Anatomie d’une chute, Justine Triet (2023)

Note : 4 sur 5.

Anatomie d’une chute

Année : 2023

Réalisation : Justine Triet

Avec : Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis

Remarquable. Victoria ne m’avait pas du tout emballé, et tant sur le plan de l’écriture que sur la direction d’acteurs, Justine Triet semble avoir peaufiné sa méthode, voire avoir radicalement changé sa manière de faire. Je serais curieux de connaître le dispositif mis en place pour mettre ses interprètes en condition. Parce que si sur Victoria, les acteurs sont parfaits, de mémoire, on restait dans un texte très écrit. Ici, cela ressemble beaucoup plus à de l’improvisation dirigée, mais dans une variante très dirigée (avec des passages obligés, des contraintes majeures dans les propositions faites ou dans les prises de risque, etc.). Une improvisation d’un genre où les acteurs savent exactement quoi dire, comment réagir en cas de telle ou telle réponse, mais cela, sans pour autant avoir un texte prédéfini, afin de pouvoir au moins leur laisser cette liberté d’articuler les propos et gagner en spontanéité. On remarque quelques failles qui peuvent penser à des scènes répétées où l’acteur commence à trop connaître ses propres éléments de langage, mais c’est extrêmement rare. Justine, je sais que tu me lis, envoie-moi un mail, je veux savoir.

Direction mise à part, en ce qui concerne la matière dramatique du film, l’objet, le sujet, c’est follement passionnant, à mi-chemin entre Asghar Farhadi, Ruben Östlund (surtout Snow Therapy) et Abbas Kiarostami (tendance Close Up). Avec ce film, Justine Triet se hisse pratiquement à leur niveau. Un ou deux films de cette facture, et le thriller judiciaire naturalisto-confusionniste s’est trouvé un nouveau chef de file. Qu’est-ce que la vérité ? « Mais la vérité ne m’aime pas ». Le filon ne cessera jamais de me fasciner.

Deux ou trois trucs m’empêchent de faire passer le film de mes « films français préférés » à mon top « pinaculaire ». Soyons exigeants avec les films des autres quand on se les approprie.

D’abord, Triet et Harari auraient peut-être pu encore nouer un peu plus les fils des incertitudes. La torture (ou le canevas) n’est pas poussée à son maximum à mon sens, et comme c’est le point fort du film, il y avait moyen, en enfonçant le clou, de viser la perfection (de celles qui ouvrent sur une infinité d’interprétations). Dans un chef-d’œuvre, ensuite, difficile de faire l’impasse sur l’empathie et la fascination éprouvées à l’égard des personnages. Difficile d’identifier où ça cloche : une question de sensibilité personnelle aux acteurs, un manque d’identification, une mise à distance imparfaite avec les acteurs, des séquences mettant en scène l’intimité des personnages et leurs rapports trop prévisibles… Aucune idée. Chez Farhadi et Kiarostami, en débit d’une éventuelle culpabilité des personnages, je les aime d’amour. L’approche de Triet se distingue ici relativement de celle de ses collègues : chez eux, le récit complexe noie les protagonistes avec comme effet immédiat de renforcer leur humanité. Chez Triet et Harari, l’intention que l’on devine derrière la sophistication des enjeux et de la confusion des rôles diffère significativement : question d’interprétation, mais j’y vois une forme de misanthropie ou de fatalisme (ça ne rend pas le film moins bon, mais inévitablement, une certaine distance s’établit entre les personnages et le public). Et si l’on regarde parmi les éléments secondaires auxquels on pourrait être susceptible de s’identifier : l’enfant aveugle, le chien, par exemple, j’avoue que leur emploi me laisse plutôt de marbre (j’ai un faible pour les films d’enfants, mais rarement dans ce genre de situations où les enfants servent un peu trop d’accessoires ou d’alibis émotionnels et qu’ils ne s’interposent pas suffisamment à leurs parents, prenant ainsi leur part dans la confusion générale).

Quel progrès en tout cas par rapport à Victoria… Après 2H30 de film, j’étais même déçu que ça finisse. Comparés à ce que peuvent proposer certaines affaires judiciaires, les rebondissements sont rares. Il est périlleux de faire simultanément dans le naturalisme et dans la concision sur un sujet pareil. Le naturalisme, c’est même le principal tournant par rapport à Victoria. On se doute un peu que le film recueillera pas mal de récompenses pour son scénario (et à juste titre), mais j’espère également qu’on ne se fera pas avoir par la relative transparence de la mise en scène. Le dispositif, tout tourné vers la justesse des acteurs et des situations, aide à coller au plus près de la réalité reconstituée. Chapeau.


Anatomie d’une chute, Justine Triet (2023) | Les Films Pelléas, Les Films de Pierre, France 2 Cinéma


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Maestro, Bradley Cooper (2023)

Maestrop

Note : 2 sur 5.

Maestro

Année : 2023

Réalisation : Bradley Cooper

Avec : Carey Mulligan, Bradley Cooper, Matt Bomer

Affligeant. Le problème des biopics, c’est qu’il faut savoir pourquoi on les fait. Et accessoirement, qui les fait. D’une manière assez générale, on fait toujours des biopics pour de mauvaises raisons. Car pour faire un biopic, il faut choisir un angle. Remarquez le hiatus : le principe d’un biopic, c’est de raconter l’histoire d’une personnalité qui a marqué son temps à travers son art, ses actions politiques, ses inventions ou ses découvertes, et pourtant, presque toujours, ce qu’on expose dans les films censés leur rendre hommage… ce sont leurs histoires sentimentales, parfois et plus rarement, mais tout aussi hors sujet, leurs traits de caractère spécifiques, leur handicap, leur histoire personnelle tumultueuse. Tu choisis de raconter l’histoire des personnages importants qui ont souvent révolutionné un art et fait changer le cours du temps, et tu préfères regarder ailleurs en racontant la plus banale des histoires : l’amour.

Mais pourquoi pas, jugeons au moins ce qu’on nous propose. Après tout, on peut oublier qu’il s’agit de Leonard Bernstein, on en fait un homme qui tombe amoureux d’une femme, un homme qui se trouve être en même temps homosexuel, aucun souci : on a fait de nombreux chefs-d’œuvre avec ce matériel qui n’a rien d’original. Le hic, le couac, la fausse note, c’est que ce n’est pas beaucoup plus une histoire d’amour. L’angle proposé n’est même pas tenu. On se retrouve plutôt face à un montage sur plusieurs décennies d’une histoire d’amour d’un couple sans histoire. Le traitement de l’homosexualité de Bernstein est traité exactement de la même manière que la cigarette dans le film : tu tires sur ta clope sans arrêt, t’étais pas obligé parce que ça mène nulle part (les amants sont très anecdotiques, pas de conflits, pas d’émotions, des rencontres qu’on tire d’un étui à cigarettes, et ça part en fumée), et tu te réveilles un jour avec un cancer. Je caricature à peine. Tu te lances dans un angle et tu es incapable d’assumer les propositions de départ. Les histoires d’amour n’en sont pas. C’est du picorage, on évoque des événements d’une vie banale d’un homme exceptionnel vivant dans une famille riche sans problèmes.

Il faut donc parfois également faire attention à qui est désigné pour mener à son terme un tel projet. Les acteurs adorent se mettre en évidence, c’est à ça qu’on les reconnaît. C’est pourquoi, à moins d’être Orson Welles ou Laurence Olivier et que vous portez bien le faux-nez, ne filez jamais les clés d’un biopic à un acteur. Résultat puisqu’on a Cooper (pas Gary, l’autre, le pitre) : au lieu de se retrouver avec un film, au moins, d’acteurs, on a un film d’un acteur qui imite une personnalité. Alors, il faut l’avouer, l’imitation est assez bonne. Mais une imitation, ce n’est pas le travail d’un acteur, c’est celui d’un imitateur. Cooper est remarquable quand il est question de tapoter sur le piano ou de diriger un orchestre (vraiment, on sent le boulot derrière ; bon, aucun des musiciens ne jette un œil au “maestro”, mais au moins, dans la chorégraphie, il est au top, il fait illusion), le faux-nez lui donne un air louche passablement ridicule, mais d’accord, les maquilleurs et/ou les effets spéciaux ont fait un travail d’imitation épatant. Pour le reste… Cooper est nul. Son interprétation est imbuvable ; du début jusqu’à la fin, son Bernstein est insupportable ; il ne montre de l’empathie envers personne, parle en permanence trop fort, est exubérant sans être attachant, et manque de charme et de charisme. Plutôt embarrassant quand tout le film repose sur lui.

Cooper metteur en scène n’est pas bien meilleur : aucun temps laissé aux acteurs, aucune suspension, aucune tension, aucun temps pris pour poser des dilemmes ou se laisser aller à des silences parlants. Au lieu de cela, ça papote sans fin ; tous les personnages sont extravertis à un point qu’on en est rapidement fatigués. Une torture. Pas étonnant d’ailleurs que Scorsese ait été pressenti pour le film, Cooper tombe dans les mêmes excès imbuvables que dans Le Loup de Wall Street où le petit génie new-yorkais semble se parodier lui-même.

Le seul moment réellement cinématographique du film, c’est quand Bernstein et sa femme assistent à je ne sais plus quelle première et que Carey Mulligan (qui joue la femme du compositeur) jette un œil sur les mains des amants qui gardent bien leur distance. Un rare moment de suspension où les images parlent à la place des personnages. Au début du film, il y a une citation de Bernstein (ça fait toujours bien les citations) que Cooper a été incapable de s’appliquer à lui-même. En gros, elle dit que l’art consiste à étudier les voies intermédiaires qui posent question sans y répondre et à refuser les évidences. Un côté Douglas Sirk dans cette citation quand celui-ci fait remarquer que ce n’est pas à un cinéaste de forcer un point de vue aux spectateurs, car ils ne l’admettent jamais. Il n’y a rien de subtil dans ce film, fait uniquement d’évidences et de réponses données à des questions jamais posées. Aucune zone trouble ou intermédiaire. Le néant, à part une suite composite de scènes d’imitation et des évocations d’épisodes marquants de la vie d’un homme riche et connu, pas d’un maestro.

Carey Mulligan s’en sort peut-être, et encore. Elle est douée. Avec les scènes finales, elle aurait pu tirer sur la corde, mais elle garde une forme de dignité et évite les excès des… acteurs imitateurs (on n’imite pas un malade atteint d’un cancer, elle semble l’avoir mieux compris que son partenaire, parce qu’évidemment Cooper porte, lui, trop son attention sur cet épisode). La fille Uma Thurman ne se débrouille pas mal non plus, même si son personnage est à l’image du film. Il suffit de dire quel rôle elle interprète pour le comprendre : la fille Bernstein. Pour comprendre le génie d’un homme, rien de mieux que de nous présenter… sa famille, c’est certain. Son côté androgyne et son maintien digne d’un garçon manqué m’avaient déjà amusé dans Stranger Things. Mais dans l’ensemble, les acteurs ne peuvent rien faire pour sauver le naufrage. Cooper ne leur laisse que peu de place à côté de ses imitations. Et le seul “grand” moment du film, il faut attendre la toute fin pour le vivre : un extrait du véritable Leonard Bernstein dirigeant son orchestre. A-t-on besoin de voir un pitre imiter le génie d’un autre ? Non, montrez-moi plutôt ce génie. Car de ce génie, du film, on n’en saura rien. Pourquoi Bernstein était-il un génie ? Il faudra attendre les images de fin pour en avoir un aperçu.

Et évidemment, tout le générique est accompagné de la musique de Bernstein qu’on nous a charcuté et échelonné avec désinvolture comme à des mendiants sans tête sortant un bras pour sa sébile durant tout le film. On picorait et quand enfin on nous offre un peu du génie du “maestro”, tout le monde se lève pour quitter la salle. C’est un film Netflix, les spectateurs du film n’auront même plus la possibilité, sur un malentendu, d’écouter le génie qu’ils étaient venus voir. Espérons que le faux-nez soit récompensé par un Razzie Award, ce serait dommage de s’en priver.


Maestro, Bradley Cooper (2023) | Sikelia Productions, Amblin Entertainment, Fred Berner Films


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La distanciation dans les films historiques

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Black Barbie : A Documentary, Lagueria Davis (2023)

Note : 3 sur 5.

Black Barbie : A Documentary

Année : 2023

Réalisation : Lagueria Davis

Le film touche aux limites du documentaire basé presque exclusivement sur des personnalités. Arte fait ça très bien, la télévision en général, mais le cinéma devrait avoir autre chose à proposer que des interviews pépères dans un décor préparé. Quitte à faire dans le personnel, autant y aller de sa petite personne et développer un rapport plus intime entre la réalisatrice avec ce dont elle dit elle-même n’avoir jamais été amatrice : les Barbie. Ses interrogations, sa curiosité pour un phénomène auquel elle a toujours été indifférente, auraient été les nôtres. Cela aurait questionné son propre rapport au corps et aux stéréotypes auxquels sur ce cas précis elle échappait.

Si le peu de références historiques qu’on peut avoir dans le film et si le rapport aux Barbie des fans ou des professionnels peut être intéressant, la critique faite par les intervenants ne s’attarde que sur la question raciale de la poupée. Or, on peut difficilement pointer du doigt un problème de stéréotypes tout en faisant l’impasse sur un autre et la question du sexisme de ces jouets pour enfant. Si, la firme semble avoir fait des efforts pour casser les codes raciaux, on en est encore loin avec les codes sexistes persistants. La réalisatrice aurait peut-être dû s’interroger sur sa propre perception des choses, battre la campagne pour partir en quête de réponses différentes que celles, toutes faites, apportées à travers des bavardages. Pourquoi d’ailleurs n’évoquerait-elle pas par exemple l’absence de Barbie réalisatrice ou de Barbie obèse ?…

Certains moments avec les psychologues ou avec les enfants sont passionnants, mais le dispositif est trop éloigné de ce qu’on attend d’un documentaire de cinéma. À la question posée aux enfants s’il leur paraissait naturel de jouer tout autant avec des Barbie noires ou blanches, tous avaient répondu que c’était une évidence. Quand on leur demande alors s’ils pensaient, puisqu’eux étaient tous Noirs ou Asiatiques, si les Blancs verraient la chose de la même manière, qu’il en serait de même si on demandait à des enfants blancs, ils répondaient avec la même certitude. Il y avait là des enfants garçons ou filles, des Noires et des Asiatiques, mais pas un Blanc. Or, il aurait été intéressant de voir si les enfants blancs (alors que les enfants présents reconnaissaient la prépondérance de la Barbie blanche sur toutes les autres tout en pensant que ça n’affecte pas les stéréotypes de leurs copains blancs) montraient le même attrait pour toutes les formes de représentations (j’en doute, mais le demander à cette nouvelle génération, voilà qui aurait été intéressant, à défaut d’être cinématographique).


Black Barbie : A Documentary, Lagueria Davis (2023) | Just A Rebel


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders (2023)

Les ailes du menhir

Note : 3 sur 5.

Anselm, le bruit du temps

Titre original : Anselm – Das Rauschen der Zeit

Année : 2023

Réalisation : Wim Wenders

Avec : Anselm Kiefer

Entre biographie servile et illustration de l’œuvre du plasticien monumentaliste et post-apocalyptique Anselm Kiefer.

En 2014, Wim Wenders avait illustré le travail d’un autre artiste, cette fois, un photographe, Juliano Ribeiro Salgado, dans Le Sel de la terre. De mémoire, le film n’était pas qu’illustratif, c’était une véritable rencontre avec un homme, son art et ses sujets. Wenders documentait et interrogeait le travail de l’artiste, son évolution, ses sujets, ses influences. Et quoi de mieux pour documenter et illustrer le travail d’un photographe que le cinéma ? Cette fois, l’idée de Wim Wenders pour rendre hommage au travail d’un plasticien pourrait être excellente : choisir la 3D. Rien de plus logique. Le hic, c’est que l’approche séduit moins que pour ce précédent portrait. Le bonhomme étant bien moins loquace que son prédécesseur, le film ne consiste qu’à un patchwork distant et servile, illustrant, servant, documentant le travail de l’artiste, et même si son travail est certes impressionnant, j’avoue que ça ne m’impressionne pas beaucoup.

D’abord, le style. Je n’ai jamais été bien friand de travaux plastiques basés sur la fascination de la fin du monde, de l’après. Dans un espace décoratif visant à recueillir autre chose, pourquoi pas, mais comme sujet principal d’une exposition, la proposition me paraît bien trop éculée et facile. Au cinéma, il y a ce que j’appelle les films de greniers qui consistent peu ou prou à multiplier les ustensiles de théâtre, récupérer du matériel dans des décharges, rafistoler des machins avec d’autres pour créer un choc des concepts (la version plasticienne presque du « montage des attractions »), et chez les plasticiens, il y a la récupération et le carton-pâte. La différence avec un décorateur de théâtre maniant bien souvent les mêmes matériaux ? Le cadre, le monumentalisme et la permanence (quand bien même on irait dire que tout est éphémère et petit, comme le fait ici Kiefer, il y a bien une volonté de laisser derrière soi les traces monumentales de ses inspirations ; avec un décor de théâtre, une fois qu’il a rempli sa fonction, il disparaît). Comme nombre d’artistes prisés par la presse ou les amateurs d’art, Kiefer est très bon pour vendre et expliquer son travail (ça permet d’être commenté ensuite et d’être mis en lumière avec ce qu’on voit de son travail ; un travail de service après-vente bien plus lucratif que si on se contente de « faire » en étant incapable d’assurer le « faire savoir »), et il dit quelque chose de très juste en évoquant une ancienne usine à briques transformées en atelier : « Le chaos, vous le mettez dans un cadre, c’est de l’art. Les murs de cette usine, c’est le cadre dans lequel les tas de poussière amoncelés en gros tas épars prennent vie. » (Je paraphrase.) Et tant mieux si ce cadre se compte en dizaines de mètres ; tant mieux si, par l’entremise de l’intelligence de celui qui regarde, du chaos naît autre chose : des formes, des oppositions, des mariages saugrenus, et finalement, une intention (une intention que l’on prêtera plus volontiers à l’artiste forcément génial qu’au hasard). Mais j’ai beau être d’accord sur la vision et le principe, c’est autre chose de m’éblouir avec de gigantesques structures et de leur faire dire quelque chose après quelques manipulations et un simple écriteau nous invitant à être convaincu qu’on est en face d’art. C’est de l’art, certes. Mais le monumentalisme, peu pour moi. Kiefer donne parfois l’impression de jouer à « celui qui a la plus grosse », et faisant partie du clan des petites bites, je suis loin d’être impressionné.

Même si je lui reconnais un indéniable talent (même plus que ça) à la composition. D’accord, mais j’ai le droit de ne pas être séduit ou impressionné. Justement parce que le monumentalisme, surtout quand il ne participe pas à une volonté collective et ne vient pas s’insérer dans une urbanité (tous les travaux du plasticien sont montrés isolés à l’écart du monde), ce monumentalisme paraît illusoire. Ces œuvres ont tout d’éléphants blancs et de caprices mégalomaniaques d’un homme ayant les moyens de se payer de tels excès.

Deuxième critique que je pourrais formuler sur le travail de Kiefer tel qu’illustré par Wenders : le gaspillage. Wenders et Kiefer sont des boomers, et ça se voit. À une époque où chacun doit ou devrait faire attention au moindre de ses gestes pour rendre la planète et notre bail sur son territoire plus durable, créer des œuvres monumentales qui n’ont d’autres fonctionnalités que de satisfaire à la mégalomanie de leur auteur, multiplier les matières en les transformant par le biais de diverses manipulations chimiques ou physiques, ce ne serait que du recyclage, passe encore, mais à cette échelle, bof. Si certains ont pu à une époque comparer le travail de Kiefer avec l’art fasciste, je qualifierais plus volontiers son travail « d’industriel ». Un artiste de son temps. Les humains des cavernes peignaient dans leurs grottes, de Vinci peignait sur des panneaux de bois, les Chinois peignaient des panneaux en soie, César faisait des compressions et Kiefer construit et détruit tout ce qu’il touche. Art industriel. Il y a l’art fin de siècle, et il y a l’art de la fin des Trente Glorieuses. La fin de l’abondance, demain, peut-être.

Dernière critique (celle-là plus personnelle et plus adressée à la fausse bonne idée de Wenders). Je suis loin d’être un fan de la 3D. Je comprends l’intérêt pour mettre en valeur des œuvres conçues dans des volumes, un environnement, un cadre. Et le film met sans doute bien en valeur cet aspect des choses. Magnifique publicité pour un artiste qui n’en avait sans doute plus besoin. Mais pour les autres séquences, est-ce que la 3D apporte quelque chose ? Non. Mon cerveau ou mes yeux ont peut-être du mal à intégrer la 3D, mais je trouve le procédé insatisfaisant : le rendu des flous sont parfois mauvais, surtout avec les objets situés en premier plan et qui ont l’air de dévorer l’espace entre l’écran et nous (même tonalité que pour Kiefer, remarque, avec un côté « regarde comme elle est grosse »). Au lieu d’être subjugué par un éventuel choc des volumes censés renforcer la réalité des choses, on a parfois plus l’impression de se retrouver face à un hologramme : on perçoit les volumes, mais les transparences rendent impossibles la perception de la consistance des objets. Et comme Wenders ne s’interdit pas les fondus enchaînés ou les transparences, la matière n’en paraît que plus fantomatique, fausse, fabriquée, comme si la lumière pouvait la transpercer pour en révéler la nature factice. Et ça pose un réel problème si le but est de rendre la nature des matériaux utilisés. C’est comme voir les volumes, mais ne jamais y croire parce qu’on sait qu’on ne peut les toucher ou que la lumière peut à tout moment les désagréger. Cela crée à mon avis une étrange impression qui pourrait être comparable à « la vallée de l’étrange » : plus ça paraît réel et moins on a envie d’y croire ou d’y souscrire. Un étrange malaise émane de ces “volumes” artificiels, et au lieu d’être captivé par le procédé et par les objets qu’ils mettent en lumière, on esquisse une grimace d’incrédulité, voire de dégoût. Soit c’est une impression toute personnelle, soit ceux qui l’emploient n’ont pas conscience de cet effet sur le public et cela dénature l’objectif qu’ils pouvaient avoir en tête en choisissant un tel procédé. J’ai aussi l’impression de faire un effort pour capter ce que la 3D me montre, le cerveau doit être perturbé, et ça, ça altère le plaisir et le confort. Aucun spectateur au monde ne peut accepter de voir un film qui les épuise. Je suis dyslexique, lire m’épuise. Avec la 3D, c’était comme si tout le monde était dyslexique : on sent en permanence un hiatus entre ce que l’on nous montre et ce que nos capacités nous permettent de faire. Le public se retrouve dans la situation du myope obligé de plisser les yeux pour mieux voir : rapidement, il s’épuise.

Le film demeure intéressant, l’expérience qu’il propose est à vivre au moins une fois dans une vie et avec un tel sujet, mais je suis trop amoureux de ces tableaux animés que sont les films, et des histoires avant tout, pour être beaucoup plus séduit par une telle expérience. À revoir en 2D sur Arte, un jour. Avec un cerveau capable d’apprécier plus le fond que la forme… Les formes. Même si pour le coup, c’est un peu le sujet du film.


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders 2023 | Road Movies Filmproduktion


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Ahsoka, Dave Filoni (2023)

L’ombre de Clone

Note : 2.5 sur 5.

Ahsoka

Année : 2023

Réalisation : Dave Filoni

Avec : Rosario Dawson, Natasha Liu Bordizzo, David Tennant, Mary Elizabeth Winstead

« Ne m’appelez plus jamais Snips, la vigueur, elle m’a laissé tomber. Ne m’appelez plus jamais Snips, c’est ma dernière volonté. »

Le personnage d’Ahsoka a mis plusieurs saisons à s’imposer dans Clone Wars avant de devenir peut-être un des personnages les plus représentatifs de la saga. Elle apparaît d’ailleurs dans la plupart des séries Star Wars depuis sa première apparition en 2008, c’est dire si le personnage a pris de l’importance. Au point de s’interroger sur la place centrale qu’elle occupe auprès des autres personnages historiques de la saga. Dans les années 80, on pensait que le personnage central de la saga, c’était Luke. Puis dans les années 2000, Lucas a recentré Star Wars autour d’Anakin. Aujourd’hui, avec l’omniprésence d’Ahsoka dans les séries en parallèle des films où elle n’apparaît pas, on pourrait se demander si ce n’est pas finalement elle qui en est le centre d’attraction principal…

Ahsoka serait la face à la fois lumineuse de l’univers créé par George Lucas (car elle est réellement, elle, indépendante et honnête face aux deux forces souvent politiques qui s’opposent pour le plus grand malheur de tous les citoyens) et une sorte de face obscure, car longtemps invisibilisée au profit des seuls mecs de la saga. Et quand vient l’idée à Disney de proposer des films centrés sur des personnages féminins, elle, autour de qui tourne tout l’univers « série », ce n’est toujours pas elle qui est mise en avant. Il ne faut pas nier l’importance du personnage de Leia dans la culture collective à la fin du XXe siècle, mais celui de sa mère, tout en en partageant certains aspects, retombait beaucoup dans la caricature du personnage décoratif féminin. Ce retour au premier plan, dans Star Wars, d’un personnage féminin volontaire et indépendant comme Ahsoka, développé tout au long des séries jusqu’au développement d’une série dédiée, est donc une belle revanche. Au point, là encore, qu’on pourrait se demander si ce n’est pas finalement à elle qu’incombait la charge de ramener l’équilibre dans la Force…

Malheureusement, de toutes ces jolies promesses qui faisaient la réussite des dernières saisons de Clone Wars, il n’en reste plus grand-chose dans la série éponyme. Le personnage, autrefois si actif et déterminant dans un monde en lutte avec le chaos, malmené par les différentes forces en présence, se contente de croiser ici les bras et de prendre un air détaché à la Mace Windu. « Une menace rôde : enquêtons. » On a connu plus enthousiasmant comme point de départ à une histoire. L’ancienne Jedi repentie, foncièrement indépendante et honnête, se mue ici en une sorte de Ben Kenobi bis ; et ses retrouvailles avec un autre personnage féminin qui faisait toute la réussite de Star Wars Rebels, Sabine, font pschitt. Pire, on y évoque brièvement une relation à peine dessinée dans Rebels entre apprentie et maître, en suggérant que Sabine n’aurait pas été jugée apte à se former à la Force à cause de la perte de sa famille et de son caractère mandalorien assez peu conforme à l’esprit des Jedis. En soi, bien que cela soit du réchauffé, ce n’est pas inintéressant, mais c’est peut-être cette histoire qu’il aurait alors fallu raconter.

Pas celle de Game of Thrawn.

Et c’est d’autant plus frustrant ou incompréhensible que si on voit dans Star Wars Rebels la Mandolorienne s’exercer au sabre laser, il n’a jamais été fait mention quelque part d’éventuelles aptitudes de sa part à manier la Force (ou j’ai manqué un épisode).

Pour ne rien arranger, à mesure qu’on avance dans cette première saison, on perd peu à peu de vue cette thématique d’une relation entre maître et élève pour laisser plus de place à un autre sujet (la menace de Thrawn). On nous dit de cette relation qu’elle est conflictuelle, mais on ne nous en montre réellement jamais les causes. À défaut de centrer le récit sur des épisodes cruciaux dans la vie d’Ahsoka, encore aurait-il fallu développer, dans cette première saison, le sujet tel qu’il semblait nous être annoncé dans son introduction. À quoi bon initier une intrigue en en introduisant des enjeux spécifiques et accaparer l’esprit des personnages principaux et du public à une autre quête ? Dès que les deux personnages féminins principaux se séparent et que Thrawn et Ezra font leur retour, on comprend vite que ce sujet, ce lien entre maître et élève, sera repoussé à une saison suivante ou n’était qu’une fausse piste (ce qui n’aurait pas été bien finaud). Étant réunies à la fin de cette première saison, on peut imaginer que le sujet soit un arc narratif fort de l’ensemble de la série, mais force est de constater qu’on ne nous en a pas donné pour notre argent et que ce manque pèse immanquablement sur l’appréciation de cette première saison.

Difficile de courir deux lièvres à la fois. Le conseil de Huyang aux deux protagonistes de ne pas se séparer, les scénaristes auraient mieux fait de se l’appliquer à eux-mêmes. Dans la trilogie initiale, Luke se sépare de ses amis seulement dans le second volet. Un premier film, une première saison, une introduction, ça sert au contraire à créer des liens entre les personnages. Séparez-les et vous perdez l’occasion de développer une relation forte entre eux (et, par identification, avec le spectateur). Faire de Sabine une captive n’aide pas beaucoup plus à ce qu’on s’enthousiasme pour son personnage. On s’attache rarement à des personnages rendus impuissants. Même coupé de son maître, on aurait gagné à la voir plus volontaire et proactive comme elle en avait fait la preuve dans la série Star Wars Rebels. Si le conflit qui opposait Sabine à Ahsoka portait sur la capacité de Sabine à s’émanciper de son caractère mandalorien, il y avait une logique à la voir adopter à la perte de son maître des réflexes mandaloriens. Au lieu de ça, elle se soumet un peu trop facilement à ses opposants, espérant y retrouver son vieil allié, Ezra. Sans arrière-pensées, sans ruse, sans roublardise qui caractérisait aussi son personnage dans la série animée, on ne retrouve pas la Sabine qu’on connaît et qu’on avait appris à apprécier. (De leur côté, ceux qui auront fait l’impasse sur les séries animées seront bien en peine pour y comprendre quelque chose.)

On ne gagne jamais à soumettre ses personnages principaux… Et Ahsoka se retrouve tout aussi impuissante : c’est Sabine qui parvient à décoder seule la carte des étoiles ; elle délègue beaucoup la formation de son apprentie au robot Huyang ; elle est laissée pour morte, et c’est son ancien maître qui lui fait la leçon en apparition ; ce sont les « baleines de l’espace » qui la véhiculent vers le lieu où il faut être… Bref, elle semble toujours avoir un temps de retard par rapport à ses opposants ou alliés. Cela pourrait être tout à fait compréhensible si on comprenait à travers l’interprétation de son actrice que cette impuissance subite l’affectait. Or, Rosario Dawson semble perméable à tout, rien ne la contrarie, son Ahsoka semble avoir atteint un niveau de sérénité tel que rien ne l’affecte. Même Yoda, placé face à des dilemmes, à l’incertitude, à des dérives, peut se montrer contrarié. Il est donc plus probable que cette étrange sérénité soit plus liée à une mauvaise écriture et à une mauvaise interprétation qu’à une forme de quiétude liée à la maîtrise de la Force du personnage… On est loin du personnage parfois révolté et indépendant rencontré dans Clone Wars qui forçait le respect.

Peut-être faudra-t-il attendre plusieurs saisons, comme pour Clone Wars, pour voir se dessiner quelque chose de plus enthousiasmant (le début de Clone Wars est nul, celui du Mandalorian aussi, Obi-Wan et Boba Fett, je n’en parle même pas). Mais à ce rythme, c’est à se demander si comme beaucoup de personnages de la saga, le sien n’est pas toujours meilleur que quand on parle de lui sans le voir (on passe notre temps à se demander ce que peuvent bien foutre tous ces Jedis retirés, ils méditent ?). Si ici Ahsoka se fait un peu voler la vedette par Sabine (et pas au point de la rendre beaucoup plus intéressante), c’est que c’est elle qui reprend le rôle de la rebelle. Ahsoka, elle, est devenue une incarnation de l’ordre (Jedi), un totem de sagesse qui avance péniblement. « Contemplons notre impuissance, moteurs coupés, portés par les baleines de l’espace ! Regardons les étoiles et croisons les bras ! » Joli programme, Snips. Des personnages, spectateurs heureux de leur propre impuissance…

En plus de ça, la série fait du surplace pendant toute la seconde moitié de la saison, une fois tous bloqués sur la planète-caillou. L’impuissance, toujours.

Dernier aspect raté de la série : la mise en scène. Le rythme est affreusement lent. On sent la volonté de créer une atmosphère pesante, mais Le Mandalorian, déjà problématique dans sa gestion du rythme, ne semble pas avoir servi de leçon. Tous les effets tombent fatalement à plat si les acteurs sont nuls, leurs répliques idiotes, les enjeux superficiels ou si la musique n’est pas capable de remplir ce grand néant.

Un des acteurs de la série The Expanse a hérité du rôle du sbire de Thrawn. Cela présage sans doute un développement, peut-être dès la saison suivante. Avec une trajectoire à la Boba Fett à prévoir : costume génial, personnage insipide. Comme Ezra d’ailleurs. Ce n’est plus une saga, c’est un club de rencontres. Disney, l’appli qui vous fait rencontrer vos personnages préférés et qui vous en fait rencontrer de nouveaux. À quoi voulez-vous que votre « date » ressemble ? Quel doit être son caractère ? Sera-t-il tenté par le côté obscur ? Voyageriez-vous avec lui pour toute une série dédiée ?… Et sinon, l’histoire, les enjeux, les conflits ? Tout ne peut pas reposer que sur les personnages. Ce qui les rend intéressants, c’est de les voir se révéler face à l’adversité. Sans environnement qui pousse le héros à l’action, sans dilemmes qui interrogent ses valeurs, sans opposants nouveaux et sans rencontres inattendues capables de modifier leur manière de voir le monde, pas de héros. Il est parfois reproché aux studios de contenter un certain public en ne lui proposant guère plus qu’un vulgaire « fan service ». À force de donner l’impression de ne pas prendre le soin d’établir autour des personnages des structures narratives consistantes, en obligeant le public à suivre toutes les séries dérivées de la franchise sans quoi il serait perdu (ce ne sont pas de simples clins d’œil, on fait appel à des événements développés dans les autres séries ou un personnage apparaît), on se rapproche de la gestion de patrimoine et du fan service, il faut le reconnaître. Qu’y a-t-il de réellement nouveau dans Ahsoka ? Tous les personnages se connaissent déjà ; ils ont une histoire commune dans les séries précédentes. Il est peut-être aussi un peu là l’échec de cette première saison.

Star Wars est un univers de jeunes premières bien burnées, de rebelles, de parias, avec des contrebandiers, des chasseurs de primes en arrière-plan, pas vraiment un univers de jeunes premiers. Malheureusement, Ahsoka n’est ici ni jeune, ni guère plus rebelle, et encore moins burnée comme elle a pu le démontrer par le passé.

Un regret alors peut-être. Cela aurait sans doute été plus couillu de proposer une trilogie sur ce personnage d’Ahsoka en prises réelles depuis son arrivée au temple Jedi, sa rencontre avec son maître, ses rapports souvent complices avec lui, mais aussi souvent conflictuels, le complot contre elle, sa prise d’indépendance, sa participation à la Rébellion, sa rencontre avec Sabine et son renoncement à la former, son opposition avec Maul et Vador, etc. Une histoire transversale à l’histoire skywalkeresque sur le personnage le plus indépendant et droit de la saga, voilà qui aurait été intéressant, même si fatalement, parfois, cela aurait fait écho avec de nombreux événements relatés soit dans les films soit dans les séries animées. S’il fallait encore s’en convaincre, Disney, au contraire de certains de ses meilleurs personnages féminins, n’a pas de couilles. Progressistes, mais pas trop : on veut bien raconter l’histoire d’une femme indépendante et rebelle, mais on racontera son histoire quand elle aura perdu de sa vigueur et qu’elle pourra faire la leçon aux jeunes (tout en comptant sur eux pour tirer les oreilles des méchants, ces ennemis d’un ordre qui nous est cher). « Ne m’appelez plus jamais Snips. Mais Ma’am. La vigueur, elle m’a laissé tomber. »

Gardons espoir pour la ou les saisons suivantes… Même si, l’espoir, de coutume, on le trouve à l’entame d’une série ou d’une trilogie…


Commentaire écrit en réponse à un épisode du podcast C’est plus que de la SF dédié à la série de Lucasfilm.


Ahsoka, Dave Filoni (2023) | Golem Creations, Lucasfilm

Extrapolations, Scott Z. Burns (2023)

Techno-confusionnisme

Note : 2 sur 5.

Extrapolations

Année : 2023

Réalisation : Scott Z. Burns

Avec : Kit Harington, Sienna Miller, Daveed Diggs, Tahar Rahim, Diane Lane, Edward Norton, Marion Cotillard, Meryl Streep

C’est beau le confusionnisme. L’idée de départ part d’une bonne intention : proposer une série d’anticipation sous l’angle environnemental. Chaque épisode concerne une époque précise de la seconde moitié du siècle, et le générique y égraine quelques variables climatiques et environnementales qui annoncent la couleur pour ce qui est des intentions de la série. On y retrouve quelques personnages récurrents dont Mister Capitalisme vaillant représentant des aspirations écocidaires de l’humanité et détenteur opportun de l’antidote à la fin du monde.

De belles intentions qui feront plouf dès que les épisodes accumuleront les faux pas. Quand on traite un sujet, la moindre des choses est d’abord de bien en cerner les enjeux : l’évolution du monde au cours de ce siècle (une extrapolation, comme le titre l’indique) suivra inexorablement les prévisions annoncées par les scientifiques, comment la société s’adaptera-t-elle face à la transformation de son environnement et quelles solutions proposera-t-elle face à ce problème ? C’est bien d’écouter les scientifiques pour le constat, ce serait mieux d’en faire de même concernant l’adaptation et la solution : la série ne fait jamais que mettre en scène la technologie pour répondre à ces défis alors même que les scientifiques disent qu’il faudrait oublier cette voie-là justement parce qu’elle vient en contradiction avec la première des mesures qu’on se refuse à prendre, celle de la sobriété.

À partir de cet angle trompeur, en creux, la série illustre l’idée que si la planète se réchauffe, si nous ne faisons rien, c’est à cause des politiciens véreux, des populations lobotomisées et des entreprises cupides. Bravo, il y a un peu de tout ça, c’est vrai seulement, c’est pour nous dire que la solution (technologique) existe, et que c’est un peu une faute collective si on ne l’adopte pas. Quelques images furtives illustrent ce problème : à l’adaptation face à la montée des eaux, on construit de gigantesques digues (on peut le concevoir dans une série comme The Expanse, pas dans une autre qui se veut attachée à la science), pour répondre au manque d’eau dans certains territoires, on fait confiance à un désalinisateur d’eau inventé par la société Alpha de Mister Capitalisme (avec quelle énergie ?), et pour remplacer les transports polluants, on adopte des véhicules électriques miracles (avec quelle énergie ? avec des éoliennes ?). Seul l’épisode tourné en Inde propose une solution adaptative qui n’est pas liée à la technologie ou à un miracle énergétique : les populations sont invitées à vivre la nuit et à dormir le jour.

Il y a un côté « effet Tueurs nés » dans cette démarche, ce n’est pas en mettant en scène ce qu’on dénonce qu’on le combat efficacement. Le Tarantino de Tueurs nés, comme la SF en général, propose des images sans poser un regard critique sur elles. C’est d’ailleurs souvent la force de l’anticipation : ne pas avoir besoin de forcer un angle critique, car il suffit d’illustrer les conséquences sur le monde d’une « avancée » technologique pour susciter une réaction chez le spectateur. La série ici, comme Oliver Stone chargé de traduire l’esprit de Tarantino à l’écran, s’essaie à la satire, sauf qu’aucune satire ne peut être convaincante quand elle invisibilise une solution connue au profit d’une autre qui n’est qu’un mirage. Difficile d’adhérer à une telle démarche quand on est, en plus, à la fois juge et partie.

Difficile ainsi de passer le fait que la série est distribuée par Apple TV. D’un côté, la série écorne les magnats à la Job/Musk/Bezos (ce qui rappelle une autre tentative Don’t Look Up), d’un autre, elle va dans leur sens parce qu’elle illustre et prétend que la technologie finira par trouver une solution au réchauffement climatique. Le problème ne serait pas le réchauffement climatique, mais les solutions dont pourrait disposer la planète et que certains pourraient chercher à vouloir monnayer. Il fallait bien instiller un peu de complotisme pour expliquer pourquoi les sociétés humaines étaient incapables de répondre au défi auquel elles doivent faire face…

Il est là le confusionnisme. Partager un constat scientifique sur un problème qui ne cessera de s’amplifier à mesure qu’on refusera d’y faire face, mais au lieu de suivre les recommandations de la science pour atténuer les effets de la catastrophe à venir, suggérer à la fois que la technologie a réponse à tout, mais aussi que si cette solution technologique n’émerge pas, c’est à cause des sociétés intrinsèquement formatées à rejeter les initiatives géniales. On nage en pleine rhétorique complotiste, je suis même étonné qu’on n’en ait pas évoqué Galilée ou Einstein pour justifier la logique de l’inventeur de génie brimé par la société. On y trouve même certains relents randiens quand Mister Capitalisme, à la manière de l’architecte dans Le Rebelle, plaide sa cause lors de son procès. D’une certaine manière, on peut voir le geste de Mister Capitalisme cachant au monde la technologie capable de supprimer le carbone dans l’atmosphère comme un acte de résistance faisant écho à la grève des élites dans La Grève d’Ayn Rand. Pas sûr que les scientifiques adhèrent à ce passe-passe idéologique. Apple a la solution face au réchauffement climatique : faites confiance au génie technologique dont nous sommes les détenteurs.

Allez vous faire foutre.

Le techno-solutionnisme est un mirage. Un épisode central en deux volets poussait pourtant à nous laisser penser que la série prenait ce sujet sous le bon angle avant que le second épisode prenne un tournant totalement inattendu en parlant de tout autre chose : une John Galt au féminin s’élançait dans les airs avec l’idée de bombarder la planète d’un produit chimique qui limiterait le rayonnement sur Terre. La géo-ingénierie, c’est niet, le techno-solutionnisme, c’est oui (on n’est pas sur BASF TV).

Après ces deux épisodes étranges, la série poursuit sur une vague confusionniste avec deux épisodes, presque hors sujet, qui sont paradoxalement les meilleurs de la série. On semble alors s’être perdus au milieu de deux épisodes remâchés de Black Mirror ; le réchauffement climatique semble un peu loin.

Avant ça, dès les premiers épisodes, la série surfe sur une logique high-tech tout à fait profitable à l’imaginaire que cherche à développement Apple et préparait le terrain pour la question du techno-solutionnisme arrivant plus tard (ce n’est pas un procès d’intention qu’imaginer que le but d’une entreprise, c’est de vendre ses produits). On se déplace tranquilou en hélicoptère électrique pour aller au boulot à l’autre bout de la planète, on a des écrans partout, des implants pour communiquer, on papote même avec la dernière baleine parce que la technologie a résolu la question de la communication interespèces, on papote avec des IA, le futur comme on en rêve, en tout cas, le futur tel que Apple se résignera à nous offrir parce que c’est le futur qu’on lui demande (c’est beau, ce sens du service). Autrement dit, Apple est en train de nous dire : « le monde va s’écrouler, mais ce n’est pas grave, car la technologie sera toujours là pour vous accompagner et répondre à vos besoins ».

D’accord, mais avec quelle énergie, tocards ?

Je vais faire ma Greta en répétant ce que dit la science, encore et encore. L’enjeu, c’est la sobriété. La géo-ingénierie, ça commence par cesser les émissions à effet de serre. Les émissions, c’est de l’énergie consommée, donc le problème, c’est bien notre consommation d’énergie et notre surconsommation tout court. Vous prétendez disposer d’une solution énergétique miracle ? Très bien, faites-en la preuve, mais d’abord, arrêtons les énergies fossiles. Et ça, ça ne peut se faire sans sobriété. Parce qu’aucune énergie n’est aussi puissante et facile à mettre en œuvre que les énergies fossiles. La sobriété, tocards, vous en parlez quand ?

La science pose un problème sur la table, dit que la première solution pour y remédier c’est la sobriété ; les technologistes arrivent et disent : « on a la solution, on va consommer encore plus grâce à ce nouveau machin ». L’arnaque : on ne parle pas du réchauffement de la planète sans parler de sobriété ou de décroissance. La planète a des limites, le monde qu’on cherche à préserver dans la série alors qu’on imagine autour de lui s’effondrer se fait encore en hypothéquant toujours plus les parcelles de vie et d’habitabilité du monde réel. La série donne l’impression en fait de chercher à se centrer sur des individus adoptant un mode de vie que l’on sait aujourd’hui insoutenable et ne jamais chercher à décrire ce qui se passe à l’extérieur de ce monde préservé : ce mode de vie prisé et mis à l’honneur encore dans la série ne peut plus être, au fil des décennies, un mode de vie adopté par le plus grand nombre, mais celui, au contraire, d’un petit nombre de privilégiés, ceux que l’on voit dans la série.

Bref, faire une série sur les conséquences et les enjeux du réchauffement climatique et parler du techno-solutionnisme plutôt que la sobriété, c’est tout de même un contresens phénoménal et une véritable faute de goût, voire une imposture politique. Comme on le dit si bien, la série, « elle dessert la cause qu’elle prétend défendre ».

Pas étonnant alors de trouver Marion Cotillard déguisée dans ce grand bal des hypocrites. Pourtant (ô ironie), elle a hérité peut-être du meilleur épisode. Elle est bien entourée d’ailleurs, signe que la qualité du script a été suffisante à réunir quelques stars plus que l’idée de participer à une série militante (sic). Contrairement à tous les autres épisodes, on traite le sujet en faisant un pas de côté, et on s’enferme chez soi un soir de réveillon. Dehors, c’est un peu la fin du monde (enfin une image crédible du futur), chacun semble avoir déserté la ville (pour les cimetières sans doute) ou plus probablement les rues littéralement irrespirables : la population, si elle existe, se cloître chez elle. L’épisode décrit bien une certaine problématique à se sentir piégé : faire semblant de ne rien voir du monde qui s’écroule autour de soi ou rejoindre un programme de lobotomisation où telles des graines préservées en Arctique, on vous endort pour échapper au monde réel. Grâce au huis clos, clairement ici, on réussit l’approche de la satire. Illustrer un problème en faisant mine de parler d’autre chose. La soirée ne met pas longtemps à dérailler et ça se transforme presque en vaudeville apocalyptique. Sur certains sujets, il n’y a que l’humour et la mise à distance qui marche. Le réchauffement climatique est sans doute de ceux-là. Le techno-solutionnisme, il aurait mieux valu en rire, hein. Cet épisode restera sans doute comme le plus fidèle à décrire un monde qui s’effondre et disparaît, à l’image de l’orchestre du Titanic. Comparé aux autres, il aura sans doute coûté par un rond. La sobriété…


Extrapolations, Scott Z. Burns 2023 | Apple, Media Res


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Sur l’Adamant, Nicolas Philibert (2023)

Note : 3.5 sur 5.

Sur l’Adamant

Année : 2023

Réalisation : Nicolas Philibert

Sympathique, mais un peu facile. Après les enfants, les fous. Bien sûr qu’ils sont attachants ces fous, mais peut-être aussi parce que ce sont des fous triés sur le volet. Une péniche pour des artistes essentiellement. Tous poussent plus ou moins bien la chansonnette, alors vous pensez bien que tout cela devient follement photogénique. Philibert est cependant peut-être plus proche de Freaks que de Frederick Wiseman dont le réalisateur semble se revendiquer (l’un étant venu découvrir le film de l’autre dans la salle) : une fois qu’on a compris à qui on avait affaire, on attend le prochain tour offert par ces fabuleux freaks. Le pouvoir du montage, de l’insolite, des « bons clients » susceptibles d’illustrer au mieux par leurs histoires personnelles, leur détresse bien souvent, leur originalité, la face sombre d’une humanité qui préfère ne pas voir les maux de ces sociétés-là.

Et puis, on commence à se questionner sur son propre regard, sur celui, presque indécent, du réalisateur (avec des enfants, les parents donnent le consentement, avec des fous, vu la détresse et l’isolement général de ces personnes, on peut douter qu’ils puissent mesurer les conséquences de l’accord donné à utiliser leur image). Et comme le film ne propose rien d’autre (sinon des plans de coupe admiratifs sur la structure architecturale plantée sur la Seine), on n’échappe pas à l’effet « bêtes de foire ». Est-ce finalement la meilleure manière d’honorer les sujets qu’on exploite ainsi ? On entend déjà Elephant Man nous beugler à la tête : « je ne suis pas un animal »…

Philibert cherche pourtant à nous adresser un message (les panneaux indicatifs en introduction et en conclusion, on a connu plus subtil, plus délicat) : un message selon lequel la société abandonne ses fous (cela sera sans doute pire demain avec la fermeture des lieux). Et là, on ne peut s’empêcher de suspecter que le documentaire soit alors le fruit d’un copinage entre psychanalystes œuvrant dans les lieux et le milieu bien parisien du cinéma.

Ce qui est appréciable chez Wiseman, c’est que tous ses films dévoilent d’infinis détails sur situations qui, assemblées, prennent une valeur universelle. Ce qui y est décrit, c’est le monde réel. Je me trompe peut-être, mais je doute que derrière les dispositifs mis en œuvre pour illustrer la misère ou des univers clos dans ses documentaires se cachent une quelconque amitié. La force de la répétition laisse en tout cas penser que ce ne pourrait être possible à grande échelle. Ici, au contraire, on ne dévoile pas les conditions de vie dans un centre psychiatrique pour parler de tous les centres psychiatriques, pour parler de tous les fous, de tous les humains, on décrit un centre psychiatrique bien particulier, pas forcément le moins bien loti, on exploite et loue son caractère unique, exceptionnel, et on craint sa fermeture. La démarche est à l’image d’une société qui s’émeut à chaque fait divers et qui vit au rythme d’événements tragiques éphémères pas forcément représentatifs de la société. On voudrait généraliser à partir d’une exception. Mais l’exception ne peut pas et ne doit pas être la règle. Faire un film centré sur L’Adamant, c’est un peu comme faire un film sur la détresse adolescente au lycée Henri IV. Elle existe sans doute comme partout ailleurs, mais son caractère exceptionnel lui interdit d’être représentatif de toutes les détresses adolescentes. L’angle peut alors devenir le caractère exceptionnel, unique, de ces lieux, mais encore faut-il pour y adhérer que ces lieux aient une réelle spécificité, une excellence que d’autres par définition ne peuvent avoir. Un centre de soin psychologique unique peut-il être la Comédie française ou le Louvre des centres de soin ?

Reste le respect qu’on s’efforce à avoir pour tous les pensionnaires. Eux ne mentent pas et ont vraiment du talent. Plus sans doute que celui qui tourne sa caméra vers eux.


Sur l’Adamant, Nicolas Philibert 2023 | TS Productions, France 3 Cinéma, Longride, Les Films du Losange


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L’Incendie du Reichstag — Quand la démocratie brûle (2023)

Note : 3.5 sur 5.

L’Incendie du Reichstag — Quand la démocratie brûle

Année : 2023

Réalisation : Mickaël Gamrasni

Le génie du fascisme : lancer des coups d’État qui échouent, tenter alors d’entrer dans la “bergerie” de la démocratie pour la vaincre avec ses propres armes (méthode cheval de Troie), préparer un complot pour s’emparer enfin des pleins pouvoirs tout en criant aux complots de cibles toutes trouvées, de parfaits boucs émissaires. Vous voulez fomenter un complot ? Rien de plus facile : accusez vos adversaires (ou mieux, une masse informe de gens incapable de se défendre : au choix, les juifs ou les étrangers) de les préparer au détriment du peuple.

Les vrais complots existent : ils sont opérés par des manipulateurs qui voient des complots partout.

Le complot est comme une infection : en avoir peur ne signifie pas qu’il existe ; s’il existe, on ne le sait qu’après, car s’il existe, c’est qu’on est déjà touché et qu’il est déjà trop tard.

Les armes du fascisme : le populisme, l’appel à l’émotion, la suspicion, la désignation de faux coupables pour apparaître comme un sauveur.

Il faudrait si peu de choses pour qu’on y retombe. Tous ces ingrédients sont déjà là.

J’avais noté précédemment les correspondances entre Richard III et l’ascension de Poutine dans ce documentaire. Il faut avouer que Brecht ne s’y était très tôt pas trompé avec son mix entre Richard III, Al Capone et le nazisme : Arturo Ui. Le totalitarisme a assez peu d’imagination au bout du compte. Richard III profite d’un pouvoir fatigué et quasi vacant, complote, et papy Hindenburg vaut bien Eltsine pour se faire piquer la place par un nouveau mâle alpha qui ne s’encombrera pas de diplomatie pour asseoir sa tyrannie. On a même ici un épisode avec un coupable idéal, forcément communiste, étranger, qui se révèle finalement être manipulé et stupide. Je suis presque étonné que Poutine n’ait pas eu besoin de son Lee Harvey Oswald pour déclencher toutes les guerres auxquelles il a pris part au sein des anciennes républiques soviétiques. Comme quoi, le totalitarisme nous surprendra toujours…


L’Incendie du Reichstag — Quand la démocratie brûle, Mickaël Gamrasni 2023 | Cinétévé, ARTE


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