L’Étrangleur de Boston, Richard Fleischer (1968)

La 13e Femme de Barbe-Bleue

Note : 3 sur 5.

L’Étrangleur de Boston

Titre original : The Boston Strangler

Année : 1968

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Tony Curtis, Henry Fonda, George Kennedy

Je ne suis décidément guère convaincu par les variantes chez Fleischer des étrangleurs…

Le film est étrangement construit, ce qui peut facilement s’expliquer : en suivant le cours des événements tels qu’ils se sont réellement passés, il est prisonnier d’une structure imposée par le hasard (celui du réel), non par des nécessités narratives. Les histoires vraies (et sordides) font rarement de bonnes histoires (à moins de prendre des libertés avec les faits). L’un des principaux écueils qu’une telle adaptation pose, c’est l’absence d’un personnage principal au centre des attentions. Il n’est pas impossible de concentrer son récit sur plusieurs personnages, mais dans une fiction, on cherche au moins un équilibre ou une logique narrative dans l’apparition et l’usage des personnages. Imaginons par exemple que dans la réalité, un enquêteur meure d’un accident et que cet accident n’ait strictement aucun rapport avec l’enquête qui deviendra plus tard le sujet d’un film : si on retranscrit telle quelle la réalité, le spectateur cherchera forcément une logique, un design secret, derrière cette mort. Alors que ce ne serait qu’un malheureux hasard.

Le film est ainsi conçu autour de trois parties distinctes, qui, elles, sont bien déterminées par la volonté d’un auteur de basculer d’un point de vue à un autre. Mais c’est encore une maigre intrusion (même si elle est importante), ou liberté, que peut s’autoriser la fiction dans l’univers imposé des événements.

D’abord, les débuts de l’enquête, la paranoïa en ville, puis la désignation d’un super enquêteur qui aura la somptueuse idée de faire appel à un médium pour trouver le coupable… À la lecture d’un scénario, s’il n’y avait aucun rapport avec une réalité des événements, on ne manquerait pas de trouver toute cette partie anecdotique et donc inutile. Le fait que cela se soit réellement passé, on se trouve alors face à un dilemme : soit on en fait l’économie et on se prive de deux ou trois séquences amusantes, soit on décide que ce n’était pas significatif et on se prive d’une certaine matière qui pouvait au moins avoir comme atout qu’elle illustrait le fait que les enquêteurs étaient tellement dans la panade qu’ils étaient prêts à suivre n’importe qui prétendant pouvoir les aider… Dans une fiction, tout doit être logique et proportionné. Dans la réalité, les choses peuvent n’avoir aucun sens, sembler irréelles ou absurdes.

On passe dans un second temps au contrechamp de l’affaire, tout en restant dans une continuité temporelle et en adoptant le point de vue du tueur en série. L’approche est plutôt originale, car bien que ne nous mentant pas sur les agissements du tueur (largement supposés, ce qui pose la question des limites de la fiction et de l’interprétation dans ce qu’on prétend être une reconstitution fidèle des événements), on sort là encore des archétypes et de l’image préconçue que l’on pourrait se faire d’un tel criminel, car très vite s’impose à nous la question de l’état psychologique du meurtrier. On est déjà loin du code Hays et de ses impératifs de la représentation à l’écran des criminels, mais cette empathie, voire ce côté didactique de la description mentale d’un criminel, malgré ses intentions évidentes (et plus tard explicites) de compréhension des crimes à travers un exemple devenu célèbre, aurait de quoi décontenancer le spectateur déjà troublé par l’absence d’unité narrative. Jusque-là, pourquoi pas, mais la multiplication des « expérimentations » narratives et didactiques du film m’a assez vite laissé sur le carreau (et peut-être qu’à la revoyure, mettant de côté cet aspect, passés la surprise et l’inconfort que cela produit, me laisserais-je convaincre par les autres aspects du film).

Enfin, un troisième acte s’occupe de mêler tout ça. Là encore, la réalité des événements aurait de quoi étonner le spectateur. Les coïncidences au cinéma, on aurait plutôt l’habitude de mal les accepter. Le fait que ce soit par un étrange hasard que les enquêteurs tombent dans un ascenseur sur le suspect, on peut l’accepter si l’on sait que le film dépeint des événements issus de la réalité ; il n’en reste pas moins que dans une fiction, a fortiori dans ce qui reste un crime film (une enquête policière), cela produit sur le spectateur une étrange impression. Tout cela est cependant assez conforme aux habitudes de Fleischer et à son goût pour les expérimentations. Mais il y a certaines audaces qui prendront toujours le risque de laisser certains spectateurs sur le bas-côté. Il faut donc croire que s’agissant des films criminels (ou plus spécifiquement des films sur des tueurs en série), le spectateur que je suis a une préférence pour le conventionnel… À moins que ce soit en réalité le sujet qui, quoi que le film propose par ailleurs, produise chez moi une certaine défiance ou un désintérêt. Il me semble pourtant que l’approche humaniste du film pourrait se rapprocher de celle du Fils du pendu qui au contraire de beaucoup d’autres m’avait plutôt emballé (peut-être justement parce qu’on n’a pas affaire à un tueur en série et qu’on n’est pas du tout sur le terrain de la psychologie, mais de la perception des criminels).

Même tributaire des caractéristiques d’un film inspiré de faits réels, le film, dans sa première partie, répond à un certain nombre de codes du genre tout en effectuant quelques propositions qui seront vite (ou étaient déjà) adoptées. Le fait de ne pas savoir où chercher un criminel, par exemple, amène à adopter une vision hyperpériphérique, presque sociale, multipliant les points de vue pour contextualiser au mieux « l’époque » qui agitait la ville. L’influence de la télévision dans les foyers permet également de dépasser l’espace local qui cantonnait les films noirs à des localités plus réduites, à une plus grande confidentialité des événements. Le temps de l’information est également chamboulé : ce qui apparaissait alors dans les journaux du soir ou faisait l’événement du lendemain peut être traité en direct sur les chaînes de télévision. C’est grâce à ce moyen de diffusion rapide que le genre se fait naturellement plus paranoïaque : si les informations passent mieux et s’étendent plus largement dans toutes les strates de la société, la peur aussi. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu par le passé des films capables de simuler ainsi une panique ou une agitation à différents niveaux d’une société, sinon à l’échelle d’une plus petite ville dans Les Inconnus dans la ville qui, du fait de la taille limitée de l’espace, son isolement, adoptait (au moins sur ce point) plus les codes du western. On retrouve ce principe dans de nombreux polars des années 70 et cela reviendra souvent de Zodiac, à Gone Girl, en passant par Seven (même dans ses autres films, Fincher adopte presque toujours cette vision périphérique du récit : les espaces visités doivent être denses et multiples pour donner cette impression que les événements contaminent presque un espace étendu — cela marche aussi avec le nombre de seconds rôles). Entre le thriller paranoïaque et le thriller panoramique, il n’y a qu’un pas.

Richard Fleischer semble même s’amuser à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par la télévision. Alors que le film est donc censé retracer fidèlement des faits réels, sur le plan formel, il s’autorise quelques innovations, parfois étonnantes. Je parle un peu plus tard du split screen (ou « écran fragmenté »), mais on peut évoquer aussi cette interview du super inspecteur interprété par Henry Fonda qui à peine nommé est interrogé par un journaliste, depuis son bureau, au milieu des enquêteurs. Le dispositif employé est manifestement celui de la télévision, mais les codes appartiennent à quelque chose d’autre : pas de caméra apparente, mais un regard caméra assez troublant (en général, on répond à un journaliste hors-champ) et un retour en plateau derrière le journaliste et en grand écran. On se croirait presque à ce moment dans Soleil vert ou dans n’importe quel autre film d’anticipation.

Toute cette première partie, basée donc sur une enquête qui fait chou blanc, je me demande si elle ne finit pas par fusionner avec un autre genre (et on sait que Fleischer adore le mélange des genres). J’ai parlé de la multiplicité des espaces, mais allons plus loin : le polar n’est-il pas en train de devenir (ou n’était-il déjà pas) un road movie déguisé ?

Formellement, la suite est, de mon point de vue, beaucoup moins intéressante — grossièrement, dès que Tony Curtis entre en jeu. La performance de l’acteur est exceptionnelle, tout en retenue, en hésitation et en fragilité (le sens psychologique et l’humanisme de Fleischer parlent sans doute ici, comme en attesteront les dernières phrases du film), mais Fleischer laisse peut-être justement trop de place au talent de l’acteur. C’est long, c’est lent, c’est répétitif, on regarde Curtis, on a du respect pour ce qu’il propose, mais il n’y a plus aucune fascination pour un personnage ayant perdu sa part d’inconnu et surtout de danger. Le suspense et le mystère retombent, et on passe d’un film d’enquête à un film psychologique qui a au moins le mérite d’annoncer certains films futurs au lieu de se ranger du côté des films névrotiques excessifs de la décennie. Mais ce manque d’unité dessert de mon point de vue le film : il n’y a pas d’action unique, pas de personnage principal, c’est donc assez déroutant pour le spectateur.

Je finis sur l’usage du split screen* qui est loin de me convaincre. Si dans Suspense de Lois Weber, l’effet se justifie et permet de concentrer l’action en opposant deux événements appelés à se rencontrer, la réinvention et surtout l’amélioration du procédé lors de l’expo de Montréal en 1967 avec le film Dans le labyrinthe semble avoir donné des idées à la fois à Norman Jewison et à Fleischer qui l’adopteront chacun pour leur prochain film. Si l’effet me semble pertinent dans un générique ou dans un film documentaire (William Greaves l’adopte la même année dans Symbiopsychotaxiplasm), grâce à ses qualités illustratives, quand il officie en revanche comme un montage-séquence, en en reprenant tout le ressort narratif sans en montrer la même créativité, sans avoir les mêmes exigences, cela apparaît comme une facilité technique et narrative qui a certes le mérite d’avoir été testé, mais qui fait justement la preuve de son inefficacité narrative. Et si dans le film de Weber, le procédé sert à concentrer une action en temps réel, l’usage qui en est fait ici sert au contraire à diluer l’action et à atomiser le suspense. Non seulement il n’est qu’illustratif, mais en plus il est utilisé comme un autre procédé (le montage-séquence) avec une efficacité moindre. Principe du rasoir d’Ockham : si un procédé avec des propriétés narratives similaires a vocation à en remplacer un autre, aucune raison qu’il le remplace s’il n’apporte aucune plus-value significative et s’il réclame au spectateur une attention décuplée. Et il ne l’a jamais remplacé.

*Note : le split screen a également été employé dans Kohraa, un sombre film indien de 1964.


L’Étrangleur de Boston, Richard Fleischer 1968 The Boston Strangler | Twentieth Century Fox

Targets, Peter Bogdanovich (1968)

Carton plein

Note : 4 sur 5.

La Cible

Titre original : Targets

Année : 1968

Réalisation : Peter Bogdanovich

Avec : Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, Nancy Hsueh, Peter Bogdanovich

Premier « carton »

Bonnie and Clyde vient de sortir, les studios sont moins regardants sur la violence exposée à l’écran, toutefois, on peut lire que pour faire passer plus facilement la pilule, la Paramount aurait tout de même imposé un carton liminaire condamnant les tueries de masse et appelant à une meilleure législation sur les armes. Peter Bogdanovich n’aurait pas voulu de cette introduction (elle fait peut-être un peu rire jaune aujourd’hui en voyant que la situation n’a guère évolué depuis), pourtant, pour moi, elle est essentielle à ce que le film ne pâtisse pas d’une brutalité confiée ainsi sans filtres au regard du spectateur, regard peut-être encore mal aguerri en 1968 à des approches manquant à ce point de mise à distance (mais même pour un spectateur actuel, il ne me paraît pas judicieux de faire l’économie d’une telle introduction).

Je suis loin d’être fan en général de ces annonces, mais le film est tellement froid et violent qu’un tel carton d’explication donne le ton pour la suite, annonce la couleur de la violence, et surtout, la condamne sans laisser de place au doute. Parfois, l’absence de doute, l’absence de mise à distance avec un sujet problématique, ça tue un film. Tout le contraire ici où l’évidence ne fait que le renforcer : sans le piratage du “message” initial par un autre imposé par le distributeur, sans le travestissement de l’orientation du film que ses auteurs auraient sans doute encore voulu plus violent (comme un gros pavé lancé dans la vitrine bien tranquille de ce grand magasin à jouet qu’est Hollywood), je ne suis pas sûr que cette approche sans fards à la violence n’aurait pas fini alors par provoquer un malaise suffisant à détourner définitivement le spectateur du film. Il y avait un risque sans cela à tomber dans les excès d’un Tueurs nés (tourné des décennies après, on y retrouve le même rapport à la violence) ou… dans ceux d’un Samuel Fuller (qui a d’ailleurs participé au scénario : pas fou le Sam, il file à un novice un film qu’il n’aurait même pas osé faire, histoire de le voir s’y casser les dents à sa place).

Manque de bol, Sam, Bogdanovich a eu la chance des débutants avec lui. Probable que sa femme, Polly Platt, ne soit pas étrangère non plus à la réussite du film (créditée pour diverses choses au générique, mais de mémoire, dans Le Nouvel Hollywood — où par ailleurs Bogdanovich y est présenté comme en enfoiré, surtout avec elle —, Peter Biskind y révélait qu’elle était largement responsable du succès du petit Peter sur ses premiers films). On peut imaginer aussi que l’écriture en séquences parallèles durant tout le film aurait pu permettre, même sans ce carton explicatif, une bonne mise à distance avec les séquences suivant l’évolution du tueur. Mais n’ayant pas pu expérimenter le film sans ce carton introductif, je ne pourrais pas en être certain… Ce serait intéressant d’ailleurs que des primospectateurs voient le film tel que Bogdanovich l’avait conçu.

Bref, l’histoire de ce carton illustre une nouvelle fois et à lui seul, toute la question parfois insoluble du traitement de la violence au cinéma. Et ce n’est pas rien d’être parvenu (peut-être malgré la volonté de Bogdanovich) à s’extirper sans dommage de ce piège.

Deuxième « carton »

Une fois la question de la distance avec la violence réglée, l’aspect le plus réussi selon moi du film, reste ces séquences de violence froide et de pure mise en scène dans lesquelles la caméra suit l’assassin. J’avais cru comprendre que La Bonne Année avait marqué un tournant avec une manière de coller un personnage avec une caméra mobile qui inspirera Stanley Kubrick (et plus tard Gus van Sant), mais apparemment, l’opérateur du film arrive à un même résultat cinq ans avant le film de Claude Lelouch (László Kovács est aux manettes, et l’année suivante, il signera l’image d’un film qui se place pas mal en termes de mobilité : Easy Rider).

Coller ainsi aussi près du tueur permet de créer une tonalité singulière, très réaliste, qui ne fait que renforcer la tension : dans la gestion du temps et le jaillissement soudain de la violence, puis très vite la peur du prochain moment où elle apparaîtra au milieu d’une normalité terrifiante, on y retrouve quelque chose à la fois d’Hitchcock et d’Haneke.

Et, paradoxalement, cette réussite n’aurait pas été possible sans un acteur jouant l’indifférence, la normalité. Le film est clairement un hommage au cinéma de papa (à la fin, notamment, c’est l’acteur du vieux monde interprété par Boris Karloff qui met un terme au chaos initié par cette jeunesse sans repères représentée par le tueur), et je suis persuadé qu’un Fuller, que le William Wyler de la Maison des otages, le Kazan des Visiteurs (tourné quatre ans après), ou tout autre aîné de Bogdanovich n’aurait pas manqué de demander à l’acteur qui interprète le tueur de jouer le personnage perturbé, névrosé, rongé par la culpabilité (comme c’est souvent le cas à l’époque des belles heures de l’application du code Hays). On le sait aujourd’hui, les tireurs de masse montrent souvent un détachement, une sérénité et une absence totale d’émotions durant leur tuerie. Et cela ne fait que renforcer le réalisme du film. Samuel Fuller ou Oliver Stone seraient éventuellement tombés dans un autre piège : ne pas en faire cette fois des névrosés, mais des fous s’amusant de leur toute-puissance criminelle.

On diffère ainsi dans Targets de l’approche réactionnaire de la violence au cinéma qui, comme cherchait à la représenter le code Hays, est toujours le fait de dégénérés. Même si on sent Bogdanovich soucieux d’honorer le cinéma de papa à travers sa vedette vieillissante, ce qui ressort du film, c’est surtout une critique féroce de la société américaine. Le jeune tueur n’est pas un détraqué sorti de l’ombre, au contraire : c’est précisément cette normalité de la vie en banlieue vantée par les promesses du rêve américain qui a rendu possible l’éclosion de la violence. Les promesses des pionniers d’un monde meilleur n’ont finalement pas été tenues : ce monde préfabriqué est en réalité une prison où confort et conformité vont de pair. Avachi douillettement dans son canapé pour suivre le programme du soir à la télévision, le futur tueur cherche encore une issue à sa violence encore contenue. Mais personne ne l’écoute. Ce monde standardisé dans lequel il erre sans but lui semble être fait pour un autre, et à force de déshumanisation, de désenchantement, il n’aura d’autre choix que de devenir un monstre pour détruire cette maison de poupées où rien ne semble lui être réel. Quand plus rien ne semble réel, même la mort n’a plus aucun rapport avec la réalité, et elle devient la seule limite que l’on s’autorise afin de sortir de sa prison. Le constat est assez clair : les monstres ne naissent plus dans les ruelles sombres des quartiers moites et pauvres des grandes capitales, mais des fausses promesses sur lesquelles l’Amérique s’est construite. Le rêve américain, quand on l’éprouve, n’est qu’un cauchemar de déshumanisation. Le bonheur ne peut être standardisé. Et les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.

Roger Corman est à la production, en 1962, il réalisait son chef-d’œuvre, The Intruder, où on y voyait de la même manière un prédicateur raciste offrir une jolie image du mal : le diable s’habille en Prada comme dit l’autre, et peut-être que Corman aurait soufflé cette idée à Bogdanovich. « Who nose », comme dirait Peter “Droopy” Bogdanovich en bon français.


Targets, Peter Bogdanovich 1968 La Cible | Saticoy Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1968

Structures narratives, sens des proportions et mise en scène : « Message invisible » dans Family Life et « message visible » dans Tueurs nés et dans In a Heartbeat

J’aime pas Samuel Fuller

Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain

Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Liens externes :


Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968)

Note : 4 sur 5.

Trois Tristes Tigres

Titre original : Tres tristes tigres

Année : 1968

Réalisation : Raoul Ruiz

Avec : Shenda Román, Nelson Villagra, Luis Alarcón

— TOP FILMS —

Peut-on dire qu’on n’a rien compris à un film, et pourtant qu’on l’a adoré ? Avec la jurisprudence du Grand Sommeil, sans doute, oui. Il faut avouer qu’il m’en faut peu pour que je me détourne à la première occasion des indices narratifs éparpillés çà et là dans un récit, disons, classique, et pour que mon attention s’ébahisse tout à coup par autre chose, un détail de film. Alors, quand Raoul Ruiz m’incite à regarder autre chose qu’une trame rigide et froide, je m’embarque facilement avec lui, si toutefois ce qu’il propose par ailleurs, ces détails étonnants, arrive à tenir éveillé mon intérêt assez longtemps.

Parce que c’est bien ce que Ruiz semble faire ici : se détourner d’une logique narrative classique pour se concentrer sur les à-côtés, ce qu’on ne voit pas d’habitude dans une histoire, sur la forme, le jeu d’acteurs ou les cadrages (pas si improvisés que cela pourrait laisser paraître).

Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968) | Los Capitanes

À certains moments, ça ressemble aux errances de Fellini comme celles de La dolce vita. Les rencontres avec des amis se multiplient, ça papote, et on n’a aucune idée de quoi tout ce petit monde peut bien discuter. On commence à comprendre à peine qui sont les personnages, mais on les suit un peu fasciné parce qu’il n’y a pas une seconde où il ne se passe rien. C’est du Raoul Walsh appliqué aux comptoirs de bars et aux rencontres interlopes. Des rencontres, des rencontres, des rencontres.

À la même époque, c’est Cassavetes qui propose le même type de cinéma, même si on y sent un peu plus la trame, rigoureusement naturaliste, en toile de fond.

Cet hypernaturalisme, c’est d’abord ce qui attire l’œil : la caméra de Ruiz se trimbale d’un acteur à l’autre avec un semblant de naturel ou d’improvisation à chaque fois, mais on sent bien pourtant que tout est calibré comme il faut, avec des petites actions qui apparaissent toujours au moment où la caméra est présente. Et les acteurs sont fabuleux.

Le naturalisme c’est quoi ? C’est quand les acteurs ont mille objectifs dans la tête et que ce qu’ils pensent, ou ce qui se passe dans leur environnement (notamment avec l’interaction avec les autres acteurs), modifie sans cesse ces objectifs ; de ces objectifs naîtront avec plus ou moins de densité toutes sortes d’humeurs différentes, qui parce qu’elles sont nombreuses et superposées, prennent une couleur atténuée, lisse, ce que les mauvais acteurs et les mauvais spectateurs appellent « l’intériorité ». Ce n’est pas de l’intériorité, c’est être impliqué, concerné, par ces différents objectifs qui nous animent chaque seconde dans la vie et qu’il faut être capable de reproduire en tant qu’acteur. Si Ruiz ne s’intéresse ici qu’au sous-texte, ses acteurs ne font pas autre chose puisqu’ils cherchent avant tout à être présents à un moment donné en étant habité par tous ces objectifs du moment et souvent simultanés qui constituent la « nature » d’une situation. Ce que certains appellent intériorité, c’est souvent cette manière qu’on a en permanence de cacher ce qu’on pense tout en en laissant nous échapper une très grande part, mais de manière… atténué. Alors que des acteurs qui ne jouent qu’une couleur, une intention, le texte, s’impliquera totalement dans cette couleur et s’appliquera à éclairer toute la logique du texte.

En comparaison, un acteur de cet hyper-naturalisme, pourra être concerné à un moment par le fait de se servir un verre tout en répondant à son interlocuteur et sans avoir à structurer son jeu en fonction de l’évolution de la situation. Car s’il y a une situation générale (qu’on voit à peine ici, mais ça semble bien volontaire), toute la mise en scène consiste à noyer le spectateur derrière une profusion de microsituations.

Avec ce principe, Ruiz arrive à la fin de son film avec une tension physique et psychologique qui serait avec d’autres types de mise en scène beaucoup plus artificielle et directe. C’est une forme de distanciation. La caméra s’intéresse aux détails, dévoile les recoins de la pensée des personnages à des moments particuliers de leur existence, mais au présent, et semble se dissocier d’un niveau narratif supérieur censé éclairer l’intrigue. Plus on est prêt, plus on est en dedans des personnages, et donc en dehors de la trame logique qui exige un regard à une autre échelle. C’est un peu comme se retrouver nez à nez dans la rue ou dans un bar avec un petit groupe de personnages qui s’invectivent : on ne comprend rien à la situation, on la décrypte autant que possible à travers des indices qui nous sautent aux yeux ou se révèlent peu à peu, et pourtant on s’identifie assez, sur des détails, à telle ou telle personne en fonction de ce qu’elles nous montrent sur le moment, alors que sur le fond de leur histoire, leur sujet de polémique, on ne sait toujours rien, en tout cas pas assez pour avoir une vision claire du conflit qui les anime. On reste distant de leur objet, mais on entre en empathie avec les sujets.

Voilà une expérience cinématographique saisissante, rare (parce qu’il faut être capable de diriger ses acteurs), mais au fond, on y retrouve déjà pas mal de ce qui fera parfois le cinéma de Ruiz : le goût pour la forme qui le fera glisser souvent vers le surréalisme et une densité très affirmée dans le montage (à la manière de certains écrivains sud-américains avec leur écriture extrêmement dense et prolifique en images). Parce que l’essentiel est là : il n’y a pas une seconde dans le film où il n’y a rien à voir. Et pourtant, on pourrait dire qu’il ne s’y passe rien d’important ou de compréhensible…


Le film est disponible gratuitement et restauré sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque française. Les captures sont issues de ce lien.



Liens externes :


Police sur la ville, Don Siegel (1968)

Police sur la ville

Madigan

Année : 1968

Réalisation :

Don Siegel

8/10 IMDb

Policier plutôt hybride entre deux époques, donc aux accents un peu vieillots, mais la thématique de l’honnêteté est au cœur du film et parfaitement gérée. Le vieux commissaire droit et inflexible, sans enfant (la famille corrompt, parce qu’on le devient toujours quand on protège quelqu’un, c’est bien vu), devant gérer les déboires de son seul pote ; et en face de lui le flic roublard mais pas trop (tout le film consiste à rattraper une de ses bourdes) devant gérer une vie de couple presque de jeune marié en cherchant à rester honnête et fidèle à sa femme.

Rien n’est simple, et plus que l’intrigue, ce sont ces interrogations sur la probité qui passionnent. Faut voir la bagnole du Richard Widmark aller tout droit et ignorer une intersection « one way » après que Henry Fonda, interrogé sur la marche à suivre, dit : « There’s only one way… ». La rencontre fortuite entre les deux hommes est magnifique : Widmark, tout impressionné, comme un petit enfant face à la stature de l’homme honnête incarné par Fonda…

(Le design est moche : sous les projos, la mort des chapeaux au cinéma, des intérieurs comme des extérieurs tous aussi laids les uns que les autres, et des personnages féminins comme dans les westerns qui font tapisserie.)


Police sur la ville, Don Siegel 1968 Madigan | Universal Pictures


Le Lézard noir, Kinji Fukasaku (1968)

Le Lézard noir

Kuro tokagele-lezard-noir-kuro-tokage-kinji-fukasaku-1968Année : 1968

6/10 IMDb iCM

Réalisation :

Kinji Fukasaku

Avec :

Akihiro Miwa, Isao Kimura, Kikko Matsuoka, Yûsuke Kawazu, Kô Nishimura

On peut difficilement imaginer film plus baroque (voire kitsch), et c’était probablement l’ambition affichée… mais de qui ? Est-ce un film de Rampo Edogawa (l’auteur de l’histoire) ? de Kinji Fukazaku (le réalisateur) ? de Yukio Mishima (qui a assuré ici l’adaptation “théâtrale” et qui s’amuse en y jouant une “poupée”) ? J’aurais tendance à penser vu la réputation dont peut jouir l’auteur du Pavillon d’or qu’on irait sans problème mettre toutes les qualités supposées (mais aussi parfois réelles, bien que très très rares) du film à son crédit. Sauf que tout ce que touche Mishima n’est pas d’or, non. Sans compter que le problème majeur du film, c’est bien qu’on n’a aucune idée de qui tient la barre. Ç’a son charme, à la Casino Royale, reste que si on juge le film dans sa cohérence, ça n’a ni queue ni tête. Quant au plaisir, il se limite surtout au format…

Le début du film est plein de promesses, et cela, on le doit principalement à Fukazaku qui semble se faire la main pour ses prochains effets de Combat sans code d’honneur (zooms, gros plans, panos rapides et montage syncopé, parfois même comme ici avec un rythme lent). Le jeu de regards (encore et toujours) est très réussi. Malheureusement la suite part complètement en vrille, volontairement souvent, mais c’est rarement drôle. Reste, c’est vrai, quelques fulgurances dans les dialogues. Et surtout une image comme on en fait plus aujourd’hui.


(Vu également quelques jours plus tard, le Nain, de Seiichiro Uchikawa (1955), adapté du même Rampo Edogawa… et c’était une catastrophe — Seiichiro Uchikawa réalisera presque dix ans plus tard Dojo yaburi.)

Le Lézard noir, Kinji Fukasaku 1968 Kuro tokage | Shochiku


Fallait-il choisir une star pour 2001 : L’Odyssée de l’espace ?

Qu’est-ce qu’un Steve McQueen (par exemple) viendrait faire dans un tel film ?

Kubrick voulait plonger le spectateur dans l’espace avec le plus de réalisme possible. D’où la lenteur. Au début, il y a un côté documentaire qui rend impossible, voire inutile, l’identification à un personnage. Ensuite, Kubrick adopte volontairement une mise à distance avec les personnages avec un récit dramatique toujours pour se concentrer sur une forme de réalisme et forcer ainsi la sidération face à un tel sujet et à de telles images.

Ce ne sont pas les acteurs qui manquent de charisme, c’est la mise en scène qui ne le met pas au centre de tout. Ils font partie du décor. Et quand l’action se concentre à la fin sur un seul personnage, ça n’a aucun intérêt de lui filer une carrure, une existence propre, une crédibilité, de le rendre sympathique, beau, intelligent, courageux ou intéressant. Il est là, et on ne lui demande pas autre chose. Parce que ce n’est pas un personnage en particulier à qui on chercherait à s’identifier. C’est l’Homme qui pris par la main marche vers la prochaine étape de son développement. Ce n’est pas un héros. C’est tous les hommes. Et pour être tous les hommes, il faut une absence de caractérisation. Un jeu neutre, effacé qui s’incruste dans un décor plus qu’il n’en prend le contrôle. Et pour le spectateur, un manque de repères personnels qu’un acteur connu lui aurait offerts à travers ses rôles précédents.

La dernière image ne dit pas autre chose, c’est une image d’Épinal : le surhomme, le nouvel homme, peu importe, se retrouvant face à (l’image immobile de) la Terre, celle à la fois qui l’a vu naître, celle dont l’orbe rappelle sa propre vulnérabilité, et celle qu’il va devoir à son tour protéger comme elle l’a protégé jusqu’à son développement. L’humanité et son berceau… Tout cela est figé pour rappeler à la fois la poésie, mais surtout la fragilité de notre existence. Pas de charisme sans immobilisme, sans économie de mouvement.

Si on revient à la scène du vieillissement, il faut un excellent acteur pour arriver à réduire à peu de chose ce qu’il montre, rester immobile, avancer lentement, tenir la pause… Oui, Harrison Ford levant les bras au ciel en disant « mais dans quelle baraque j’ai atterri ?! », ça ne manquerait pas de charisme. Mais ici, il n’est pas question d’être au service d’un personnage (ou d’un acteur), mais bien d’une histoire qui transcende l’humanité.

Heureusement, il y a des films dans l’histoire qui savent s’affranchir du star-system.


Keir Dullea (Dr. Dave Bowman) dans 2001: L’Odyssée de l’espace (1968) 2001: A Space Odyssey | Metro-Goldwyn-Mayer, Stanley Kubrick Productions

Le Grand Inquisiteur, Michael Reeves (1968)

C’était mieux avant…

Witchfinder General

Note : 3.5 sur 5.

Le Grand Inquisiteur

Titre original : Witchfinder General

Année : 1968

Réalisation : Michael Reeves

Avec : Vincent Price, Ian Ogilvy, Rupert Davies, Hilary Heath

Un Diers Irae tourné par la Hammer ou presque (ce n’en est pas un). Parfaitement divertissant (la touche de sadisme idéale : celle qu’on peut regarder avec plaisir avec l’excuse qu’il est pratiqué par des personnages ouvertement antipathiques), et illustratif (pour ne pas dire instructif).

Les croyances, religieuses en particulier, ont toujours été des pièges à con et le jouet préféré des escrocs. Ici, même si ce n’est que suggéré, les supposées sorcières sont toutes balancées au fouet ou au feu pour être un peu trop jolies (ou trop jeunes, ou trop prudes). Il y a une espèce chez qui, pour survivre, il vaut mieux se fondre dans la masse et dénoncer au plus vite tout ce qui dépasse pour détourner les yeux de ceux qui pourraient nous voir. Cette espèce, c’est la nôtre. On parle d’hommes, mais on pourrait tout aussi bien parler de « monstres ». Ceux qui monstrent échappent aux accusations, et les monstrés doivent être brûlés.

Pour en être arrivés là, il faut que nous (nos aïeux) ayons tous été des corbeaux. Seuls les fils de pute parvenant à se faire passer pour autre chose que ce qu’ils sont ont pu survivre. Merci à eux. On parle encore de civilisation ou de société. La belle blague.

L’inquisition est partout, c’est elle qui fait tourner le monde. Un miracle toutefois que la civilisation occidentale ait pu allumer ses Lumières et que celles-ci aient pu amorcer ainsi un semblant de progrès dans ce monde d’apparences et de petits profits. Il est tellement facile de duper comme on le voit ici et profiter d’une situation d’autorité, qu’on peut se demander comment une telle chose a été possible. Le film pourrait dire en quelque sorte : « Regardez où nous en étions. Il s’en faudrait de peu pour que nous y retournions, car nous n’avons pas beaucoup évolué depuis. L’ignorance guette. »

Il y a par ailleurs quelque chose d’étonnant dans certains films d’époque, en particulier du Moyen Âge et de la Renaissance, c’est qu’ils passent rarement la barrière du temps. On le voit également dans le traitement des mythes américains où on ne gardera du western le plus souvent que les histoires de la seconde moitié du XIXᵉ siècle. Ça doit être une histoire de collants. Une histoire sordide qu’on renonce à raconter encore à nos enfants. L’objet est déjà paresseusement discriminé quand on parle de celui de nos dames, mais alors les collants pour homme, n’en parlons même pas, c’est le tabou suprême. Qu’on se le dise, l’histoire se porte sans-culotte, ou ne se porte pas, et le collant, c’est le diable.


Le Grand Inquisiteur, Michael Reeves 1968 Witchfinder General | Tigon British Film Productions, American International Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1968

Liens externes :


La Poupée, Wojciech Has (1968)

Vains travellings

Note : 3.5 sur 5.

La Poupée

Titre original : Lalka

Année : 1968

Réalisation : Wojciech Has

Avec : Mariusz Dmochowski, Beata Tyszkiewicz, Tadeusz Fijewski

Les qualités de Has sont là, sans aucun doute. Mais ses points forts sont aussi souvent ce qui cache l’essentiel. Si dans La Clepsydre, la forme passe pour virtuose, c’est que le fond n’a pas grand intérêt. Point de délires visuels ici, Has reste sage et s’applique à mettre en scène son sujet. Trop sagement peut-être. Une mise en place savante, des travellings virevoltants, des dialogues et des acteurs soignés… D’accord, tout cela est formidablement bien agencé. Pourtant il me faudra attendre deux heures pour être enfin convaincu par la mise en scène…

La virtuosité n’est pas l’à-propos. Un travelling (et c’est le cas aussi de son grand frère, le plan-séquence) doit se mettre au service de son sujet. Si on ne voit plus que ça, c’est déjà perdu. Certes, tous les boutonneux pourront s’émouvoir de la dextérité des machinistes, de l’inventivité (sic) du mouvement de la caméra, mais le problème est bien là. Toutes ces vantardises ne font que détourner le spectateur de l’essentiel. Si on accepte l’idée que la caméra écrit en image le récit, user de longs travellings, c’est un peu se complaire dans les longues phrases dont on peinerait à saisir le sens ; c’est se perdre en descriptions inutiles ; en ponctuation, en petits points… Pour fixer le cadre (si j’ose dire), pour aller à l’essentiel, rien ne vaut qu’un plan fixe, ou qu’une succession de plans fixes. Le travelling d’accompagnement est lui-même, une sorte de plan certes mobile mais fixé sur la présence d’un personnage. On peut donc imaginer une certaine tolérance au procédé. Reste que Has va bien trop souvent au-delà du simple travelling d’accompagnement. Un cinéaste qui persiste à vouloir rester sur le même plan est à l’image du dribbleur au foot qui garde trop la balle : celle-ci circulera toujours mieux, et plus vite, avec une passe. Un peu travelo le Has… Le cut, ç’a la puissance d’un point, ou d’un retour à la ligne. Certains trouvent un certain confort à délayer leur pensée au milieu des virgules et des points-virgules (voire des parenthèses) sans avoir à décider de quand foutre un point ; or un point est un tournant, une décision, un parti pris, un pari. Chaque cut est un choix. On ne juge pas de la beauté de la césure, mais de sa pertinence. Aussi, l’hypercut est un viol. De la pertinence, de la mesure… C’est en un sens là où s’exprime la pensée de son auteur, son autorité, sa force de décision. Et son efficacité. Le point, ou donc le cut, aide à faire ressortir les articulations logiques du récit. C’est le montage qui lui donne sens. Un plan après l’autre. La mise en place à l’intérieur du même plan, c’est certes souvent fort joli comme ici, mais ça a la précision d’un régisseur de théâtre. La mise en place, ce n’est pas de la mise en scène. Alors bien sûr, un travelling (ou un plan-séquence) peut s’organiser pour proposer, sans cut, une succession de plans à l’intérieur du plan. C’est ce que Has fait le plus souvent, et même plutôt bien, mais à la manière des points-virgules, on ne saurait trop en user. Ça l’Has, à la longue… Pourquoi accepter de devoir se farcir sans cesse le même point de vue, travelling après travelling, quand un ou deux plans successifs d’une grosseur différente et proposant un autre angle auraient montré plus de choses en moins de temps ?

Instant de cinéma : regard hors-champ, virgule, contrechamp et vue extérieure subjective

L’autre point fort de Has qui tend à la longue à devenir un défaut, c’est la théâtralité du langage. La Clepsydre, là encore, était très verbeux, mais ça participait au tableau général. Ç’aurait pu causer mandarin, c’était pareil. Les particularités d’un tel procédé, c’est l’uniformisation des tonalités, le manque d’identification, la trop grande densité des dialogues, voire leur inutilité. Quand le muet a cessé d’exister, la crainte, c’était que le cinéma devienne un échange de dialogues et se contente de reproduire ce qu’on voyait sur les scènes de théâtre. Cette crainte était largement justifiée, et de fait, le cinéma est devenu, du moins pour beaucoup de cinéastes, moins visuel, et plus verbeux. La caractéristique des dialogues théâtraux, c’est qu’ils font état des enjeux, du cadre, des sentiments, du passé, du futur… Ils dévoilent tout. Parce que sur scène, pour éveiller l’imagination, donner matière, il faut enfiler ces évocations pour éveiller le spectateur. Un silence, et on voit les anges tomber du ciel. Au théâtre également, la situation s’étire en longueur autour d’un même espace et d’un même temps, parce qu’il faut bien concentrer tout ça à cause des impératifs intrinsèques à la scène. Le cinéma, même aux premiers temps du parlant, n’a jamais cessé alors de chercher à éviter de donner l’impression de s’installer. Le montage permet de s’émanciper de l’espace et du temps, il ne faut pas s’en priver. Il est toujours profitable de montrer ou de suggérer par l’image au lieu de le faire dire par un acteur à travers une ligne de dialogue (une alternance des procédés est sans doute même préférable). C’est le muet qui a rendu cela possible : un gros plan insistant sur un regard en dit souvent davantage que le texte. Et le parlant a alors inventé le plan de réaction quand l’autre déblatère son texte. Richard Brooks le fait à merveille dans Les Frères Karamazov par exemple. Un serveur qui passe déposer un verre, une vendeuse ? Les mains passent, la parole reste, mais notre regard se porte sur l’essentiel : les visages. Une réaction (un plan répondant à un autre), ou les deux personnages compris dans le même plan et jouant une situation commune, un jeu corporel, qui n’apparaît pas dans le texte : un regard qui se détourne, un sourire complice, un soupir, un levé de sourcil… Le langage corporel, le sous-texte infiniment plus significatif que le texte. L’un papote, l’autre fait des personnages nos potes… On ne s’identifie pas à des informations, mais à des comportements, des postures.

Has propose donc un film affreusement verbeux, et statique, malgré les travellings. Les intentions, les doutes, les enjeux, les conflits ou les malentendus, tout est censé passer à travers la parole, et le tout donne une impression d’inexpressivité qui n’est pas sans rappeler les figures de cire qui jalonnent son film. Au lieu d’une poupée, on a plutôt affaire à un manège entier de poupées, toutes aussi inexpressives les unes que les autres.

Vain travelling

On suit donc le parcours de ce personnage dans le monde pour gagner les faveurs de sa demoiselle avec un peu de distance. Comment s’intéresser à un homme qui jamais ne bronche, qui jamais ne doute, qui ne fait que jacasser ou écouter les autres le faire, et qui se trouve finalement très peu souvent confronté à sa « poupée ». L’objet de son attention, de ses rêves, qui devrait être au centre de tout, paraît éloigné, distant, inoffensif, sans intérêt. Si l’enjeu, c’est de séduire la belle, tout le reste est accessoire. Les regards, les silences, doivent ici dire l’essentiel.

Has s’évertue à gesticuler avec sa caméra et ses acteurs, à remplir le cadre de son génie technique, de décors pompeux (moins fascinants que dans la Clepsydre), mais peine trop souvent à faire décoller le film, et quand tout à coup une scène de moins d’une minute pointe le bout de son nez, on est presque surpris. On se met alors à hurler « mais c’est ça le cinéma !  ».

Alors, on peut lire que l’habilité de Has rappelle celle de Visconti ou de Welles. Peut-être dans la mise en place oui. Il se met aussi au niveau de ce que ces deux-là ont de moins glorieux : l’image un peu crade est celle de Senso et les enfilades de dialogues (voire la pesanteur des lieux) rappellent les derniers films de Visconti.

Trois éléments, absents le plus souvent, symbolisent à eux seuls les principaux défauts du film. La musique (quasi absente), les gros plans (quasiment absents, sauf à la fin), et les ralentissements bien sentis pour accentuer un détail, un événement, une expression. Tout fuit au même rythme et à la même échelle. Comme une mécanique de théâtre, comme les rouages d’un automate. Manque donc le cœur, la profondeur, et l’interprétation. Elle est là la science de la mise en scène. Quand la mise en place se focalise sur l’organisation théâtrale des postures et du langage, la mise en scène au cinéma permet l’accentuation par le ralentissement, l’insistance, le choix de l’angle, le silence, le regard. La mise en scène vise à suggérer, quand la mise en place se limite à gérer. Manque au dernier le point de vue, le regard. Rester dans une forme de théâtralité permet de ne jamais avoir à choisir, donc de se tromper. C’est un peu comme jouer un concerto en s’interdisant de jouer de la pédale. C’est pourtant d’elle, aussi beaucoup, que le cœur passe. Accélérer, ralentir, quand il faut, c’est aussi le sens de l’interprétation… On pourrait regarder le film avec un métronome pour noter le rythme à chaque seconde, il serait invariablement le même. Une sorte de rythme d’entre-deux, ni trop rapide ni trop lent, comme le confort toujours de ne pas avoir à choisir. On est un peu comme à la radio où dès qu’un silence passe, c’est le drame. Le bruit, les jacassements des voix sont censés remplir l’image et notre imagination. On a peur que le spectateur s’ennuie, alors on l’ennuie avec un flot continu de dialogues… ou de travellings.

Champ-contrechamp en plan rapproché rare et bienvenu entre les deux personnages principaux

Avant qu’un peu tardivement tout cela prenne son envol (au bout de deux heures tout de même), un détail vient une dernière fois (presque) irriter nos attentes. Nos deux tourtereaux papotent, c’est déjà mieux que d’habitude parce qu’on les voit finalement assez peu réunis, et puis, au moment où une incompréhension jaillit, où on se dit, allez on va gagner un gros plan, un silence évocateur, une interrogation répondant à une pique, eh bien, pas du tout. À peine le temps de rêver à tout ça, et voilà le valet qui vient interrompre le doux concerto qu’ils s’apprêtaient à nous jouer. Et ce n’est pas son entrée seule, c’est le langage… Une présence, on peut l’ignorer, les jacasseries, un peu moins. Surtout à ce rythme. « J’ai un joli nichon…, mais je ne te le dévoilerai pas. » Ça marcherait si on en avait vu un bout. Si on nous le dit, et si on passe à autre chose…, elle peut se les tripoter seule dans son lit, ça nous laissera parfaitement indifférents.

Regardons par exemple l’usage qui est fait du hors-champ (outil de contextualisation comme je le souligne assez souvent, comme dernièrement ici). Si les travellings arrivent assez bien à poser un regard sur le décor, le jeu émotionnel (passant à travers les regards et les gros plans) est peu exploité ; le sous-entendu (s’il existe) ne passe qu’à travers le texte, jamais à travers l’expression faciale ou corporelle ; et les réactions (contrechamp) sont rares. Il faut attendre pratiquement la fin du film pour voir enfin un jeu purement cinématographique entre le chasseur ou sa proie (et l’intérêt ici, c’est bien que les rôles sont un peu inversés), fait de champ-contrechamp. Le procédé est en soi un montage alterné réduit à sa plus simple expression. Si le procédé est souvent surexploité (et passe pour être beaucoup plus créatif ou complexe qu’un travelling savant), il n’y a pourtant rien de plus expressif, de plus suggestif, de plus mystérieux, et de plus beau, qu’un visage (alors un visage qui ment, ou qui pourrait mentir, ou qui, vu à travers l’autre personnage, pourrait mentir…) alors là…, c’est du cinéma. L’intimité apparaît tout à coup à l’écran, on y croit, on voudrait en être.

Étrangement donc, c’est à partir de là que le film décolle. Une gentille scène de lévitation, qui prend son temps, repose l’œil et l’esprit, émerveille. Bientôt suivie d’un plan (travelling…) sur des visages impassibles de femmes. Mais oui, impassibles. Et tout à coup, on n’y voit ni Welles ni Visconti, mais Fellini (il y avait aussi une jolie collection de nibards dans la Clepsydre, et là, si j’ai bien remarqué l’opulente poitrine de la « poupée », il ne saurait être question pourtant de la felliniser).

La scène dans le train par exemple est admirable. Jusqu’à la tentative de suicide et un panoramique final merveilleux (et silencieux) pour achever la séquence… Trop tard. La maîtrise est là ; mais le maître s’est fait un peu trop attendre.


La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (11)La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (12)

La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka | Zespol Filmowy Kamera 


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Cinq Cartes à abattre, Henry Hathaway (1968)

Tagada Christie

Cinq Cartes à abattre

Note : 4 sur 5.

Titre original : 5 Card Stud

Année : 1968

Réalisation : Henry Hathaway

Avec : Dean Martin, Robert Mitchum, Inger Stevens, Roddy McDowall, Yaphet Kotto

— TOP FILMS

Plus qu’un western lorgnant le film noir, Cinq Cartes à abattre est un whodunit western. Inutile de venir y chercher du suspense : on plante sa pipe dans le bec, on lève les yeux au ciel et on se laisse envoûter par la fumée en faisant semblant de réfléchir… Tout le contraire du suspense en somme. Le film est aussi tendu qu’un vieux slip de grand-mère, et l’ambition est ailleurs. On ne trouve par ailleurs aucun des codes du film noir. Un whodunit en revanche, c’est un canevas cérébral, un jeu de l’oie tout pépère ou un jeu de mots croisés (crosswroads). L’identité du coupable intéresse beaucoup moins que le parcours, un peu comme si on tirait sur le nœud coulant du mort et voyait avec surprise ce qui en ressortait… De l’imprévu, des petites surprises bariolant la trame narrative : tout le contraire du suspense.

Suspense et mystère (les deux moteurs du récit pour deux cylindrées que tout oppose) jouent sur l’appréhension. C’est là que notre belle langue montre sa sublime subtilité. D’un même terme (l’appréhension), ces deux principes narratifs en tirent deux définitions différentes. Le suspense joue avec « l’appréhension » du public, il est question de la crainte de ce qui pourrait arriver ; on est dans l’anticipation et l’inquiétude qui l’accompagne. Quant au mystère, s’il joue avec « l’appréhension » du public, il s’agit de « compréhension », de la faculté de chacun à saisir des vérités cachées ; on est dans la déduction, la réflexion. Avec Sherlock Holmes, on déduit, on renifle les traces du passé, et on cherche à comprendre avec lui ; avec le personnage de Vera Miles dans Psychose, on anticipe, on flaire les prémices du crime à venir, et on cherche à s’échapper avec elle.

Dans Cinq Cartes à abattre, le récit est donc clairement basé sur le mystère, la compréhension, le jeu de piste : à la croisée des chemins entre Les Dix Petits Nègres et le slasher movie. Il est même amusant d’y retrouver Yaphet Kotto qui tournera dix ans plus tard dans un autre film faisant le lien entre Agathie Christie et les slashers des années 80 : Alien. Le principe de l’élimination méthodique des pistes (ou le jeu carrément de massacre) est le même. Comme aux échecs : une pièce après l’autre. On pourrait même s’amuser à noter l’étrange similitude de certaines morts : celle d’un de la bande de lyncheurs sera filmée à l’identique par Ridley Scott pour la mort d’Harry Dean Stanton dans le même Alien.

Cette scène préfigure un des codes de mise en scène du slasher (ici sans le chat d’Alien). La scène s’éternise sur un personnage sans raison apparente, la caméra se positionne légèrement en retrait derrière la future victime pour suggérer la présence de l’assassin, et pour le coup, on est à l’échelle de la scène, pleinement dans le suspense. Tout indique qu’il va se faire buter : si on reste là c’est qu’il va se passer quelque chose, et comme le destin d’un second rôle, c’est de se faire buter…, on le bute. Alors quand je lis que la mise en scène de Henry Hathaway est médiocre… On est dans la suggestion et l’économie de moyens. Hathaway sait que le spectateur connaît les principes du champ contrechamp, et qu’en fonction de la place de la caméra et de la composition du plan, n’importe quel spectateur peut détecter la présence d’un autre personnage hors-champ. Il suffit d’utiliser les mêmes codes : si la future victime n’a aucune idée qu’il y a là un autre personnage, nous le savons grâce au découpage et à l’attente annonçant sa mort. Non pas parce que « bof, c’était prévisible, il est nul cet Hathaway », mais parce que c’est Hathaway qui nous donne toutes les clés ici non plus pour comprendre, on est à l’échelle de la scène plus dans le mystère, mais pour avoir peur. Au lieu d’avoir une intensité qui court tout au long d’une histoire, elle ne se joue que sur quelques secondes. Du suspense de circonstance en quelque sorte.

Cinq Cartes à abattre, Henry Hathaway 1968 5 Card Stud Hal Wallis Productions, Paramount Pictures Corporation, Wallis-Hazen (2)

Cinq Cartes à abattre, Henry Hathaway 1968 5 Card Stud | Hal Wallis Productions, Paramount Pictures Corporation, Wallis-Hazen

« Western en plaid et charentaises. Le verbe y est plus important que le nerf. On y fait référence plus à Poirot qu’à Hercule. »

Si les codes du film noir (femme fatale, flashback, antihéros, jeux d’ombres, etc.) sont inexistants ici, les codes du whodunit et du slasher eux sont bien présents :

— La mise en scène des morts : puisque chaque mort a un sens pour le meurtrier, il doit laisser une signature, identifiable à travers une mise en scène. Autrement dit, après avoir tué, il place le corps d’une manière particulière pour qu’on puisse y lire une signification (et le jeu quand on reproduit sans cesse le même code, c’est la créativité dans un principe très strict, ce qui pousse très tôt — et déjà ici — au grotesque, voire au Grand-Guignol). C’est un code que le slasher partage avec le film de serial killers. Un tueur de slasher cherche surtout à venger et à se mettre à la place de « Dieu » pour réparer ses erreurs ou agir en son nom (comme c’est très clairement exprimé ici avec le personnage de Mitchum), tandis qu’un serial killer reproduit de manière impulsive des meurtres sophistiqués avec des victimes n’ayant aucun lien autre que celui que le meurtrier voudra bien leur donner (les prostituées pour Jack l’éventreur).

— Un mode opératoire unique (à quoi peut répondre ironiquement et symboliquement une ritournelle comme dans M le maudit et comme ici avec Maurice Jarre). Le meurtrier utilise la strangulation. Un mode opératoire censé donner du sens à ces meurtres comme pour éveiller l’intelligence du spectateur chargé, comme les acteurs de ce jeu macabre, de trouver le coupable (ou de faire semblant comme on fait semblant de croire qu’on peut gagner face à un illusionniste). Non seulement la strangulation rappelle la manière dont a été tué le tricheur de cartes (pendu), mais ça permet également de brouiller les cartes au cours du récit puisque celles qui n’utilisent pas d’armes — ou des rasoirs… — se révèlent être innocentes (tout est fait pour, en temps voulu, au moins, suggérer leur culpabilité), et c’est celui qui joue de la gâchette qui se révélera être le coupable…

— Le motif des crimes est presque toujours une vengeance, cherchant à réparer une justice (des hommes ou divine) défaillante. (À noter que seul le spectateur dispose à la fin de cette information, car le tueur a tué l’unique personnage qui avait su le comprendre.)

— Les fausses pistes (par définition, on ne trouve pas de fausses pistes dans le film à suspense, puisque la tension naît de l’appréhension de ce qu’on sait déjà ou devine). On reproduit en fait le jeu des illusionnistes : on sait qu’on est en train de se faire avoir, ce serait un peu idiot de chercher à rentrer dans le jeu et prétendre trouver qui est le coupable. Il n’y a rien de cérébral, il faut se laisser enfiler la corde autour du cou jusqu’à être obligé de supplier pour qu’on arrête de tirer. (Est-ce qu’il y a vraiment des lecteurs d’Agatha Christie qui prétendent prendre du plaisir à la lire en étant convaincu d’avoir été plus fort qu’elle et d’avoir résolu l’énigme avant tout le monde ?… J’ai toujours trouvé ridicule les lecteurs venant se vanter d’avoir découvert le coupable avant tout le monde et prétendre que, pff, c’était un peu prévisible. L’intérêt est ailleurs. Comme dans Columbo ou le Mentaliste par exemple.)

— Même principe ou presque avec le jeu des stéréotypes : prendre des acteurs bien connus, les mettre dans leur rôle habituel, et en faire glisser tout à fait certains à l’opposé quand les autres joueront en permanence entre les lignes, multipliant les fausses pistes sur la nature respectée ou non de leur personnage connu. Retrouver Roddy McDowall dans un western, ça met déjà la puce à l’oreille, parce que, dans un western traditionnel, personne n’imaginerait le voir dans un rôle de gardien de troupeau. Encore moins dans un personnage antipathique (à la Henry Fonda dans Il était une fois dans l’Ouest). Quant au personnage de Mitchum, la référence à son personnage de La Nuit du Chasseur est évidente, ce n’est pas une simple référence polie, c’est pour jouer avec ce qu’on sait du personnage ; tandis que figé après d’innombrables liftings, celui de Dean Martin reste invariablement droit, charmeur et… sobre.

Une des grandes réussites du film par ailleurs, c’est son humour. En soi, un slasher, un whodunit ou tout autre film jouant sur le principe de mise à mort de chacun des personnages par un autre qui se cache parmi eux, puisque tous ces genres jouent avec les codes, sont des films pleins d’ironie. Souvent dans l’histoire d’ailleurs, certains genres ont eu leur âge d’or, et à leur crépuscule, les codes étaient tellement connus du spectateur qu’il devenait inévitable de jouer sur l’ironie (le film sait que le spectateur connaît les codes et le spectateur sait que le film sait qu’il connaît ces codes… — ce qui a provoqué dès la fin des années 90 par exemple une surenchère dans les twists jusqu’à l’absurde). On est ici à l’agonie du western hollywoodien et le western spaghetti prolongeait à cette époque le genre grâce à cette ironie et au retournement des codes. Pour prendre un autre exemple, à la fin de la grande époque des films d’horreur (ironiquement très sérieux en Italie dans les années 70-80 avec le giallo) le genre retrouve un second souffle par l’intermédiaire du sous-genre qu’est le slasher inventant avec Wes Craven le slasher burlesque avec une série de films jouant là encore avec les codes…

À première vue, l’alliance entre l’humour et le western ne fait pas franchement envie. Pourtant, on est loin de Mon nom est Personne ou du Shérif est en prison, et on n’est pas tout à fait dans du Sergio Leone (dans la forme en tout cas). En fait, dans cette désinvolture face à la mort, dans cet usage du contre-pied permanent, de mise en suspens de l’action pour la « réflexion » (la repartie), on peut y reconnaître quelque chose de Tarantino. Un cinéma qui ne se prend pas au sérieux et qui pendant qu’il fait du cinéma sait qu’il fait du cinéma… Au point qu’une scène peut tout à coup s’éterniser pour permettre à des répliques bien trouvées de fuser. Certaines phrases sont inutiles d’un point de vue dramatique, mais elles permettent de caractériser les personnages, de jouer là encore avec le stéréotype qu’ils représentent (« si je suis encore vivant ce soir, je viendrai m’asseoir à cette table et je jouerais aux cartes » à quoi répond la patronne : « tu as raison, un homme respectable se doit de travailler »), ou de se moquer du genre (« ça alors ! je suis arrivé ici en sachant peu de choses, et j’en ressors en en sachant encore moins ! »). Rien n’est pris au sérieux et ça papote souvent dans le seul but de s’envoyer des absurdités délivrées dans la plus grande solennité (le côté sentencieux des discours de beaucoup de personnages de Tarantino).

Cinq Cartes à abattre, Henry Hathaway 1968 5 Card Stud Hal Wallis Productions, Paramount Pictures Corporation, Wallis-Hazen (3)Cinq Cartes à abattre, Henry Hathaway 1968 5 Card Stud Hal Wallis Productions, Paramount Pictures Corporation, Wallis-Hazen (4)

Rappelons qu’on est l’année d’Il était une fois dans l’Ouest, mais niveau répliques ça envoie également du lourd :

— Quand te décideras-tu à te fixer ?

— Ceux qui se fixent n’ont nulle part où aller…

— Pourquoi vous battez-vous ?

— Il faut une raison pour se battre ?

— Oui, j’en ai une : je ne t’aime pas.

— Dis-moi adieu.

— Très bien… (Il l’embrasse)

— Il était vraiment minable ce baiser !

— Un seul genre de personne me déplaît : les inconnus…

— Quelqu’un vous a élu ?

— Dieu. Et Monsieur Colt fait élire beaucoup de monde.

— Il en élimine tout autant. Laissez Dieu faire son travail.

— Je le remplace jusqu’à ce qu’il arrive en ville…

— On lui a offert une nouvelle cravate. Sauf qu’elle était en fil barbelé et qu’on a serré trop fort.

— Un homme peut bien se conduire en parfait idiot de temps à autre. Ça prouve qu’il est encore en vie.

(Chez la « barbière » :) « Rasage 1 $. Divers 20 $. »

Bref, tout est comme ça. Un bonheur pour mes oreilles de vieux canasson.

L’idée du décalage ne vaut pas seulement pour le genre, ça marche aussi avec le jeu de cartes. On passe du jeu de cartes au jeu de massacre, mais on sent bien que tout est fait pour multiplier les références : ceux qui cachent leur jeu, ceux qui bluffent, ceux qui jouent un double jeu, ceux qui se couchent, ceux qui abattent leurs cartes, etc. Tout est jeu, mais un amusement légèrement cérébral comme peut l’être une partie de cartes ou une histoire drôle. Rien de grossier, ce sont les astuces qui remplissent le film qui servent à amuser le spectateur parce qu’il est censé connaître les codes du western et du whodunit, et donc se laisser manipuler tout en sachant qu’il n’en sortira pas vainqueur (encore une fois il n’y a que les abrutis qui croient pouvoir gagner au bonneteau en suivant parfaitement les gobelets des yeux — et en y jouant tout court ; la finalité, ce n’est pas le gain, mais bien le jeu).

Contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, la mise en scène est excellente. On reste dans un type de mise en scène classique, on ne va pas demander à Henry Hathaway de faire autre chose. Seulement encore faut-il reconnaître la valeur et l’excellence du classicisme. Si Leone met en avant sa caméra, ça participe au plaisir des yeux, seulement un metteur en scène qui est capable de se mettre en retrait pour mettre l’accent sur les acteurs, la situation et les mots, c’est tout aussi précieux (et rare). Il y a par exemple dans la direction d’acteurs un savoir-faire qui n’est pas donné à tout le monde : quand deux acteurs se font face et se dévorent des yeux sans qu’une ligne de leur texte indique qu’ils doivent à cet instant précis flirter, c’est que le metteur en scène leur demande (les acteurs sont flemmards, et comme tout le monde, pudiques, donc ils n’auront pas l’idée, ensemble, de flirter ainsi). Comprendre un texte, savoir déceler en quelques échanges ce qui se joue précisément dans la situation, ce qu’on peut y apporter de plus pour souligner ou au contraire enlever, c’est un art très délicat. Bouger des caméras et choisir des angles ou des focales, c’est certes compliqué mais c’est un art bien moins subtil que celui d’imaginer le sous-texte et le mettre en œuvre, ou de trouver le ton juste, l’atmosphère juste, l’intensité juste, le rythme juste… Sans compter qu’on peut souvent truquer au montage quand on a foiré des idées de plan. Alors qu’une scène qu’on a mal comprise et donc mal dirigée, c’est foiré pour de bon au montage.

5 Card Stud



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Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack (1968)

Le Plongeon

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Swimmer

Année : 1968

Réalisation : Frank Perry, Sydney Pollack

Avec : Burt Lancaster

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Réponse à Renaud/Morrinson (Je m’attarde) concernant l’interprétation du film :

Je pense que toutes les interprétations sont possibles, c’est l’intérêt de la chose presque. Je ne me rappelle d’aucune idylle par exemple (sauf avec la blonde baby-sitter — qui n’apparaît pas dans la nouvelle, je crois), et je doute que tout cela ne soit qu’un rêve. Je n’ai pas non plus pensé à un récit passé > présent. Pour moi, il s’agit bien d’une journée complète, on ne sait pas d’où il sort, et ce passé auquel il court, ou plonge, il le retrouve à travers ses rencontres, mais bien au présent, après sans doute un traumatisme ou quelque chose de ce genre. Je l’ai vu comme un type qui après une séparation ou une tragédie personnelle, après un séjour à l’asile, serait peut-être sorti, aurait perdu la mémoire, et se repointerait chez lui comme si de rien n’était en ayant oublié les dix dernières années de sa vie, et en devant alors faire face aux réactions médusées des gens qui l’ont connu.

Ça me semble évident, mais c’est peut-être parce qu’il m’est déjà arrivé de rêver ça : me retrouver là où j’avais vécu gosse, comme un point zéro marquant, avec tes habitudes, où tu voudrais bien revenir, mais où tu sais que tu ne pourras jamais.

Il y a un petit côté Alzheimer chez lui et, dans mon interprétation, c’était bien quelque chose de pathologique, une amnésie, liée très probablement à un traumatisme, une dépression, etc. Ensuite, ce n’est qu’une interprétation ; encore une fois, l’intérêt du film, c’est que rien n’est explicité et que chacun peut se créer sa sauce interprétative. Si quelqu’un explique le film en ayant tout compris et en imposant une seule version possible (je ne me rappelle plus très bien de ce que dit Thoret, mais c’est probable qu’il ait envie une nouvelle fois d’expliquer, trouver des symboles vaseux, etc.), ça n’a plus d’intérêt. Ça fait partie de ces histoires, presque mythologiques, qui deviennent universelles en en disant assez sur la vie et le monde tout en gardant une part de mystère. Il est normal alors que ça ne touche pas forcément certains spectateurs puisque c’est comme une boîte vide : si on n’y amène rien, si ce qu’on y voit ne nous inspire rien, ça sonnera… vide. Mais si on s’y laisse entraîner, si on commence à y venir avec ses propres bagages émotionnels, son histoire, ses peurs, ses obsessions, et qu’on y trouve toujours un écho dans le film, la boîte vide s’est remplie, et chacun aura une boîte différente. C’est le génie de l’art, capable de s’adresser à tout le monde, parfois, tout en s’adressant spécifiquement à chacun, comme un effet de miroir. Il suffit que l’angle donné ne soit pas le bon et on ne s’y reconnaît pas.

Thoret s’y est sans doute très bien vu et vu son imagination, sa capacité à voir des symboles, des références ou des révolutions partout (ou des intentions — surtout là où on peut difficilement parler d’auteur), c’est compréhensible qu’il adore le film et le mette au même rang que Le Lauréat. Il n’aurait pas tout à fait tort d’ailleurs. Quelle que soit l’interprétation que lui en fait, on ne peut pas nier que les deux films ont une approche “européenne” du cinéma (influencé par Blow up, je crois surtout). C’est-à-dire que tout à coup, les histoires n’avaient plus peur d’exposer l’ombre des choses, les mystères, l’incompréhensible, ou pour revenir à Antonioni, l’incommunicabilité. Toutes les années 70 seront sur ce même ton jusqu’à ce que Spielberg et Lucas y mettent un terme.

J’apprécie souvent ce genre d’histoires a priori absurdes qui refusent toute explication, sorte de machin existentialiste qui ne ressemble à rien, parce que ça me semble être un regard à la fois particulièrement déformé et pourtant si vrai de la réalité (Shakespeare ne disait pas autre chose, par exemple, déjà, tout comme Calderón avec La vie est un songe ou Cervantès à la même époque). Et ça, au XXᵉ siècle, ça a été pas mal transmis en France en tout cas par le théâtre de l’absurde. En attendant Godot, c’est tout aussi bizarre, existentiel et sans explications possibles. Pour reprendre le titre d’un machin de Peter Brook : tu as un espace vide, et c’est à celui qui regarde de le remplir, grâce aux suggestions de la scène ou de l’écran.


Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack 1968 | Columbia Pictures, Horizon Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1968

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