La Terre, Anne Barbot, d’après Émile Zola (2025)

Théâtre

Quelques éléments critiques…

(Vu le 4 décembre au Théâtre de Choisy-le-Roi.)

N’ayant pas lu le roman, j’avais parcouru le résumé de l’intrigue avant d’assister à la pièce. Et n’étant pas particulièrement connaisseur de Zola, je le vois surtout comme l’initiateur du naturalisme. Au cinéma, cela a eu son importance. On évoquait Antoine dans mes vieux cours de théâtre concernant le naturalisme, mais à la même période, le bonhomme a réalisé des films (son chef-d’œuvre, L’Hirondelle et la Mésange et, commenté ici, Le Coupable). Muet, forcément. Mais même sans la parole, on reconnaît une inévitable « patte » naturaliste dans les sujets et la direction d’acteurs.

En dehors de cet aspect théorique, Zola ne m’a jamais bien emballé. Sans doute parce que les modèles sociaux décrits sont très ancrés dans leur époque. Les sociétés changent, les rapports de domination restent. Et même s’il est forcément pertinent de proposer une lecture de Zola en insistant sur une certaine modernité ou contemporanéité des rapports sociaux et familiaux, et si cela garde une valeur historique, j’imagine que c’est comme tout : mieux on connaît un sujet, plus on l’apprécie. Et je connais mal cet aspect social décrit chez Zola (je suis tout aussi inculte en ce qui concerne la société de la Commune, par exemple, et cet épisode me fascine davantage, sans doute à cause de sa radicalité, à moins que ce soit l’adaptation soviétique, La Nouvelle Babylone, particulièrement réussie, qui ait piqué mon intérêt…).

Cette approche qui révèle la brutalité des sociétés paysannes en train de se muer en petits exploitants m’a fortement rappelé un film allemand de 1969, adapté, lui, d’une pièce de théâtre : Scènes de chasse en Bavière.

Bien des éléments dans le commentaire que j’avais pu écrire sur le film allemand correspondent à ce que je ressens ici face à cette adaptation de Zola. « Toute cette agitation m’épuise. Difficile d’éprouver la moindre empathie pour ces villageois. Cliché contre cliché, le film semble reproduire des stéréotypes à la limite de la pauvrophobie. […] C’est brutal, sans filtre, et ce n’est pas beau à voir. Du naturalisme maîtrisé, certes, mais épuisant. »

Je reviendrais sur le « naturalisme » à travers le jeu des acteurs. Le roman, comme son adaptation (Anne Barbot), semble bien brutal. Et la brutalité, je l’apprécie, perso, au cinéma ou au théâtre, quand elle dépasse justement le cadre du réalisme pour flirter avec la monstruosité, la farce, la satire, le grotesque. Fellini, par exemple, a réalisé une version de Casanova déjantée. Imamura, au Japon, propose un cinéma bestial dans lequel les personnages répondent à leurs instincts primaires. Les titres donnent une idée de son approche : Les Pornographes, La Femme insecte, Désir meurtrier

Zola ne cadre évidemment pas son récit de cette manière et semble vouloir décrire une société qui se transforme et pourrit de l’intérieur. Cela pourrait fasciner s’il ne nous faisait pas entrer dans ce monde à travers un intrus, ouvrier et par ailleurs « héritier » de la lignée des autres personnages de ses romans. C’est son regard que l’on adopte. Et c’est bien ce regard qui m’interroge et me met mal à l’aise. Il ne nous laisse pas regarder cette société dans sa monstruosité telle qu’elle pourrait être, il nous la propose en nous imposant la comparaison avec un personnage qui, lui, serait « normal ». Dans la logique des romans de Zola, cela a sans doute un sens (si le monde qu’il décrit tourne en vase clos et que l’idée de ses romans consiste à tisser un lien entre tous les personnages, il était obligé de faire intervenir un intrus – procédé par ailleurs utile à l’identification… sauf peut-être dans un cas comme celui-ci).

Le spectateur (peut-être le lecteur) n’a pas besoin qu’on lui présente les choses à travers le regard d’un autre. Dans Imamura, on ne sent aucune volonté de juger les personnages : ce sont des animaux ; les jugements de valeur sont inexistants ; c’est un constat, à charge au spectateur d’en tirer les conclusions qu’il souhaite. Ici, la comparaison, le contraste avec le personnage « normal » impose une forme de jugement.

Le jeu désormais.

Le roman m’est donc inconnu, mais l’adaptation me paraît tenir parfaitement la route. La structure est claire, l’évolution naturelle. Rien que ça, c’est une réussite.

Certaines intentions ou certains partis pris de mise en scène semblent justifiés. Faire sortir Jean du public, en revanche, si cela paraît logique, n’était-ce pas un peu enfoncer une porte ouverte ? Dilemme du metteur en scène : souligner les points saillants d’une histoire pour se conformer à l’idée d’un auteur ou décider d’insister sur autre chose (quitte à « traduire » et « trahir » un peu l’esprit original d’une œuvre) afin de s’approprier et moderniser un sujet ? Si ce point me pose problème dans l’approche de Zola (et peut-être que cela ne me choquerait pas à la lecture du roman), aucune chance que j’y adhère beaucoup plus si l’on décide de l’accentuer…

J’imagine que l’interaction introductive avec le public relève de la même idée et est en partie improvisée. Cela m’a semblé toujours être un peu une facilité et un artifice. Elle permet l’apparition de Jean, mais je demanderai à voir, à titre de comparaison, une version (dans un univers parallèle auquel je n’ai pas accès) dans laquelle on insisterait moins sur « l’étrangeté » de Jean dans un milieu fermé. C’est déjà écrit ainsi.

L’intention était-elle de faire du naturalisme ? Je n’en sais rien. À quoi pourrait ressembler du naturalisme au théâtre aujourd’hui ? Je n’en sais pas beaucoup plus. Au cinéma, j’en ai déjà une vision plus précise. Comme je l’ai dit, cela a commencé très tôt avec Antoine (voire avec les frères Lumière) et le cinéma a par la suite trouvé des stratagèmes pour coller à cette « ambition » en passant le plus souvent par ce que je suppose être de l’improvisation dirigée. À l’écran, le naturalisme s’accommode mal des textes écrits. Cette possibilité s’offre aux cinéastes grâce à la multiplicité des prises. Au théâtre, avoir recours largement à l’improvisation dans une adaptation serait l’assurance d’une catastrophe.

Sur les planches, on n’a alors d’autres choix qu’adopter les « techniques » qui visent à aider à « parler vrai ». C’est mon dada depuis trente ans. J’en rajoute donc une couche, quitte à parler dans le vide. (Les salles vides raisonnent mal, et je ne suis que l’écho de moi-même… Je suis une muette. Non, ce n’est pas ça…)

Parmi ces « techniques » évoquées dans mes notes, prenons par exemple l’idée de ne pas forcer (notamment la voix). Certains acteurs de la pièce, en particulier quand ils crient, deviennent moins audibles et moins crédibles. Paradoxalement, crier dans une grande salle ne vous fait pas forcément mieux entendre. Les consonnes viennent très vite interdire aux voyelles d’achever leur formation et ce n’est plus parfois qu’une bouillie désagréable que perçoit le public (en tant qu’acteur, j’en sais quelque chose). Si la situation demande à ce qu’un personnage s’emporte, il peut le faire, mais l’acteur doit conserver la maîtrise de sa voix. L’artifice est périlleux : lâcher prise, donner l’impression de perdre son sang-froid, s’énerver, tout en gardant le contrôle de sa voix… L’acteur est toujours placé face à de tels dilemmes contradictoires, c’est ce qui rend la théorisation de son travail si passionnant…

D’autres fois, c’est le contraire. Le monologue final du maire par exemple me paraît un poil en dessous du volume nécessaire, et la voix ne me semble pas adaptée à la salle (ou cohérente avec le volume antérieur). Là encore, un dilemme se présente aux acteurs : passer une émotion, une forme d’intimité, de résignation, d’abattement en en faisant assez pour être entendu. Question de timbre sans doute. Laisser la voix bien se former et atteindre les derniers rangs, découper ses phrases, les ralentir, jouer encore plus sur les silences. (Le volume de la musique était par ailleurs trop fort.)

Les acteurs ont tendance à adopter un volume standard pour toutes les salles. Dans l’idéal, l’acteur cherche à adapter sa voix à la situation, au personnage et à la salle. Quelques écarts suffisent pour perdre le spectateur.

J’aime bien créer des exercices pratiques pour mes théories fumeuses (jamais mis en pratique). Il faudrait que je songe à un exercice dans lequel les acteurs expérimenteraient des échanges de répliques, d’abord improvisées, puis apprises par cœur, en variant la distance qui les sépare tout en intégrant un spectateur à l’exercice censé écouter en modulant également son éloignement avec les deux acteurs. L’idée serait d’adopter en permanence à la fois le volume nécessaire (et naturel) pour se faire entendre du partenaire, mais aussi du spectateur. On le fait dans la vie : quand l’on est dans deux pièces différentes et que l’on continue de se parler, le volume de la voix s’adapte ; quand on s’adresse à quelqu’un et que l’on veut que l’on soit entendu d’un tiers, on module de la même manière sa voix en fonction de cette finalité. Au théâtre, c’est pareil : il y a une logique dans le volume, et il n’existe pas de volume standard.

La question du volume se conçoit difficilement sans celle de l’intention. Dans la pièce, les acteurs disposent d’assez de talent pour éclairer le sens. Mais c’est loin d’être parfait (l’article précédemment cité évoque abondamment ce point technique). Une approche plus stanislavskienne aiderait également les acteurs à créer une forme de nécessité à dire les choses. Ce n’est pas du tout dans la tradition française. On gagnerait pourtant à nous améliorer dans ce domaine. Si les « techniques » qu’enseignait Darnel était issue d’une tradition différente, elles décrivent surtout un aspect mécanique de la chose : elles traitent des conséquences, du sens donné aux choses, elles visent à parler juste à travers des « trucs » afin de mimer ce que nous faisons dans la vie. Mais l’approche « psychologique » de Stanislavski, qui obligeait l’acteur à se nourrir de son expérience et de son émotion afin de ne plus s’efforcer de travailler sur les conséquences, mais plus sur les causes (factices) d’une intention à rendre, devrait être complémentaire de l’approche française actuelle plus directe, plus instinctive ou dilettante. On ne se pose généralement pas ces questions, on se contente de faire les choses en s’imaginant que si l’on y « met du sien » cela sera bien suffisant. (Quand l’on n’a pas de moyens de comparaison, on répond aux standards et aux exigences de l’environnement dans lequel on évolue.)

Ces questions sont loin d’être anodines. J’ai eu du mal par exemple à saisir la cohérence dans le jeu de la cadette. Certes, l’actrice n’hérite pas du personnage le plus simple à interpréter. Mais s’il y a une logique à jouer sur la naïveté du personnage au début afin d’évoquer son âge, il n’y a plus aucune raison par la suite d’adopter une telle approche. C’est comme si le personnage n’avait pas grandi. Les enfants parlent trop fort. Tout le temps. C’était le seul personnage avec qui cette spécificité pouvait se concevoir. Une fois qu’elle devient adulte, pourquoi la voix est-elle toujours aussi haut perchée ? (La voix est par ailleurs très « chantée », très « installée », signe que la pensée manque au rendez-vous.)

Dans mon article sur les techniques, il est question à un moment du médium. Rares sont les acteurs qui adoptent sur scène leur « véritable voix ». Au théâtre, bien sûr, on est obligé de porter la voix. Mais porter la voix, si ce n’est pas adopter un volume trop fort, c’est aussi utiliser sa voix naturelle. Cela semble pourtant la chose la plus difficile au monde pour un acteur. Trop aiguë, trop grave… Non, le médium, c’est la tessiture avec laquelle on parle tous les jours. Pourquoi changer ? On change parce que l’on « joue » un personnage. On joue à être quelqu’un d’autre. Cela révèle en fait une chose : on se cache derrière un personnage, derrière une voix que l’on reproduit à travers la nôtre. Parler avec sa propre voix, c’est en quelque sorte se mettre à nu sur scène. Certains acteurs ont alors aussi l’impression de ne pas en faire assez. L’acteur est un peu exhibitionniste. C’est pourtant vers quoi il faut tendre. On joue, certes. Mais si l’on veut parler juste, autant adopter notre voix de tous les jours, utiliser les inflexions qui nous sont propres… L’acteur a tout à gagner à… connaître non seulement sa tessiture (donc son médium), mais aussi à découvrir son style, sa manière de parler. C’est une fois que l’on maîtrise cet art de l’exhibition que l’on peut éventuellement commencer à en moduler certains aspects pour créer un personnage. Si l’on utilise une « voix paravent », une voix de « jeu », de dessin animé, on construit un mur.

D’autres aspects du jeu qui me tiennent à cœur n’apparaissent pas dans cet article des techniques. Dans mes commentaires de film (par exemple pour L’Art d’être aimé, Sinbad, Trois Tristes Tigres ou Onoda), j’évoque parfois la question du sous-texte. C’est le sujet également de mon second exercice (toujours inspiré d’une scène de film).

Un personnage possède toujours des intentions cachées (qu’elles soient connues ou non du spectateur). Ces intentions dirigent ses actions et se superposent à ce qu’il décide de laisser apparaître et de dire. L’acteur doit arriver à faire coïncider intentions cachées et intentions révélées ou avouées dans une sorte de « double jeu » constant. Si l’on ne crée par ce « sous-texte », on joue tout au premier degré et l’on n’échappe pas au ton sur ton. Tout le travail à la Stanislavski possède cet avantage d’obliger l’acteur à réfléchir à ce double jeu en le poussant à s’interroger sur les aspirations du personnage, ses désirs, ses attentes, ses motivations. Au théâtre et au cinéma, il y a toujours une situation de départ dans laquelle chaque personnage suit le cours d’une action à mener à son terme. Ces motivations évoluent dans la scène en fonction des obstacles rencontrés. Pour y parvenir, il cache souvent ses intentions réelles. Le spectateur les connaît parce qu’un récit emprunte une logique dramatique ou parfois même parce que le personnage expose ses ambitions et ses désirs, et ces aveux conditionnent notre manière dont on percevra ses actions et ses expressions futures. L’acteur n’a par conséquent aucun intérêt à « jouer » au premier degré. Le texte ne détermine pas toujours les motivations des personnages. L’acteur doit mettre en cohérence ces intentions que le personnage cherche le plus souvent à cacher avec les paroles qui contredisent ses intentions réelles. C’est ce jeu à deux dimensions qui rend les séquences palpitantes et éveille la curiosité du spectateur (il cherche à voir si ces deux dimensions vont coïncider). On voit une chose sur scène, mais on saisit grâce à ce que l’on a vu précédemment et grâce aux nuances apportées par l’acteur qu’il y a derrière des intentions différentes de ce qui est révélé à travers le texte. Le premier degré efface toute possibilité d’investir ce champ d’action.

Deux jeux ou deux vies évoluent en parallèle et rarement au même rythme : les intentions générales d’un personnage, ses motivations supérieures et ses petites actions entreprises pour arriver à ses fins (tout cela, confronté aux motivations et aux actions des autres personnages, façonne la situation) et les intentions, les actions telles qu’elles sont exécutées et révélées au moment présent. Chaque phrase de dialogue est dictée par un contexte psychologique propre, des motivations sous-jacentes. Un mot dit une chose qui n’est déjà pas toujours conforme à ce que dit une phrase et une phrase ne révèle pas toujours le sens de ce que pense un personnage (voir l’exercice précédemment cité : la situation est conditionnée par la séquence précédente qui nous apprend que la femme entretient une relation avec un amant ; cette information conditionne notre compréhension de la séquence qui suit avec son mari dans laquelle les deux échangent des dialogues à première vue anodins ; pourtant, tout dans l’interprétation des acteurs révèle un sous-texte qui ne peut se révéler qu’en présence d’un tel double jeu).

C’est un peu comme aux échecs. La logique à court terme consiste à adopter des actions conformes à des situations et à des opportunités (le jeu tactique) ; et la logique à long terme consiste à suivre des quêtes spécifiques, à mettre en place des stratégies pour y parvenir (le jeu stratégique). Un acteur qui ne s’appliquerait qu’à suivre la logique à court terme des intentions d’un personnage révélé à travers le texte qu’il a appris se limite à cette seule dimension du jeu : le jeu tactique, le jeu à court terme. Or, les intentions réelles d’un personnage sont bien dictées par le jeu stratégique à long terme. Les motivations des personnages ne varient pas en fonction du temps qu’il fait ; elles sont en général constantes dans un récit. Elles évoluent entre le début et la fin, mais elles ne font jamais du zigzag à changer au gré des scènes.

Les Japonais parlent de l’importance de « sentir l’atmosphère », « lire l’air » (kuuki wo yomu). Dans la norme sociale, l’implicite est la règle, là où en Occident tout doit être explicité pour se conformer à ce qui doit être dit ou fait. Cette différence sociale marque une tendance chez les Occidentaux à délaisser les détails, les signaux faibles qui tendent à exprimer l’implicite au profit de ce qui doit être révélé explicitement. On préfère dire d’une personne qu’elle est hypocrite quand on saisit que les mots ne sont pas en conformité avec les intentions. En réalité, nous sommes tout le temps hypocrites. Même avec des personnages de Zola, même en étant explicite sur ses intentions, ses motivations, ses désirs, chaque séquence possède un « air », un double jeu, une vie intérieure. Tous ces éléments mêlés aux petites actions du moment forment la situation. Le dit, et le non-dit ; l’implicite et l’explicite ; le secret et ce qui est exprimé. Le contexte d’une scène se nourrit forcément de ce qui précède et chaque détail dans le comportement des personnages (allure, pose, manière d’intervenir, de se taire, de s’opposer ostensiblement ou au contraire d’éviter, variation de ton et d’humeur, rapport à l’autre) enrichit cette « atmosphère » pas toujours conforme avec ce qui est exprimé en mots.

Chez l’acteur français, le mot prime ainsi trop sur la situation. Et c’est encore plus vrai dans une forme naturaliste (que l’on décide ou non d’insister sur cet aspect). On croit que tout est explicite, que le texte que l’on débite révèle tout. Non, il révèle ce qu’un personnage veut bien laisser paraître. L’implicite, même si nos normes sociales ont tendance à le cacher, existe bien. Et c’est à l’acteur (en accord avec le metteur en scène) de le faire ressentir à travers une « humeur » qui s’applique moins à « jouer sur les mots » et plus à « proposer un air, une atmosphère » (que le spectateur se chargerait de « lire »). Aucun personnage n’est dépourvu d’une logique intérieure. Tous ont des émotions cachées, des motivations inavouées, des désirs ou des tendances secrètes… Et chacun de ces éléments conditionne comme une ombre qui plane tout leur discours, toutes leurs actions.

Dernière chose concernant la mise en place. Je l’ai trouvée parfois trop statique, pas assez naturelle (pour ne pas dire naturaliste, mais là, c’est une question de choix). Deux exemples. Au début, lors de la scène d’interaction avec le public, rien de bien essentiel n’est révélé à ce moment. C’est le principe : laisser rentrer le public alors que le spectacle en quelque sorte a déjà commencé. Tous les personnages ou presque restent continuellement assis sur leur chaise. Quand ça bouge, c’est à tour de rôle, et l’activité, la vie propre, de chaque personnage, les interactions éventuelles avec le public, restent en mode « on/off ». La plupart des acteurs se mettent à jouer dès qu’ils doivent ostensiblement faire quelque chose et surtout prendre la parole. Aucune fluidité. Ils sont figés et hop, c’est à moi, je m’active, je m’anime d’un coup, et je redeviens un pantin mort, figé dans une expression sans but lorsque mon tour est passé. Certains acteurs ont plus de facilités que d’autres dans ce domaine, mais de manière générale, ça manque de simplicité, de créativité et de fluidité. La voix est par ailleurs à ce moment déjà trop portée, alors que c’est peut-être le seul moment du spectacle où l’on peut justement jouer sur la confusion et la barrière du quatrième mur. Le déclic pour comprendre que la pièce commence réellement pourrait être ainsi quand Jean répond à une question liée au sujet de la pièce et non plus seulement en rapport avec son envie de boire un coup ou non : dès qu’il réplique avec une voix portée pour se faire entendre au dernier rang, on ferme les portes et l’on éteint les lumières. Ici, c’est trop « à moi, à toi » d’interagir avec le public. En cherchant à trouver une forme de réalisme, l’artifice prend le pas sur lui.

Dernier exemple. Dans l’épilogue, quand chaque acteur ou presque dispose de son monologue et que les autres écoutent. Là encore, le choix de mise en place me paraît un peu artificiel. On se croirait à l’opéra quand le chœur et les figurants se figent pour écouter les solos des chanteurs principaux. L’avantage, c’est que le spectateur sait ce qu’il faut regarder et que le moment est décisif. Avec un choix plus réaliste, voire naturaliste, il comprendrait de lui-même, grâce à la situation et à diverses nuances, que l’instant est grave. Tous les autres personnages peuvent d’ailleurs écouter attentivement un autre qui dit ses quatre vérités sans pour autant se figer. Ça rejoint ce que je disais précédemment. Les personnages doivent avoir leur vie propre, les motivations du moment. Les interactions avec le personnage central qui se dévoile à ce moment-là ne doivent d’ailleurs pas être interdites. Et cela peut être très dense : chaque personnage peut se fixer des petites missions successives « d’ambiance », sans venir parasiter l’action principale (typiquement, quand deux personnages en retrait à ce moment interagissent, parlent éventuellement sans porter la voix et continuent à prêter un intérêt particulier à l’action principale). Ici, et c’est sans doute un choix de mise en place, mais comme pour l’introduction, tout se fige un peu trop à mon goût et chaque personnage semble prendre vie uniquement quand il a quelque chose à faire ou à dire (autrement dit pas souvent quand il s’agit du « grand moment » d’un autre personnage).

La pièce continue de tourner jusqu’à l’année prochaine partout en France.


Théâtre


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L’Emploi du temps, Laurent Cantet (2001)

Note : 3 sur 5.

L’Emploi du temps

Année : 2001

Réalisation : Laurent Cantet

Avec : Aurélien Recoing, Karin Viard, Serge Livrozet

Grand admirateur de Ressources humaines en son temps (le film figure toujours dans ma liste de favoris alors que je ne l’ai jamais revu), je connaissais l’existence de L’Emploi du temps et l’avais gardé dans un coin de ma tête en attendant de le voir. À l’occasion de la rétrospective du réalisateur à la tek, c’est donc chose faite.

La méthode.

Dans mon souvenir forcément bien brumeux un quart de siècle après, Ressources humaines mêlait acteurs professionnels et amateurs. Et dans ma logique, l’unité du jeu passait par de l’improvisation. Il est possible que le film m’ait plu davantage pour son sujet, mais c’est en tout cas la conception « postjugée » que je me faisais du film en venant voir celui-ci. L’acteur principal, Aurélien Recoing, présent pour la séance, douche légèrement mes attentes quand il affirme avoir travaillé sur un texte très écrit, malgré la participation d’acteurs amateurs. Et, en effet, on le remarque immédiatement à l’écran : l’exercice naturaliste ne s’appuie pas du tout sur de l’improvisation dirigée, mais sur un respect presque strict de lignes de dialogue.

Autant le dire tout de suite, dans le registre du naturalisme, la méthode est loin d’être la plus efficace. Les acteurs se débattent comme ils peuvent. L’exercice qui consiste à mimer la réalité avec un phrasé appris par cœur (et qui n’est par conséquent pas le sien) relève de l’impossible. Comédies et drames s’accommodent d’un texte établi à l’avance (méthode traditionnelle pour genres traditionnels) ; les « tranches de vie » des chroniques naturalistes connaissent des dispositifs de mise en scène capables d’éviter les écueils des répliques figées d’un scénario (le naturalisme, né d’abord dans le roman, profite d’une invention plus récente et trouve rapidement une traduction cinématographique à ses principes théâtraux alors même que le cinéma est encore muet et ne dispose donc pas de « répliques » ; cf., par exemple, Le Coupable). Insuffler le « vrai » à ses répliques, pour un acteur, relève beaucoup de l’exercice de style (ou de la « technique »), donc de la performance. Mais c’est un peu comme demander à des nageurs de traverser la manche en apnée : tout entraînés qu’ils sont, les meilleurs acteurs qui auront appris par cœur un texte écrit pour « faire naturaliste » ne pourront jamais reproduire totalement le souffle, l’élan du phrasé « improvisé ». Ils arriveront à trouver de la justesse sur des bouts de phrase, parfois quelques-unes, mais la perte d’attention, la nécessité de contrôler ce qu’ils font (comme un slalomeur contraint de suivre l’ordre des piquets) les contraindront à reprendre une forme de « souffle » qui inexorablement provoquera le déraillement de leur élan « vrai », de leur phrasé naturel et spontané. Dans n’importe quel style de film, cette artificialité recueille l’adhésion de tous. Elle relève de l’usage. Avec le naturalisme, ça marche différemment parce que très vite les metteurs en scène ont su adopter des dispositifs qui leur permettaient d’éviter l’exercice obligé des répliques apprises par cœur. Les exigences du genre imposent une plus grande spontanéité. Et c’est bien pourquoi l’écriture se définit le plus souvent à travers des situations, des axes de développement, des essais, des tâtonnements. Au centre de cette méthode : l’improvisation. Et si parfois quelques tonalités paraissent plus factices, on peut l’accepter parce que les acteurs possèdent dans l’ensemble cette fluidité, cette spontanéité et ce naturel qu’un texte ne permet pas.

Je m’attarde, mais c’est essentiel pour comprendre mon état d’esprit au début du film. Cette première « déception » ou surprise a certainement conditionné ma capacité à accepter le reste. Dérangeant au début du film surtout, mon attention s’avoue vaincue et s’autorise à mettre de côté la méthode : voir ostensiblement un acteur mentir pour un protagoniste qui ment, ma foi, il y a une forme de logique (on se convainc comme on peut). L’efficacité reste douteuse, car le film a besoin que le spectateur se botte un peu les fesses pour adhérer à la « méthode », mais mon scepticisme trouvera vite une nouvelle matière à se mettre sous la dent…

Le personnage.

Un personnage, pour que le public puisse le regarder, doit répondre à certains objectifs. Chaque spectateur pourra ensuite, à l’évidence, estimer qu’ils sont atteints, différemment les uns des autres, mais l’idée est là… Un de ces objectifs consiste à ne pas se rendre antipathique aux yeux du public. Il ne doit pas agacer. On aime les héros, les gens bizarres, les personnages pathétiques ou misérables, les monstres, mais on aime rarement nous attarder sur de pauvres types qui se comportent comme des salauds.

Vincent, indéniablement, souffre. Est-ce une excuse pour qu’il mente à sa famille ? Bien sûr. Il y a la manière de le faire, mais mentir parce que l’on va mal n’est pas rédhibitoire. Est-ce que la souffrance de Vincent justifie qu’il en vienne à soutirer de l’argent à ses proches ? Eh bien, pas du tout. Que tu te crées une double vie, que tu ne trouves pas la force de le dire à tes proches, que tu t’enfermes dans une spirale de la honte et du mensonge, tout cela, le spectateur (que je suis) peut le comprendre et l’accepter. Que tu embobines ton père, tes amis, tes collègues, interdises certaines personnes à rentrer en contact avec ta femme parce que tu veux mener un train de vie qui n’est pas le tien et que tu veux garder le contrôle et l’influence sur ton entourage alors que tu n’es qu’une merde ? Ce n’est plus acceptable.

Vincent, c’est le symptôme d’une société malade. Son problème, ce n’est pas qu’il souffre d’occuper un job à la con, qu’il se tue à la tâche au point de frôler le burn out. Non, son problème, c’est qu’il rêve de pouvoir et d’argent tout en filant sur l’autoroute des facilités. Si un jour, il décide de ne pas se rendre à un rendez-vous, c’est parce qu’il pense qu’il vaut mieux que ce que son boulot lui propose. Et puisque la vie ne lui offre pas ce dont il estime avoir droit, il décide de vivre son rêve et de l’imposer aux autres. La cause des souffrances de Vincent n’est pas une perte de sens qu’il comble par une mythomanie ordinaire, mais son égo surdimensionné. C’est son égo qui fait de lui un faussaire. Plus que la fonction, Vincent court après la « voiture de fonction ».

Est-ce touchant ? Non. Est-ce fascinant ? Non. (C’est terriblement ordinaire.) Est-ce que dévoiler cette réalité à l’écran dénonce ou illustre quelque chose de notre société ? Non. Le personnage de Vincent enfonce des portes ouvertes. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », certes, mais quand tu ne fais plus que ça, il faut le faire avec style. Et ce n’est pas le domaine de la chronique naturaliste.

Le ton.

Le ton, l’audace, c’est comme le rythme au cinéma, comme la repartie ou comme les apartés au théâtre. La demi-mesure ne convainc personne. Si Vincent souffre et s’il ne manipule pas les autres pour tordre le monde à sa convenance, on peut rentrer en empathie avec lui. Des personnages en souffrance qui surnagent, gardent la tête haute sans jamais tomber dans la médiocrité, c’est le fonds de commerce du naturalisme. Vous regardez un film de Naruse et vous avez tout compris de la dignité et de la force des petites (et honnêtes) gens. Quand ces personnages commettent des erreurs, ils les regrettent amèrement. Quand Vincent est placé face à ses mensonges, il rembourse l’argent qu’il doit à ses proches, mais au lieu d’affronter sa famille pour s’expliquer, affronter la réalité et la conséquence de ses actes, il saute par la fenêtre comme un ado attardé et se barre : « Je vous emmerde, je n’ai rien à vous dire. » Chez Naruse (ou chez d’autres), les hommes sont souvent des lâches. Mais ils sont à l’origine des tracas des personnages féminins au centre de ces récits qui, eux, affrontent ces « opposants » avec dignité. Vincent, lui, est un connard. Le lâche au centre de tout. Ses opposants à lui, ce sont ces personnages qui gravitent autour de lui et dont il voudrait qu’ils s’accordent exactement à ses désirs comme des marionnettes.

Le film aurait pu tendre au contraire vers l’extrême opposé. Pas de demi-mesure. Si vous voulez en faire un escroc, faites-en un qui en vaut la peine. Les spectateurs conservent une fascination pour les monstres. À force de traîner dans le hall du même hôtel, Vincent se fait remarquer par un escroc assez peu convaincu pour son jeu de persuasion. Ils finissent par travailler ensemble. Un soir, son nouvel ami, son confident, son complice lui fait feuilleter sa « biographie » : sa fille avait collé dans un cahier toutes les brochures de presse qui évoquaient les exploits de son père. Un monstre ? Même pas. Un escroc, assurément, mais un qui ne se cache pas et qui garde, en dépit de ses activités, une forme de responsabilité et d’honneur. Un escroc… humain. Un personnage de roman (ou de cinéma) en somme. On pourrait craindre à un moment qu’il dénonce Vincent ou lui fasse du chantage. Au contraire, lui, contrairement à nous, se montre assez empathique à l’égard de ce pauvre type qui ment à sa famille en leur faisant croire qu’il bosse désormais pour une organisation onusienne à Genève. Vincent cherchait un boulot qui a du sens ? Même pas : le fric, la voiture, les fringues, le statut social, c’est tout ce qui l’intéresse. Un vrai connard. Un connard de tous les jours.

Elle est là la demi-mesure du film. Ni Cantet ni Recoing n’ont réussi à rendre sympathique, empathique, intriguant, fascinant leur personnage. Si son caractère et ses actions étaient exceptionnels, il serait devenu un monstre digne d’être regardé. Et s’il était au moins conscient de sa médiocrité, s’il montrait des remords de se trouver aussi con de courir après quelque chose de si futile et de si méprisable, s’il faisait amende honorable, il pourrait être sauvé à nos yeux. La compassion ou la fascination. Au contraire, Cantet et Recoing multiplient les plans dans lesquels le personnage sourit éhontément. Un contrepoint ? Comme pour en faire un monstre (le personnage est inspiré d’un véritable monstre dont Nicole Garcia avait tiré un film, L’Adversaire) ? Même pas. Les monstres fascinent au cinéma, on y dévoile l’exceptionnel à l’écran. Des crapules misérables, on les regarde s’il reste une part d’humanité en eux, de remords, si on les sent forcés par une force légitime. Le statut social ? Le Land Rover ? Sérieusement, ce sont des excuses légitimes ? Non.

Le seul personnage qui montre un peu d’humanité là-dedans (une humanité cinématographique), paradoxalement, c’est donc l’escroc. Cela aurait pu être le cas de l’ami à qui Vincent rend l’argent, mais lui aussi n’est intéressé que par le gain. À la manière dont il reçoit Vincent en lui avouant qu’il sait qu’il propose des investissements louches, on reconnaît là encore un salaud. Ce n’est pas une famille dans le besoin poussé à demander une faveur à un ami : non, le mec a entendu parler d’une magouille et accueille la personne en question avec le plus hypocrite des sourires afin de voir s’il ne pourrait pas le mettre dans la boucle. Ce serait dans une satire sociale, ce comportement serait parfait. Dans une chronique naturaliste, c’est détestable. Et quand Vincent lui rend l’argent, sa réaction n’est pas beaucoup plus digne… Le père de Vincent ne vaut pas beaucoup mieux d’ailleurs. Et la femme, qui semble comprendre petit à petit que quelque chose se trame, fait preuve aussi de lâcheté en refusant de mettre son mari devant ses responsabilités. Elle s’en tire mieux que les autres parce que c’est elle qui cherche la vérité, mais elle refuse de s’opposer à son mari ou de l’aider. Elle reste à le regarder mentir sans oser le confronter à ses mensonges… Le manque de courage et d’initiatives, à l’écran, ça passe mal.

Et j’en reviens au jeu imposé par les dialogues. Dans le travail préparatoire, en vue d’une improvisation dirigée, tout le monde aurait vu qu’il aurait fallu prendre garde à ne pas faire de ces personnages des salauds. Chaque acteur, chaque écrivain veut toujours défendre ses personnages et ils ont bien raison. Même les crapules, même les monstres. Montrer les bassesses irrécupérables de la psyché humaine, ce n’est pas les défendre.

Maigres espoirs.

Au milieu de ce théâtre d’horreurs, seuls deux personnages nous offrent des éclairs d’humanité. L’escroc, donc. Et la fillette du couple. Cantet trouve une astuce pour amorcer le dénouement et la « révélation » finale : le spectateur comprend petit à petit qu’ils savent, mais n’osent pas lui dire. La femme se réfugie alors dans la cuisine parce qu’elle ne peut plus écouter les balivernes de son mari, et la gamine vient alors, silencieusement, voir si sa mère encaisse le coup. Pas une ligne de dialogue, juste l’attention d’un personnage pour un autre qu’il sait souffrir. Retour au naturalisme d’Antoine : un plan, un décor, une situation et pas une ligne de dialogue. Le silence de la vérité.

En dehors de cet éclair d’humanité, le film n’expose rien d’autre que la bassesse humaine. Une posture faite pour la satire, l’excès, la monstruosité, pas pour le naturalisme.


L’Emploi du temps, Laurent Cantet 2001 | Haut et Court, Arte France


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Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928)

Note : 4 sur 5.

Les Mendiants de la vie

Titre original : Beggars of Life

Année : 1928

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Wallace Beery, Richard Arlen, Louise Brooks

Le « calcul » aux échecs consiste ni plus ni moins à envisager et à simuler diverses suites de coups afin de voir laquelle finit gagnante au bout d’échanges, de prises, des parades et d’attaques successives. Quelque chose me dit, pour un réalisateur, qu’imaginer une scène de film (dans le cinéma muet, de surcroît) procède de la même logique de « calcul ».

Un bon réalisateur n’improvisera pas au moment du tournage : il devra prévoir au moment de l’écriture diverses manières de placer ses acteurs ou sa caméra ; imaginer des échanges de regards ; faire intervenir de nouveaux éléments dans le champ ; jouer sur la profondeur ; opter pour un angle lui offrant la meilleure stratégie possible ; forcer un « tempo » ou prendre de l’avance sur un plan, en gagnant du terrain et en se rapprochant des personnages ou en prévoyant un emplacement avant de commencer un champ-contrechamp ; définir à l’avance la grosseur des plans adéquats ; placer ses personnages dans des situations illustrant au mieux les menaces et les conflits auxquels les personnages sont confrontés (user d’un même plan large ou d’un champ-contrechamp) ; imaginer les expressions et les gestes des acteurs ; calculer la longueur des plans et des séquences ; etc.

Le cinéma parlant, le cinéma muet possédait ce petit quelque chose de millimétré comme un roman-photo ou une bande dessinée en mouvement. Certains s’aident d’ailleurs d’un storyboard pour mieux calculer leur(s) coup(s). Si Wellman s’est révélé si efficace dans les deux périodes du cinéma (parlant et muet), c’est peut-être qu’il avait (comme les quelques dizaines de génies qui ont passé la barrière du son) cette capacité de « calcul ». Avant de parler, les plus judicieux tournent leur langue sept fois dans leur bouche, les grands réalisateurs tournent sept fois le film à faire dans leur tête. Ils pensent le film en imaginant la stratégie gagnante qui illustrera de la meilleure des manières le sujet ; ils confrontent différentes approches afin d’en faire ressortir celle qui remportera le plus aisément possible l’adhésion du public ; grâce à leurs simulations imaginatives et à leurs « calculs », ils auront identifié les principaux écueils de l’histoire et de sa réalisation.

Si l’histoire des Mendiants de la vie n’a rien de follement imaginatif ou de passionnant, rien dans sa construction, son découpage, ses placements et ses déplacements d’acteurs, ses expressions ne dépasse. Aucun temps mort, aucune situation développée à la hâte ou mal agencée ; les regards comme il faut qui sont comme des attaques à la découverte (« Je te regarde, je te menace. Comment vas-tu parer ça parce que tu sais que tu es à ma merci si tu bouges le petit doigt ? »), histoire de préparer le plan suivant et de maintenir une menace constante ; des gestes francs et précis qui illustrent en une seconde une prise de décision, une pensée, une réaction, une attention vis-à-vis d’une menace, etc.

Il est vrai, en revanche, que si le sujet ne brille pas pour son originalité, les rapports de force qui s’y trament se prêtent à une telle logique de la confrontation et de la menace rappelant les échecs : Wallace Beery se retrouvera d’ailleurs impliqué dans une adaptation célèbre reprenant ce jeu de menaces et d’alliances à plusieurs coups, L’Île au trésor. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier des deux joueurs qui fera un faux pas aura une tapette. »

« N’importe quel pion avancé doit monter à la promotion. Et pour ce faire, être protégé. Si ce n’est par une tour, ce sera par un cavalier. Au bout du chemin, le pion deviendra dame. »

Le cinéma muet arrive tout juste à la perfection avec ses codes, quelques audaces formelles sont encore permises si elles servent le récit (ici, Wellman s’autorise un passage en surimpression pour décrire le récit du meurtre qui sert d’hamartia, de faute initiale, obligeant les personnages à la fuite), mais les meilleurs réalisateurs ont de manière générale compris les « trucs qui marchent » : des montages alternés constants entre les divers groupes d’une histoire (les gentils, les méchants, les alliés – même si tous ces archétypes sont ici inversés) ; un rapport continu entre extérieurs et intérieurs (le théâtre, en cinq mille ans d’existence, n’en a jamais été capable, donc on se régale de cette nouvelle opportunité qui donne l’impression de voir des romans mis en images en privilégiant les sujets offrant des décors variés) ; et enfin, une densité dans le découpage technique pour illustrer des histoires rarement plus longues que deux ou trois jours (si l’on marie densité et temps diégétique long, il faudra que le film soit allongé en conséquence, autrement, ça passera pour une facilité, une facilité que l’on commence déjà beaucoup à rapprocher du mélodrame).

Le cinéma parlant s’imposera bientôt, et tout sera à refaire. Ou presque. Car si vous changez quelques règles aux échecs (comme le meilleur d’entre eux s’est amusé récemment à le faire en reprenant une vieille idée de Bobby Fischer), les capacités de « calculs » des réalisateurs qui s’étaient déjà montrés plus habiles que d’autres à se représenter des films avant de les réaliser demeurent. Après, je veux bien croire que certains filmaient sous tous les angles et laissaient ensuite le monteur « calculer » à leur place. Mais ce n’est clairement pas le cas ici. Tout est trop bien découpé, les gestes et les regards participent si bien au montage que ça ne peut être fait après coup.

La seule paresse ou négligence que je peux reprocher à Wellman, c’est le manque de réalisme dans certains espaces intérieurs. De mémoire, dans ses films parlants, il n’aura aucun problème à tourner des séquences censées prendre place en extérieur… en studio. Pour les plans de nuits, les plans rapprochés, ça peut parfois se révéler inévitable, mais Wellman, pour diverses raisons, n’a jamais trop pris au sérieux la parfaite reproduction ou logique dans la représentation de certains espaces qu’ils soient extérieurs ou intérieurs (sans doute justement parce qu’il était issu du muet où les exigences n’étaient pas au même niveau). Ses extérieurs sont ici parfaits, spectaculaires (trains en mouvement, ravins), mais certains intérieurs laissent trop apparaître qu’il s’agit d’un plateau dans un studio avec le recul nécessaire et suffisant pour y placer une caméra. C’est un peu, aux échecs, comme disposer d’un fou attaqué et hésiter à le déplacer de quelques cases ou l’envoyer le plus loin possible… Les calculs sont pas bons, William.

Je te pardonne. Ça se laisse mater sans difficulté.

William composerait une symphonie (un film) avec trois bouts de ficelles (un sujet sans grand intérêt), mais aucun réalisateur ne pourrait jouer à la place de ses acteurs. Louise Brooks rayonne comme il faut en garçonne en fuite ; Richard Arlen convainc sans mal dans un rôle parfaitement crédible (non) de bon samaritain sans le sou ; mais quand Wallace Beery passe quelque part, toute l’assistance se tait et regarde… L’acteur se montre tout aussi précis dans son « découpage » que le réalisateur, et propose en permanence un geste ou une expression qui vous laisse béat d’admiration. S’il y a une forme d’intelligence à tramer à l’avance tout un film dans son découpage et dans les mouvements, les gestes, les expressions des acteurs… que dire des acteurs qui, quel que soit le type de personnage joué, lui offriront toujours cette impression frappante de facilité, de charisme, d’autorité… L’intelligence de l’apparence. L’œil alerte, les mains qui dirigent ou commentent l’action et les autres personnages, l’imagination active qui s’exprime en un instant avant de rebondir pour donner à voir quelque chose de différent… Et cela, sans surcharger les cases de son échiquier : chez Feydeau, il faut laisser le spectateur « recevoir » les répliques afin qu’il ait le temps de rire ; avec les acteurs qui jouent la menace, la logique est la même : « Je joue un coup, à ton tour. Sauras-tu parer cette menace ? (Petit temps.) Pas grave. J’ajoute un attaquant. »

À regarder Beery, il est plus facile de comprendre comment certaines crapules arrivent à tirer à eux des alliés et des victimes. Roublards, voleurs, magouilleurs…, il rend tous ses personnages à la fois… calculateurs et tout à fait inoffensifs. Pire, le sachant même du côté des fripouilles et des escrocs, à cause de son bagout, de son charme, de ce je-ne-sais-quoi, il compte parmi les hommes que l’on pourrait suivre les yeux fermés. Et à la fin, ceux qui en ont été victimes trouveront toujours un moyen pour dire : « Il n’était pas si méchant dans le fond. » Edward G. Robinson ou James Cagney avaient cette même faculté à attirer le regard, à rendre sympathiques des crapules (Harrison Ford avait aussi ce talent, mais il a vite cherché à profiter de son statut de star pour ne plus interpréter que les bons samaritains, sans comprendre justement que quand les mecs roublards et charismatiques apparaissaient à l’écran, les spectateurs ne voyaient plus qu’eux, jusqu’à éclipser le gentil de l’histoire… « La Rebellion s’est ruinée par ce Han Solo, mais au fond, c’est un chic type. »).

Les deux pièces principales du plateau quittent l’écran sans que l’on se préoccupe beaucoup de leur sort ; le roi adverse meurt au dernier plan et recueille tous les suffrages du public en imaginant plusieurs décennies à l’avance le coup de Mais où est passée la septième compagnie : « J’ai glissé, chef ! ». Littéralement, la meilleure chute possible. Roque and roll.

Beau travail, William & Wallace. Back to back W.


Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928) Beggars of Life | Paramount Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1928

Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

Le silence est d’or

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Yella et Phoenix, Christian Petzold (2007/2014)

Note : 2.5 sur 5.

Yella

Année : 2007

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Devid Striesow, Hinnerk Schönemann

Note : 2 sur 5.

Phoenix

Année : 2014

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf

Je découvre ce réalisateur. Qualité allemande, on dira… Je reconnais cependant à son cinéma une qualité, certes essentielle, mais qui ne garantit pas de céder à diverses facilités : sa capacité à créer une certaine tension retenue dans l’ensemble des scènes de ses films. Les dialogues sont souvent insipides, réalistes et, à la fois par instinct et par désir de se mettre en évide, les acteurs s’efforceront toujours de jouer dans un style naturaliste (pas forcément celui qui passe le mieux à l’écran, à savoir un naturalisme minimaliste, mais plutôt un naturel parasité par des élans inutiles, des attitudes exagérément « vraies », des intonations familières, etc.). Petzold se débrouille donc pas mal dans ce registre parfois difficile pour qui n’a jamais travaillé avec un acteur. Ce registre consiste donc à montrer les personnages toujours comme s’ils retenaient quelque chose, comme s’ils agissaient toujours avec prudence, méfiance, ou comme s’ils cherchaient à masquer leurs sentiments et leurs pensées. Ça peut aussi tourner à l’artificialité, créer une intensité uniquement factice et un minimalisme plus proche de la préciosité que de la pertinence, tomber dans le « procédé » et le systématisme. Mais, il vaut mieux perdre en cohérence générale pour gagner en unité stylistique. C’est aussi plus facile à interpréter : les nuances sont réduites à néant et une large partie de l’interprétation est laissée au spectateur (variante de l’effet Koulechov : si vous demandez à un acteur de ne rien faire, de ne penser à rien, le public, à cause du poids et de l’influence de la situation ou de l’intrigue sur le moment présent, se chargera d’en traduire des effets dans l’interprétation des acteurs).

Et ça s’arrête à peu près là au rayon des points positifs. Si l’on reste dans la direction d’acteurs, ce n’est pas le tout de savoir leur demander quel style on veut adopter et de savoir tendre avec eux vers ce que l’on souhaite (et peut-être a-t-il demandé tout autre chose – c’est la beauté de la chose). Il faut aussi être pertinent dans sa manière d’aborder un personnage. Dans Yella, un autre souci se présentait : celui de la pauvreté de la distribution. Le ton était là, mais en dehors de l’actrice principale, les acteurs manquent de justesse. Dans Phoenix, en revanche, c’est la vision du personnage rescapé des camps qui interroge. L’actrice (qui est pourtant la même que Yella) joue trop dans l’émotion, dans la faiblesse, au point (puisqu’on ne simule pas la fatigue, notamment) de perdre la justesse dont elle faisait preuve avec un personnage plus proche d’elle dans Yella. Je vois déjà le public, les festivals ou les collègues-acteurs louer sa « performance ». Le premier parce qu’il est idiot ; les derniers parce qu’il n’y a rien de plus qui satisfait un acteur (après le naturalisme) que de voir des collègues se vautrer dans le sensationnalisme, les larmes, l’apitoiement, etc.

On sait que Nelly sort des camps, défigurée, forcément physiquement et moralement atteinte. L’enjeu est donc d’éviter, autant que possible, le ton sur ton. Cela me paraît d’ailleurs d’autant moins judicieux de se laisser aller sur ce point que l’on sait que pas mal de personnes qui échappent à la mort en ressortent avec une énergie et un désir de vivre dépassant les blessures physiques ou psychiques. Une chanteuse à succès (ce que semble être ce personnage) est déjà une rescapée : échapper à une pression de sélection, une artiste sait ce que c’est, c’est d’ailleurs pour ça que la plupart des stars ont cette présence, ce détachement si caractéristique. Ils n’ont évidemment pas échappé à la mort (même si certains d’entre eux vous expliqueront sans rire qu’ils mourraient s’ils faisaient autre chose que la comédie), mais ça relève malgré tout de la même impression, celle d’avoir échappé à un goulot d’étranglement à travers lequel d’autres ne sont pas passés. Mais même sans cette comparaison que certains ne manqueront pas de trouver disproportionnée ou déplacée, il y a deux choses : oui, un rescapé peut sortir de la déportation en pouvant à peine mettre en pied devant l’autre (mais encore une fois, vous ne pouvez pas montrer ça à l’écran, ça ne se simule pas, et si vous le faites, c’est de l’indécence ; depuis que le mélodrame n’est plus à la mode, on a cessé cette approche racoleuse), et surtout, présenter le personnage ainsi n’est pas souhaitable. Ce n’est pas l’empathie ou la compassion qui font avancer durablement une histoire : le public a besoin de personnages actifs, « résilients », dirait-on aujourd’hui. Ce que les faits rapportent, ce que les dialogues annoncent, il ne sert à rien de le « jouer » ou de le commenter. Une sonate, vous composez la mélodie d’une main, l’harmonie d’une autre, tout se mêle, mais jamais les deux mains ne jouent la même chose. Il s’agit de « composition ». L’acteur doit donc jouer… une portée propre, sa partition, non répéter en canon ce qui ressort des dialogues. Si l’acteur (dirigé) ne se soumet pas à cette logique : ton sur ton garanti. Un acteur ne répète ni ne reproduit : il interprète.

Voilà pourquoi l’actrice peine à convaincre alors que ses deux principaux partenaires se débrouillent mieux (surtout le mari qui, très nettement, « éclaire » son personnage et multiplie les efforts pour rendre sympathique un salaud – et il y arrive). Soit ces deux acteurs ont plus de talent qu’elle, soit Petzold réclame aux uns ce qu’il ne demande pas à l’autre…

Je dois dire ensuite que j’ai été passablement agacé par les deux histoires proposées. De ce que j’ai compris de Yella, le fleuve représente la démarcation à la fois physique et symbolique entre les deux Allemagnes. À partir de là, Petzold écrit un argument sous forme d’allégorie fantastique visant à opposer l’état de délabrement avancé du côté est et les dérives propres au libéralisme à l’Ouest (individualisme, prédation, escroquerie, etc.). Sur le papier, c’est un bon point de départ. Le problème, c’est d’une part que les personnages n’échappent pas au regard négatif que semble porter de manière un peu trop évidente leur auteur : si dans l’autre film, difficile d’échapper à l’empathie (forcée), ici, Petzold joue la carte opposée, celle de l’antipathie. Or, personne n’aime voir des personnages antipathiques. De l’autre, les situations, souvent répétitives (retour à l’hôtel, nouvelle entrevue), n’ont aucun charme ni intérêt (malgré les efforts de Petzold pour dramatiser tout ça, on est loin de Glengarry). Un écueil que le cinéma préfère souvent éviter : le cinéma d’entreprise. Qui a envie de voir au cinéma parler de fusion-acquisition, de rachat d’actifs, de comptabilité, de brevets ? Qui ? John Galt ?

Phoenix tombe dans un piège plus gênant encore (pour ne pas dire vulgaire) : le récit abracadabrantesque. De manière générale, les quiproquos ubuesques sont réservés à la comédie. Plus c’est gros, plus on en rit parce que l’on rit de notre incrédulité en voyant ce que nous l’on sait et que les personnages ignorent (et que certains feignent souvent d’ignorer pour se jouer d’un autre). Petzold demande au public de croire à la cohérence et à la possibilité d’une histoire dans laquelle une rescapée des camps n’est pas reconnue par son mari ? Désolé Christian, tu changes la tête de ton ex-femme, dont sa présence t’est probablement plus familière que celle de ta propre mère (ou de toi-même – parce que l’on n’a aucune idée de ce à quoi l’on ressemble et de ce que l’on dégage), tu lui fais perdre quelques kilos, tu reconnais malgré tout cette personne. Et souvent du premier regard (même si celui-ci est d’abord incrédule). On serait tous capables de reconnaître des élèves avec qui l’on a partagé le banc des écoles si l’on discutait avec eux sans savoir qui ils sont. Alors une conjointe… Et pardon, vu ce que cette femme a subi, elle devrait porter une perruque et des cicatrices parsèmeraient son visage. Les mains, le corps, les yeux, les oreilles, la voix ! La voix, bon sang, on reconnaîtrait une voix familière au milieu de dizaines d’autres… Qui peut croire à une situation aussi saugrenue ? Qui, Christian ? John Galt ? (Non, ce n’est pas ça. Je suis une mouette.)

[Un dernier point extérieur au film. Chaque fois qu’il en était question dans le film, ça me mettait mal à l’aise. L’amie de la rescapée tente de la convaincre de rejoindre… « la Palestine » : Haïfa, Tel-Aviv qui se construit. Comment a-t-on pu penser que souscrire à la vieille idée de la création d’un État pour les juifs… située EN Palestine pouvait être une bonne idée ? Réparer un génocide en décidant conjointement de provoquer un autre génocide (qui a ainsi commencé au moment même où les puissants ont créé une nation à partir de celle d’une autre que l’on avait étouffée). Une des idées des nazis était d’étendre leur espace vital disponible vers l’est. Israël est né de cette même faute originelle. Quelle triste répétition de l’histoire… La création du pays n’honore pas les millions de victimes juives, il honore leur bourreau et perpétue, sous sa dernière forme, le colonialisme des siècles passés (doublé d’un impérialisme, lui, toujours d’actualité). Et au passage, puisque c’est d’actualité : répondre à l’émotion d’un génocide (même si ce n’est pas présenté ainsi par le concerné) en reconnaissant l’État de Palestine (au plus fort du génocide en cours) pose les mêmes limites qu’une reconnaissance (et la création) d’un État d’Israël pour répondre à l’émotion d’un génocide. Même si ici, la reconnaissance serait purement symbolique et diplomatique, je ne crois pas beaucoup à la solution à deux États (cela ne réglerait ni les problèmes territoriaux ni les conflits opposant les deux populations voisines). L’unique porte de sortie serait un État commun pour tous les Israéliens et tous les Palestiniens sur le modèle multiconfessionnel… du Liban.]

Je passe sur le symbole déplacé du « phœnix »…, l’oiseau qui renaît de ses cendres. Quelle idée « fantastique » là encore, Christian.


Phoenix, Christian Petzold 2014 | Schramm Film Koerner & Weber, Bayerischer Rundfunk, Westdeutscher Rundfunk/Yella, Christian Petzold 2007 | Schramm Film Koerner & Weber, ZDF, ARTE



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Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969)

Note : 4 sur 5.

Nous et nos montagnes

Titre original : Մենք ենք, մեր սարերը / Menq enq mer sarery

Année : 1969

Réalisation : Henrik Malyan

Avec : Sos Sargsyan, Frunzik Mkrtchyan, Khoren Abrahamyan, Armen Ayvazyan, Artavazd Peleshian, Azat Sherents

Henrik Malyan met de côté les formes expérimentales et esthétiques de ses collègues du Caucase pour adapter ce qui semble être un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine arménienne. L’auteur, Hrant Matevossian, s’est chargé lui-même de l’adaptation de la nouvelle qui semble l’avoir fait connaître, publiée en 1962 selon la page française de Wikipédia — 1967, pour le recueil de nouvelles selon la page anglaise de l’encyclopédie en ligne. Malyan est passé par une école de théâtre et de cinéma à Moscou avant, semble-t-il (toujours selon ma source du pauvre), de prendre la direction de divers théâtres en Arménie.

La Russie a inventé le jeu moderne, et ses acteurs ont tout au long du vingtième siècle suivi les principes du jeu intériorisé et psychologique qui s’exportera jusqu’à New York avec l’Actors Studio. C’est précisément le type de jeu que l’on voit ici. En plus d’être la meilleure méthode pour mettre en évidence une histoire, elle a surtout l’avantage de paraître naturelle et de proposer deux niveaux d’interprétations simultanées. Elle distingue la part dramatique de la fable suivant le fil des événements (souvent rapportée à travers les dialogues), de la part illustrative, qui consiste à mettre en scène les personnages dans des activités annexes. Ces deux niveaux se manifestent généralement dans notre activité du quotidien : nous sommes capables de parler d’un sujet sans rapport avec ce que nous faisons, et quand l’on s’arrête (temporairement ou non), cela souligne le fait que la situation a gagné en gravité. Une fois mise au service d’un récit, ce principe a la vertu de pouvoir jouer en permanence sur les deux tableaux et de porter à la connaissance du spectateur un contexte naturaliste et sociologique d’envergure (même si Marlon Brando en conclura qu’un acteur doit se gratter les fesses pour paraître « naturel »).

Voilà pour la forme d’apparence classique. Sa mécanique repose d’ailleurs sur une sophistication bien plus élaborée qu’elle en a l’air. Si les audaces et les étrangetés « brechtiennes » d’approches plus visibles et plus distanciées à la Sergueï Paradjanov ou à la Tenguiz Abouladze sont plus adaptées aux histoires traditionnelles et folkloriques (voire baroques), pour servir une fable moderne et absurde, la forme classique et naturaliste paraît plus appropriée.

Sur le fond, l’histoire de Hrant Matevossian rencontre énormément de similitudes avec les récits postérieurs de ses voisins iraniens. Pour éviter la censure et le risque de se voir suspectés d’offrir au spectateur une critique de la société dans laquelle ils vivent, les réalisateurs iraniens passeront volontiers par la fable (mettant en scène bien souvent des enfants). Dans ces films produits sous dictature, les auteurs arrivent toujours à faire preuve d’une puissante subtilité allégorique ou thématique qui mènera forcément à l’universalisme, car les exemples trop spécifiques pourraient heurter le pouvoir en évoquant des contextes domestiques. Et cela, en se pliant aux exigences d’une représentation policée de l’autorité : un gendarme se doit d’être un modèle de droiture, de fermeté, mais aussi d’humanité… La fable tire vers l’universel, ce qui lui permet d’échapper aux contextes sociaux ou politiques. Au contraire du théâtre italien, par exemple, dans lequel les archétypes sociaux dominent, dans la fable, les personnages ont une fonction qui les extrait de leur particularisme comme dans la mythologie ou les légendes. Peu importe que les bergers soient ici cultivés, cela reste un détail, et un détail d’ailleurs assez en phase avec un idéal soviétique d’éducation pour tous (ou de labeur pour tous) : il convient en revanche que les héros appartiennent à un type de personnages universels. Et quoi de plus universel que des bergers ?

Ensuite, comme dans n’importe quel mythe, chacun des bergers représente une manière distincte d’appréhender les choses. La fable offre toujours au lecteur un sens moral aux événements : les caractères et les réactions différentes des bergers face au gendarme qui les interroge sont censés viser une forme d’exhaustivité. Les personnages adoptent chacun une stratégie opposée et complémentaire. La fable use alors de la répétition pour les interrogatoires comme dans Les Trois Petits Cochons ou dans Le Petit Chaperon rouge. Dans une sorte de Kafka rural, le style tire vers l’absurde, mais la structure du récit s’appuie sur une mécanique mythologique et morale. L’absurdité naît des pinaillages et des réticences de chacun à vouloir élucider ou masquer les détails d’un événement dont la logique traditionnelle s’oppose à la rationalité et à la temporalité du droit au sein d’une société dans laquelle tout acte, tout accord, toute vente est transposé à l’écrit avant de pouvoir être consulté et vérifié : vous payez, vous vendez, les registres sont comptables de la moindre de vos transactions passées. Comment une société rurale étrangère à ces usages donnera-t-elle la preuve d’un accord tacite ? La réponse sera d’autant plus incertaine que l’on n’est pas sûrs qu’un tel accord existe. Le berger lésé, lui, reste vague sur ses allégations, et les accusés peuvent se jouer d’un gendarme quelque peu pointilleux sur les principes du droit en interprétant à son intention une sorte de remake parodique de Rashômon. Qui vole un mouton finit petit-bourgeois et digne du goulag… Ou pas, si tu tournes bien la chose…

Comme dans toutes ces fables qui opposent la ruralité à la modernité (dont les caractéristiques sont partagées avec certains westerns et donc avec certains films iraniens), l’espace reflète cette opposition. L’environnement commun est celui de la nature domestiquée par l’homme, mais sur laquelle la civilisation n’a pas encore tout à fait la main. Si le gendarme peut interroger les suspects à son poste de police, il paraît bien seul pour mener son enquête, et il apparaît surtout comme l’unique représentant non seulement de la loi, mais de l’« empire » comme son usage intempestif du russe pour marquer son autorité le rappelle. Et alors, une fois l’enquête terminée, que fera-t-il ? Il « transhumera » avec les accusés et le plaignant vers la ville et son tribunal. On retourne presque au temps des mythes grecs quand les héros « transhumaient » d’une cité à l’autre. Ces « odyssées » (souvent pédestres) occasionnaient des rencontres néfastes prévues par les oracles, des expériences initiatiques ou révélatrices. Œdipe tuera son père sur un tel chemin alors qu’il croyait précisément l’épargner en s’éloignant de lui. Ici, en guise de Sphinx et de conclusion au film, cette joyeuse troupe de personnages ralliant la ville croisera d’autres bergers à qui ils « révéleront » à voix haute et de façon répétée leur méfait (comme un plaider-coupable adressé au seul tribunal auquel ils se soumettent : les collines de leur pays). (Preuve du caractère universel du genre, ce recours aux « mythes des itinérances » se retrouve tout aussi bien dans les récits traditionnels japonais — les jidaigekis de Kenji Misumi par exemple — que dans les road movies du Nouvel Hollywood.)

Avant ce geste tout à la fois loufoque et symbolique, le film contient toutes sortes de détails amusants et tout aussi parlants. Le gendarme, d’ordinaire si soucieux de rendre le droit dans une campagne qui semble s’affranchir de toutes contrariétés légales, traverse un verger en chapardant un fruit sur son arbre. Son entrain à finir ses bouchées marque bien l’idée qu’il a conscience d’agir en contradiction avec ses principes : « qui vole une pomme, vole un mouton, qui vole un mouton, vole un œuf (non, ce n’est pas ça) ». Volontaire ou non, le vol prend un caractère autrement plus symbolique, de nombreux fruits étant originaires du Caucase (sorte de trésor national). Mais le gendarme échappera aux pépins, lui.

Enfin, lors d’un simulacre de tribunal que les bergers et le gendarme organisent le temps d’une halte dans les collines rocailleuses pendant leur voyage vers la ville, chacun se prête au jeu et intervertit les rôles sans amoindrir ses responsabilités. Jusque-là, Hrant Matevossian s’était contenté de citer Shakespeare. Avec ces inversions des rôles, ces travestissements censés dévoiler la véritable nature des personnages, on est en plein dedans. L’absurdité et la critique du droit rejoignent celle par exemple du Marchand de Venise (l’excès des conditions posées par Shylock, le travestissement à des fins révélatoires et la parodie de procès). Rarement le cinéma aura aussi bien illustré l’idée d’intelligence empathique : la capacité à se mettre à la place de l’autre.

Quelques notes de musique au début rappellent Nino Rota. Et à travers ses alpages pleins de rocailles, d’herbes et de ruisseaux, le style du film évoque parfois le cinéma italien. Pâques sanglantes, par exemple. Le monde caucasien n’a pas l’air si différent du monde méditerranéen. L’air commun des latitudes, peut-être, des mythes partagés depuis des millénaires aussi…


Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969) Մենք ենք, մեր սարերը We and Our Mountains | Armenfilm


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L’Incident, Larry Peerce (1967)

Note : 4.5 sur 5.

L’Incident

Titre original : The Incident

Année : 1967

Réalisation : Larry Peerce

Avec : Tony Musante, Martin Sheen, Beau Bridges, Brock Peters, Ruby Dee, Jack Gilford, Thelma Ritter, Gary Merrill, Jan Sterling, Donna Mills

— TOP FILMS

Variation new-yorkaise et brutale du Crime de l’Orient-Express. Le film reprend un des gimmicks favoris du cinéma qui consiste à développer une poignée de personnages avant de les réunir dans un même espace (la réunion se passe dans une rame de métro, pile à la moitié du film). Le procédé sera particulièrement apprécié dans les futurs films catastrophe des années 70 et connaîtra un regain d’attention avec des variations moins « chorales », plus narratives, dans les années 90 avec les films de Quentin Tarantino. Autres références et sous-genres associés : le film de transport. De Lifeboat (canot) à Airport (avion) en passant par H-8 (bus), quel que soit le moyen de transport, le huis clos (souvent partiel) fait toujours son effet. On pense également ici particulièrement aux Pirates du métro (1974). En général, les récits qui mêlent ces deux thèmes narratifs procèdent de manière opposée : on passe du transport à un autre huis clos. Le modèle du genre est Boule de suif, qui a inspiré consciemment ou non Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Ici, le récit se construit plutôt dans une logique de convergence dans laquelle différentes lignées finissent par se ramifier en un seul point (une spécialité d’Agatha Christie, même si cette convergence a toujours lieu au début – ici, elle intervient au milieu du film).

Dans ce genre d’exercice périlleux, tout repose sur un bon scénario, mais surtout sur une distribution parfaite. Le spectateur entre de plein fouet dans une situation que l’on comprend n’être qu’un prétexte à définir le caractère des personnages. Avant que tout ce petit monde se retrouve confiné dans un même espace, tout l’intérêt de l’intrigue repose non pas sur l’action, sur une suite d’événements, mais sur la personnalité et le talent des personnages et de leur interprète. Les acteurs ont toujours adoré ce type de rôles qui les remettent au centre du jeu. On est à New York, ça ne devait pas être bien difficile de trouver des acteurs de talent issus des nouvelles méthodes de jeu. En dehors d’un ou deux vieux dont le jeu caractéristique de l’ancienne école (l’inusable Thelma Ritter par exemple), avec leurs tunnels pas forcément maîtrisés, passe assez mal la rampe (de métro), les acteurs sont remarquables une fois réunis. Ils aident ainsi à parfaitement retranscrire la tension de la situation.

Sur le fond, le sujet peut également être vu comme une allégorie de nos sociétés égocentriques, surtout citadines, dans lesquelles on se laisse aliéner par nos terreurs individuelles et finit par montrer notre impuissance à faire « société » au milieu d’individus hétéroclites. Depuis, me semble-t-il, ces réactions apathiques ont été étudiées par les comportementalistes en confirmant qu’à partir d’un certain seuil ou en fonction de conditions spécifiques, les responsabilités se diluent et personne n’agit, surtout si aucun des témoins ne tire l’alarme en premier pour appeler « à faire bloc » contre un danger ou pour aider au contraire une personne en danger (les deux cas se présentent dans le film : d’abord avec l’ivrogne inconscient laissé pour mort dans l’indifférence générale, puis avec les agresseurs qui s’en prennent tour à tour à chaque entité de la rame).

En faisant quelques recherches, je tombe sur ce papier qui stipule que les travaux de ce type ont commencé après un fait divers étant survenu… à New York en 1964 : une femme aurait été tuée sans qu’une trentaine de témoins osent intervenir. (Le film n’a rien à voir, c’est un remake d’un film de télévision diffusé en 1963, mais la coïncidence mérite d’être notifiée.) Dans ce papier, on peut ainsi lire : « En présence de témoins passifs, une personne tend à rester elle-même passive, et d’autre part, des groupes de trois individus ont moins de chance de rapporter l’incident que des individus isolés. » (C’est significatif, mais dans le film, la question se pose d’intervenir directement, donc de se mettre soi-même en danger. L’étude date un peu, compte tenu des difficultés à faire des expériences sociales, possible que des travaux plus récents montrent des informations plus éclairantes.)

À supposer que dès qu’un premier témoin montre la voie, tous les autres suivent, ici, au bout d’une demi-heure de terreur et d’agressions diverses, c’est l’un des plus « démunis » qui finit par lever la main (sa seule valide) pour s’opposer aux agresseurs, tandis que les autres resteront les bras ballants. Jusque-là d’ailleurs, c’était presque toujours ceux que l’on considère comme les plus faibles qui osaient le plus répondre aux agresseurs : une vieille dame qui donne une claque à l’un des deux voyous, une autre qui se lève pour leur demander d’arrêter d’importuner l’un d’eux. Les hommes (et plus encore le soldat valide) se distinguent pour leur lâcheté. Un événement subtil à la fin du film témoigne également des tensions raciales de l’époque : quand les passagers arrivent enfin à stopper le métro et à appeler la police, instinctivement, les agents appréhendent le seul Noir de la rame… (Ils s’en prenaient aux Noirs sans tabou.) C’est peut-être un détail, mais ça veut dire beaucoup…

Autre allégorie possible (plus hasardeuse encore, mais jouons les « critiques de cinéma », rarement à court d’audaces interprétatives…) : la rencontre tumultueuse entre la jeunesse turbulente et insaisissable qui s’emparera bientôt d’Hollywood et toutes les figures conservatrices du cinéma de papa. Le vagabond (qui fait faux bond) ; le Noir qui ne veut pas faire de vague parce qu’il se sait sur la sellette (figure classique de Sidney Poitier depuis Graine de violence) ; le rebel without a cause affublé de sa veste coupe-vent inspirée des letter jackets d’université ; le bon soldat en permission ; l’homosexuel forcément tourmenté ; l’ancien alcoolique à l’affût d’une seconde chance ; la femme de professeur insatisfaite ; la mère écervelée qui a le cœur sur la main ; le couple de vieux qui se chamaille depuis le premier jour de leur mariage et qui déteste voir que le monde leur échappe…

Parce qu’effectivement, le cinéma est à un tournant. Le film est sorti en 1967, année charnière dans la production américaine : Hollywood sort enfin la tête de l’eau avec Bonnie and Clyde et Le Lauréat. L’Incident n’a pour autant pas grand-chose à voir avec le Nouvel Hollywood. Filmé sur la côte est, il aurait d’abord été financé de manière indépendante avant que Zanuck sauve le film de la faillite et en assure la distribution pour la Fox. Le film n’en reste pas moins le produit d’une époque qui, par contraste, éclaire l’éclosion de ce nouveau système.

Martin Sheen sera une des figures du Nouvel Hollywood, un peu plus tard, avec La Balade sauvage, de Terrence Malick (sorti en 1973). Beau Bridges sera vite employé à Hollywood, mais pas vraiment dans de grands films représentatifs de l’époque comme ce sera le cas pour son frère (il faudra attendre Norma Rae, de Martin Ritt, en 1979, mais une autre ère a déjà débuté). Brock Peters a souvent tourné dans des films avec Charleton Heston (allez savoir pourquoi) et est apparu dans des films d’Otto Preminger (Carmen Jones, Porgy and Bess), de Lumet (Le Prêteur sur gages) ; il tenait un rôle clé dans Du silence et des ombres (l’un des seuls acteurs noirs de premier plan à cette époque avec Sidney Poitier – qu’il a croisé sur Porgy and Bess). Quant à Larry Peerce, il suivra une carrière de réalisateur à Hollywood plutôt anecdotique selon les standards actuels (loin du Nouvel Hollywood, les studios continuent à produire des films de supermarchés, éventuellement rentables, mais ne laissant aucune trace dans l’histoire). Notons toutefois Un tueur dans la foule pour lequel il renoue avec le thriller confiné, mais dans un genre opposé (grand spectacle) et dans lequel, presque dix ans après L’Incident, il s’offre à nouveau les services de Brock Peters et de Beau Bridges.


L’Incident, de Larry Peerce 1967 The Incident | 20th Century Fox, Moned Associated


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Happy-Go-Lucky, Mike Leigh (2008)

Note : 4 sur 5.

Happy-Go-Lucky

Titre français : Be Happy

Année : 2008

Réalisation : Mike Leigh

Avec : Sally Hawkins, Alexis Zegerman, Eddie Marsan, Samuel Roukin, Kate O’Flynn, Sarah Niles

Le rôle d’une vie pour Sally Hawkins. Félicitons Mike Leigh pour avoir flairé la chose. Si l’on s’en tient à ce que dit Leigh (à savoir qu’il n’a jamais varié dans son dispositif créatif), il aurait choisi de travailler avec l’actrice avant l’élaboration d’un scénario. Sally Hawkins ne s’était guère fait remarquer jusque-là sinon dans une apparition justement sur un précédent film du cinéaste britannique : Vera Drake. Peut-être l’a-t-il vue au théâtre, whatever.

Sally Hawkins est de ces actrices sur qui tout un film peut reposer. Il ne s’agit plus (comme on leur demande souvent) de gommer leur personnalité (extravertie, délurée, lumineux), mais de s’appuyer dessus et de la rendre plus expressive. Si l’on en croit encore Leigh (et il faut toujours douter des prétentions des artistes), les personnages improvisés lors du travail préparatoire sont des familiers des acteurs (cela pour faciliter la compréhension du personnage sans doute, voire, et c’est un piège à mon avis, pour les imiter). Je parierai que pour une fois Leigh a fait le contraire et choisi l’actrice afin de lui écrire ce rôle sur mesure. C’est le mystère des grands et jolis films : les navets, leurs défauts apparaissent sans difficulté, et même si l’on se trompe dans nos prétentieuses hypothèses, peu importe… On est déjà plus respectueux face au talent. Le rôle serait de la pure composition (comme on en trouve trop à mon goût dans le cinéma faussement social de Leigh), on l’aurait vu dans tout autre chose. C’est peut-être le cas (depuis), mais, hasard heureux, Arte a justement passé, il y a quelques jours, Fleur du désert, film dans lequel elle interprète un personnage en tous points identique à celui de Poppy et sidekick du personnage principal.

Ce personnage, sorte de Sancho Panza au féminin, c’est celui d’un clown ahuri, lumineux et, parfois, pour le moins inconséquent (ce moment de justice rétablie quand, tout d’un coup, l’archétype du second rôle passe au premier plan). Son professeur de conduite acariâtre, par exemple, et avec qui elle forme un formidable duo de clowns dans la tradition de l’opposition de caractères (voire de la commedia dell’arte ; ici, un clown excentrique et espiègle face à un clown triste et soupe au lait) lui demande de grandir un peu et peine à croire qu’elle puisse se faire obéir par une classe de trente jeunes élèves. Le truc, comme chez les clowns encore, c’est que c’est bien son comportement à lui qui la rend hilare. En dehors de ce duo improbable et récurrent avec le moniteur d’auto-école, Poppy compose un autre duo, pouvant là encore laisser penser aux clowns, cette fois, avec sa colocataire de longue date : le clown excentrique, face à un clown sage et blanc. (On pourrait y ajouter sa sœur, variante de l’Auguste vulgaire et taciturne.)

Je me fourvoie peut-être, mais ça sent tout de même de loin la formation de clown pour au moins une ou deux des trois actrices. Dans une école de clown, on vous demande de construire un clown personnel, qui vous ressemble et qui soit ancré dans le réel. C’est le contraire des caricatures ou de compositions qui se rapprochent de « performances » de la « method » que l’on peut voir dans la plupart des comédies de Leigh. La caricature se fait du haut vers le bas, presque toujours, et j’ai déjà expliqué en quoi ça me posait problème. C’est tout l’intérêt pour les clowns de partir de soi. La caricature est d’abord une caricature de soi-même. On apprend à se regarder, à s’accepter, puis on caricature ses propres travers, on grossit ses traits les plus marquants. Certains clowns peuvent toujours s’aventurer à créer un personnage de clown à partir d’un voisin ou d’une caricature préexistante, ce ne sera jamais aussi honnête et sincère que le clown qui part d’un matériau déjà disponible. Mike Leigh a expliqué qu’il ne fonctionnait pas ainsi, soit. Je doute toutefois qu’il ait procédé selon ces principes sur ce film. Non pas que je doute que sa méthode puisse finir par me convaincre à produire des comédies pleinement réussies (selon mes standards de grincheux misanthrope ayant raté sa vocation de professeur de conduite ou d’autre chose), mais ce n’est pas ce que je devine (ou penser deviner) à l’écran. Si Mikey veut m’inviter à prendre un verre pour me prouver du contraire, je me laisserai convaincre volontiers (Sally Hawkins est tout aussi disposée à venir me convaincre puisqu’il est évident qu’elle sera un jour amenée à lire ces lignes).

J’ai lu ici ou là qu’un tel personnage serait insupportable dans la vraie vie. Oui, c’est le principe. Qui voudrait d’un clown à deux pas de chez lui (ou d’un indélicat mettant sa radio à fond au camping, pour reprendre une des situations humoristiques de Nuts in May, le premier succès de Mike Leigh) ? L’humour et l’horreur ne fonctionnent pas forcément différemment. On enferme les sentiments qu’ils provoquent dans des boîtes (le théâtre, le cinéma), et on les garde bien à distance pour voir ce qu’elles renferment. L’humour, c’est une logique de mise à distance. Théâtre et cinéma, mais aussi l’humour de chaque instant, servent à exorciser nos peurs, nos dégoûts, nos craintes. Ils font œuvre de catharsis. Montrer les monstres pour mieux les appréhender. Un clown, on veut donc le voir comme on prend à heure prédéfinie des cours de conduite avec l’auto-école du coin. Pas qu’il saute sur nous par surprise. Ses excentricités doivent être balisées (quand il sort des limites de la piste, on en est presque hilare, mais justement parce qu’on touche du doigt une forme de terreur à l’idée d’être pris pour cible). On va au cirque comme d’autres vont chez le psy. Voilà pourquoi on peut prendre un infini plaisir à retrouver certains personnages à l’écran qui seraient infects dans la vie. Un clown, un zombie, un lion ou un monstre, on n’aime les voir qu’enfermés. Poppy n’éclate que dans sa boule à neige, et si on la secoue, c’est qu’on prend un plaisir sadique à l’y trouver là et non sur le chemin de l’école.

Et peu importe si Mike Leigh souligne un peu trop la nature feel good de son personnage et explicite un peu trop fort la règle de vie de son personnage principal. En 2008, peut-être disait-on « positive attitude » de ce côté-ci de la Manche. Mais moi, le grincheux, je reconnais les vertus d’un tel comportement (dans une boîte laissée à distance de sécurité). Mikey aurait pu se garder de rendre tout ça évident, mais puisque son film marche parfaitement sans avoir à le dire, on lui pardonnera de jouer les perroquets. Parce que, désolé, Mikey, mais tout au long de ta carrière, tu as cherché à mettre en valeur les acteurs. Et je le sais bien, il n’y a qu’un ancien acteur pour chercher à mettre ainsi toujours ses pairs à l’honneur… Et parfois, comme ici, tu réussis ton coup. Et peut-être que ta grande réussite alors, c’est que le spectateur finisse par penser que tu n’y es pour rien et que si le personnage et l’acteur forment une adéquation parfaite, c’est surtout de leur fait. « Mettre à l’honneur », c’est aussi prendre ses distances. L’auteur présente une boîte magique qui attire l’œil du spectateur, leur dit de l’ouvrir, et se retire. Le reste est magie.

Laisse-moi donc croire, Mikey, que Poppy existe et rend la vie plus lumineuse autour d’elle… en s’arrêtant juste à deux pas de moi. Le bonheur (comme l’horreur), c’est pour les autres.

J’ai encore vu quelqu’un demander sincèrement si l’on rirait de la même manière si Poppy était un homme. Il voulait sans doute dire par là que la représentation du personnage flirterait avec l’antiféminisme. Eh bien, comment dire…, on ne peut pas dans un même temps se plaindre qu’il n’y ait pas de rôles comiques pour les femmes et regretter l’image négative qu’elles véhiculent quand elles apparaissent enfin à l’écran. Oui, Poppy est une caricature. C’est un clown. Pourquoi marche-t-elle aussi bizarrement ? Parce que ses talons équivalent aux chaussures surdimensionnées du clown. La démarche constitue le premier attribut travaillé par un clown, parce que c’est le plus identifiable. Que remarque-t-on en premier d’une personne ? Sa démarche. Et un clown se distingue d’abord par l’allure qu’il dégage. Pas par ses habits (même si le clown Poppy est vêtu de manière colorée). C’est bien pourquoi les clowns s’étaient si bien exportés au cinéma. (Et selon mon avis, c’est même un clown qui a participé au mieux à l’élaboration d’une grammaire du cinéma : Charlie Chaplin. Mais c’est une autre histoire, je renvoie à mes précédents commentaires sur la question.)

Enfin, comme tous les clowns, Poppy peut aussi montrer une face triste, voire intelligente. Ce contrepoint est assuré par les séquences à l’école dans laquelle notre clown assagi doit « faire face » à un élève perturbé et violent. (Et cette fois, Mike Leigh n’a pas trop besoin de souligner le parallèle, puisqu’il est mis en évidence par le montage et les doutes de Poppy durant ses leçons avec son moniteur d’auto-école.)

Oui, Poppy est insupportable. Mais elle sait aussi écouter quand il le faut. Le clown est aussi issu des Pierrot. Les deux « faces » d’un même clown. Sally Hawkins arrive aussi bien à nous émouvoir et à nous amuser que Giulietta Masina dans La strada ou dans Les Nuits de Cabiria. Loin de se moquer des femmes, ces rôles les honorent au contraire. Les clowns féminins sont des monstres… comme les autres.


Happy-Go-Lucky, Mike Leigh 2008 | Film4, Ingenious Film Partners, Special Treats Production Company


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Meantime, Mike Leigh (1983)

Note : 3 sur 5.

Meantime

Année : 1983

Réalisation : Mike Leigh

Avec : Marion Bailey, Tim Roth, Phil Daniels, Gary Oldman, Pam Ferris, Alfred Molina

Je vais finir par penser que Leigh est bien meilleur cinéaste quand il tend vers le registre de la comédie que quand il tire vers le social factice, parfois, comme ici, à la limite du misérabilisme et de la faute de goût.

Son dispositif permet à de formidables acteurs de se mettre en valeur, mais si chacun peut démontrer ses talents de composition en jouant des tarés, des imbéciles ou des cas sociaux, on y perd en authenticité.

Leigh procède ainsi depuis les années 60. Cela pouvait se concevoir à l’époque, mais depuis, quand les cinéastes veulent décrire une réalité sociale difficile et spécifique, ils dirigent directement des acteurs amateurs de ces milieux. Même pour des comédies.

Et c’est d’autant moins justifié pour Leigh de faire appel à des professionnels qu’il passe par l’improvisation. En plus d’un demi-siècle à réaliser des films, j’ai du mal à croire qu’il n’ait jamais pensé à modifier son dispositif en y intégrant des amateurs ou y généralisant les improvisations. Même en gardant ce dispositif, il devrait y avoir moyen de trouver plus d’authenticité que des acteurs professionnels en pleine démonstration de l’étendue de leur talent.

Pour le reste, comme d’habitude, le résultat d’un tel dispositif produit le meilleur et le pire.

Chronique décevante, style qui s’appuie sur une poignée de séquences tendues et trop longues là où le genre s’appuie davantage, généralement, sur un rythme plus soutenu. La part belle est faite aux acteurs, certes, mais le récit patine et souffre de ces « exploits ». Quelques éclats, dépendants des inventions et propositions des acteurs pendant les répétitions : rien qui ne puisse servir un sujet. Pas sûr que ces représentations issues d’exploits d’acteurs professionnels soient réellement représentatives des populations censées apparaître dans le film.

On frôle la caricature. Or, la caricature doit toujours se faire du bas vers le haut. Mike Leigh serait plus pertinent à représenter les milieux qu’il connaît et fréquente.

Tom Stoppard réunira Tim Roth et Gary Oldman pour son chef-d’œuvre, Rosencrantz et Guildenstern sont morts.


Meantime, Mike Leigh (1983 ) | Central Production, Mostpoint, Channel 4 Television Corporation


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Deux Sœurs, Mike Leigh (2024)

Note : 2.5 sur 5.

Deux Sœurs

Titre original : Hard Truths

Année : 2024

Réalisation : Mike Leigh

Avec : Marianne Jean-Baptiste, Michele Austin, David Webber

Mike Leigh confirme sa méthode de travail après la projection du film. Choix des interprètes ; discussion en tête-à-tête avec eux pour déterminer des sujets et des personnages ; préparation basée sur l’improvisation donnant lieu à une sorte de script où chacun des acteurs sait ce qu’il a à faire et doit dire ; tournage sur la base de ce long travail préliminaire.

Apparemment, cette méthode, loin d’être originale au théâtre et sans doute au cinéma, passionne les critiques et les spectateurs au point qu’ils réduisent souvent à ça de l’improvisation. Je n’appellerais même pas ça de l’improvisation dirigée pour ma part. L’improvisation dirigée consiste à improviser au moment du tournage, puis d’orienter les interprètes vers une voie que le metteur en scène imagine être fertile. Et alors, on recommence, on change des éléments ici ou là, mais toujours, on reste sur une base d’improvisation permettant aux acteurs de jouer avec la même spontanéité, le même instinct, la même surprise. Ici, l’improvisation n’est qu’un outil préparatoire intervenant bien en amont du tournage. Mike Leigh a dû répéter plusieurs fois pour que ce soit clair : au moment du tournage, il n’y a plus d’improvisation et chacun des acteurs sait ce qu’il va faire (ils ignorent juste les éléments du film qui ne concerne pas leur personnage).

L’intérêt d’un tel dispositif réside surtout dans la nature réaliste, voire naturaliste, de « l’intrigue ». Celle-ci n’obéit à aucun code préétabli et on a alors plus de chance de s’orienter vers une chronique dépeignant la vie d’un personnage central ou d’un groupe de personnages appartenant à une même communauté, souvent à l’occasion d’un événement particulièrement significatif de sa vie. Une chronique permet de sortir du carcan des histoires toutes faites, mais elle n’est pas non plus libérée de tous les codes narratifs…

Si sur la conception d’un sujet original et social, il y a moyen de tirer quelque chose de cette méthode, je serais beaucoup plus dubitatif quant à la qualité de l’écriture produite. Quand on improvise sans avoir décidé à l’avance d’un sujet à traiter, on se heurte surtout à une incroyable disparité de qualité dans ce que l’on produit. Et quand on développe un sujet qui se révèle être une impasse ou que l’on ne maîtrise pas, le cinéaste peut être tenté de s’entêter dans une direction stérile.

Autre problème : certes, les acteurs sont sans doute à même de trouver une forme de justesse après être passés par un texte et des sentiments qui les ont traversés lors des séances de travail improvisées, mais d’une part, la répétition va de toute manière altérer cette spontanéité, d’autre part, bien des acteurs qui improvisent composent des personnages tellement éloignés d’eux-mêmes qu’ils sont en réalité des caricatures (et cela, alors même que Mike Leigh leur demande, semble-t-il, de développer des personnages qu’ils ont connus). Être proche d’une personne ne garantit en rien qu’on ne la caricaturera pas, qu’on la comprend ou qu’on défendra son parti. Défendre son personnage, c’est la base du jeu. Si des acteurs peuvent être si crédibles dans des personnages parfois de crapule, c’est qu’ils sont à 100 % déterminés à les défendre, et cela pour une raison simple : les pires criminels se trouveront toujours des excuses ; ce qui nous caractérise tous, c’est que nous assumons la grande part de nos choix ; et quand nous faisons des erreurs, on est tous plus enclins à regarder ailleurs. Un acteur doit mettre de côté la morale et devenir le meilleur avocat possible de son personnage. Or, certaines caricatures (surtout en improvisation) sont en réalité des accusations déguisées. Sur la scène ou à l’écran, une caricature (surtout du point de vue de l’acteur qui l’interprète) ne transmet pas un message comme dans la presse. Elle n’est qu’un glissement vers la farce, la comédie de caractères. Même dans une satire, il faut bien se garder de porter un jugement négatif sur les personnages : aucun spectateur n’acceptera que vous ne défendiez pas la pire des crapules. À moins que les clins d’œil soient permanents. Mais un tel degré de connivence avec le public me paraît extrêmement aléatoire et réservé aux acteurs comiques de génie jouissant déjà bien souvent d’un capital sympathie important.

Si le résultat ici est si médiocre, c’est qu’à tous les stades du développement de ce dispositif, rien n’a jamais été fait pour revenir en arrière une fois qu’il semblait évident que le projet ne menait nulle part. Mike Leigh navigue toujours entre drame et comédie parce que c’est ainsi qu’est faite la vie selon lui. Certes, mais il faut alors trouver le ton adéquat pour garder une forme de sincérité dans la farce (si on va jusque-là). Ce n’est pas pour rien que les acteurs comiques sont aussi les acteurs les plus sincères et les plus spontanés au monde. Leur sens comique dépend beaucoup de ces facteurs. Un paradoxe, car il faut à la fois tirer vers le grotesque, l’excentricité, le loufoque, tout en restant plausible et sincère.

On peut supposer ici que ce qui a intéressé Mike Leigh dans leurs improvisations ait été l’opposition et les contrastes proposés autour du personnage principal, maniaque, dépressif, agressif. Son fils et son mari conservent leur inexpressive figure de cire face à ses reproches constants ; sa sœur et ses nièces ne comprennent pas qu’elle ne parvienne pas à profiter de la vie comme elles le font. Concept intéressant, sauf que ça ne marche jamais. La première partie nous expose le cœur de la situation familiale, et on attend alors un élément déclencheur venant faire basculer le récit dans autre chose : la recherche d’une solution radicale pour s’extirper de cet environnement oppressant ou une tragédie. Rien ne se passe, car en réalité le personnage principal n’évolue pas du tout au cours du récit (un des problèmes de la conception où l’écriture se fait sans grande possibilité de revenir en arrière comme dans n’importe quel processus créatif, d’abord, individuel).

Le récit se déporte au contraire un peu plus vers le lien entre les deux familles, voire les deux sœurs. Est-ce pour autant que cette relation apporte quoi que ce soit permettant de faire évoluer « l’intrigue » ou la compréhension d’une peinture générale comme dans une chronique ? Non. La scène du cimetière sur la tombe de la mère et le déjeuner qui suit de la fête des Mères devraient être les deux grandes séquences au cœur du film, dans lesquelles les tensions sont les plus fortes. Pourtant, rien ne ressort de ce passage classiquement disposé au deux tiers ou au quatre cinquièmes d’un récit. Le personnage principal pleure dans les bras de sa cadette, puis elle alterne un rire nerveux et les larmes dans une sorte de farce ratée sur l’incommunicabilité familiale. Un dénouement (peut-être moins dans une chronique, certes) sert à libérer la parole, résoudre les conflits ou au contraire les mener à un point de non-retour. Mike Leigh nous propose bien autre chose. Pour conclure son récit, il n’a d’autre choix que l’artifice lâche et laborieux : la fin ouverte.

Un tel dispositif permet parfois de naviguer dans un environnement social réaliste. D’autres fois, on peut aussi voir échapper quelques incohérences qui mettent à plat tous les efforts visant une forme de naturalisme et d’authenticité. Dans l’entretien après le film, une spectatrice a posé une question révélant une de ses failles. Elle s’interrogeait sur le travail de cette femme qui au contraire de sa sœur n’a pas d’activité bien définie. Le cinéaste lui répond qu’elle est au foyer. Rien d’exceptionnel à cela pour lui. La spectatrice remarque alors que la famille ne pourrait pas habiter une si jolie maison, car le mari semble n’être qu’un déménageur. Le public la reprend en lui rappelant qu’il est plombier, et elle reconnaît, en tout cas pour les standards français supposés, qu’un plombier devait bien gagner sa vie. Mais à supposer que ce soit réaliste, son intervention révèle une autre question restée en suspend : si elle ne travaille pas et ne supporte pas la présence de ces deux hommes dans sa vie, elle fait donc partie de ces femmes prisonnières de leur foyer au point de ne pouvoir envisager la possibilité d’un divorce. Cela aurait été un point de vue (féministe) intéressant à illustrer au cinéma tant cette problématique paraît totalement invisibilisée dans la création. Un point d’intersectionnalité sans doute trop complexe pour Mike Leigh déjà soucieux de mettre pour la première fois une communauté noire anglaise à l’écran (il a dit que c’était le point de départ de son film). (C’est peut-être pour ça que ce n’était peut-être pas forcément à lui de s’emparer de ce sujet.)

Et c’est vrai que cela pose quelques problèmes de cohérences ou de compréhension de la situation. Par exemple, le personnage principal semble bien avoir une sorte d’élan de séparation quand elle jette les vêtements de son mari… sur le pas de la porte de la chambre. Un demi-divorce ? Dans beaucoup de situations (l’absence de réponse du père sur les nouvelles de sa propre mère ; les perspectives ratées ou réveillées du film ; les relations des deux sœurs avec leurs parents ; les liens entre les nièces et leur tante ; le jeu autour des fleurs ; la peur des animaux), un entre-deux semble se dégager en révélant son lot d’incohérences bien plus qu’il ne ménage une incertitude pleine de significations.

Soit, la mère voudrait divorcer mais s’en trouve empêchée à cause de sa vulnérabilité financière (sa sœur lui a proposé de venir vivre chez elle, mais c’est resté une piste sans suite) et dans ce cas, on ne perçoit pas du tout ce dilemme dans le film ; soit, la mère est rongée par son mal-être, et je ne comprends alors pas dans ce contexte la pertinence de cette séquence où elle vire les affaires de son mari. Cette simple action compterait parmi mille autres, ça se perdrait dans le flot des détails et l’on n’y prêterait plus attention. Mais comme il se passe peu de choses dans le film ou que tout se perd dans un entre-deux flou, on ne voit plus que ça, et l’on peine à y trouver un sens.
Bref, c’est raté. On attend d’un tel dispositif un peu trop qu’il vous offre des petits miracles. Or, faut-il encore le rappeler… les miracles ne se rencontrent qu’au cinéma. Mais ils y sont rares.


Deux Sœurs, Mike Leigh (2024) Hard Truths | Creativity Media, Film4, The MediaPro Studio


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Séparer Alain de Delon

Cinéma

Évocation et hommage

Le Professeur, Valerio Zurlini (1972) | Mondial Televisione Film, Adel Productions, Valoria Films 


Après un mois de trêve olympique et démocratique imposée par le régent du pays, les médias sautent sur l’occasion opportune de la mort d’un monstre sacré du cinéma pour meubler l’espace informationnel pour parler de tout sauf du coup d’État des œillets (ou « œillères ») et des deux génocides en cours.

À force d’entendre ces hommages forcés (et bien qu’étant défenseur de la politique de la séparation entre l’homme et l’artiste), on comprend un peu de la psychologie des « élites » de ce pays qui ne sont qu’un assemblage de parvenus avec qui dès qu’on est « connu », il devient interdit de dire du mal sous peine d’être chassé de ce milieu des privilégiés (qui est pour certains une finalité plus que le goût de l’art).

On reconnaît la culture presque aristocratique (ou de tout autre parvenu) soucieux d’accueillir bien comme il faut n’importe quel dictateur random de la planète. Il en va des dictateurs, comme des criminels ou des connards manifestement.

Parce que s’il est vrai que Delon a été un monstre du cinéma, pour rendre hommage à ce qu’il laisse derrière lui, c’est de l’acteur, comme il aimait se définir (mais on s’en fout ou presque), qu’il fallait parler. Dans ces hommages, pourtant, on parle peu de l’acteur qu’on voit à l’écran, de l’artiste donc, de l’acteur. On ne parle que de l’homme. Or, l’homme était manifestement un connard. Typique des connards toxiques : un seigneur avec ceux qui l’ont aidé, une pourriture avec les autres qui auraient daigné lui faire de l’ombre.

Ainsi, Delon (l’homme), j’en ai rien à foutre. Il peut crever un jour où des millions d’autres partent dans l’indifférence ou sous les bombes, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je peux à la limite évoquer sa formidable présence dans de nombreux films, mais quelle portée cela pourrait avoir si les mensonges qui ne devraient jamais quitter l’écran débordent dans le monde réel pour faire de Delon (l’homme) un type qu’il n’était pas ? Il faut savoir : soit on rend hommage à des artistes, soit on rend hommage à des hommes. Si l’on rend hommage à des artistes, finissons-en avec ces interviews hagiographiques des parvenus ayant profité de son rayonnement ou de celles des quidams comme on le ferait à la mort de la reine d’Angleterre.

C’est sûr que si chaque fois qu’un artiste avec une personnalité problématique tire sa révérence, on ne parle que de l’homme et rarement de l’artiste, ça justifie pas mal la position de ceux qui sont scandalisés qu’on puisse ainsi rendre hommage à des connards (quand ce ne sont pas des criminels). Puisque, factuellement, c’est aussi ce qui se passe. Il y a une logique à diffuser des films, à faire des rétrospectives, à donner des prix pour récompenser une carrière ; beaucoup moins à faire du Voici en maquillant outrageusement la vérité pour faire de sombres connards des héros. Les légendes, elles sont à l’écran et elles ont vocation à y rester.

Les artistes seraient des saints qu’il serait tout aussi idiot de mettre en avant leur personnalité.

Alain Delon, l’acteur, n’est donc pas parti aujourd’hui. Non pas parce qu’il est éternel. Mais comme on serait incapable de citer le dernier film dans lequel il avait été inoubliable.

Dernière chose pour évoquer l’acteur et faire un petit point historique et technique. On oppose souvent Alain Delon à la nouvelle vague. En un sens, c’est assez vrai puisque ce sont deux cinémas qui ne se sont jamais rencontrés. Dans un autre, ces deux types de cinéma ont poussé vers la sortie un cinéma que certains qualifiaient de « cinéma de papa ». Et ce n’est pas forcément chez moi quelque chose de positif. Quand Alain Delon se vantait d’être un « acteur » et non un « comédien », en réalité, ces deux termes sont strictement identiques et interchangeables. Dans la bouche de Delon, cela signifiait qu’il ne « jouait pas », qu’il « était ». Une prétention qui ne veut pas dire grand-chose et qu’on ne pourrait retrouver que dans la bouche d’un type beau comme un dieu. Delon avait toutefois un quelque chose en plus, un talent inné, non pas pour « le jeu » (pas plus que pour « la vie »), mais pour évoluer et se présenter devant une caméra. Il y a des acteurs instinctifs qui disposent de tout le nécessaire dès qu’on leur met un texte entre les mains et qu’on les met en situation. Ce n’est pas « vivre », c’est comme ça, c’est inné. Delon était doublement privilégié : il était beau et il avait une présence.

Et là où Delon et la nouvelle vague pourraient éventuellement se retrouver, c’est donc que ces deux franges du cinéma français de l’époque qui se feront face pendant une décennie ou deux avaient exactement le même mépris pour le travail de techniciens de toutes sortes. À la nouvelle vague, on y détestait les scénaristes (invisibilisés), les décorateurs ou tout ce qu’ils pensaient altérait la « réalité » d’un film, dont un acteur issu soit de la scène, soit des productions passées. Chez Delon, c’était une haine pour la composition d’un personnage ou pour les artifices hérités d’un cinéma jugé de papa. Ce sont en réalité les deux faces différentes d’une même pièce : celle du mépris pour un savoir-faire qui à tort ou à raison avait fait son temps et attendait d’être dépoussiéré.

Il est intéressant de remarquer que si aux États-Unis, il y a eu une fascination des critiques et d’une nouvelle génération de cinéastes pour la nouvelle vague française, l’approche de Delon (qui est devenue, de fait, une norme en France, bien aidée par… l’héritage de la nouvelle vague) n’y a jamais fait son nid, ni même jamais probablement été évoquée (soit beau et tais-toi). La révolution de l’Actors Studio, donc de la method, donc d’un type de jeu hérité d’une logique de composition d’un personnage, s’était déjà faite depuis quelques années à Hollywood, et c’est elle qui, peu à peu, dans la seconde moitié du vingtième siècle, a débarrassé les plateaux de tournage des anciennes méthodes désormais obsolètes dans un cinéma plus « direct ». Quand on se morfond en voyant que certains « acteurs populaires » ont moins de prix que les autres, c’est au fond assez compréhensible. En France comme ailleurs, si vous jouez votre propre rôle (si vous « êtes », si vous ne « jouez » pas), pourquoi devrait-on estimer qu’il soit juste de vous récompenser par un prix ? Ah, oui, c’est le revers de la médaille… Et l’on en revient à la question de la séparation de l’homme et de l’artiste : pourquoi diable devrait-on se plaindre que Delon n’ait pas eu de prix (ou pas assez) s’il… ne jouait pas ? Vous fileriez des médailles à un tireur à gages, vous ?



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