Je veux vivre, Robert Wise (1958)

Note : 4 sur 5.

Je veux vivre !

Titre original : I Want to Live!

Année : 1958

Réalisation : Robert Wise

Avec : Susan Hayward, Simon Oakland, Virginia Vincent, Wesley Lau

S’il fallait illustrer ce qu’était la mise en scène, les premières secondes de Susan Hayward dans le film feraient l’affaire. Réveil soudain dans une chambre d’hôtel. L’actrice est de dos et en contre-jour. Elle s’ébroue, puis tire sur sa cigarette avant de la passer à une personne hors champ. On voit à peine, mais on a tout vu, tout compris de la situation en trois gestes parfaitement décomposés. Ces gestes donnent toutes les informations utiles à une entrée en matière ; ils caractérisent assez le personnage principal (ses pulsions instinctives en faisant presque une cousine des personnages des films d’Imamura qui entreront bientôt en scène, comme dans La Femme insecte) ; et ils offrent au film une tonalité, une atmosphère inquiétante et pleine de vices.

Pendant plus d’une heure ensuite, l’actrice compose une partition remarquable. Ce rôle en or (même si Hayward appartient encore à cette ancienne génération qui sera rapidement supplantée par des acteurs de la method) joué avec une spontanéité animale lui vaudra un Oscar. Ce n’est pas tous les jours qu’Hollywood propose à une actrice un rôle aussi franchement imposant à l’écran : pas d’acteur avec qui partager le haut de l’affiche, et un sujet loin des standards conservateurs auxquels les femmes échappent que rarement dans le cinéma sinon pour jouer des femmes fatales infréquentables.

Pour l’accompagner, les actrices et acteurs de complément ne sont pas moins exceptionnels. Juste avant Le Coup de l’escalier, un poil plus naturaliste, Wise sent bien cette nécessité de s’écarter des studios sans pouvoir encore totalement aller au bout de cette inspiration. Lorsque la condamnée rejoint la prison où elle sera exécutée, par exemple, le réalisateur tente une approche pour filmer les quelques phrases tournées dans une voiture qui semble déjà offrir autre chose que les plans de face, mais la transparence demeure évidente. Dès le film suivant, il proposera une astuce pour se passer du procédé (pas toujours) et fera encore quelques essais dans ses films suivants sans pour autant s’affranchir totalement des transparences. (Voir mon article sur les transparences à Hollywood, dans lequel les films de Wise apparaissent.)

Dans la dernière demi-heure du film, la matière narrative est plus attendue, plus centrée sur la tension intrinsèque du récit, sur des enjeux qui dépassent le personnage principal tout en restant focalisée sur son sort. Le message devient à la fois plus clair, nécessaire, mais aussi, paradoxalement, sur le seul plan esthétique et créatif, moins intéressant. Le héros du film n’est alors plus son protagoniste, mais les conséquences morales, idéologiques, politiques de son exécution. Pour le spectateur qui a suivi tous les faits et gestes de Barbara Graham, il ne fait aucun doute qu’elle était innocente. Dans la réalité, les faits ne sont pas si clairement établis, et sur le plan narratif/esthétique, ce parti pris discutable affadit considérablement la puissance d’un récit porté par l’incertitude de sa culpabilité. Le sujet du film n’est pas tant l’innocence de l’inculpée que la peine de mort et les failles (voire les mauvaises pratiques) de l’institution judiciaire (la manière particulièrement vicieuse de soutirer des aveux à l’accusée ou la faiblesse de sa défense par exemple).

Je veux vivre ! rejoint ainsi des films qui l’avaient précédé disposant d’une fibre politique et sociale assumée en épinglant au passage le système judiciaire et carcéral américain (Je suis un évadé ou Appelez Nord 777). Inspiré là encore d’un fait divers retentissant, le film doit beaucoup à son producteur, Walter Wanger, qui était lui-même passé par la case prison après avoir produit certains chefs-d’œuvre des années 30 et 40 (dont J’ai le droit de vivre, déjà sur un faux coupable – ce que le producteur n’était pas quand il a tiré sur ce qu’il croyait être l’amant de sa femme). Après son incarcération, il était revenu à la production dans les années 50, notamment avec Les Révoltés de la cellule 11, à travers lequel il souhaitait dénoncer les conditions de vie en prison.


Je veux vivre, Robert Wise 1958 I Want to Live! | Walter Wanger Productions


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L’Homme de paille, Pietro Germi (1958)

Séduite et…

Note : 4 sur 5.

L’Homme de paille

Titre original : L’uomo di paglia

Année : 1958

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Pietro Germi, Luisa Della Noce, Franca Bettoia

Quelle est l’histoire la moins originale que l’on puisse imaginer pour être une des situations les plus courantes dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps ? Celle de l’homme, peut-être, qui trompe sa femme avec une fille ayant deux fois son âge. Qu’est-ce que le talent ? La capacité, peut-être, à sublimer les matériaux bruts, sans charme ni profondeur comme la plus banale des histoires.

Voilà. La signification du titre m’échappe (une référence, semble-t-il, au poème de T.S. Eliot, The Hollow Men), comme les mathématiques, mais j’ai au moins compris que Germi avait un talent fou. Ils s’y étaient pourtant mis à quatre pour produire cette histoire (dont Germi) ; et même si, évidemment, leur film ne sombre jamais dans le mélodrame aussi grâce à une écriture qui échappe à tous les écueils possibles du mauvais goût et de l’excès, le film aurait été réalisé par n’importe qui d’autre que Germi, on aurait à coup sûr hissé les épaules, plein d’incrédulité face à tant de conformisme.

Germi est un humaniste. Il aime les êtres désespérés. Mais au lieu de venir exposer ces créatures emplies de remords et de doutes au public pour les prendre à témoin et leur soutirer des larmes, Germi fait tout le contraire. Il se tait et laisse chacun sentir le poids de l’inextricabilité des relations qui se nouent, mesurer les forces de l’indicible qui, si elles lâchent, verront le monde s’écrouler autour d’elles. Des âmes mortes errant dans un ailleurs qui ne compte plus, le cœur vide, rempli de mousse… ou de paille.

Eh bien, tu vois que tu as compris le rapport avec T.S Eliot…

Il peut être question de l’histoire la plus ordinaire du monde, Germi et ses acolytes y mêlent quelques éléments singuliers au milieu d’épouvantables banalités (peut-être intentionnelles, d’ailleurs). Les mélos touchent plus volontiers les classes supérieures. Les auteurs parlent de ce qu’ils connaissent. Comme souvent, Germi choisit un milieu ouvrier. Andrea n’est toutefois pas un petit ouvrier, on dirait aujourd’hui un « ouvrier qualifié ». Une situation qui lui permet d’avoir un bel appartement dans la capitale et d’aller à la chasse tous les dimanches. Un ouvrier de première classe (si on peut dire) aurait eu cinquante enfants et son appartement aurait été tout crasseux. Cet ouvrier-là, d’ailleurs, Germi et ses scénaristes le caricaturent peut-être sous les traits du père de celle qui deviendra sa maîtresse. Et il a un peu perdu la boule. Rita (son futur amour de passage donc) n’appartient pas non plus au pire de la classe ouvrière : elle est dactylo. Pas le pire des situations au milieu des années 50. Autant dire qu’il est question ici de monsieur et de madame tout le monde. Ni réels ouvriers ni bourgeois. Monsieur et madame Smith. Cette volonté d’éviter « les extrêmes » (dirait-on aujourd’hui – ou pas) se manifeste de la même manière dans le style du film : réalisme pur. Ni mélo ni néoréalisme. Ni de gauche ni de droite. On se demanderait presque si Germi ne prend pas un soin tout particulier à éviter de tomber dans un genre spécifique : la comédie y est aussi présente par touches subtiles. Ça ne ressemble tellement à rien que ça pourrait être du Flaubert. (C’est un compliment.) Ou du Hollande. (Ce n’est pas un compliment.)

En même temps.

Le pire, auquel on ne peut malheureusement échapper, il faut le trouver dans une certaine forme de male gaze. Je suis loin d’être un grand partisan de cette théorie selon laquelle les hommes cinéastes poseraient un regard typiquement masculin sur les choses (et en particulier les femmes*), mais force est de constater qu’on nous offre ici un point de vue exclusivement masculin qui, malgré toute l’humanité dont il peut par ailleurs faire preuve quand les personnages sont à l’écran, invisibilise à mon goût un peu trop la souffrance de la véritable ou principale victime de cette histoire : la jeune femme de 22 ans, trompée à sa manière par l’homme dont elle est sottement tombée amoureuse.

* Je viens d’écrire que les femmes sont des choses. Ne prêtez pas trop attention à mes maladresses. Je pleure les jours de mes anniversaires et je parle fort aux enterrements. Maintenant que l’on sait (vous et moi) que je suis loin d’être fréquentable, merci de finir le paragraphe.

Je peux même déflorer la fin parce qu’elle révèle beaucoup de cette violence implicite, peut-être évidente à notre époque, moins pour des auteurs et un public, tous italiens, du milieu du siècle précédent dans un pays fortement catholique. On peut être socialiste, humaniste et par ailleurs manifester des réflexes petits-bourgeois… On dirait aujourd’hui que Germi est d’extrême centre sans doute. Autant allié de la gauche (dont Germi semble se revendiquer) que de la droite. Ensemble. Un bourgeois en devenir peut-être. Et pourquoi pas après tout. La prospérité devrait être pour tout le monde. Si l’on parle de progrès, toutefois, parce que pour ce qui est des valeurs, c’est peut-être bien là où ça coince.

Dans un film japonais, on aime bien que les choses reviennent en ordre à la fin des petites tragédies. Tout ça pour ça. Le Repas illustre parfaitement cette tendance. Et de la même manière, dans L’Homme de paille, on trompe, on ne se dispute pas ; mais on se quitte, on se fout en l’air sans « hystérie » (sans échapper toutefois à la qualification pour expliquer un geste d’humeur) ; et à la fin, tout revient en ordre. En ordre… pour la petite famille bourgeoise en devenir. La dactylo passera, elle, par pertes et profits (sans « pertes et fracas »).

Le film use habilement de la voix off, comme pour introduire le récit d’un drame dont Andrea est à la fois le héros malheureux et le principal témoin (et la cause) d’un plus grand drame encore. Mais celle à qui cette voix fait référence passe un peu facilement à la trappe. Plus troublant : à la fin, pour la première fois, me semble-t-il, c’est la femme d’Andrea qui se joint dans sa voix off pour conclure ce récit. Étrange manière d’évoquer une disparue. On vous invite à un enterrement, et vous en profitez pour vous raccommoder avec votre ex-femme (peut-être en parlant un peu trop fort.) Pour le dire autrement : le film commence par le récit d’une idylle qui n’aurait jamais dû se faire, une relation dont le ton de la voix off dévoilait déjà tout de sa tragique issue, et pour achever votre histoire, vous honorez l’amour indéfectible d’un couple de mariés plutôt que d’avoir une pensée pour la victime. C’est moi et je retourne pleurer pour mon anniversaire ou l’on frôle le faux pas petit-bourgeois ?

Bref. Toutes les femmes que j’ai aimées, je leur ai écrit de longs commentaires… sur ce qu’il ne me plaisait pas en elles. Je fais la même chose avec les films.

Quatre paragraphes pleins pour critiquer Germi et sa bande, alors que j’étais parti pour louer leur bébé.

Je sèche mes larmes, rafistole ma chemise pour cacher la paille qui commençait à poindre, et je repars.

Peu avant que Rita sente qu’Andrea commence à lui échapper, elle lui dit qu’elle l’aime. Elle n’attend aucune réponse de son amoureux parce qu’elle baigne dans le bonheur. Amour avoué est à moitié pardonné. À 22 ans, on a la culture de l’instant. Tout peut prendre des proportions dramatiques. Quand, dans une scène suivante, elle espère une réponse, il est déjà trop tard. Vous pouvez tromper votre femme tout le temps ; vous pouvez tromper tout le monde un certain temps ; mais vous ne pouvez tromper votre maîtresse bien longtemps.

Pas convaincu ? Alors, je m’empresse de dire en termes simples en quoi Germi est au-dessus de la banalité de l’histoire qu’il raconte : la délicatesse.

Flaubert aurait fait un roman de cette histoire, aucun lecteur n’aurait seulement songé à défendre Andrea. Dans ses actions, c’est un goujat. Un homme d’âge mûr, beau, avec une bonne situation, et qui sait sans aucun doute le pouvoir d’attraction qu’il produit sur les jeunes femmes jouit d’un certain capital sur le marché des sentiments. Certes, Rita devait être déjà un peu toquée : elle ne se laisse pas séduire par hasard, car elle dira à Andrea qu’il l’avait vu s’installer avec sa femme. Quand elle le croise d’abord sur la plage, elle sait donc qui il est. Il est là le male gaze. Même avec ce type de personnages masculins, quelle jeune femme lui donnerait tous les signes d’ouverture possible ? Quelle femme avoue à son amant l’avoir repéré du coin de l’œil et ne pas être restée insensible à son charme ? Je veux dire… j’ai l’âge pour le rôle, ne suis ni qualifié ni beau et n’ai aucune idée à quoi peuvent ressembler des signes d’ouverture sinon quand on les voit au cinéma, mais là, difficile de ne pas concevoir cette situation autrement que comme un fantasme de cinéaste, de scénaristes, même (tous mâles). Aucune femme au monde ne donnerait à un homme, même s’il lui plaît, tous les signes possibles afin qu’il profite d’elle. Regarder du coin de l’œil, se laisser séduire de loin par la présence de l’autre, voilà un comportement typiquement masculin, non ?

Bref, je continue à massacrer le film, c’est dire si je l’aime.

Admettons que cette incohérence soit possible, qu’est-ce que fait Germi de ce goujat ? Un homme délicat, pris au piège, victime, incapable de résister à une force qui le dépasse : l’amour (on devient très sentimental tout à coup quand on a envie de tirer son coup). Il y a la délicatesse, mais il y a aussi l’exploit de parvenir à illustrer les premiers instants de l’amour naissant (Stendhal parlerait de cristallisation). Comme chez Zurlini : des regards qui se croisent et qui ne peuvent plus se quitter. Et des sourires aussi.

Les choses sont parfois étranges. Il y a le male gaze appliqué aux cinéastes, mais y a-t-il un male gaze du spectateur ? Certains cinéastes prétendent devoir tomber amoureux de leur actrice pour produire de bons films (comme c’est pratique), mais les spectateurs masculins tombent-ils un peu amoureux du charme des personnages féminins ? (Et vice versa concernant le héros masculin d’un film comme celui-ci. Mais si, même moi, avec des aptitudes en perspicacité limitées, y trouve une forme de male gaze, ce serait étonnant qu’une femme, habituée à tenir à distance les hommes, se laisse attendrir par le personnage joué par Germi. Quel que soit le charme par ailleurs du bonhomme.)

Ma première réaction devant l’actrice qui incarne Rita dans cette première séquence à la plage a été : « Tiens, elle a un côté Emmanuel Béart. Un air un peu sordide. Pas un grand charme. On ne la reverra probablement plus. »

Et soudain, lors de la scène suivante, on la voit sourire. « On ne va plus la quitter. »

Je parlais de la délicatesse dans l’approche de Germi. Même dans un simple sourire, il y a une manière de diriger ses acteurs dans un sens qui les rend humains, simples, charmants. Germi, l’acteur, à ce moment, répond par un sourire. Lui aussi est dans la délicatesse. Rien de graveleux, rien de prémédité ou de mécanique. On sait que ce sont des acteurs, mais leur simplicité, leur délicatesse nous laissent croire le contraire. Et alors, temps qu’elle sourit, on aime Rita avec Andrea. On « cristallise » avec lui. Et Rita sourit beaucoup.

Mais Rita sourit de plus en plus tristement…

L’astuce (peut-être bourgeoise) du film, c’est que la femme d’Andrea, Luisa, lance exactement les mêmes regards et sourires à son homme après des années de vie commune. Le message pourrait être subliminal et conservateur : les couples mariés s’aiment toute leur vie parce que Dieu a béni leur amour. Je préfère penser que tous les personnages de Germi sont touchés par la grâce. Parce que Germi est un humaniste, un homme délicat, et qu’il aime montrer les gens sous leur meilleur jour. Dieu n’est pas dans le ciel, il est, caché derrière un peu de paille, dans nos cœurs… Luisa aurait pu être une femme impossible, vieillie, et le spectateur aurait trouvé une raison facile à cet amour interdit. Non, Luisa est une femme formidable, encore belle, et tous les deux se regardent et s’aiment comme au premier jour. Alors, quoi ? Pourquoi ? Pourquoi céder à l’amour facile et passager ?

Parce que la vie est cruelle. Si Germi est délicat avec tous ses personnages, si vous ne trouvez aucun être réellement antipathique chez Germi, c’est peut-être parce qu’il sait que la vie est cruelle.

Et que les hommes sont… des hommes.

Quand Luisa se suicide, les hommes qui ont écrit cette histoire n’en ont que pour la peine et le désarroi d’Andrea. Germi s’attarde sur son ouvrier qualifié qui doit désormais porter le deuil d’un secret. Si vous ne savez pas pourquoi certains pleurent à leur anniversaire, songez qu’il y a des hommes qui pleurent leurs liaisons restées dans l’ombre. Personne ne connaît les raisons du suicide d’une femme de 22 ans. Vous, l’amant, vous savez.

Et puis Andrea, rongé par le remords ou la solitude d’un secret trop lourd pour lui, décide de révéler toute l’histoire à sa femme. Luisa arrête de sourire. Dix ans de vie commune, et jamais le soupçon d’une liaison, jamais la moindre jalousie. Un bonheur de dix ans. Une cristallisation impossible. Il y avait bien eu ce parfum sur le pull de son mari, et cela avait été l’occasion pour Germi de jouer magnifiquement (peut-être trop) sur la rupture et le non-dit. Sinon, rien. Alors quand Andrea soulage sa conscience pour en faire porter le fardeau sur elle, Luisa fait ce que toutes les femmes qui peuvent se le permettre font : partir. Comme dans les mélodrames bourgeois, Luisa jouit d’un privilège rare : ne manquer de rien et, par conséquent, si la nécessité s’en faisait ressentir, être en mesure de quitter le foyer conjugal. Si les quatre hommes qui ont écrit cette histoire savent se mettre à la place d’une femme dans ces conditions comme leur personnage masculin gère la maison en l’absence quelques semaines de sa femme, le manque de cohérence sociale à cet instant peut se comprendre. Maladresse et délicatesse peuvent faire bon ménage, que voulez-vous. Les auteurs gauches… pas assez à gauche ont leur petit charme.

Alors, si « toutes les histoires d’amour finissent mal en général », les histoires de drame de remariage ne devraient pas être des histoires d’amour : parce que les femmes finissent toujours par revenir à la maison. Happy End. Tout en délicatesse, mais happy end tout de même.

Et pas pour tout le monde.


Franca Bettoia, qui joue ici cette jeune dactylo, est décédée il y a peine un mois à Rome.


L’Homme de paille, Pietro Germi (1958) L’uomo di paglia | Cinecittà, Lux Film, Vides Cinematografica


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Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956)

Les bretteurs de flûte

Note : 4 sur 5.

Gompachi au chapeau

Titre original : Amigasa Gompachi / 編笠権八

Année : 1956

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Mieko Kondô, Tokiko Mita

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Parmi les meilleurs films dans lesquels Misumi était à la baguette, il y a les comédies de vagabondages et il y a les drames amoureux. Avec un de ses premiers films, Gompachi au chapeau, on tire le meilleur des deux genres, et on en fait ainsi un drame romantique de vagabondage. L’alliance parfait des tragédies à larmes et des aventures à lames.

En à peine plus d’une heure, le film pourrait laisser craindre qu’il soit expéditif. Mais il n’y a en fait rien à ajouter (ou à retrancher). Tel un haïku mis en lumière, le film semble disposer de sa durée naturelle. D’habitude, les histoires qui traînent sur une heure trente forcent quelques tours et détours dans leur développement, on s’installe, et on se dit qu’on a compliqué la chose artificiellement. En une heure à peine, l’intrigue est celle d’une nouvelle. On connaît l’exigence de la nouvelle pour la concision. Ce qui importe, c’est moins le développement que la force des idées. Si ensuite, on a surtout l’impression de voir un moyen métrage (ce qui ressemble le plus, avec le sketch, au rythme et à la structure de la nouvelle), c’est que Misumi prend, comme à son habitude, un soin tout particulier à la direction d’acteurs, aux moments non dialogués (c’est peut-être même le premier film où il prend autant de libertés, joue autant avec des plans sur des réactions à peine esquissées, sur des vues presque subjectives, et où il se permet de jouer sur la tension amoureuse et meurtrière – ce qui, ici, est la même chose).

Les images sont aussi à couper le souffle. On n’est pourtant pas encore à l’époque de la couleur et de l’écran large.

À cheval entre l’emploi de jeune premier et de bretteur génial, Raizô Ichikawa est sublime. Je le préfère bien plus dans ces personnages lumineux que dans ceux où il force son autorité et baisse le timbre de sa voix jusqu’à ressembler à un crapaud cherchant à jeter un tour à un bœuf imaginaire : cette grosse voix, héritée sans doute de sa formation kabuki, ne passe jamais avec moi. Qui peut le plus peut le moins : ce qu’il y a à garder dans cette formation, c’est l’exigence de postures claires et expressives, l’autorité aussi que procure la nécessité de ne pas jouer sur tous les mots ou de gesticuler. Et il est si mignon avec ses yeux de biche qu’il en deviendrait presque une figure de héros romantique androgyne (la même qui s’imposera par la suite dans les animes).

Si Gompachi au chapeau possède un récit qui évoque le conte ou la nouvelle, il y a également un côté théâtre classique à la Racine qui ne pouvait que me séduire. Gompachi s’apprête à quitter Edo où il a fait la démonstration de sa supériorité au sabre dans un tournoi de démonstration, mais les petits saligauds qu’il a humiliés cherchent à se venger de lui en le prenant par surprise selon les bons codes du bushido (ah, non, pardon, ce n’est pas ça). Un samouraï plus sage qu’eux tente de s’interposer, mais les saligauds le blessent. Le samouraï meurt et Gompachi poursuit sa route. Un autre samouraï qui n’a pas assisté à la scène demande ce qu’il s’est passé et, au lieu de dire la vérité, les sagouins font porter le chapeau (d’où le titre ?) à Gompachi. Jusque-là, c’est classique, révoltant comme il faut, et bien exécuter de la meilleure des manières. Là où ça devient plus original, c’est que parmi le clan du samouraï tué qui se met en tête de poursuivre celui qu’on accuse injustement de ce meurtre se trouvent ses deux filles. L’honneur de la famille…

Gompachi ne sait pas encore qu’il est recherché, mais il se sait désormais en danger après cette agression et décide de partir de la capitale. Grosse influence à ce moment de Tange Sazen, l’un des personnages les plus populaires du cinéma japonais, parce que Gompachi était acoquiné avec une geisha follement amoureuse de lui, toujours suivie de son frère. Ces deux personnages ne semblant mener une existence qu’à travers celle de leur ami, cela pourrait être vu comme un défaut souvent pointé du doigt dans les principes de dramaturgie, mais quand on est convaincu de la supériorité d’âme (et d’arme) du personnage principal ainsi mis en avant, le spectateur est peut-être plus enclin à accepter (et apprécier) ce genre de facilités « populaires ».

Sur la route entre Edo et Kyoto qui semble être la route mythique où toutes les histoires de vagabondages semblent prendre place dans le Japon féodal, Gompachi sauve une femme qui manque de se faire violer dans une auberge. Le serviteur de la demoiselle supplie alors Gompachi d’aider sa maîtresse à apprendre à manier le couteau pour assouvir sa vengeance. Nous, on le sait déjà, mais Gompachi l’ignore, c’est une des deux filles du samouraï qu’il est accusé d’avoir tué. En deux ou trois jours, Gompachi donne ses cours à la demoiselle (on est dans le conte, toujours, on ne force jamais le réalisme alors qu’on pourrait se dire que c’est tiré par les cheveux, alors que c’est presque conceptuel comme dramaturgie, on se fout de la cohérence). Et les deux tombent amoureux. Voilà Racine. L’honneur, le devoir, la passion, l’interdit. (On applaudit au passage Matsutarô Kawaguchi, collaborateur habituel de Kenji Mizoguchi, qui a écrit ici cette histoire et que Misumi retrouvera par la suite.)

La demoiselle retrouve ensuite son clan, et celui qui dans toutes les histoires de samouraï est toujours là à traîner pour souffler sur les braises et à chercher à se mesurer au héros, le ronin de l’ombre, lui suggère que la technique au couteau dont elle vient faire la démonstration pourrait être celle du tueur de son père (certains ronin sont des homosexuels refoulés, je ne vois pas d’autres explications à leur obstination, surtout quand le héros en question a de jolis yeux de biche). D’un magnifique et puéril « non, ce n’est pas la même ! » en parlant de la technique employée, la demoiselle s’en va alors dans sa chambre pour pleurer un bon coup sous la lune qui la nargue d’avoir succombé au meurtrier de son père.

Entre-temps, Gompachi, ayant compris que c’était lui l’objet de la vengeance de sa belle, l’appelle façon Roméo et Juliette mais à la flûte ; et une fois réunis sous un lit de branches mesquines fondant la lune et le brouillard, il confirme être celui qu’elle et son clan recherchent. Il propose qu’elle le tue, mais elle refuse. Il lui répond alors qu’elle seule pourra le tuer. Et il s’enfuit.

Tout ce petit monde arrive à Kyoto (si j’ai tout compris). Gompachi se rend à un temple où il pensait retrouver sa belle, mais c’est un guet-apens. Sa belle retrouve la geisha et son frère, les amis de Gompachi, car tous ont compris que Gompachi avait été trompé et risquait d’être tué. Au temple, Gompachi achève une partie des hommes du clan venus l’assassiner. Le frère de la geisha révèle, parce qu’il y était, que Gompachi n’a pas tué le samouraï, mais que ce sont ses hommes accidentellement qui l’ont tué en cherchant à s’attaquer à son ami. Tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les processeurs calculent les implications de cette nouvelle embarrassante : le dilemme, c’est que pour des samouraïs, seul l’honneur compte (à savoir, les apparences, pas ce qui est dicté hypocritement dans le bushido). Si le clan est en tort, ça ne change rien, car s’ils acceptent cette réalité, ça ne ferait que discréditer le clan tout entier. Gompachi doit donc mourir.

La sœur aînée s’approche donc à son tour de Gompachi pour le défier, mais sa sœur cadette s’interpose et dit qu’il faudra d’abord la tuer si elle veut s’en prendre à son amoureux (qu’elle connaît depuis trois jours — toujours cette cohérence des contes). Vaincue par la détermination et l’amour que porte sa cadette à son homme, l’aînée renonce à le tuer. Et à l’image de ce qu’on avait vu par exemple dans le Samouraï d’Okamoto, on aime bien trafiquer l’histoire pour la réécrire à notre convenance. Le clan décide donc que les amoureux partiront sur la route tandis qu’ils les feront passer pour morts. Tout le monde est sauf (l’honneur des oppresseurs surtout).

On retrouve quelque chose de la trame amoureuse de La Courtisane et l’Assassin : de jeunes amoureux réunis par le hasard dont les circonstances interdisent la relation. Dans les deux cas, le couple impossible doit faire face à des crapules cherchant à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : opposition claire entre l’innocence de l’amour précoce et le machiavélisme occasionnellement assassin des personnes bien établies jamais rassasiées par le pouvoir. Et dans les deux cas, l’intrigue ne s’encombre pas de fioritures (au contraire par exemple de Komako, fille unique de la maison Shiroko dans lequel le schéma dramatique apparaît plus sophistiqué et garni, et dans lequel le katana est moins de sortie).

Pas de bons drames amoureux sans alchimie entre les deux acteurs principaux. Misumi pourrait se démener tant qu’il peut pour leur donner la place pour s’exprimer, s’il n’y a pas les acteurs qu’il faut, le public ne suivra pas. On croit sans mal à l’amour des deux innocents (la cohérence, il faut plus parfois la laisser aux acteurs qu’aux facilités d’une trame) ; Raizô Ichikawa et Mieko Kondo sont parfaits.

Difficile à croire qu’il s’agit d’un film de 1956 : on y retrouve toutes les qualités des drames romantiques futurs de Misumi. Et pour autant, le studio lui fera très vite toucher à tous les genres. Misumi, c’est Hawks et Sirk à la fois.


Jaquette DVD de Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956) Amigasa Gompachi | Daiei


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Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi (1959)

Théâtre de marionnettes

Note : 4 sur 5.

Le Fantôme de Yotsuya

Titre original : Yotsuya kaidan

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kazuo Hasegawa, Yasuko Nakada, Yôko Uraji, Mieko Kondô

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Magistrale adaptation de la pièce de kabuki L’Histoire du fantôme de Yotsuya dont on devine l’héritage théâtral à chaque seconde du film. Aucun souvenir de l’adaptation qu’en avait faite la même année Nobuo Nakagawa (notée 6). Pour un de ses premiers films, Kenji Misumi déploie un sens de la réalisation déjà bien affirmé avec des audaces folles si on compare le film à ce qui pouvait encore se faire dans les studios à l’époque. En dehors peut-être de Kurosawa, celui du montage nerveux des Sept Samouraïs, si on regarde du côté des autres réalisateurs de chambara comme Inagaki ou Tomu Uchida, à la fin des années 50, on est loin de l’approche sophistiquée que Misumi démontre ici à chaque plan et peaufinera au cours des années suivantes (dans Tuer, par exemple).

Je suis loin d’être un amateur de films de fantôme, mais l’astuce ici, c’est que l’aspect horrifique arrive tardivement et n’occupe grossièrement que les vingt dernières minutes. L’horreur est d’ailleurs parfaitement maîtrisée : il faut voir, par exemple, comment le fantôme d’Oiwa se fait passer pour un être encore vivant alors qu’on le voit subtilement flotter dans l’air comme si le fantôme prenait soin de mimer la marche des hommes sans être capable de tromper (au moins) les spectateurs. D’autres idées fantastiques limitent les effets, preuve que c’est souvent quand on en fait le moins que le résultat est le plus réussi : le bras qui sort du sceau (rappelant celui sortant de l’écran dans Ring si j’ai souvenir) ; le corps du mari flottant vers le fantôme qui l’appelle à lui avant de tourner sur place ; l’effet « feu follet » ; la mare de cheveux (ou autre chose) d’où le corps du fantôme finit par apparaître à son mari ; les différentes visions des personnages apeurés en voyant l’image d’Oiwa défigurée à la place des traits d’autres personnages, etc.

Le plus remarquable, c’est encore l’écriture théâtrale du film et la réalisation de Misumi. On le voit, dans beaucoup d’histoires traditionnelles japonaises, la psychologie y est absente. Les représentations sont codifiées et le réalisme n’y a pas sa place. Ce qui est mis en avant dans ce type de récit théâtral (et ce n’est pas propre au théâtre japonais), ce sont les avancées dramatiques. On souligne les oppositions, les conflits, et les personnages dévoilent constamment au public leurs intentions (au moins en confidence ou en petit comité). Comme dans un spectacle de marionnettes ou une bande dessinée, les pensées des personnages n’existent pas. Ils ne sont là que parce qu’ils expriment ostensiblement ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils ont l’intention de faire. Même quand un complot (ce qui est le cas ici) se met en place, on en dévoile tous les contours aux spectateurs. Aucune place pour la surprise ou le doute. Tout est ainsi surligné. Quand on est habitués à la subtilité des récits contemporains, à la place de la psychologie, quand on est habitués à se questionner sur le sens véritable des intentions des personnages volontairement rendues floues ou irrationnelles, contradictoires, cela peut surprendre. Ici, au contraire, on touche à la tragédie, à la légende, en faisant des personnages sans profondeur psychologique. Ils représentent des archétypes, parce que dans les histoires d’autrefois, ces récits avaient valeur d’exemple : ces tragédies n’apparaissent pas pour raconter de spectaculaires histoires personnelles, mais pour exposer les comportements de personnages reconnaissables par leur fonction (c’est souvent l’adultère qui façonne ainsi le destin des personnages). Si la trame marche si bien, c’est que chaque archétype semble répondre à un ou deux archétypes opposés. L’exemple le plus marquant, en ce sens, c’est bien celui de la femme dévouée à son mari, Oiwa, qui passe de l’image de la femme parfaite, humble et docile, au fantôme sans scrupules, hideux et maléfique. Toujours aucune place pour la subtilité, c’est de la caricature, du théâtre d’ombres ou de marionnettes (je ne dis pas ça au sens propre, la pièce originale étant destinée au kabuki, contrairement à la pièce ayant inspiré Yoru no tsuzumi, sorti l’année précédente, par exemple, et qui était, elle, destinée au théâtre de marionnettes).

Autre particularité du récit : l’espèce de sac de nœuds qui relie tous les personnages. J’avais exactement eu la même impression récemment avec le Kôchiyama Sôshun de Sadao Yamanaka : il faut un peu de temps pour comprendre tout ce qui relie les uns ou les autres, et une fois que la toile est bien tissée, on tire les fils, et c’est tout le canevas qui de fil en aiguille s’en trouve chamboulé.

Les acteurs jouent en suivant la même cohérence : pas de psychologie, on montre d’un geste, d’un mouvement de tête, ce que le personnage pense ou affirme, toujours à la manière codifiée (pas forcément exactement celle du kabuki) de la scène. Et cela, bien sûr, avec en retour une grande justesse (toujours le tour de force à réussir quand on décide de jouer sur l’aspect théâtral d’une histoire et de gommer toute psychologie).

Certaines pièces adaptées, ou certaines adaptations peuvent paraître hiératiques, mais si on sait bien jouer avec l’aspect théâtral, on peut profiter en retour d’une forme plus ou moins lâche de huis clos dans lequel la tension se fait plus aisément ressentir. C’était ce qu’avait admirablement fait Tadashi Imai dans Yoru no tsuzumi. Misumi ne cherche pas à cacher l’origine théâtrale du récit : les séquences en extérieurs ne sont pas rares, mais elles sont fortement stylisées ; le décor est recherché, on vise à présenter au spectateur un lieu caractéristique, et on se fout ici comme ailleurs du réalisme. Le film est tourné en couleurs, et on devine le cyclorama à quelques dizaines de mètres de l’espace au premier plan. Tout est ainsi reconstitué en studio et Misumi se montre particulièrement à l’aise à découper le cadre au moyen de divers panneaux, embrasures de porte, ou rideaux tout en profitant en permanence de la profondeur de champ qui lui permet de structurer son espace en niveaux de profondeurs distincts (ce cyclo, censé représenter le ciel et l’horizon, est visible depuis de nombreux plans intérieurs). L’ordre géométrique est partout, et le cinéaste met souvent tout ça en mouvement afin de donner à tous ces polygones souvent de papier l’impression de s’agiter au milieu d’un grand origami prêt à se rompre au moindre mauvais geste (ce qui arrive fatalement dès que les katanas sont sortis de leur fourreau).

C’est beau, c’est tendu, c’est tragique. Quoi demander de plus ?


Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi 1959 Yotsuya kaidan | Daiei


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Le Lutteur et le Clown, Boris Barnet (1957)

Note : 2.5 sur 5.

Le Lutteur et le Clown

Titre original : Borets i kloun/Борец и клоун

Année : 1957

Réalisation : Boris Barnet, Konstantin Youdine

Avec : Stanislav Chekan, Aleksandr Mikhaylov, Anatoliy Solovyov

Cinéma typique produit sous dictature. Je ne dirais pas « film de propagande » parce qu’après quarante ans de soviétisme, le pouvoir qui a glissé vers l’absolutisme et le culte de sa propre histoire n’a plus à vanter à travers les films, la publicité ou les médias les bienfaits de sa politique. On y voit plutôt un cinéma d’autocensure, un cinéma aseptisé aux conflits mous et à l’environnement idéalisé, un cinéma où les personnages représentés sourient invariablement pour exprimer leur bonheur de vivre l’un à côté de l’autre, des personnages volontaires et travailleurs, bons, et, s’il le faut, des personnages animés par un véritable sens du devoir, celui de dénoncer aux autorités compétentes les rares errements ou comportements contraires aux valeurs communes. Et quand un salopard qui fait ce qu’il sait faire de mieux (des saloperies) se présente, c’est forcément parce qu’il ne jure que par la politique ou par les valeurs individualistes que le pouvoir montre du doigt et s’est échiné depuis des décennies à combattre avec succès pour rendre la société meilleure. Ici, ce sera donc un clown jaloux qui n’a que le mot « compétition » à la bouche. « Il n’y a plus de débat à avoir : le communisme a gagné. » La fin de l’histoire.

Vous ne rencontrerez rien de bien subversif dans Le Lutteur et le Clown, sinon quelque chose qui n’impliquera jamais le pouvoir en place. Pas d’intrigue digne de ce nom ni de conflit bien élaboré. Juste une illustration plate d’événements heureux ou vaguement malheureux (c’est la vie), étrangement réunis les uns aux autres dans un monde idéal semblant n’avoir aucune prise avec le réel. Si Alenka (1961) dévoile un univers éloigné de toute civilisation en offrant à l’Union soviétique son Far East prospère sans cowboys ni Indiens, le monde dans lequel évoluent le lutteur et le clown n’est pas si isolé : les cowboys, ce sont les capitalistes, et les Indiens, les Occidentaux. Imaginez un monde dans lequel quand vous allumez la télévision, quand vous vous rendez au cinéma ou quand des histoires sont lues à vos enfants, c’est toujours la même histoire racontée : celle du Magicien d’Oziorsk. Le cauchemar. Et si vous cherchez ici Dorothy, c’est que Dorothy, c’est vous, le public. Alenka sera une variation en bus du Magicien d’Oziorsk ; Le Lutteur et le Clown en est une autre sur Le Lion peureux (un personnage parfaitement inoffensif que le communisme aura rendu fort, courageux et méritant face à la Méchante Sorcière de l’Ouest).

Je ne sais pas bien ce que vient faire le « clown » dans le titre d’ailleurs : l’amitié entre les deux personnages est vite expédiée, et ce n’est pas vraiment le sujet du film. Le sujet premier du film, c’est bien le lutteur. Sorte de gloire nationale russe refusant de combattre face aux tricheries des capitalistes (what else). On pourrait appeler ça une chronique ou une biographie, mais même ces types de récits ont leurs codes. Et c’est comme si Barnet, mais plus généralement le cinéma soviétique parlant jusqu’aux années 60, à force de se colorer de tout et de n’importe quoi faute de pouvoir dépeindre la moindre réalité du monde, n’en maîtrisait aucun.

À quoi ressemble le cinéma nord-coréen ? Probablement à ça. Du cinéma pour masses lobotomisées. Un cinéma dans lequel les thrillers font penser à des films d’aventures, les films d’aventures, à des drames, les drames, à des comédies, les comédies, à des contes pour enfants, et les contes pour enfants, à The Truman Show. Pas besoin d’hypnotiseur dans un cirque. Le cinéma se charge de vous endormir. Vous êtes en panne d’édulcorant pour votre café du matin ? Une cuiller de film soviétique en couleurs des années 50 fera l’affaire.

Ce qui change des films habituels de Barnet en revanche, c’est que pour une fois l’acteur principal a un petit quelque chose d’humain et de profondément sympathique. Un côté « Lion pas peureux » (du Magicien d’Oziorsk) ou de Nota Bene (le type de la chaîne YouTube). Voyez, je commence à mollir. Demain, je cogne trois fois mes souliers, et j’écris une liste de cadeaux pour Noël à Staline.


Le Lutteur et le Clown, Boris Barnet 1957 Borets i kloun / Борец и клоун | Mosfilm


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955)

Baby Doll in Red Velvet

Note : 4 sur 5.

La Fille sur la balançoire

Titre original : The Girl in the Red Velvet Swing

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Scénario : Charles Brackett & Walter Reisch

Avec : Ray Milland, Joan Collins, Farley Granger

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L’art est-il cyclique ?

L’art, comme l’histoire, est-il cyclique ? Probablement pas. Du moins, pas en partie. C’est d’abord sans doute une vue de l’esprit, mais puisque c’est aussi une vue des esprits qui décident des choses de leur temps, il est probable que la perception qu’on se fait de son époque vienne à vouloir y répondre en prenant le contre-pied des usages alors en vigueur, initiant ainsi des mouvements contraires et un nouveau cycle.

Parmi ces modèles cycliques, le plus évident est peut-être celui de la Contre-Réforme. Après la Réforme et l’austérité du protestantisme, l’Église se lance dans une contre-attaque qui sera la Contre-Réforme : l’opulence répond à l’austérité, l’art baroque apparaît. Réforme/Contre-Réforme, un enfant de quatre ans peut comprendre la logique.

Selon le même principe, on parle parfois d’époque fin-de-siècle, et tout particulièrement au cinéma, on distingue une forme de classicisme imposé par les studios (notamment la MGM) dès l’époque du muet. Viennent ensuite les quelques avancées libérales en matière de mœurs et les scandales à Hollywood : c’est ce qu’on appellera plus tard, la période pré-code. Puis le code Hays sera appliqué au milieu des années 30 jusque dans les années 60 tout en étant de moins en moins suivi au fil des décennies. Les années 60 marquent une époque de crise des studios que certains qualifieront de « Hollywood décadent ». Le Nouvel Hollywood donnera un nouvel élan au cinéma américain avec une approche à la fois plus réaliste et tout aussi brutale. Cette période sera à son tour marquée par une sorte de tournant contraire quand ce cinéma jugé trop sombre par une poignée de réalisateurs, tels que Spielberg ou Lucas, s’adressera davantage aux adolescents soucieux de trouver dans les salles des divertissements enthousiasmants, pleins de fantaisies et d’optimisme. Une norme qui a encore cours actuellement.

Il n’y a donc pas de cycle…, mais force est de constater qu’un certain esprit de contradiction souffle souvent entre les générations et que par voie de conséquence, on est bien tenté de ne plus voir que ce qui jure par rapport à ce qui précède en regardant certains films hollywoodiens du milieu des années 50. L’ambiance fin-de-siècle, elle semble avoir en réalité touché Hollywood en plein milieu du siècle… Tourné juste avant La Fille sur la balançoire, on n’était déjà pas loin d’un frétillement (baroque) avec Les Inconnus dans la ville du même Fleischer : il y a quelque chose dans l’air qui laisse penser que quelque chose est en train de changer, quelque chose qui annonce les dérives ou les incompréhensions des années de crise qui suivront, et quelque chose qui semble donc répéter un schéma éprouvé :

Excès/Décadence/Réforme/Austérité/Contre-réforme/Excès/Décadence…

Et cela semble s’appliquer à pas mal de choses : les libertés sexuelles, les mouvements en art, la morale civile ou religieuse, les modes vestimentaires, etc. Bien sûr, toutes ces perceptions sont souvent un peu forcées, mais quand ces « mouvements » viennent aussi parfois explicitement en réaction à un usage devenu obsolète, on ne peut pas les ignorer.

« Prête à vous envoyer en l’air ? »

Assiste-t-on pour autant à une réaction volontaire à l’austérité appliquée depuis le milieu des années 30 à Hollywood avec ces deux films de Fleischer ? Certainement pas. La réaction sera beaucoup plus marquée quelques mois plus tard en France avec la nouvelle vague, en réaction, non pas à un code qui ne s’applique pas à son industrie, mais à une « qualité française » dont on peut toutefois reconnaître des similitudes formelles avec le cinéma de la même époque à Hollywood.

Mais c’est peut-être quand ces mouvements sont involontaires qu’ils sont peut-être les plus intéressants à décrypter. Parce qu’au milieu des années 50, si Hollywood fait le diagnostic qu’une réforme est nécessaire, il ne fait pas forcément toujours les bons choix ou ne reconnaît pas forcément son principal concurrent : la télévision était peut-être moins à craindre que l’émergence de nouvelles cinématographies venues d’Europe ou du Japon. Au lieu d’aller vers plus de simplicité, plus de réalisme (pourtant initiés par certains acteurs de la scène new-yorkaise, mais vite chassés comme des sorcières), Hollywood fera bientôt le choix des outrances. Ce sera rococo party. En dix ans, on basculera peu à peu des audaces acidulées des Plaisirs de l’enfer aux excès grotesques de La Vallée des poupées, et de La Vallée des poupées aux surenchères parodiques (ou pas) de Beyond the Valley of the Dolls.

En 1955, on n’en est pas encore là. La Fille sur la balançoire précède de deux ans Les Plaisirs de l’enfer. Tous deux restent donc dans les clous. Mais Hollywood est en train de créer sans le savoir les conditions qui favoriseront ses échecs futurs… tout en tendant la main à quelques cinéastes (puisque tout désormais devra passer par eux) qui auront les clés pour sortir de l’impasse dans les années 70.

Fait notable : contrairement aux Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire n’est pas un film contemporain. Il raconte l’histoire vraie, sordide, d’un fait divers ayant fait la une des journaux au début du siècle. Le film est donc réalisé à une époque où on sent le classicisme, ses codes, ses usages commencer à se fracturer. Mais le fait de raconter une histoire pleine de brutalité prenant place à une époque qui illustre un moment charnière d’une époque qui basculera bientôt dans la guerre ne fait que renforcer, comme en écho, cette impression que ce sont les années 50 et toute la haute société américaine qui pourraient imploser comme elle l’avait fait un demi-siècle plus tôt.

La Belle Époque sur la côte est des États-Unis n’est peut-être pas la Belle Époque qu’on a connue à Paris, mais telle qu’elle nous est représentée dans le film, ça y ressemble… Ce petit parfum de scandale permanent qui amusait encore jusqu’à la fin du siècle qui précède quand des hommes riches et célèbres s’affichaient avec des horizontales, des demi-mondaines, des comédiennes qu’on prenait pour maîtresses et qu’on entretenait, quand ces petits arrangements entre dominants/dominés poussent au crime, cela ne fait plus beaucoup rire grand-monde ; et la société semble découvrir à l’occasion d’un grand déballage et d’un procès toute la vulgarité et les outrances de son époque (et de ses élites). Derrière le parfum vulgaire des cocottes, c’est toute la misère humaine qui finit par vous claquer d’un coup à la figure.

Parler de cocottes n’a peut-être pas de sens appliqué à la société new-yorkaise de la Belle Époque, on évoquera alors plutôt les Gibson Girls, mais leur sort était probablement identique. Avec la guerre, au moins en apparence, ce sera une tout autre société (avec ses nouveaux usages, ses nouvelles modes) qui s’imposera. (Et avant que les Ziegfeld Girls, showgirls ou chorus girls prennent le relais.)

Cette ambiance « fin-de-siècle » bavant jusqu’au milieu des années de la première décennie du siècle, avec ses outrances d’une époque qui ne peut plus cacher ses limites, les outrances de ses élites, ses hypocrisies et ses destins brisés, c’est un peu l’ambiance qui commence à poindre à Hollywood au milieu des années 50, et c’était déjà celle des années 20 jusqu’à l’application du « code ».

(Et c’est un peu celle que l’on connaît aujourd’hui, parfois dépeinte, encore timidement, dans la fiction, qu’elle soit volontaire — comme dans Don’t Look Up, The Boys ou Extrapolations — ou involontaire — comme dans Matrix Resurrections, Avatar 2, Star Wars : L’Ascension de Skywalker, Doctor Sleep, Once Upon a Time in… Hollywood, Le Loup de Wall Street… Reste à savoir jusqu’où on peut aller dans les outrances, la surenchère, la répétition, avant que quelque chose de réellement neuf apparaisse et amorce un nouveau tournant…)

« Juste un doigt ? »

En 1955, le classicisme a fait son temps. Les thrillers se font désormais en couleurs ; le Cinémascope s’impose aux séries B ; et Fleischer dévoile même dans son premier film une passion adultérine sans que cela fasse des deux amants pour autant des criminels (Child of Divorce). Ce que certains appellent « modernité » pointe le bout de son nez. Aldrich, Fuller et donc un peu Fleischer donnent les clés qui ouvriront les portes d’un cinéma sans limites. Pourtant, chez Fleischer en tout cas, ce que certains appellent modernité, je m’amuserais plutôt à décrire ça comme étant du « baroque ». Fini, la mesure du classicisme, la mise à l’honneur des bonnes âmes (surtout quand elles appartiennent à la classe supérieure) ; fini, les dérives que l’on acceptait seulement quand elles appartenaient au monde interlope des personnages louches et qu’on ne saurait montrer positivement ou impunies ; fini, les rapports stéréotypés et convenus. C’est la foire aux monstres. Place à la névrose, aux ambitieux, aux pervers, aux alcooliques, aux escrocs ou aux truands (pas de l’ombre, comme il était admis de les montrer, mais de la haute société) ; et au lieu de montrer les demi-mondaines, à leur balcon, cracher discrètement du sang dans un mouchoir, on les montre chassant les cœurs des hommes mûrs au portefeuille garni ou à la réputation bien faite. Le vice, partout, tout le temps, et en Technicolor s’il vous plaît. Le vice comme effet spécial des années 50 et 60 est censé attirer les foules dans les salles de cinéma. Hays est mort, vive le vice !

Selon Bernard Benoliel qui présentait la séance à la Cinémathèque, le film aurait laissé coi Darryl F. Zanuck, le patron historique de la Fox. On le serait à moins. Si le film précédent avait déjà un côté sadique qui jouait sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, La Fille sur la balançoire suggère fortement certaines situations qui frôlent la vulgarité. Le ton aussi frappe par sa noirceur. Et si les cocottes apparaissent traditionnellement dans les fantaisies du cinéma classique toutes fraîches et innocentes, et ce, jusqu’à Gigi peut-être (façon hypocrite de montrer la prostitution et de créer des stéréotypes auxquels les petites filles polies et sages seront appelées à s’identifier), l’image que l’on donne d’elles ici est bien plus scabreuse.

Evelyn est ambitieuse, et malgré ses seize ans, pas tout à fait innocente : si le scénario de Brackett, Walter Reisch, et Fleischer laissent entendre qu’elle aimera son amant et protecteur, on peut douter de son honnêteté (la véritable Evelyn aurait officié sur le film en tant que conseillère technique). Comme beaucoup de petites filles pauvres de l’époque, devenir actrice, se faire repérer par un riche protecteur et gagner ainsi son indépendance dans un monde qui ne leur promet en dehors de cette situation que la misère, c’est hautement compréhensible. Difficile à accepter aujourd’hui ou en 1955 : c’est peut-être paradoxal, mais pour ces filles pauvres, se faire l’esclave d’un riche protecteur était surtout l’occasion de gagner leur indépendance à une époque où l’accès aux études était impossible et où surtout les femmes n’avaient tout bonnement pas les mêmes droits que les hommes.

C’est une lutte des classes, peut-être, mais d’abord, surtout, une lutte individualiste, une quête personnelle vers l’émancipation. Le riche a ce qu’il veut quand il se laisse séduire par une cocotte, et la cocotte, en échange de la fraîcheur de ses joues, gagne sa « liberté » dans une prison dorée.

La réalité montrée est brutale, terriblement sombre malgré les couleurs chatoyantes et les décors somptueux du film, et c’est sans doute déjà ça qui a pu interloquer le public habitué aux reconstitutions donnant une bonne image de la haute société d’alors et idéalisant leurs bonnes manières comme le code ne cessait de vouloir le répéter depuis vingt ans. Fini les frous-frous, les grands sourires de façade, les ronds de jambe affriolants, les rangées de chorus girls et les fantaisies : le luxe est toujours là, mais on passe désormais aussi à la couleur. Les vraies couleurs, celles de la vérité. Et la vérité de l’époque n’est plus « belle » à voir. C’est un monde qui s’écroule sous le poids de ses artifices, un monde qui se dévoile dans toute sa grossièreté et son hypocrisie derrière les détails scabreux d’un fait divers. Le film s’ouvre sur une image du procès et une présentation des faits, donc on ne nous ment pas sur l’inéluctabilité du drame qui se noue devant nous. Les personnages, eux, ne verront rien venir.

Les allusions sexuelles parsèment chaque séquence du film. Cela reste toujours plus subtil que les dérives « décadentes » des films futurs produits à Hollywood, mais on en annonce déjà un peu la couleur… Tout commence par le titre (beaucoup plus explicite, moins euphémique, en anglais) qui renvoie à une séquence et à un décor d’une symbolique sexuelle évidente. (Même si on laisse encore le spectateur innocent jouir d’une autre interprétation).

En le disant, cela passera toujours moins bien que dans le film où, parfois, plongés dans la situation, on n’en mesure pas forcément l’outrance grossière (qui n’est pas celle du film, mais bien celle du personnage, représentant bien réel des outrances de sa classe et de son époque) : un riche architecte tout ce qu’il y a de plus respectable, une sommité de son temps, dispose d’un appartement secret dans l’arrière-salle d’un magasin… de jouets. Il y reçoit des amis pour faire la fête et, on le devine assez bien, régulièrement, des actrices. Ouvrez la porte d’un premier secret, c’est presque un labyrinthe gigogne à la Fellini (ou à la Break-Up, érotisme et ballons rouges) qui se déploie devant vos yeux. Derrière une seconde porte, une perversion un poil plus tordue vous attend : monsieur n’est pas architecte pour rien, une porte, un escalier en colimaçon, et après une dernière porte, une garçonnière, un loft reproduisant sous une grande voûte une forme de jardin symbolique. En son centre, pas un lit, non, on n’est pas dans La Vallée des poupées, on prétend encore à la subtilité, même si on s’apprête à en casser joliment le plafond de verre… Pas un lit donc, mais une balançoire. Après le magasin de jouets, la balançoire… Tu le sens le malaise ?

(À toutes fins utiles, je précise que le scénario a été coécrit par Charles Brackett et que le riche protecteur est interprété par un de ses acteurs fétiches, Ray Milland, qui avaient « commis » treize ans plus tôt avec leur complice, Billy Wilder, l’excellent, mais un peu tordu, The Major and The Minor.)

Le clou du spectacle, il se trouvera donc là, sur cette balançoire en velours rouge suspendu à la voûte du luxueux nid d’oiseaux de monsieur l’architecte. L’oiseau voulait y entrer ; Evelyn y découvre l’amusante balançoire ; son hôte la rejoint ; séduite pour un rien, à peine présentés, elle lui demande de l’embrasser… ; et là où tous les films jusque-là coupaient et imposaient une ellipse qui ne trompait personne, on nous fait bien savoir que l’objet suspendu détourné de son sens initial est bien ce que l’on avait suspecté : on ne suggère plus, on montre. Tout en se réfugiant derrière la métaphore.

Le film ne cédera qu’une seule fois à cet excès, et en ça, on peut dire que le baroque de Fleischer frôle le rococo sans s’y vautrer. Il annonce en tout cas les excès beaucoup plus répétés des films de la décennie suivante. Vas-y que je te pousse, et tiens, essaie de toucher avec ton pied la lune que tu vois là-haut. Et la lune en question est une sorte d’oculus translucide, une membrane blanche ouvrant vers le septième ciel qu’elle tente donc de toucher à force de poussées répétées… Plus l’architecte la balance, plus on se demande (et on craint) qu’elle ne perce cet œil translucide, symbole presque de sa virginité… O colus persus/in nubilis devenus, comme on dit dans la langue de Virgile.

Je ne sais pas si c’est de l’audace ou de la vulgarité, mais j’aurais presque envie de dire à Brackett : « Attention, l’oiseau va sortir ! ».

On évitera de nous rappeler cet épisode édifiant de la balançoire au tribunal que les journaux de l’époque n’ont sans doute pas manqué, eux, de rappeler, mais à la fin du film, on évoquera très subtilement (enfin, pas tout à fait) cette séquence censée représenter un grand moment de joie pour elle (c’était sa première fois, hein), façon Lola Montès, et dans une scène qui se rapprocherait pour le coup plus du chef-d’œuvre des exhibitions pré-code : Freaks.

Zanuck, perplexe, dites-vous ?

« Gare aux cigares qui sifflent dans vos bouches, petites garces… ! — Oh, je m’égare ! Pardonnez ces écarts ! »

Le film connaît par ailleurs d’autres grands moments de « modernité » ou de « rococo », si on peut dire, avec l’épisode du cigare : Evelyn allume le cigare de son riche architecte, ce dernier s’étonne de la voir si habile, et la jeune fille lance alors dans un petit sourire : « C’est que je les ai souvent allumés pour mon père. Il me laissait même parfois en prendre quelques bouffées. Et jamais je n’ai recraché la fumée. »

Rococo comme de la fumée sortant en arabesque folle de la bouche d’une enfant… Que font les ligues de vertu ?

Bref, je reprends mon idée saugrenue de départ. S’il y a quelque chose de cyclique en art comme en histoire, il s’agit toujours de venir « reformer » la période précédente, si bien qu’au bout de deux réformes, on en vient finalement à une révolution. Un petit tour par atavisme et puis s’en va.

L’émancipation des années 70 et 80 qu’on peut lire chez Maupassant, puis les excès arrivant façon « atmosphère fin de siècle », ceux-là mêmes qui sont dépeints dans le film, puis la guerre et son austérité, puis les années folles, populaires, jusqu’aux excès d’une certaine Europe et au conformisme dans le cinéma hollywoodien, puis l’austérité d’une nouvelle guerre, la flamboyance du renouveau d’après-guerre, la couleur, les audaces nouvelles avec ses excès…, et cela jusqu’à aujourd’hui, où on se demande quand tout cela prendra fin.

Et aujourd’hui, comme en 1905, comme en 1955 à Hollywood, on s’habitue à la médiocrité. Pourtant, rien n’atteint les élites : ceux qui autrefois s’entretuent en duel pour les beaux yeux d’une cocotte, ceux qui se livraient à des « crimes passionnels » en public, on ne les voit jamais vaciller face au scandale. DSK s’en tire à bon compte ; les petites fortunes à la Epstein se suicident en prison ; mais le peuple, au lieu d’appeler à une contre-réforme se laisse prendre par les fausses pistes de la désinformation et regarde ailleurs. Au lieu de vouloir la tête de ces élites quand elles fautent, au lieu de leur demander des comptes à l’heure des crises qui se suivent alors qu’elles sont l’occasion pour elles de s’enrichir, le peuple succombe aux mythes de la désinformation et regarde ailleurs.

C’est peut-être ça finalement la fin de l’histoire. Faire en sorte que tout se perpétue comme avant, voire que, malgré les crises, les classes dominantes se « régénèrent » au détriment des plus faibles. En 1905, le scandale augure d’un changement d’époque. En 1955 aussi. Il faudra attendre dix ans. Aujourd’hui, on attend encore. Le cinéma illustre de cette stagnation : plus rien ne surprend, on ne réforme plus rien, on régénère les succès d’hier. On préfère les franchises à l’honnêteté. Jusqu’à quand ? Faudra-t-il une nouvelle guerre pour que les élites soient remplacées par d’autres, pour que la société, l’art, se réforme ?

Les « jeunes Turcs » d’autrefois, on leur dirait aujourd’hui de rentrer chez eux, dans leur pays. Mais cela voudrait dire quoi au juste de notre temps ? Est-ce le conservatisme ou l’excès qui prévaut ? Il est peut-être là le souci. Un peu des deux. Entre 1955 (où le public serait resté perplexe devant un film aussi misanthrope dressant un portrait guère flatteur du monde où chacun, quelle que soit sa classe, tire un bénéfice de l’autre) et 2024, il n’y a pas tant que ça de différences. Difficile aujourd’hui de se laisser émouvoir par le sort de l’amant tué, lui, l’hypocrite bien éduqué qui prétendait vouloir résister au charme de sa cadette, mais qui mettait tout en œuvre pour que de jolis oiseaux viennent se perdre dans la cage dorée qu’il avait bâtie pour elles. La balançoire, elle est faite pour les amies de sa femme qu’il prenait pour maîtresse peut-être ?…

Émus, on aurait pu l’être en voyant chez Evelyn une victime de l’appétit des hommes, une victime de la classe dominante ne lui laissant pas l’occasion d’être autre chose qu’une proie. Mais en fait, non. Evelyn est bien trop volontaire pour être une innocente victime : hameçonner un gros poisson, c’était sortir d’une misère assurée, presque commune. Malgré sa déchéance et son brutal retour à la normalité, plaint-on réellement la femme d’un assassin qui a touché du doigt (ou du pied) la vie de confort espérée en échange d’un amour supposé et bienvenu avant de livrer son cœur à un autre plus offrant ? Est-on victime quand on a eu ce qu’on cherchait ? Les jupes des cocottes étaient-elles trop courtes en 1905 ?

Donc, oui, sans doute, pour nous aussi, autant qu’en 1955, on se réveille du cauchemar des autres sans avoir su à qui donner notre sympathie. C’est l’humanité dans son ensemble qui en ressort écornée. Au fond, comme dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant. Dans cette lutte de classes ou dans cette lutte des sexes, tout le monde y perd. Et c’est peut-être mieux qu’un seul justement n’en sorte jamais vainqueur. À la société de limiter les conditions favorisant les scandales qui provoqueront sa chute… Force est de constater qu’on fait aujourd’hui tout le contraire. La réforme arrivera fatalement un jour, reste à savoir sous quelle forme : guerre, faillite, lent essoufflement…

Je parierai sur un essoufflement, une implosion sans vague. Le film annonce les crises futures des années 60, mais il n’aura fallu que quelques années pour que Hollywood s’écroule, et se relève presque aussitôt. Farley Granger a de méchants airs de Hayden Christensen, tiens. Si la série des films Star Wars a été le point de départ d’une ribambelle de films à grands effets spéciaux et à superhéros, on se demande aujourd’hui si tout cela aura en réalité une fin. À quand l’implosion du système hollywoodien (et des autres) au profit de propositions et d’approches nouvelles ? N’a-t-on pas déjà dépassé les limites ? Ou la « régénération » invoquée par certains nous a-t-elle déjà irrévocablement rendus amorphes ?

« Cul-y, cul cuit. »

Tiens, pourquoi ne changerions-nous pas les rôles, rien que pour voir ? Plaçons Ray Milland sur la balançoire et faisons en sorte que Evelyn le pousse, encore et encore, jusqu’à ce qu’il casse le plafond de verre et fasse une révolution. Excessif ? De quoi précipiter la chute de l’empire occidental ? Que serait un Anakin Skywalker dans l’excès (si, c’est possible) ? Un superhéros de The Boys ?… Même pas. C’est affolant. Tous les excès ont déjà été faits. Cela voudrait donc dire que l’on vit une période… conservatrice ? Non, je suis perdu.

Bref, je ne sais pas si c’est la fin de l’histoire, la fin d’un cycle, en tout cas, cela semble bien être le chaos.

— Oh, j’ai la tête qui me tourne ! Arrêtez de pousser ! Cessez, je vous dis ! Vous poussez l’audace bien trop fort !

— Comment ? Mais n’êtes-vous pas venu pour cela ?

— De l’air. Faites-moi descendre.

— Un cigare ? J’ai cru comprendre que vous ne crachiez jamais la fumée.

— Oh, non ! De l’air ! De l’air !

— Ouvrez l’oculus. Si vous arrivez à l’atteindre, peut-être auriez-vous un peu d’air. C’est bien ce à quoi toutes les femmes aspirent ?

— Ah, vous croyez ? Là, comme ça ?

— Oui, un peu plus fort. Là, encore.

— Mais cela fait mal, voyons ! Et je m’essouffle d’autant plus.

— Encore.

— J’ai la tête qui tourne.

— Encore !

— Qu’hymène me suive ! Oh, que dis-je ?

— Le cigare vous monte à la tête, Evelyn.

— Quel cigare ?

— Celui que vous avez dans la bouche.

— Ah !

(Elle casse l’oculus en forme de lune. L’architecte la fait descendre de la balançoire.)

— Vous avez tapé trop fort.

— Non. Ce n’est pas ça.

— C’est fait. Voyez, l’air peut passer maintenant. Vous respirez complètement. Vous êtes une femme désormais.

— Ah, goujat !

— Un bonbon ?

(Elle se redresse.)

— Oui, merci. Oh, comme c’est joliment torsadé ! Parfaitement rococo.

— Tout ici n’est que sucrerie. Ceux-ci, ce sont des berlingots.

— Des berlingots ?

— Oui. Regardez celui-ci. C’est mon sucre d’orge.

— Oh, comme il est mignon !

— Le suceriez-vous pour moi ?

— Oh, je préférerais le croquer !

— Faites donc, ma jolie ! Maintenant que vous avez décroché la lune, tout vous est permis.

— Tout ?

— Tout. Mais c’est un secret. Ne révélez à personne nos petits secrets !

Doit-on vraiment en arriver là ?

Bref. Il n’y a pas que le music-hall (le vaudeville) qui a tiré misérablement profit (avec la principale intéressée) du scandale de cette histoire. Dix ans après, le cinéma s’était lui aussi engouffré dans la brèche :

Une preuve que la guerre n’a rien résolu et que les cycles sont des vues de l’esprit ? (Le film est aujourd’hui perdu.)


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955) The Girl in the Red Velvet Swing | Twentieth Century Fox



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Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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La Nuit des espions, Robert Hossein (1959)

Note : 4 sur 5.

La Nuit des espions

Année : 1959

Réalisation : Robert Hossein

Avec : Robert Hossein, Marina Vlady

Jolie allégorie de l’incommunicabilité entre amoureux. L’un se fait une idée de ce que l’autre pourrait être, s’il a l’intention de le tromper ; l’autre pense la même chose. L’un se fait passer pour quelqu’un qu’il n’est pas, mais qu’il pourrait être ; l’autre joue un jeu similaire et craint de l’autre la même chose sans pouvoir lui dire… « Va, je nœud te hais point. »

Le film est peut-être un peu répétitif lors de deux ou trois échanges, mais l’idée de départ (et ce n’est pas toujours le cas avec les bonnes idées de départ) tient la route jusqu’à la fin.

Les deux acteurs sont parfaits et arrivent remarquablement à nous faire croire à un coup de foudre lors des premiers échanges de regards. La mise en place dans un espace restreint de Robert Hossein (en parfait homme de théâtre qu’il est) est d’excellente composition.

À la réalisation (tout l’aspect technique que je sépare de la mise en place des acteurs dans le champ), Hossein se débrouille pas mal pour un novice et un théâtreux avec une certaine inventivité : un bon choix des angles de caméra, ainsi que quelques mouvements de caméra assez élégants. Manque peut-être dans ces jeux de caméra une plus grande audace et une plus grande prise de risques dans le lyrisme amoureux après que les deux espions ont fait l’amour (Hossein propose une mise en place des acteurs tête-bêche assez mal exploitée visuellement).

Par certains aspects, le film évoque Le Silence de la mer, de Jean-Pierre Melville.


La Nuit des espions, Robert Hossein (1959) | S.N.E. Gaumont, Film Costellazione Produzione


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Ordre de tuer, Anthony Asquith (1958)

Les mains sales

Note : 3.5 sur 5.

Ordre de tuer

Titre original : Orders to Kill

Année : 1958

Réalisation : Anthony Asquith

Avec : Eddie Albert, Paul Massie, Irene Worth, James Robertson Justice, Lillian Gish

Après une longue introduction d’entraînement à une mission d’espionnage censée avoir lieu dans un Paris occupé pendant la Seconde Guerre mondiale, le film prend tout son sens une fois que l’espion rencontre sa cible. Alors que le début du film pouvait laisser penser à un film sur une déviance pathologique de l’apprenti espion pour en faire un psychopathe (fausse piste pas forcément bien nécessaire, alors qu’il aurait suffi d’insister sur la légèreté un peu triviale de l’ancien aviateur durant son entraînement, et à moins que j’aie, moi, surinterprété cette piste à ce moment du film…), le film prend alors une tournure plus philosophique et plus psychologique. À contre-courant du genre (à supposer qu’on puisse placer le film dans la catégorie « film d’espionnage »), l’espion se révèle immature et incompétent, mais ces défauts rédhibitoires pour passer inaperçu le rendent aussi plus humain : en ayant la faiblesse de se laisser approcher par sa victime, il suspecte une erreur et commence à se poser des questions morales.

Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, et on sent bien cette origine lors de la séquence de confrontation avec son agent de contact « tante Léonie ». Il y a dans cette scène, un petit quelque chose des Mains sales de Jean-Paul Sartre… La morale de l’histoire n’est pas bien brillante pour l’ensemble des services de renseignements de l’Alliance : car si l’apprenti espion s’est révélé mal préparé, inexpérimenté et incompétent, que dire des niveaux de compétence de l’ensemble de la chaîne de commandement et de renseignements des différentes armées (armée de la résistance française, armée britannique, et finalement armée américaine censée fournir un agent pour accomplir la sale besogne) ?

Film d’espionnage, satire de guerre, film sur la culpabilité : encore un de ces films au genre indéfinissable et hybride. Parfois déroutants (toujours dans cette étrange introduction, on y croise Lillian Gish, et on se demande bien pourquoi), ces films permettent aussi de sortir des sentiers battus et de proposer des expériences filmiques transversales. Montrer une autre manière de faire ou de montrer des histoires, cela a parfois un coût (dérouter autant le spectateur peut le mener hors de la salle) : la prise de risque est plus grande, et il faut apprécier les quelques imperfections qui en résultent, et au bout du compte, à force de tracer un sillon hors des cadres habituels, si le sujet en vaut la peine, on peut être amenés à adhérer plus que de coutume à un genre (propre et unique) et à une histoire.

Il faut aussi sans doute du courage pour dénoncer ou pointer ainsi du doigt les lacunes d’une guerre et d’une chaîne de commandement et de renseignements qui peuvent être communes à toutes les guerres… Comme on le dit si bien dans le film, à la guerre, il n’y a pas que les coupables qui périssent : coupables et victimes se prennent la main pour suivre le même chemin vers la mort. Une bombe qui tombe sur un quartier ne discrimine pas les seconds des premiers, et parfois, les renseignements désignent de mauvaises cibles. Souvent même, personne n’en saura jamais rien. C’est la dure réalité de la guerre. Le film réhabilite un personnage résistant dont la famille ignorait les activités patriotiques et secrètes, mais combien, dans toutes les guerres du monde et de l’histoire, sont morts dans l’indifférence, combien ont vu leur réputation salie par de mauvaises informations, et combien de héros (ou des généraux comme dans le film) se révèlent être dans la réalité des incompétents ou des usurpateurs ? L’incompétence, il faut aussi la reconnaître là : rester modeste face à l’histoire, et parfois accepter, avec de trop maigres informations (c’était le cas dans le film : les éléments à charge étaient ridicules), de se sentir incompétent pour juger d’un individu ou d’une situation.


Ordre de tuer, Anthony Asquith 1958 Orders to Kill | Lynx Films, British Lion Films


Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

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Rue des prairies, Denys de la Patellière (1959)

Rue des prairies

Note : 3 sur 5.

Rue des prairies

Année : 1959

Réalisation : Denys de la Patellière

Avec : Jean Gabin, Marie-José Nat, Claude Brasseur

Un joli film de la qualité française l’année des 400 Coups. Pas grand-chose qui va dans cette « qualité » d’ailleurs : on sent les artifices d’un cinéma ronflant sans grande créativité adoptant les recettes des années 30 (partition musicale ronflante, décors intérieurs, lumières factices, son postsynchronisé ou acteurs criant leur texte comme au théâtre), et qui rappelle la déchéance du cinéma hollywoodien de la même époque. Ce cinéma de cage d’escalier et d’acteurs vedettes, s’il peut être charmant chez Becker par exemple, paraît aujourd’hui complètement désuet sous la direction de Denys de la Patellière. La caméra semble placée en permanence dans un débarras de coulisses de théâtre, un scénario à l’intensité de programme télé, et un monteur en grève. Le film a besoin de deux actes entiers pour voir enfin surgir la problématique du film, au point qu’on aurait pu penser à un moment à une chronique, mais le troisième (acte) fait résolument basculer dans un petit drame bourgeois (avec des prolétaires, signe d’un bon cinéma de papa) sans conséquence.

Tout cela n’est pas bien sérieux, au point qu’un des seuls intérêts du film réside dans les dialogues savoureux mais envahissants de Michel Audiard. Car, le souci des films écrits par Audiard, c’est que l’on part parfois dans de tels fous rires qu’on ne peut plus suivre la scène (qui n’était déjà de toute façon pas très passionnante, en plus de ralentir considérablement l’action ; ce n’est pas du cinéma, mais du théâtre filmé). Ce type de productions fait furieusement penser aux comédies françaises actuelles reposant sur des artifices communs (acteur vedette sur qui repose une bonne partie du film, scénario sans taches destiné à public familial…). Parmi les acteurs, Marie-José Nat surnage avec sa petite voix cassée roule-coulant jusqu’à nos oreilles comme un galet dans un ruisseau. Le reste de la distribution ne m’inspirerait pas autant de poésie…


 
Rue des prairies, Denys de la Patellière 1959 | Les Films Ariane, Filmsonor, Intermondia Films

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