro est souvent dans les films de cette époque, une facilité technique — il était très difficile de faire des prises directes en dehors des plateaux sans avoir justement un “bruit” épouvantable) qu’ici, la contextualisation est gagnée à travers une restriction, un rétrécissement de la réalité, une sélection, un choix (on le remarque, la contextualisation est toujours affaire de discrimination, de choix, de préférence).

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruits de détonation hors champ

Bruits de détonation au loin et hors-champ : le soldat se retourne

Dialogues. 

Beaucoup de personnages parlent hors-champ, c’est-à-dire en dehors du champ de la caméra, mais dans le même espace scénique (pas de voix off). Si on peut imaginer que cela relève aussi parfois d’un impératif de montage pour éviter, du fait de la post-synchro les faux raccords sonores, l’effet produit est là encore efficace : une voix hors-champ, cela enrichit… le hors-champ. Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’on fait ? On regarde autre chose. Un quelque chose, là encore et toujours, qui doit rester signifiant. Non pas que ce qu’on regarde doive avoir un intérêt particulier, mais quelque chose doit se passer, doit être montré : un personnage qui s’assoie, qui écoute, qui prend une cigarette, qui s’éloigne, qui cherche quelque chose…, il est actif et le spectateur l’est avec lui. Deux espaces se jouent là encore : l’espace sonore (ou des dialogues) hors-champ et l’espace visuel du champ. Les deux se répondent et produisent ensemble l’univers commun et cohérent recherché.

La parole évocatrice. 

Comme en littérature, le verbe est prépondérant, parce que la seule puissance d’une phrase peut évoquer mille détails plus ou moins signifiants. Le principe des dialogues, et c’est surtout vrai au théâtre où le travail sur la contextualisation a toujours été très important du fait des restrictions spatiales, c’est de ne pas surjouer la trame et de proposer autre chose en brodant par-dessus une matière contextuelle d’une richesse sans fin puisque la force du langage, c’est d’évoquer ce qui n’est pas présent. Montrer un personnage servir un verre à un autre et lui faire dire “tu en veux ?”, c’est surjouer, c’est jouer deux fois la même idée, c’est donner de l’importance à une idée qui n’en a aucune. Harmonie et mélodie racontent la même chose et se superposent pour annihiler toute possibilité d’un ailleurs. Les deux ne doivent se rencontrer qu’à des moments clés pour souligner les virages dramatiques ; le reste du temps, il faut se tenir à ce que l’image raconte une chose et que les dialogues en racontent une autre. Ils peuvent évoquer des événements passés, l’intention ou les désirs des personnages à agir, évoquer un espace lointain ou juste là dans l’autre pièce (si la langue ne permet pas d’illustrer comme pour le temps, un espace plus ou moins lointain, eh ben c’est… le contexte qui suggérera proximité ou éloignement), ou bien encore évoquer un objet (qu’on a déjà ou qu’on verra bientôt dans le champ). Cela peut paraître accessoire, mais ça concourt énormément à se représenter un univers à partir de petites graines prêtes à germer lancées à l’attention du spectateur. Ça donne l’impression qu’il y a un ailleurs cohérent qui a sa propre vie, et c’est ce monde-là qu’il est important de suggérer en en évoquant des éléments en permanence. L’accessoire n’est pas forcément là où on le croit. L’assemblage de détails pouvant paraître anodins crée toute une panoplie d’éléments qui, assemblés, donnent une impression de réalité bien plus que les rapports souvent figés et prévisibles des personnages.

Objectifs de jeu et vie propre des corps. 

Pour un acteur, ce n’est pas tout de retranscrire au mieux une réplique ou une humeur. Avant que le cinéma apparaisse et modifie la perception et les exigences de cohérence du spectateur, les acteurs se contentaient de déclamer leur texte à la manière des chanteurs d’opéra, et le jeu corporel et scénique avait comme objectif de proposer à l’œil du spectateur une suite de tableaux visant à illustrer grossièrement et pompeusement la situation induite par la pièce (on retrouvera au cinéma cette influence avec la pantomime). Tout a changé au tournant du nouveau siècle quand Stanislavski a mis en scène les pièces de Tchekhov. Parmi les nombreux procédés pratiques que compte la méthode du metteur en scène, il y en a un essentiel, c’est la nécessité pour l’acteur de se fixer des objectifs. À chaque instant, un acteur doit savoir ce qu’il fait sur un plateau. Par la psychologie et par sa traduction corporelle, l’acteur propose ainsi une forme de sous-texte en cohérence avec les objectifs généraux de son personnage et qui enrichissent considérablement la matière donnée à voir au spectateur. Dans la tradition française, au théâtre comme au cinéma, on néglige souvent cet aspect (quand on ne l’ignore pas totalement) en se contentant de “jouer le texte”. Ce n’est pas le cas de nombre de productions de l’Est. Paradoxalement, quand les acteurs et le metteur en scène donnent trop à voir, cela peut donner une impression de théâtre filmé (souvent d’ailleurs quand il est question d’adapter des pièces), mais d’autres fois comme ici, le film comptant assez peu de scènes à personnages multiples et les deux personnages principaux ne parlant pas la même langue, c’est une impression de fort naturalisme et de justesse qui se traduit à l’écran. L’histoire qui ne se traduit pas à travers des mots doit bien être retranscrite quelque part. Le spectateur est bien plus susceptible de se représenter un personnage “en dehors du cadre et de l’action” si l’acteur parvient à retranscrire dans son jeu une forme de continuité et de logique dans son comportement, étant capable non pas seulement de jouer le premier niveau de lecture imposé par la situation, mais des humeurs, des intentions, plus générales, ou au contraire parfaitement passagères et anecdotiques. Un personnage coupant du bois, un autre qui ramasse des feuilles mortes, etc. des personnages possédant une vie propre (ou en donnant l’impression) donnent une matière précieuse au spectateur pour qu’il vienne à imaginer le contexte dans lequel les personnages évoluent. (Je n’insiste pas là encore sur l’évidence d’une opposition entre deux niveaux, le jeu dramatique dont les constituants font avancer la situation et la trame, et le jeu “d’ambiance”, plus à même de provoquer une impression de réalité ; leur dialogue aidant le spectateur à se représenter un monde riche et signifiant.)

Vue depuis l’intérieur vers l’extérieur

Longues focales. 

L’intérêt des petites focales, c’est de proposer à l’intérieur du champ tous les éléments constitutifs de l’histoire, comme on le ferait dans un tableau. Le hors-champ est alors pratiquement inexistant. Au contraire, l’utilisation des longues focales permet de se concentrer sur un espace donné, et par la même occasion, d’augmenter l’importance du hors-champ (sans compter les flous apparaissant à l’écran et qui sont en soi de petites taches de hors-champ apparaissant dans le cadre). Dès qu’on propose une focale plus longue que celle de la vision humaine, on fait le choix d’insister sur un élément de décor, un personnage, et cela bien sûr en discriminant le reste. Le hors-champ est presque alors induit par la “focalisation” en direction de ces éléments, et comme toujours, un dialogue s’effectue entre ce qu’on montre et ce qu’on cache. Et souvent même, ce qu’on cache, c’est la perception d’un personnage regardant un autre. Avant même qu’on vienne à proposer le contrechamp du personnage en train de regarder, la longue focale suggère déjà qu’on a affaire à une vue subjective d’un personnage (ou d’un narrateur). Dans le film, le personnage masculin regardera une fois au loin le personnage féminin avec des jumelles ; le reste du temps, avec les mêmes focales, ces effets permettent d’insister sur l’opposition des deux personnages. Entre celui qui regarde et qui désire, et celle qui se laisse regarder sans trop de plaisir, cherche plus ou moins à échapper à ce regard, ou au contraire pourrait même en jouer pour prendre l’autre à son propre piège. Le hors-champ ici est moins un univers recomposé extérieur que l’opposition psychologique donc intérieure entre les deux protagonistes. Avec des focales plus courtes, le champ retranscrirait sans doute plus les personnages dans un même espace et peinerait à suggérer leur opposition à travers ces champs contrechamps sans dialogues. Ne parlant pas la même langue, leur histoire s’écrit principalement à travers un jeu de regards ou de présences se répondant l’un et l’autre. On imagine moins le monde au-delà du manoir où se concentre notre histoire que le monde intérieur fait de pensées, de désirs, d’intentions, feintes ou cachées, des personnages.

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 2Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 1Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 3

Découpage/remontage. 

Quand on opte pour des grandes focales et que l’espace se réduit, on peut encore accentuer l’impression de hors-champ à travers le montage. Un plan fixe en grande focale, on a beau être plein de bonne volonté, on finit par se lasser de devoir nous représenter un monde hors-champ si on ne nous le livre pas au regard de temps en temps… Les champs contrechamps bien sûr, mais aussi et surtout les plans de coupe ou les ellipses. Le découpage tranche, provoque un choix, et le montage assemble, et produit un dialogue entre les images. Plan après plan, le montage vise ainsi à nous dévoiler un espace sous divers angles. Bribes après bribes, l’univers fragmenté prend peu à peu corps dans notre esprit. Comme pour le reste, la difficulté est de proposer matière au regard. Un seul espace comme un manoir, ça peut paraître à la fois grand comme très petit si on ne sait pas où placer sa caméra ; le tout est de se situer à la bonne distance et de varier les éléments du décor apparaissant dans le champ. Trop éloigné et on a une bonne vision d’ensemble, mais on peine à y entrer et on peut se lasser de voir toujours la même chose ; trop près, et on peine à reconstituer un espace cohérent hors-champ. Les ellipses à la fois temporelles et spatiales permettent de vagabonder en dévoilant les différentes pièces d’un puzzle de hors-champ, et de passer directement à l’essentiel (montrer un personnage passer cent fois le même vestibule a un intérêt limité et aide assez peu à se représenter l’espace). Le découpage est une manière de disposer dans un espace inconnu (le hors-champ) des petits cailloux lumineux (champ) pour ne pas s’y perdre. Les plans de transitions, courts montages-séquences, permettent aussi à l’extrême d’évoquer très brièvement un espace et une époque (il y a bien un hors-champ temporel comme il y a un hors-champ psychologique) et de laisser le spectateur utiliser sa logique pour en reconstituer la cohérence. À chaque séquence, c’est comme une nouvelle situation à découvrir, un territoire “hors-champ” qu’il va falloir appréhender. Si la situation évolue sur la trame de l’histoire, elle éclaire à sa suite tout un espace cohérent dans lequel plonge le spectateur ; si tout est statique et répétitif, la cohérence s’effrite, et l’imagination claudique.

Inserts illustratifs

Passage hors/dans le cadre. 

Si on peut changer de plan pour donner à voir et faire passer ce qui était alors hors-champ dans le champ, et représenter ainsi un univers qui se reconstitue par le montage, on peut dans le même plan suggérer la présence de cet espace hors-champ en multipliant les va-et-vient dans le cadre. Un personnage qui entre dans le cadre traîne avec lui la part de mystère du hors-champ, et un personnage qui sort du cadre et c’est le spectateur qui s’imagine alors ce qu’il peut bien y faire… Pas la peine parfois de sortir physiquement du cadre pour suggérer le hors-champ : le simple fait de voir un personnage regarder ailleurs enduit le hors-champ (et ce n’est pas seulement valable pour les regards vagues au loin : un regard porté sur un personnage ou un objet hors cadre, mais dans le même lieu suffit — dans ce cas, au regard porté à l’extérieur du cadre, on répondra par le montage en proposant le “contrechamp”). Au début du cinéma, on pensait qu’il fallait tout retranscrire dans le champ comme sur une scène de théâtre ou dans un tableau vivant : quand on entrait dans le champ, c’était dans la profondeur, depuis les coulisses (une porte). Et puis, l’école de Brighton est passée par là, et dans leurs films de poursuite, on a commencé à voir des personnages entrer et sortir du champ (ces cinéastes ont d’ailleurs pratiquement tout inventé en matière de hors-champ et de montage). Le procédé est tellement simple et évident qu’on ignore peut-être à quel point il est efficace pour suggérer un espace qu’on ne voit pas, mais qu’on imagine. Pour renforcer la contextualisation, on peut donc multiplier les allées et venues, puis varier avec des panoramiques qui dévoileront une part du hors-champ.

Préférence marquée pour deux niveaux de grosseur de plan rapprochés.

Plan rapproché avec panoramique d’accompagnement sur personnage actif (un seul plan, l’autre personnage temporairement hors-champ).

La particularité de la mise en scène de Vlacil, dont les effets peuvent être plus subtils et plus discutables, c’est de se restreindre le plus souvent à deux niveaux (encore et toujours) de grosseur de plan. Des positions assez intermédiaires pour ne pas être extrêmes (façon western spaghetti), mais assez éloignées l’une de l’autre pour pouvoir se répondre : à l’extrême, on trouvera des plans moyens très rapprochés (rarement en pied) et des plans rapprochés allant rarement jusqu’au gros plan. Monter l’un après l’autre deux plans à la même échelle, on peut imaginer en effet que les plans ne se répondent pas, un peu comme deux lignes parallèles vouées à ne jamais se rencontrer, et possédant l’une et l’autre leur spectre respectif (comme deux hors-champ jamais amenés à se rencontrer pour créer une cohérence d’ensemble). L’intérêt des plans rapprochés, c’est de pouvoir s’en servir là où d’habitude on aurait tendance plus souvent à utiliser un plan plus large ; c’est le panoramique qui rend cela possible. Le panoramique permet d’accompagner un personnage, et de le laisser sortir du cadre pour s’intéresser à autre chose… L’échelle de grosseur de plan varie ainsi souvent en fonction des mouvements de personnages et des panoramiques, mais en restant toujours dans ce cadre restreint. La caméra semble butiner d’un élément à un autre, balayant du même coup le hors-champ pour l’intégrer au champ (du moins dans ce qu’on imagine au second plan), et l’effet produit est une fausse impression de vérité et d’improvisation car à chaque fois que la caméra se détourne, c’est rarement pour proposer un élément peu significatif ou répétitif. Les rares plans moyens en pied, plus fixes (mais ne s’interdisant pas au bout d’un moment à proposer un panoramique pour suivre un personnage qui se décide à bouger et pour casser avec l’impression de “plan maître” jamais bien créatif) peuvent répondre aux plans plus rapprochés, comme une respiration, ou une mise à distance par rapport aux sujets. Une manière, comme après un point, de repartir sur autre chose, ou de varier rime féminine et masculine, jouer sur les oppositions encore et toujours… Le paradoxe, c’est qu’en gardant ces grandes focales, les plans moyens tendent à se concentrer sur ce qu’ils décrivent (d’autant plus encore une fois qu’ils sont rarement pris réellement en pied, naviguant entre petit moyen, franc plan américain, voire à se transformer tout bonnement en plan rapproché). D’une certaine manière, les plans moyens interrogent l’œil du spectateur en l’invitant à se rapprocher quand les plans rapprochés tendent plus à être une confirmation ou un développement de nos interrogations (posez une question, et il en ressortira mille autres au lieu de répondre à la première). Ces échelles de plan à la fois strictes et fluctuantes permettent une grande invention à l’intérieur des plans et arriveraient presque à nous convaincre de l’inutilité d’un montage de divers plans fixes.

Plans rapprochés avec geste signifiant d’illustration et d’ambiance


Champ-contrechamp en plan moyen américain

Deux exemples pour illustrer l’emploi astucieux de la caméra. Quand le soldat arrive dans une salle de bains du manoir et découvre le corps criblé de balles de l’officier, on change d’axe (même grosseur de plan), on le suit en panoramique alors qu’il passe hors-champ dans la pièce d’à côté, et on le retrouve dans le champ à la fin du panoramique en l’ayant suivi hors-champ (dernier petit coup d’œil vers le corps sur le sol pour restituer parfaitement l’espace via un raccord de regard). Une manière, à un moment critique, de prendre à la fois de la distance avec lui et de se rapprocher de notre propre imagination. La caméra restant, elle, dans la salle de bains, et restituant à l’écran le mur derrière lequel on imagine le personnage troublé par ce qu’il vient de découvrir, on peut aussi interpréter ce procédé comme la volonté du cinéaste de suggérer à l’image que son personnage veut fuir sans trouver d’issue… Le hors-champ devient dans ce panoramique précisément ce qu’on voit à l’écran.

 

Dernier exemple pour ce qui est aussi le dernier plan du film : le personnage masculin quitte le village, entre dans le champ par la droite et s’enfonce dans la profondeur en marchant dans la neige. La caméra ne tarde pas à le suivre, cette fois avec un zoom, comme pour ne pas le quitter, et persistera à le garder à une distance, en pied (là), toujours à la même échelle, jusqu’à un point de rupture où elle le laissera partir… Au début du plan, on avait encore une croix qui s’imposait à notre vue jusqu’à se perdre dans le flou à mesure qu’on zoomait sur le personnage, comme un rétrécissement du champ pour s’effacer dans un dernier hors-champ, aux accents presque de fondu, non pas au noir, mais au blanc. (On sent déjà les années 70 poindre leur nez.)

Le poids du passé. 

J’ai évoqué plus haut la question temporelle avec le montage. Sur un plan plus dramatique, il y a des histoires qui sont plutôt tournées vers ce qui va se passer, et d’autres qui donnent au passé une importance prépondérante. Ce qu’on attend vaut sans doute aussi bien de ce qu’on ignore du passé en termes de “hors-champ” et un récit un peu trop tourné vers un présent manque probablement de hors-champ (et de contextualisation). Quoi qu’il en soit, c’est le poids du passé ici qui est important et qui constitue en soi un hors-champ lentement restitué à spectateur au fil des révélations ou des éclaircissements.

Rôles incertains. 

Les personnages aussi ont leur hors-champ : leur part de mystère, ce qu’on sait d’eux, ce qu’ils laissent entrevoir d’eux, ce que les autres personnages disent d’eux, ce que la caméra nous en dévoile… Comme un passé qui se révèle peu à peu, le rôle et les intentions de chacun qui se dévoilent, c’est un hors-champ suggéré qui enrichit la perception du spectateur et force son immersion dans l’univers proposé. Aussi, l’incertitude qui baigne les relations entre les deux personnages principaux (la question du désir et du danger) pousse à chaque instant le spectateur à se questionner sur les possibilités de développement et éveille peut-être aussi en lui des désirs personnels. Tout un hors-champ en somme.

(J’ai pris mes notes sur un unique ticket de caisse, et voilà ce que ça a donné. Ce n’est pas comme si je n’essayais pas de faire dans le succinct, je fais des efforts…)


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L’obscurité de Lim

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