Les Damnés de l’océan, Josef von Sternberg (1928)

Coup de foudre

Note : 5 sur 5.

Les Damnés de l’océan

Titre original : The Docks of New York

Année : 1928

Réalisation : Josef von Sternberg

Avec : George Bancroft, Betty Compson, Olga Baclanova

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Revu à la tek et même plaisir qu’il y a deux ans. On y retrouve un petit quelque chose de Borzage de la même époque. Un pré-noir comme on dirait aujourd’hui. Assez peu de décors, mais une excellente gestion des espaces (notamment dans la taverne et dans la chambre).

J’ai souvent dit que le bon Josef était un directeur d’acteurs médiocre, mais parfois il faut peu de choses. Réunir deux acteurs exceptionnels et attendre qu’une certaine alchimie s’opère. George Brancroft et Betty Compson sont parfaits. Tous deux jouent des archétypes (préférable dans le muet) : le grand musclé au cœur tendre (ou attendri) et la suicidaire tombant sous le charme « de son hommeuh ». Les deux acteurs arrivent à proposer autre chose que ce que réclame leur personnage respectif. Et à jouer la même musique. Si le charme opère entre eux, et nous, c’est bien qu’ils savent créer une connivence essentiellement faite de dérision ; de cette dérision entendue susceptible de vous convaincre que vous êtes embarqués dans le même bateau, parfois seuls contre les autres ou les aléas de la vie.

George Bancroft câline du regard sa partenaire et l’amuse en jouant de son personnage : il en fait trop, fanfaronne, mais l’œil toujours posé sur sa belle, on comprend que c’est pour mieux être attentif à ses réactions. La connivence est là, il pourrait lui dire : « Tu vois ce que je veux dire, Bébé ? Je joue les durs, mais j’ai le cœur tendre. » Muet ou parlant, même musique, c’est l’art du sous-texte, le charme du non-dit, pas de celui qui vous fait suspecter l’autre d’intentions malveillantes, mais celui qui vous convainc que les regards disent mieux que les mots. Et, dans la vie comme à l’écran ou sur les planches, on se met en avant en mettant l’autre en avant. On ne voit que celui qui sait regarder, autrement dit celui qui oublie sa propre présence, ses artifices, ses vaines tentatives de devenir ce qu’il n’est pas, et qui ne voit que l’autre.

Et quand les deux jouent en même temps la même musique, quand l’un rentre dans le jeu de l’autre sans difficulté, dans la vie on appelle ça un coup de foudre, au cinéma, ce sont des miracles. On ne joue plus, on s’amuse, on vit, on se dévore des yeux, on s’oublie pour mieux imprimer l’image de l’autre. Et la connivence, c’est la danse de tâtonnements qui précède la certitude d’être faits l’un pour l’autre : regards en coin ; bouche qu’on plisse pour réprimer un sourire ; œil qui frise que l’on masque en haussant les sourcils ; regard qui fuit pour mieux voir si l’autre se laisse appâter… L’amour, comme la connivence entre deux acteurs, ça se joue là. Deux pêcheurs partis sur les mêmes rives, envoyant des hameçons au hasard, puis en direction de l’autre. On fait alors semblant de se retrouver là, mais on provoque le hasard en attendant un signe de l’autre. Signe après signe. Mais parfois, il arrive que les préliminaires à la séduction se résument à peu de choses tant l’accord se fait aussitôt. C’est ce qui arrive ici.

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Betty Compson, la connivence, elle sait y faire. Elle donnait le ton dès leur première rencontre en plaisantant, un peu amère (avec une sorte de défiance pleine de curiosité pour cet animal), sur le fait de l’avoir sauvée. Cette image de la femme d’après-guerre est une révolution : avachie dans le lit d’un autre, c’est elle qui tient la barre. Elle fume, toise, provoque, plaisante, l’allume pour mieux sans doute pouvoir lui résister. Parce que la séduction est aussi un jeu, même quand tout semble joué au premier regard, il faut se remettre en piste. Danse nuptiale sur le quai des brumes. À l’ironie un peu protectrice et naïve du personnage de George Bancroft, elle répond par une effronterie typique des années folles. Pas dupes, ces femmes-là ont pris les commandes du monde. Pas dociles ou farouches pour un sou, ce sont les « it girl », les croqueuses, les femmes qui en ont, les ambitieuses, mais aussi, à l’image du personnage féminin de City Girl, les désillusionnés. Les antihéros n’ont pas de sexe. Alors si le code Hays fera de la femme émancipée une mante religieuse dont les honnêtes hommes devraient se méfier, c’est ici, dans ces images, dans cette insolence, cette autorité, cette aisance, qu’il faut voir l’émergence de la femme moderne. Cette femme n’est pas encore celle du féminisme combattant, mais celle qui n’a pas besoin de lutter, de forcer sa nature, pour nous convaincre qu’elle danse sur un pied d’égalité avec les hommes.

Dans ce jeu de séduction permanent, si le couple marche à merveille, c’est qu’ils ne cessent de s’attirer et de se repousser (on connaît bien le procédé de nos jours avec le couple Leïa-Solo ou Mulder-Scully). L’idée, c’est que si très vite, ils comprennent qu’ils pourraient être utiles l’un pour l’autre, et s’ils procèdent à un mariage express, le charme de l’amour, de l’assortiment des couples, c’est souvent plus une construction de l’après. On séduit, on vit, on s’est trouvés… et l’enjeu est là : continuer de conquérir le cœur de l’autre. Car même une fois accordés sur l’essentiel (se mettre ensemble, se marier), on n’a encore rien vu. La vie de couple est une comédie du remariage permanente, et le film nous condense tout ça en quelques scènes : la séduction, le mariage, la séparation et le remariage. À l’époque, on parlait de mélodrames. Aujourd’hui, on évoquerait plutôt la comédie romantique. Une caractéristique toutefois sépare ces deux notions : la noirceur. C’est au moins là un point que j’attribuerais volontiers à Josef von Sternberg. Le mélodrame est mort, à tel point qu’on refuse même désormais de le considérer comme un genre à part entière. D’un genre autrefois mineur, le mélodrame est passé à la trappe, ou à la guillotine (séparant « mélo » — qui a la même valeur péjorative qu’à l’époque — et « drame » qualifiant le plus souvent le film). Parce que c’est noir, esthétiquement abouti, on en fait un drame, ou un pré-noir… Étrange époque où la pornographie est acceptée de tous et où l’indécence ultime est de parler de mélodrame.

Un exemple pour illustrer le travail de deux acteurs (un « jeu de scène » qui tiendrait plus de la mise en scène, mais comme Josef von Sternberg propose habituellement un travail statique avec les comédiens, y préférant les travellings d’accompagnement, je mets bien ça sur le compte des deux acteurs). À l’instant où le personnage de George Bancroft décide de marier sa belle « sur-le-champ », celui de Betty Compson traîne littéralement des pieds, Bancroft la tire à l’autel improvisé dans la taverne. Et là, si déjà le jeu des corps, loin de la pantomime (c’est du théâtre, du bon, voire de la chorégraphie : les gestes sont théâtraux parce que les personnages le sont et rien n’est excessif dans les postures ou les attitudes), dit tout de la situation, ce qu’il faut voir en réalité, c’est le contrepoint qu’offre l’actrice pendant qu’elle se fait tirer. Son corps « dit non ». Mais son visage trahit son cœur. Elle est heureuse et sourit de ce qui lui arrive. Peu de temps après, on retrouve le même principe, mais inversé : retournant vers leur appartement, c’est elle qui le traîne cette fois sur la passerelle pour profiter des brumes de l’amour…

Ces deux-là étaient faits pour s’entendre. Rarement, on aura vu couple aussi sympathique au cinéma. Sans doute parce qu’ils sont imparfaits, qu’ils sont remplis de failles, et qu’ils font le choix de changer leur plan, sur un coup de tête, et de voir si le destin qui les a réunis avait un projet pour eux. C’est qu’il y a des petits drames, des expériences communes, qui créent des liens. Quand l’un sauve l’autre, c’est inévitable. La ficelle est un peu grosse, mais on est au port et les cœurs qu’on amarre se font facilement la malle. Et mille sabords, ces deux-là, on a envie de les aimer ! Il y a des rencontres improbables qui vous changent la vie. Des affinités forcées. Et des bonheurs auxquels on consent. Finalement.

(Josef von Sternberg avait une affection particulière pour les travellings latéraux, d’accompagnement, avec toujours le petit jeu des éléments de décors se découvrant au premier plan…)


Les Damnés de l’océan, Josef von Sternberg 1928 The Docks of New York | Paramount


Vu le : 6 février 2014 (9)

Revu le 3 septembre 2016 (tek) Rehaussé 10


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L’Assommeur / La Rafle, Josef von Sternberg (1929)

Crépuscule de gloire… pour George

Note : 2.5 sur 5.

L’Assommeur / La Rafle

Titre original : Thunderbolt

Année : 1929

Réalisation : Josef von Sternberg

Avec : George Bancroft, Fay Wray, Richard Arlen

Un des premiers parlants, et ça se sent. En dehors de quelques répliques bien senties, l’histoire est lente et statique. On voudrait croire après Les Nuits de Chicago se trouver face à un film de gangster, mais on tombe très vite dans le vaudeville. Trio amoureux de circonstance. Pour la violence, l’action, il faudra repasser. Les flingues sont présents, mais ils apparaissent comme des sexes d’exhibitionnistes : « C’est bien une arme ? Oui, c’en est une. Tu la vois bien ? Regarde-la encore. T’es sûr que tu l’as bien vue ? Tu ne veux pas la regarder encore un peu ? »

Cette lenteur est valable un peu pour tout en fait. Josef von Sternberg peine à instaurer une atmosphère (les décors, il faut le dire, ne sont pas à la hauteur ; et le travail sur la lumière inexistant ; signe sans doute d’une production faite à la va-vite pour proposer un film sonore). Surtout, le rythme des scènes dialoguées est pataud, n’offrant aucun mystère et intensité… C’est un peu terrible à dire pour George Bancroft, si charismatique dans Les Damnés de l’océan (il me faut revoir Underworld) : il n’est convaincant que dans une scène où il fait le pitre… à appâter un chien en tortillant du cul. Une scène muette, bien sûr. Il est incapable de penser seulement ce qu’il raconte et adopte un débit affreusement lent et appuyé dans le désir sans doute de créer une tension. Je l’ai déjà dit, von Sternberg n’est pas un grand directeur d’acteurs, et malheureusement ça se ressent ici. Le jeu de corps pour Bancroft reste excellent, mais Dieu qu’il paraît idiot et perd toute autorité dès qu’il ouvre la bouche… Richard Arlen n’est pas bien meilleur, mais dans des personnages ingrats (ceux de bellâtres), il s’en sortira, de mémoire, un peu mieux dans L’Île du Docteur Moreau.

Une bonne moitié du film se déroule en prison. Excellente idée pour annihiler toute possibilité d’action et renforcer l’idée d’un cinéma parlant statique.

Après cette horreur, Josef von Sternberg retourne en Allemagne pour retrouver Emil Jannings (son acteur de l’excellent Crépuscule de gloire) et lancer la carrière d’une certaine Marlene dans L’Ange bleu. Dès l’année suivante pour son retour à Hollywood, bon nombre des acteurs muets auront été mis au placard, et Josef aura appris sa meilleure leçon de direction d’acteurs : se contenter des meilleurs. Autrement dit, au revoir George Bancroft, bonjour Cary Grant et Adolphe Menjou (on se rappellera que William Powell était déjà présent dans Crépuscule de gloire, son heure arrive).


L’Assommeur / La Rafle, Josef von Sternberg 1929 Thunderbolt | Paramount


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L’Impératrice rouge, Josef von Sternberg (1934)

Crème anglaise

Note : 4.5 sur 5.

L’Impératrice rouge

Titre original : The Scarlet Empress

Année : 1934

Réalisation : Josef von Sternberg

Avec : Marlene Dietrich, John Lodge, Sam Jaffe, C. Aubrey Smith, Gavin Gordon, Louise Dresser

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Montagnes de chantilly garnies au foin d’étable, fauteuils en plâtre rehaussés de gargouilles eisensteiniennes, blanc de poulet ou jambon d’anchois trempé à l’huile de coude, nuages de lait frappés aux éclats d’albâtre, diamants distribués comme des perles de reine, neiges au bois dormant sur tronc laqué et houppier pelé, ermitages sur coulis de béchamel, feuilletés d’oie croustillant au blanc des yeux, marengos crevés à la purée d’hiver, poudre de riz sur perruque en cascade, viennoiseries baignées sous une poudreuse de retraite, berlingots pochés au foutre de canard, poussières d’albumine sublimées en bokeh d’argent, mousselines de lumières kaléidoscopiques, sucre glace en rab ou à foison, garnison on duty pour la reine buissonnière… je retrouve à ce second visionnage le même festin baroque et blanchâtre que j’y avais trouvé au premier : L’Impératrice rouge, c’est l’éléphant blanc de Josef von Sternberg. Son joyau, son froufrou, qui vaut d’abord pour sa radicalité éclairée au fer-blanc. Non pas un blanc à La Passion de Jeanne d’Arc, mais un blanc habillé de noir qui ne sert ici qu’à le rehausser. Car si dans un film noir ou dans le cinéma expressionniste, tout tend à rendre l’atmosphère oppressante et mystérieuse, à travers ses noirs (ces gouffres qu’osent à peine éclairer les quadrilatères de lumière), dans L’Impératrice rouge, c’est bien tout le contraire qui y est suggéré. Au loin le cinéma expressionniste ; ici, l’enluminure. Faute de couleurs, les noirs servent le relief. Peut-être un seul autre film réussira à produire sur pellicule ce que Gustave Doré pouvait proposer dans ses illustrations : La Belle et la Bête, de Jean Cocteau.

Alors, ces excès baroques et lumineux demeurent, mais à la revoyure, un aspect du film qui m’avait le plus surpris il y a trois ans semble ne plus coller aussi parfaitement qu’il le devrait : son humour. On pourrait s’amuser à rapprocher ce style aux fantaisies « bon marché » d’Ernst Lubitsch de sa période allemande, en particulier trois de ses films tournés en 1919 : La Poupée, La Princesse aux huîtres et Madame DuBarry. Le grotesque et la démesure des décors y sont bien présents, et en ce qui concerne précisément l’humour, von Sternberg, s’il joue parfois plus des yeux roulés sous les aisselles que des lignes de dialogues comme il le devrait, il trouve avec ce Scarlet Empress un ton humoristique qu’on retrouve rarement à ma connaissance dans ses autres films. L’effet de surprise en moins, sans doute, les répliques font moins mouche. Rien d’étrange toutefois d’y trouver un lien avec Ernst Lubitsch, les deux cinéastes partageant à l’époque les services d’un des plus prolifiques et talentueux art directors d’Hollywood pour le compte de la Paramount : Hans Dreier. Il se pourrait donc bien que la sophistication de nombreux films de l’un et de l’autre soit pour beaucoup à y mettre au crédit d’une certaine Dreier’s touch. (Billy Wilder fera également appel à lui plus tard pour quelques-uns de ses meilleurs films.) Il y a une époque où le cinéma pouvait mêler efficacement glamour et humour ; une époque où toutes les meilleures viennoiseries d’Europe se sont répandues en poudre d’or sur le cinéma américain…

Autre mauvaise surprise, l’emploi un peu abusif des montages-séquences. C’est aussi dans ces séquences que toute la démesure baroque du cinéaste peut s’exprimer, pourtant la sophistication paresseuse du montage paraît un peu pâlotte face à l’exubérance et la créativité sans limites des décors. Le procédé est très utilisé à l’époque pour condenser l’action, jouer d’ellipses et accélérer le rythme, mais la volonté d’user du procédé pour le même type de séquences, souvent aussi de préférer la musique aux lignes de dialogues pour faire avancer l’action, finit par être lassant (un peu comme dans un bon film d’Eisenstein). Pas au point de friser l’indigestion, certes, mais attention aux dégâts lors du prochain visionnage.

Restera l’essentiel, une pièce montée sur une île flottante qui jamais ne chavire, quelques répliques dignes des Marx Brothers, une audace permanente et un style qui flirte entre les lignes : on espérerait peut-être voir un mélodrame historique avec Greta Garbo et l’insolence de Marlene Dietrich (à l’image encore d’une Ossi Oswalda dans les films précités de Lubitsch) semble être là pour rappeler qu’on ne se prend jamais au sérieux. Au lieu d’assister à l’ascension un peu ronflante de la Grande Catherine, Josef von Sternberg nous propose l’ascension d’une femme commençant sa trajectoire en It girl (il avait participé à l’adaptation en 1927 avec Clara Bow de It) pour la finir quasiment en femme fatale. Au niveau du style, le passage du mélo non consommé au burlesque retenu, malgré les dernières réserves, offre tout du long une impression d’unité et une cohérence peu évidente à trouver. Un peu comme arriver à faire monter ses yeux en neige tout en espérant se regarder dans le blanc des œufs sans broncher… L’écueil, comme souvent dans ce genre d’exercices, c’est de trouver des acteurs pour jouer la même partition. Josef von Sternberg est loin d’être un grand directeur d’acteurs, mais la mayonnaise a pris et ça tient toujours.

L’Impératrice rouge est l’un de ces miracles inexplicables qui constellent l’histoire du cinéma. Rien ne ressemble à L’Impératrice rouge ; tout juste peut-on lui trouver des aînés et des descendants (certaines adaptations shakespeariennes de Orson Welles, quelques films de Peter Greenaway ou de Ken Russell) ; et assez peu de rapport avec une autre démesure, plus sombre, plus tragique, des films muets de Josef von Sternberg. Un miracle. Une île flottante pour quelques déserteurs endormis, gourmands d’aventures étranges et baroques.

Surtout, laissons la lumière allumée.


L’Impératrice rouge, Josef von Sternberg 1934 The Scarlet Empress | Paramount


Vu en janvier 2013 (A-) ; revu le 31 août 2016 (9)

Daniel, Sidney Lumet (1983)

À bout de souffle

Note : 3 sur 5.

Daniel

Année : 1983

Réalisation : Sidney Lumet

Avec : Timothy Hutton, Mandy Patinkin, Lindsay Crouse

Rien ne marche dans ce film. D’abord la direction d’acteurs est à chier, et c’est assez rare chez Sidney Lumet pour être signalé (les parents, la mère en particulier, sont particulièrement mauvais, et les jeunes sont mêmes meilleurs, c’est dire). Encore plus que d’habitude Sidney Lumet ne se foule pas pour rendre un peu plus cinématographique un scénario très écrit, impitoyablement bavard et chiant. Il se contente le plus souvent de champs-contrechamps et évite même de jouer du montage quand les longs discours avec leur propre structure auraient réclamé d’être un peu plus mis en relief… C’est d’autant plus incompréhensible qu’il adapte ici un roman. Lumet aurait donc mieux fait de le faire adapter non pas par l’auteur même, mais par un scénariste avec plus d’expérience. Le paradoxe, c’est que Lumet a probablement été séduit par une mouture très verbeuse du script, lui rappelant certains aspects de ses autres adaptations… de pièces de théâtre. Ce sera souvent à la fois la particularité mais aussi le talon d’Achille de Sidney Lumet. Pas sympa de laisser ses acteurs dans la nature face caméra comme ça…

Ensuite, il y a un vrai truc qui cloche dans cette histoire. On sent fortement l’inspiration, celle des époux Rosenberg (condamnés à mort pour espionnage au profit de l’URSS), et on tente de nous vendre une sorte de récit calqué entre le destin des parents et ceux des enfants, avec un montage parallèle improbable comme dans le Parrain II. Le problème, c’est que ça s’éparpille entre une enquête incompréhensible et mal tournée parce qu’on se moque finalement de ce qui pourrait arriver à ces personnages, et les ennuis des bambins devant affronter l’emprisonnement de leurs parents. La mise en parallèle avec des événements prenant place au milieu des années 70 est plus que maladroite et tout ça a finalement aucun intérêt. C’est plutôt dommage parce que cette thématique sur l’injustice et sur les apparences aurait pu convenir au cinéaste new-yorkais, mais un peu à l’image du Choix de Sophie (tourné l’année précédente), le mélange de deux époques et la nécessité de courir deux lièvres à la fois brouillent un peu les pistes et nuit à la cohérence du récit.

Raté sur toute la ligne, le principal en tout cas : le casting (ou la direction d’acteurs) et l’histoire (ou sa mise en œuvre). Le film pourrait être curieusement mis en parallèle d’ailleurs avec À bout de course, tourné cinq ans plus tard, et avec une histoire à la fois assez similaire, plus efficace, plus concentrée, et tournée vers l’essentiel. Le jour et la nuit. D’ailleurs, en dehors d’À bout de course, le cinéma de Lumet des années 80 fait peine à voir.

La nostra guerra.


Daniel, Sidney Lumet 1983 | Paramount Pictures, World Film Services 


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Interstellar, Christopher Nolan (2014)

Note : 2.5 sur 5.

Interstellar

Année : 2014

Réalisation : Christopher Nolan

Avec : Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain, Matt Damon, Michael Caine, Casey Affleck

Diverses notes sur Interstellar, plus généralement sur la perception du cinéma de Christopher Nolan, suite à l’excellente critique de blig :

Sémantique des images et paréidolie du spectateur dans le cinéma de Christopher Nolan

Trop dur à te suivre, mais merveilleusement bien écrit. Tu me donnes en tout cas quelques pistes pour mieux appréhender ce monolithe étrange qu’est Nolan… S’il faut y voir des références et/ou du symbolisme, je suis totalement hermétique à ces procédés. D’abord, parce que ce serait du chantage exercé sur le spectateur : si tu n’aimes pas mon film, c’est que tu ne l’as pas compris… au fond. Ensuite, parce qu’une histoire ce n’est pas un assemblage (une collection presque) de références plus ou moins poussives. Une histoire doit tenir la route par elle seule, autrement, tu ne fais que prouver ta totale dépendance envers les références que tu jettes dans ton film et que seuls les plus avisés pourront comprendre. Quand tu dis « dans 2001, le nihilisme passif dénoncé par Nietzsche était celui de la soumission de l’Homme à la machine et de son aliénation consécutive à la technique », j’aurais envie de transposer ça aux références et à Nolan : le cinéaste « philosophe » ne s’aliène-t-il pas une partie de son public en soumettant ainsi son récit un peu trop à des références ? Tu enlèves toutes ces prétentions, et il ne reste rien, sinon un joli catalogue d’images et d’émotions.

D’ailleurs, pour ma part, parce que je suis sensible à ces images plus qu’à ces références, à aucun moment je n’ai pensé à 2001. À Armageddon oui, à Apollo 13, à La Guerre des étoiles (« je vais arriver à foutre mon asticot dans cette saloperie de trou ?… »).

Les idées, il les pompe ailleurs et ça doit encore masquer son incompétence. Ou mon inculture philosophique. Le pire c’est aussi un peu ça : le fait d’arriver à planter dans ses films, et en particulier ici, tous les passages obligés des grosses machines hollywoodiennes. Un cinéma d’effets et de l’esbroufe. Tu as tes passages obligés (de bravoure, de fraternité, de révélations, de confessions, etc.), et tu dois les réunir d’une manière ou d’une autre. Et parfois, tu repères de telles failles dans le récit que tu es obligé d’y revenir pour expliquer la scène (ce qui, à mon avis, ne fait que souligner la faille en question) en profitant pour en faire un nouvel instant de bravoure (notamment quand il est question de revenir sur la « poignée de main avec les autres-nous »). C’est amusant en fait, quand on fourre son histoire avec plein de références, c’est comme dans les nuages, on finit chacun dans son coin par y trouver une logique différente. S’il y a plusieurs logiques, c’est donc que par paréidolie, il n’y en a aucune. Voir des formes ou des idées là où il n’y a rien, c’est aussi ça, le principe de l’art. Seulement, Nolan utilise des ficelles tellement vulgaires, il s’amuse tellement à multiplier les nuages dans le ciel pour espérer y voir former des images évocatrices, que ça me fascine de voir à quel point il arrive autant à embobiner son monde. Quel artiste… !

J’ai déjà expérimenté le retournement de cerveau au second visionnage (ça marche avec les filles qui réclament un second rendez-vous comme avec les films). Il y a plusieurs explications possibles, et l’expérience est fascinante. D’abord, si on accepte de revoir un film (même si ça peut être fortuit et dépendant de notre volonté), c’est qu’on n’était pas bien convaincu par un premier visionnage ; on se dit alors « merde, c’est quand même joli et bien burné », j’aurais intérêt à revoir mon jugement. Ensuite, probable qu’au second visionnage (encore plus pour les suivants), connaissant déjà les défauts et l’intrigue, on se focalise sur autre chose, sans doute de plus accessoire (les filles qui réclament un second rendez-vous s’arment souvent de ce genre d’outils pour impressionner). Et là où il faut reconnaître du génie à Nolan (cette fois, ce ne sera pas forcément un compliment de ma part), c’est bien dans sa capacité à se focaliser sur l’accessoire. Dans Memento, il y avait une idée, un exercice de style au départ, qui conditionnait tout le reste, et il n’avait pas besoin de s’appliquer sur l’intrigue (je mets au défi qui que ce soit d’être capable de recomposer la logique d’une intrigue servie à l’envers), et c’est bien la seule fois, ou pour moi, Nolan réussissait son coup. Quand on propose un exercice de style et qu’on fait la croix sur tout le reste, c’est l’accessoire qui devient la raison d’être d’un film. Tout le reste est noyé dans un grand feu d’artifice qui impressionne, mais tout cela est surtout là pour masquer le manque de cohérence de ce que d’autres préféreront éclairer et servir parce qu’ils comprennent où est l’essentiel d’une histoire. À la recherche de nouveaux indices et de nouvelles explications ou références, on finit par se faire son propre film (ce qui est de toute façon toujours le cas). Même si Nolan est fort en jeu de piste, il n’en reste pas moins que là n’est pas l’essentiel.

L’intelligence de Nolan (là encore, pour moi, ce n’est pas un compliment), il devrait être capable de la mettre en avant (en la laissant paradoxalement en retrait) dès le premier visionnage. Il a de la chance, chaque spectateur vit le cinéma comme une expérience unique, et il semblerait qu’avec les films qu’il propose, le public aime s’y sentir intelligent (si ça ne se fait pas au premier visionnage, ce sera donc au suivant parce que, libérés des contraintes dramatiques, on s’agitera comme deux neurones dans notre cerveau à essayer de trouver des rapports entre elles, preuve d’une interaction intelligente, d’une intrication entre les choses qui fait sens, d’une « intriguation » réussie).

En multipliant les références plus ou moins cachées, il est facile de comprendre que notre œil s’éclaire à mesure qu’on parvient à en reconstituer un puzzle que Nolan prétend nous livrer en pièce détachée. Nolan nous laisse alors faire le travail, et comme on a le cerveau plutôt malléable, on ne s’embarrassera pas, s’il le faut, à forcer les pièces pour qu’elles s’emboîtent entre elles. En livrant au public différentes idées, en suggérant mille et une images ou points lumineux dans le ciel, par analogie, le public finira toujours par y déceler des combinaisons parlantes qu’il s’efforcera d’attribuer à un « auteur » autre que lui-même. Nous sommes ainsi faits. Ce n’est plus Nolan l’intelligent, mais nous, et c’est peut-être ça qui nous plaît tant dans ses films.

Je pense alors qu’on ne juge plus le film en lui-même, mais l’expérience qu’il nous procure. Un peu comme le principe des faux souvenirs, ou des souvenirs altérés à force de révisions, et comme des pas répétés sur la plage, sans cesse nettoyés par le passage des vagues. La mémoire (et donc la perception de ce qu’on a vu) évolue malgré nous. On y ajoute des détails, on en oublie d’autres, on théorise sur ce qui s’est passé ; et les “revisionnages” de ces souvenirs seront alors conditionnés par ce qu’on en a compris. Il faut que ça colle. On oublie ce qui fâche (ou le contraire) pour en forger un bloc cohérent quand la vie souvent ne l’est pas, et ça rejoint l’expérience du film revu où tout à coup l’intrigue passe au second plan. Il n’y a plus à juger un film (ce qui a toujours été très relatif), mais l’expérience qu’on en tire. Chaque révision altère non pas le film tel que Nolan l’a pensé (parce que lui, au contraire d’un souvenir, est, en principe, immuable), mais l’idée qu’on s’en fait. Et plus que le film lui-même, c’est bien cette idée qui importe.

La révision peut parfois étonner. Fight Club a pour moi changé de nature au second visionnage. J’avais trouvé l’histoire idiote (elle l’est sans doute toujours autant), et je m’étais dit « merde, c’est Fincher, revois le film ». Et je me suis pris à mon propre piège. Une jolie fille, même si au premier rendez-vous, elle se montre idiote, tu te dis que tu peux bien l’avoir, parce que « je suis un homme oh… comme ils disent » (je ne suis pas sûr d’avoir compris les paroles d’Aznavour). Le malentendu, tu l’espères toujours à ton profit dans le regard de l’autre. Comme disait Jean-Claude Dusse : « Forcez, forcez, vous en tirerez toujours quelques-unes ». Et peut-être devrions-nous voir chaque film comme si c’était déjà un second rendez-vous… Et comme si les escrocs, capables de violer la réalité d’un film, c’était nous.

Trou noir

La traversée du trou de ver ressemble à une scène de voiture dans les films des années 40 avec une projection arrière. La différence ici, c’est qu’on l’a projetée en face et sur les côtés et qu’elle est cylindrique. Aucune profondeur, comme si c’était une toile peinte à l’intérieur d’une paille. C’était plutôt laid et étrange. Même supervisé par un scientifique, ce n’est pas une raison pour en faire quelque chose de si peu efficace ou de laid. Et de fait, j’ai été déçu, on voit quantiquement rien.

Avec Gravity et Interstellar, on a l’impression, plus qu’avec 2001, que certains cherchent un compromis entre le cinéma spectacle de Spielberg ou de Lucas, et celui jugé plus ambitieux des années 70 qu’il a fini par étouffer. L’alliance de la fantaisie et du naturalisme… Cela trouve certaines limites. La justesse toute kubrickienne de chercher à coller à la réalité technologique se heurte aux obligations d’un récit qu’on force à faire rentrer dans les clous d’un récit convenu (j’ai attendu naïvement que le père nique avec sa fille ; ç’aurait été plus intéressant, plus subversif, plus Nouvel Hollywood). D’un côté, on se force à montrer qu’on ne tombe pas dans le panneau des incohérences devenues célèbres et propres aux films dans l’espace. C’est bien gentil d’attendre qu’il y ait de l’air dans une pièce pour appuyer sur le bouton on du son, sauf que le résultat est bidon et casse le rythme. Au moins, c’est cohérent avec l’ensemble, d’accord. Et d’un autre côté, on ne peut pas échapper à certaines incohérences, surtout quand on s’applique à tout expliquer (au moins, les ellipses permettent de ne jamais trop en dire… sur ses lacunes). Comment arriver ainsi à nous faire croire que sur une planète où les ressources sont si difficilement disponibles, une poignée de chercheurs de génie (pour ne pas dire un seul, alors même qu’il révélera lui-même être un escroc) parvient à réunir tout le matériel et toutes les connaissances nécessaires pour envoyer autant de sondes et de vaisseaux à l’autre bout du système solaire ? Ce qu’on n’arrive pas à faire aujourd’hui, ils seraient capables de le faire avec moins de moyens et moins de ressources ? (Même principe avec le robot qui est plus un fantasme de Nolan qu’une éventualité technologique crédible…)

Brièvement, sur Nolan :

Nolan est plus apprécié encore depuis qu’il fait de la merde (dans mon esprit : après Memento). Et pour tout dire, je suis même surpris que ses films aient du succès. Ce n’est pas un metteur en image, ce n’est pas un directeur d’acteurs, ses scénarios sont englués dans la prétention et le mystère artificiel. S’il a du succès, c’est que ses films sont baroques : des effets et encore des effets. Que des spectateurs intelligents se soient perdus à apprécier son travail, oui, ça m’avait étonné. Preuve, encore une fois, que le talent d’un cinéaste, il est surtout de convaincre ; et ce pouvoir de séduction n’a rien à voir avec la raison, quoi qu’on fasse pour rationaliser, après coup, notre adhésion à telle ou telle démarche créative. Son succès, je m’en moque, ça n’entre pas en considération dans ma grille de lecture. Si, aussi, d’autres se retrouvent pour ne pas l’apprécier, c’est moins parce qu’il a du succès que parce qu’il gonfle sérieusement à agiter les mains comme un prestidigitateur sans jamais venir au bout de son tour de magie. Normal que ça en agace certains. Les premiers s’en servent peut-être pour leur brushing.


Interstellar, Christopher Nolan 2014 | Paramount Pictures, Warner Bros., Legendary Entertainment, Syncopy

Le Cheik, George Melford (1921)

De l’émancipation à la captivité consentie

Le Cheik

Mon ami Rudolph

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : The Sheik

Année : 1921

Réalisation : George Melford

Avec : Agnes Ayres, Adolphe Menjou, Rudolph Valentino

Quel titre d’article pompeux pour un film à l’eau de rose mettant en scène Rudolph Valentino !… Je plaide coupable, je vais m’en expliquer.

D’abord, quelques mots sur le film en lui-même parce qu’il rappelle gentiment les stéréotypes sur les barbares (en l’occurrence les Arabes) qu’on rencontre dans… le Retour du Jedi. Je n’avais jamais fait le rapprochement entre l’univers cruel de Jabba the Hutt et l’imaginaire de la culture des Mille et Une Nuits. La barge a même un certain côté « tapis volant » quand on y pense… Et pour le reste, pas une image, pas un décor, pas une posture, ne saurait être transposable d’un univers à l’autre. Lucas d’ailleurs reproduira cet imaginaire dans certains Indiana Jones si je me rappelle. Il est bien question d’imaginaire. Le but est de reproduire l’image qu’on se fait d’un environnement pour titiller le mythe. Qu’on le fasse à Paris, avec des Incas, des Arabes ou des Geishas, c’est la même farine. Des stéréotypes oui, mais rien d’offensant, c’est une caricature qui se sait en dehors de la réalité. Inutile d’aller crier au racisme comme on peut le lire ici ou là (parce que l’art est toujours affaire de discrimination, si, si : raconter, c’est exclure, c’est choisir, c’est archétyper).

Depuis des lustres, les recettes du succès sont les mêmes. L’exotisme paie toujours. À la même époque Fritz Lang par exemple rencontrait le succès avec sa série des Araignées (utilisant l’imaginaire de l’Amérique du Sud — dans des aventures, encore, qui n’étaient pas sans rappeler Indiana Jones). Mais plus encore que son univers, le film va bénéficier de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « un buzz », d’abord poussé par le succès phénoménal et inattendu du film, très vite alimenté lui-même par le scandale accompagnant le film — ou les scandales.

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (2)_

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik | Paramount Pictures

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (6)_

D’abord, comme pour beaucoup de succès, le film bénéficie d’un malentendu, ou d’un coup de chance. Rudolph Valentino vient de tourner pour la future MGM, et ici, la Paramount compte bien se servir de ce succès mais parie surtout d’abord sur l’actrice principale du film, Agnes Ayres. Or, il faut bien l’avouer, l’actrice est plutôt insignifiante, et le découpage tend à offrir à Valentino plus de place que la seule raison ne lui aurait jamais offert. C’est que le garçon l’est tout autant, insignifiant. Seulement, il a le mérite (si on peut dire) d’avoir l’insignifiance plutôt ostentatoire. Il pourrait être cabot, mais il est plus que ça, il est carrément chameau (quand il sourit, d’ailleurs, oui, le bellâtre a comme un air chameau). Il est si mauvais qu’il en est à désespérer ; c’est inévitable, la nature est cruelle, plus il en fait, plus il se montre, et plus il fait ressortir une sorte de sex-appeal prétentieux dont on comprend bien qu’il en émouvra plus d’une. Grande bouche (donc), grands yeux, grandes mains, buste large…, tout est grand et large chez monsieur. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais la science : c’est une démonstration de virilité auquel, au premier coup d’œil, les femmes sont très sensibles (au début — et un film, ce n’est pas long — et il en est d’autant plus charmant le garçon, qu’il reste muet). À côté, Adolphe Menjou, avec sa fine moustache et ses muscles d’escrimeur ne fait clairement pas le poids. Voilà donc une partie du scandale : comment un film mettant à l’honneur un acteur aussi mauvais peut-il avoir autant de succès ? Il est vain de s’égosiller en indignations faussement viriles car on ne fait que s’agiter ; l’agitation entretient le scandale et donc la publicité autour du film, et voilà le buzz qui est fait… (Pourquoi n’a-t-on pas fait de Michael Vendetta et de Nabilla des stars de cinéma ? On y perd quelque chose.) On peut ajouter que le fait de remettre sur le tard Rudolph Valentino et Agnes Ayres sur le même plan préfigure les alliances de stars qu’on pratiquera à Hollywood après la crise de 29 et qui fera là encore le succès de l’âge d’or hollywoodien (même si d’une certaine manière aujourd’hui la seule vedette du film semble bien être Valentino).

Autre raison du succès (et du scandale), le traitement de la femme européenne (occidentale, civilisée) que lui réserve un vil barbare. Le film navigue suffisamment dans l’ambiguïté pour éveiller des malentendus et des réflexes pouvant refléter les idées d’une époque, et plus particulièrement, les principes moraux d’une société qui change. On est après guerre en 1921, le début des années folles, période où la femme s’émancipera comme jamais. Et il est bien possible que l’Occidental outré d’abord par la manière dont une femme est traitée par un cheik arabe finisse, sans s’en rendre compte, à s’indigner, non plus que cette femme soit traitée ainsi par un étranger, mais seulement par le seul fait qu’une femme devienne ainsi l’objet des désirs d’un homme, quel qu’il soit. Le fait qu’elle soit britannique joue sans doute d’ailleurs beaucoup parce qu’on la voit au début du film refuser les avances d’un homme (occidental) lui proposant le mariage et lui avouant qu’elle ne s’y soumettra jamais parce que le mariage est pour elle synonyme de prison. Quand on s’indigne du sort de cette femme, on s’indigne d’autant plus qu’il s’agit d’une femme indépendante. Alors que l’émancipation initiée par les suffragettes dans les sociétés occidentales n’était sans doute pas encore une idée bien répandue et acceptée, il suffit que l’une de ces femmes rencontre un danger extérieur pour que, très vite, on s’insurge en adoptant sans hésitation les nouveaux principes moraux censés s’opposer aux principes barbares venus de l’agresseur. Voilà comment on devient « féministe » à son insu. Soft power, mon général.

Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (1)_Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (3)_Le Cheik, George Melford 1921 The Sheik Paramount Pictures (4)_

Que cette femme soit par la suite retenue captive, violée, et même qu’elle tombe finalement dans les bras de son agresseur, n’y change pas grand-chose. Car ce qui compte, c’est la nature initiale du personnage. On a parfaitement intégré et accepté l’idée qu’une femme puisse être indépendante, se revendiquer comme telle, et chercher à la défendre quand un goujat ose mettre la main dessus. De l’émancipation à la captivité consentie… C’est bien la romance mièvre, et le charme supposé de Valentino, qui pourrait servir de prétexte aux spectatrices pour faire de ce film un tel succès, mais en réalité ce qui aurait peut-être derrière cette fascination de la femme occidentale pour cette situation en apparence en totale contradiction avec les valeurs du féminisme, c’est bien le fait que cette femme se retrouve tout d’un coup captive et privée de ce qui lui était le plus cher : son indépendance, sa liberté. Le fantasme, il peut être autant de se voir dans les bras du cheik que de se rêver aussi émancipée que cette femme. À ce titre, il est intéressant de souligner l’importance du costume dans le film. On voit d’abord Agnes Ayres avec une robe de soirée typique des années folles, sans corset, la montrant pratiquement nue, et n’a pas encore la coupe en garçonne (mais les bouclettes typiques à la Mary Pickford) ; par la suite, elle porte dans le désert la tenue coloniale, invariablement asexuée. Quand le cheik la retient captive, il lui impose une tenue légère affreusement dégradante pour elle (rappelons-nous de la princesse Leïa dans le Retour du Jedi, c’est pareil). Elle n’est pas moins habillée qu’au début du film, mais l’humiliation qu’elle fait remarquer au cheik ne naît pas de sa quasi-nudité, bien du choix qui lui est imposé (et il est intéressant de noter que le problème persiste aujourd’hui autour de l’idée, et de la définition, du viol, ou quand on peut légitimer un crime en fonction de l’interprétation qu’on fait d’une tenue ou d’un comportement ; or, on est bien dans une société du paraître, et on peut jouer la docilité, tout en se refusant au dernier moment, parce que ce qui définit l’individu, et fait de lui un être libre, ce n’est pas ce qu’il donne à voir, mais ce qu’il dit : l’habit ne fait pas le consentement ; et au moins, ce film, en donne une preuve plutôt évidente).

Encore une fois, quelle que soit la qualité du film, le cinéma montre qu’il a très probablement joué un rôle majeur dans la diffusion et l’acceptation de l’image de la femme moderne dans les sociétés occidentales. Loin de montrer une femme soumise, le film montrait au contraire une femme libre qui n’avait plus à lutter dans son monde pour cette liberté (quand elle exprime ses souhaits au début du film, ça ne fait même pas débat : l’homme à qui elle s’adresse l’accepte). Au contraire, fraîchement revêtue de son indépendance, elle devait faire face à l’intolérance d’autres hommes, tout aussi barbares et sexistes que ceux qui refusent, en Occident, de voir les femmes s’émanciper… Si les hommes détestaient tellement ce film, il est probable que c’était moins à cause de l’attirance stupide qu’ils croyaient déceler chez les femmes pour Valentino, qu’à cause de l’image de la femme présentée au début du film et capable d’ébranler leurs certitudes ou leurs réflexes sexistes. Valentino ne servait alors que de prétexte à leur indignation. On pouvait bien montrer du doigt l’étranger et faire de lui le responsable de notre trouble existentiel, les causes de cet inconfort réactionnaire étaient probablement ailleurs… Quand une femme quitte son mari pour un autre homme s’accable-t-il lui-même pour ne pas avoir su la retenir ou accuse-t-il « l’amant » de sa femme ? « Il me l’a prise ! » Tiens donc, qui est le cheik ? Pour qui la femme est-elle encore un objet ?

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Le Gros Lot, Preston Sturges (1940)

Quand Le Million rencontre Le Dîner de cons, ça donne Bienvenue chez les Ch’tis

Le Gros Lot

le gros lot

Note : 2 sur 5.

Titre original : Christmas in July

Année : 1940

Réalisation : Preston Sturges

Avec : Dick Powell ⋅ Ellen Drew

J’étais jusque-là partagé sur Preston Sturges. J’avais trouvé The Lady Eve brillant, mais les Voyages de Sullivan particulièrement navrant.

Malheureusement, cet opus tient plus du second. Le même ton, la même vulgarité. Je me suis rarement senti aussi mal devant un film. Il avait déjà eu une des idées les plus pitoyables qui soient avec les Voyages, digne d’un Bienvenue chez les Chti (un cinéaste de bonne famille décide de se faire passer pour pauvre pour voir l’autre côté et apprendre de la vie…), il continue ici de la même manière. On est entre le Dîner de cons et le Million. Un brave garçon rêve de gagner un concours de slogan publicitaire dont le premier prix est une grosse somme d’argent (idée sans doute piochée par Sturges, en bon francophile qu’il est, dans Un oiseau rare). Des collègues lui font alors une « bonne blague » : lui faire croire qu’il a gagné. Commence alors un long quiproquo autour duquel vont s’enchaîner des situations toutes plus dégoulinantes de mièvrerie les unes que les autres. Il faut voir le retour du fils prodigue dans son quartier populaire, remettre des cadeaux à tous ses voisins, et en particulier à une gamine clouée sur une chaise roulante… La même complaisance à l’égard des classes populaires que dans le Voyage. Il lorgne clairement du côté des comédies de Capra, mais n’en a pas la même subtilité. Tout est grossier chez Sturges, facile… La tirade de son épouvantable fiancée glorifiant les valeurs de l’individualisme et de l’ambition est à vomir. Ça dégouline de bons sentiments et ça mène nulle part. Parce qu’évidemment, Sturges s’en sort avec l’évidente pirouette finale qu’on ne sent pas venir des kilomètres à la ronde… Avant ça, les deux s’étaient envoyé des « tu es merveilleux », « non, c’est toi qui es merveilleuse » d’une grande finesse comme d’habitude.

Consternant.

À noter une scène d’introduction d’une longueur assommante. Le film est court, tout juste un peu plus d’une heure. Et Sturges nous présente ses deux tourtereaux assis sur les toits à écouter les résultats du concours donné à la radio… Un quart d’heure sur l’ambition à l’américaine, dans le genre « Je crois en toi, tu vas réussir, parce que tu le mérites et parce que c’est toi »…

Pas convaincu non plus par l’utilisation de Dick Powell dans ce modèle de vertu qu’est ce Jimmy MacDonald. Jimmy Stewart y était habitué à ces personnages bien propres sur eux… Tout ramène à Capra. J’étais plus habitué à le voir en jeune premier dans les comédies musicales de la première heure. Il ne vaut pas plus. Aucun charisme, la bonne bouille de premier de la classe. Je lui aurais bien envoyé une torgnole… Après avoir pitié de lui pendant une bonne demi-heure, j’ai fini par ne plus supporter non plus la triste aventure de son personnage, mais ses allures de fils à papa, pour qui tout est formidable, qui, quoi qu’il arrive, voit toujours le bon côté des choses et des gens. Le nigaud.


Le Gros Lot, Preston Sturges 1940 Christmas in July | Paramount Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1940

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Le Convoi de la peur, William Friedkin (1977)

Boom

Le Convoi de la peur

Le Convoi de la peur

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : Sorcerer

Année : 1977

Réalisation : William Friedkin

Avec : Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal

Pas peur de me faire exploser…

J’ai du mal à comprendre l’unanimité pour cette adaptation. Celle de Clouzot était pourtant un chef-d’œuvre, il fallait oser offrir autre chose et ne pas avoir peur de la comparaison.

Je n’ai pas lu le roman original. J’imagine que Friedkin est plus respectueux de la trame initiale. Peu importe. Pour moi, ça ne marche pas. Impossible de me laisser embarquer dans cette histoire louche. Il y a une règle majeure à laquelle peu d’histoires arrivent à se soustraire, c’est celle de l’unité d’action. Pour cela, il faut un sujet clair et parfaitement défini, du moins le premier acte achevé.

Dans le Clouzot, c’est évident : il faut aller d’un point A à un point B en chargeant de la dynamite sans se faire péter la tronche. C’est simple, et c’est efficace. (Il paraît que ce n’est pas tout à fait ça ; je veux bien le croire ; je n’irai pas revoir le film pour m’en assurer[1].)

Ici, ce premier acte dure des plombes. Et tout ça pour nous mener où ? L’intérêt, il est dans le transport, alors donne-nous la marchandise, vérifie les freins, la jauge à caramel, et en route Germaine ! Une heure pour expliquer comment les personnages sont arrivés dans cette galère… N’explique pas ! Jamais. Montre ! Alors bien sûr, on peut faire un très long premier acte, comme dans Voyage au bout de l’enfer ; mais il faut qu’il y ait un but. Là, soit il n’y en a pas, soit je n’ai pas eu envie de le comprendre. Dans le Cimino, c’est utile pour créer une opposition, le paradis et l’enfer… Là, je cherche (ou pas).

Une fois que le film est parti (enfin), Friedkin nous torture encore en s’attardant vingt minutes sur un seul obstacle, un seul pont… Obligé de nous refourguer cinquante fois le même plan sous la pluie… C’est bon, j’ai compris l’idée, passe à autre chose !

Les acteurs sont bons. J’adore Bruno Cremer (excellent dans La 317ᵉ Section). Quelques choix douteux pour créer une ambiance : des effets un peu lourds, la musique, le travail sur le son, le montage. Tout ça semble en fait un peu ringard et à côté de la plaque. Le film de Clouzot était centré sur les personnages, sur leur peur, sur l’enjeu absurde de leur quête, un peu comme dans Marche ou crève de Stephen King. Sans le laisser paraître, Le Salaire de la peur, en plus d’être un thriller, avait bien ce petit côté dystopique : le rétrécissement du récit autour de cette seule quête lui permettait de gagner une certaine valeur universelle car détachée de tout contexte et de toute explication. En insistant sur le contexte politique, sur les origines qui ont vu les personnages atterrir dans cette jungle, on perd de ce caractère universel. On retrouve la même chose dans Apocalypse Now ou dans Aguirre. Si les questions du pourquoi ou du comment sont sans cesse posées (plus que dans le Clouzot, de mémoire), on se fout de connaître les réponses. Parce qu’elles ne seront jamais meilleures que celles qu’on peut craindre. Mettre au centre d’un film des peurs primitives, celle de survivre face à un danger permanent, plonge le spectateur dans une tension, un suspense, qui n’a pas besoin d’une heure d’introduction. Les intérêts de la compagnie pétrolière, les petites crapuleries dans un coin perdu, on s’en balance pas mal.

Friedkin prouve ici qu’on n’améliore pas une œuvre en lui apportant du nouveau matériel. Surtout à un chef-d’œuvre. La simplicité sonne comme une évidence, et cette évidence rend illusoire toute tentative de développement. Mettons que Spielberg apprécie Persona de Bergman (c’est une hypothèse), pourra-t-il améliorer le film en y ajoutant des effets spéciaux, de nouveaux personnages, en y multipliant les scènes et les décors ? Approche typique américaine quand il est question de refaire des films. J’aurais pensé que Friedkin aurait échappé à cet écueil.

À la même époque, le cinéma voit débarquer des chefs-d’œuvre aussi différents que Aguirre, Les Dents de la mer, Voyage au bout de l’enfer ou Apocalypse Now. Ce sont tous des films qui ont été nécessaires, et qui sont marquants pour cette période. Friedkin y a participé également à ce renouvellement de ton, mais ce n’est en tout cas pas avec ce film qu’il y est parvenu. C’est une belle sortie de route. Eh oui, Willie ! Reste sur la piste ! un seul sujet ! Attention, Willis !

« Non, non… c’est bon, Lim ! T’inquiète pas, je gère ! »

— Boom.


[1] Finalement revu en 2017, et même si ce n’est pas le cas, le film de Clouzot me semble trouver un meilleur équilibre. (Mauvaise foi.)

Réponse à un commentaire :

Si je n’adhère pas au film de Friedkin, c’est qu’on ne peut pas croire avec toute cette agitation, ces excès, cette vitesse, qu’ils transportent de la nitroglycérine. Ça devient une sorte d’aventure exotique, une course kolantesque pour atteindre son but, et au fond, ce n’est rien d’autre que la course poursuite de French Connexion dans la jungle. Vroom vroom. Film d’action.

Alors que dans le Clouzot, on a peur parce qu’il s’attache à décrire ces instants de trouille quand tout s’arrête parce qu’on prête l’oreille au moindre grincement ou on souffle parce qu’on est encore là. Le moindre caillou sur la route, et on compte les anges passer. Vouuuuuuuuuuu… Thriller.


Le Convoi de la peur, William Friedkin 1977 Sorcerer | Film Properties International N.V., Paramount Pictures, Universal Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1977

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Le Coup de foudre, Clarence G. Badger (1927)

It Girl?

Le Coup de foudre

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : It

Année : 1927

Réalisation : Clarence G. Badger

Avec : Clara Bow ⋅ Gary Cooper (petit rôle)

Le cinéma de l’entre-deux-guerres et plus particulièrement des années folles à Hollywood a été le principal vecteur de certaines mœurs libérales qui a conduit à la prise de pouvoir des femmes. Si le code Hays a un peu mis le holà à cette liberté, travestissant cette liberté en ne faisant plus des femmes que des sex-symbols ou des femmes objets, c’est clairement à cette période que tout s’est joué pour la liberté des femmes.

Le cinéma n’a cessé d’inventer des histoires pour définir les différents types de femmes. La femme fatale est femme intouchable, touchée par la fatalité de sa beauté dont elle peut jouer. Elle vient du froid (ou d’Asie) et a forcément un accent rauque (qu’on imagine) et est le plus souvent une femme mûre, suggérant qu’elle connaît déjà tout de l’amour (aujourd’hui on parlerait de cougar, sauf que la cougar est une femme facile, le mystère de la femme fatale, c’est qu’elle donne l’impression d’avoir été une femme qui en a vu…, et qui s’est retirée du “marché”, mais qui a gardé ce « je-ne-sais-quoi », ce charme fatal) : Pola Negri, Theda Bara, Garbo, Dietrich. La garçonne est une femme indépendante aux mœurs tout aussi libérales, active (comprendre « qui travaille » et sexuellement active), c’est la plus typée « années folles » avec une coupe au carré, la disparition du corset, les jupes remontées très haut pour dévoiler des bas, voire carrément l’habit masculin : l’icône c’est Louise Brooks bien sûr, il y en a sans doute d’autres oubliées. On a aussi l’insolente, la femme enfant, la femme prête à tout, des caractères de femmes qui pourront encore s’affirmer un peu plus avec le parlant…, mais sans la perpétuelle référence au sexe (la poitrine des femmes grandira en proportion avec le respect qu’auront les hommes pour elles et avec la force de caractère de leurs personnages).

Pola Negri, femme fatale, dans Hotel Imperial, Mauritz Stiller 1927) Paramount

Pola Negri, femme fatale, dans Hotel Imperial, Mauritz Stiller (1927) Paramount



Louise Brooks en ‘garçonne’ dans Loulou, Georg Wilhelm Pabst (1929) Nero-Film AG

Et enfin, parmi toutes ces femmes, il y a la « it girl ». Expression qui, semble-t-il, est restée en anglais, mais qui ne connaît pas d’équivalent en français. La fille « qui en a » donc. En a quoi ? Du charme, du chien, du sex-appeal, mais quelque chose d’inconscient, d’inné, un peu de l’insouciance de la garçonne et un peu de l’inaccessibilité de la femme fatale, parce que si elle en a, ce n’est pas une fille facile. Elle sait ce qu’elle veut, et est prête à tout pour y arriver, avant, peut-être, de se faire prendre par son propre jeu. Parce que la « it girl » ne réfléchit pas beaucoup, il n’y a qu’une malice enfantine en elle, rien de très savant, ce n’est pas une Mata Hari ni une rouleuse de mécanique surpuissante à la Mae West. Elle veut juste un peu jouer avec, non pas les hommes, mais l’homme qui l’intéresse. Son charme, il lui vient de là, sa totale insouciance. Elle a les yeux qui disent « it me » sans comprendre encore jusqu’où ça pourrait aller. Et si elle est insouciante, c’est parce qu’elle est parfaitement libre. Elle s’autorise tout ou presque, parce qu’audacieuse, entreprenante. Et tout cela encore parce qu’elle est insouciante. La liberté de la fragilité, de la féminité affirmée. C’est ça aussi l’émancipation. Se libérer du qu’en-dira-t-on, des convenances. Le “it”, c’est ce petit truc en plus qui dans l’attitude vous démarque des autres. Et c’est vrai que Clara Bow n’est pas la plus belle femme du monde, mais elle a les yeux qui vivent. Elle n’est pas avare de mimique (on est dans le muet, mais elle le fait très justement, c’est imperceptible, justement, le “it” c’est ce quelque chose qui vous échappe, qui est inconscient, si on y prête attention, ça n’existe plus). Elle a le pas décidé et affirmé, qui fait qu’on la remarque tout de suite (mais elle ne le voit pas, car encore une fois, ce n’est pas encore Jayne Mansfield ou Marilyn Monroe qui sont conscientes de l’effet sur les hommes quand elles roulent du coup ; ici le personnage de Clara Bow peut « faire du charme » à certains moments mais la plupart des gestes charmants lui échappent).

Mae West ‘mécanique’ jouant Lady… Lou, face à un jeune Cary Grant (1933) Paramount



Marilyn Monroe pour son tour de… chant I Wanna Be Loved By You dans Some Like It Hot, Billy Wilder (1959) Ashton Productions, The Mirisch Corporation

Le film n’a d’intérêt que pour la description de ce phénomène et la mise en action du “it” chez Clara Bow. On voit même l’auteure du terme expliquer en situation ce que c’est. Parce que l’histoire en elle-même est simpliste, même si pas sans intérêt. Clara Bow travaille comme vendeuse dans un grand magasin. Elle croise le patron qu’elle se jure d’épouser… Une femme peut-elle tomber amoureuse ainsi en un regard ? Oui, oui, certes ce n’est pas encore Barbara Stanwyck dans Baby Face, qui ne pense qu’à sa réussite sociale, mais ça reste le patron du magasin (ah, le charme bien masculin du pouvoir et du compte en banque…). Il y a une chose dont les femmes comme les hommes sont encore assujettis, c’est bien l’argent… D’ailleurs, le nom du personnage veut tout dire et en rappelle un autre : Betty Lou. Trois ans plus tard, naîtra Betty Boop. Héritage assumé.

Barbara Stanwyck dans Baby Face, Alfred E. Green (1933) Warner Bros.



Betty Boop, c’est les yeux de Sylvia Sidney, la bouille de Helen Kane, l’expressivité de Buster Keaton, et le ‘it’ 16 images par seconde de Betty Lou (Clara Bow)

Clara Bow passera un peu moins à la postérité que certaines femmes fatales de l’époque du muet dont certaines passeront le cap du parlant, ou comme l’icône Louise Brooks. On préfère sans doute se souvenir du meilleur du passé et apparemment, quand on parlait à l’époque de Clara Bow, cela avait le plus souvent un parfum de scandale. La liberté des femmes, ou des mœurs en général, était allée trop loin, il fallait rhabiller les petites fiancées de l’Amérique. Le libéralisme, c’est bien, mais c’est mieux quand c’est juste pour faire barrage aux bolcheviques. Hollywood ne pouvait pas être Pigalle. Donc de cette période frénétique de production peu de choses resteront. Le muet ne passe plus la rampe, et les films sont tout simplement perdus. Celui-là, on l’aurait retrouvé en 1960 à Prague… Autant dire que peu de critiques des années 50, hypnotisés par une autre actrice sortie d’une boîte de Pandore, ont dû baver sur le charme audacieux et insouciant de cette Betty Lou. Et puis quoi…, qu’est-ce que vous voulez dire à un personnage muet ? Le “it”, c’est un peu ce qu’on donne à un athlète paralympique. Pour le reste, on a bien Monroe ou Sofia Loren. Seulement, à force de bouffer de la poitrine à gogo, on finit par se dire que les femmes ne sont pas si indispensables que ça dans une histoire. Ou sinon en potiche. Les femmes peuvent se plaindre de ne plus être au centre des histoires, c’est un peu vrai. Fallait faire des films dans les années 20 (ou 30). Là, le petit train du monde était tiré par des bonnes femmes, cheveux courts et porte-jarretelles. « J’aimerais cet homme pour Noël », rêvassait Betty Lou… J’ai comme une vision tout à coup d’un traîneau tiré par des rennes de la nuit. Comment sexiste ? Quel puritanisme inversé ! L’émancipation de la femme, c’est la liberté. Et la liberté, ce n’est pas seulement d’autoriser les femmes à porter des jupes, c’est aussi celle des hommes de rêver à ce qu’elles ont en dessous. C’est un jeu. Tant que ça reste un jeu, un fantasme, c’est la liberté. Qui irait croire que je me verrais bien tiré par un traîneau de femmes fatales ou de it girls ? Si Betty Lou rêve que son Santa Claus lui donne son homme pour Noël, il n’y a rien de mal à un peu de fantaisie quand on est un mec, na !

À noter que la même année sortait la grosse production Wings et que Clara Bow je l’y trouve parfaitement quelconque (ce qui semble voulu d’ailleurs, le personnage de la fille des voisins, amie d’enfance sur laquelle on a jamais tilté, mais qui finira par partir avec le gros lot). On voit aussi deux apparitions de Gary Cooper. Dans Wings, il est crédité au générique alors qu’il n’a qu’une scène. Ici dans It, il n’a qu’une scène aussi, mais il faut le remarquer en train de griffonner sur son carnet de reporter. Tout est là déjà : la nonchalance et le détachement amusé (tout pour être le jeune premier, mais qui donnera tellement plus, lui aussi, avec une sorte de “it” masculin tout personnel, et avec des lignes de dialogues en plus).


Le Coup de foudre, Clarence G. Badger 1927 It | Paramount Pictures

La fraîcheur du « it » résumé en deux images, ici ↑ et là ↓

…  (on pourrait faire la même chose avec un « Clara qui rit / Clara qui pleure »)

C’est aussi un peu d’espièglerie

… de l’impétuosité enfantine

… et des frivolités découpées avec audace


Listes sur IMDb:

Le silence est d’or

MyMovies: A-C+

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Gilbert Grape, Lasse Hallström (1993)

Lasse-moi la grape

Gilbert Grape

Note : 4 sur 5.

Titre original : What’s Eating Gilbert Grape

Année : 1993

Réalisation : Lasse Hallström

Avec : Johnny Depp, Leonardo DiCaprio, Juliette Lewis, Mary Steenburgen, Darlene Cates

Étonnant film doux-amer.

Je ne pensais pas apprécier DiCaprio un jour ; il fallait que ce soit dans un rôle de composition du genre « regardez ce que je sais faire avec ma méthode Actors studio ». Crédible en demeuré, il n’y a rien à dire… Même Johnny Depp, je ne me rappelle pas l’avoir vu aussi bon, et lui aussi m’agace le plus souvent. Tout dans la retenue, la distance, la subtilité. Il a pris goût au métier d’acteur et ça fait quinze ans qu’il n’a pas quitté le costume de Goffy au parc Disney Land. Pour la subtilité, la distance…

L’histoire est un peu forcée, mais ce sont des bons sentiments qui sonnent juste. Plutôt rare au fond.

Les personnages sont des stéréotypés ? Et alors ?… On les aime. Pas de méchant. Des personnages bien typés : un trait de caractère ou deux et ça ne déborde pas. Suffisant pour prendre leur place dans le récit et permettre non pas un affrontement mais la chronique d’une vie particulière. L’histoire simple des petites gens. La cruauté et la bonté ordinaires. Montrer le bon côté des choses, aussi parfois, ça ne fait pas de mal. Ce n’est ni de la naïveté, ni une escroquerie pour vous tirer les larmes des yeux. Mais une alchimie qui parlera ou non au spectateur.

Les thèmes présentés sont souvent délicats à traiter. Celui du handicap mental du fils et celui du physique encombrant de la mère. Il y a certes une volonté forcée de vouloir les montrer sous un bon angle. C’est une question de ton. Quand c’est doux-amer et qu’on ne force pas sur le pathos, la bienveillance grossière, ça passe mieux que quand il s’agit d’une comédie.

Et il y a les images de Sven Nykvist. Doux-amer, comme le soleil d’une nuit d’été.


Gilbert Grape, Lasse Hallström 1993 | Paramount Pictures

 



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