Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima (1962)

Le nœud coulant

Note : 3 sur 5.

Le Temple des oies sauvages

Titre original : Gan no tera / 雁の寺

Année : 1962

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Ayako Wakao, Masao Mishima, Kuniichi Takami, Isao Kimura

Ce serait intéressant de voir une autre adaptation de ce qui semble être le roman le plus notable de l’auteur du Détroit de la faim (adapté par Tomu Uchida), d’Orine la proscrite et des Poupées de bambou Echizen (adapté avec plus de succès dès l’année suivante et avec la même Ayako Wakao par Kôzaburô Yoshimura), parce que malgré une photographie magnifique et une interprétation impeccable, le récit me semble curieusement construit dans cette adaptation. Ça commence dès le prologue avec une séquence hors de rythme qui lance à mon sens assez mal les enjeux du film : le ton est très naturaliste, Kawashima ne semble pas savoir où il va et quoi montrer. Quelques notes de musique du générique annoncent la tonalité tragique du film, mais les séquences suivantes (malgré la mort du peintre) continuent d’échouer à sortir de ce rythme étrange et de cette absence de perspective.

Je suppose que le roman donne autant d’importance au moine, à sa maîtresse et à l’apprenti, voire à ces deux derniers. Le problème, c’est qu’ici, l’apprenti est sans doute un peu trop mis sur la touche : traité d’abord comme un rôle secondaire, il prend peu à peu plus de place jusqu’à devenir central sans pour autant interagir comme il devrait avec la maîtresse (il fuit). Aucune connivence réelle ne se crée entre ces deux « prisonniers du temple » : un type de rapports pourtant nécessaire pour qu’une opposition (claire pour le spectateur ; larvée entre les personnages) puisse se faire, car l’un d’eux (le moine) ignore la relation qui se tisse entre les deux autres. Le secret et l’interdit devraient vite devenir les moteurs de l’intrigue. Au lieu de ça, le récit multiplie les séquences alternées sans donner un poids assez fort à ce qui devrait les opposer : le nœud coulant de l’intrigue aurait tendance à se relâcher plutôt qu’à se resserrer autour (du cou) des personnages. Le sujet est pourtant en or, pas loin de ceux qu’interprète Ayako Wakao à l’époque sous la direction de Masumura. Mais la tension ne monte jamais. Au lieu de montrer la tension frontalement dans des séquences où les personnages se mettent en danger, au lieu d’exposer les conflits qui les animent ou au contraire les liens qui les attirent, au lieu de créer une affinité bien plus tendancieuse et problématique qu’elle ne l’est ici (en jouant sur la confusion : elle a pitié de lui, se montre presque maternelle, et lui interprète mal les signes d’affection qu’elle lui donne), le récit relate au contraire des événements sans donner l’impression d’en saisir la portée tragique.

Rien dans la mise en scène et dans le rythme du film ne concourt non plus à mettre en relief l’évolution psychologique des personnages ou à insister sur les enjeux personnels de chacun avant d’entrer en conflit et devenir ainsi le moteur de leurs actions (et de leurs fautes). Avant la tournure criminelle du récit, aucun plan rapproché, aucun ralentissement de l’action utile à insister sur un détail, une incertitude psychologique, aucune expression ne venant jouer le contrepoint des séquences naturalistes, aucune musique d’accompagnement pour guider le spectateur dans sa compréhension des conflits sous-jacents. D’ailleurs, si la musique avait été présente au tout début pour donner le ton, elle n’apparaît par la suite que timidement pour installer une ambiance avec trois notes de violoncelle (la pesanteur des silences nocturnes n’arrive pas plus à faire monter la tension). Ce n’est qu’à la fin que la musique se fait légèrement plus tragique et lyrique.

J’ai le souvenir à l’époque, par exemple, des séquences bien plus convaincantes pour exposer des enjeux communs mais sources aussi de conflits internes dans Une femme confesse entre le personnage de Ayako Wakao et l’étudiant. Ce n’est pas le tout de choisir l’actrice parfaite pour le rôle ; encore faut-il lui trouver un partenaire qui fasse le poids et qui soit mis en valeur par le récit et la mise en scène. Ici, c’est comme si le film avait presque honte de voir l’apprenti manger un peu trop la pellicule au détriment de la maîtresse. Ce n’est pas servir l’intrigue que de saboter son principal moteur : l’apprenti. Et ce n’est pas le meilleur moyen non plus de mettre en valeur une actrice comme Ayako Wakao en lui choisissant des acteurs transparents ou en limitant la portée des séquences devant servir à illustrer une relation forte (le récit préfère multiplier les séquences compassionnelles entre les deux personnages plutôt qu’entrer rapidement dans le dur : par exemple, la nuit où la maîtresse le rejoint dans sa chambre, rien en réalité ne se passe, c’est traité comme un non-événement alors que ça devrait être le point de bascule du film). Dans Une femme confesse, Ayako Wakao était opposée à l’acteur des Baisers, Hiroshi Kawaguchi… Les Baisers et ce Temple des oies sauvages ayant été écrit et adapté par le même scénariste, Kazuo Funahashi, il aurait été bien inspiré de souffler le nom de l’acteur à la production (on se console comme on peut).

À la manière des idiots qu’il ne faut pas faire jouer par des idiots, on ne choisit pas un acteur quelconque pour jouer un personnage censé être un peu trop idiot et serviable : pour cet apprenti, il fallait un jeune premier, peut-être avec un physique ingrat, jeune, mais il fallait surtout lui faire confiance en le mettant très vite au centre de l’intrigue en le montrant moins résigné et au centre des attentions (maternelles) de la maîtresse. Difficile de jouer les personnages de victime qui se révoltent sur le tard — et manifestement, difficile de trouver l’angle pour les aborder au cinéma. Le récit préfère insister sur sa science de l’évitement (école buissonnière, refus de s’opposer au moine, fuite face aux avances de la maîtresse), seulement, c’est souvent répétitif et rarement bien cinématographique. Je n’ai pas lu le roman, mais probable que l’intérêt de celui-ci réside dans la description du trouble de l’apprenti : plus que sur l’évitement, il aurait été plus judicieux d’insister sur la pression psychologique et sur les refoulements divers à l’origine de son basculement vers le crime. La perversion du moine, elle est évidente mais évolue peu, et puisque sa maîtresse a besoin de cette relation pour survivre, le conflit à exposer n’est pas là : la perversion au cœur du récit, c’était bien celle de l’apprenti (voyeurisme, jalousie, frustration sexuelle, vengeance criminelle, etc.). Le principe d’un film, c’est de mettre en valeur une histoire à laquelle on croit, pas d’en saborder certains aspects parce qu’on les trouverait peu convaincants. Le rôle de la mise en scène (et d’une adaptation), il est bien de mettre en évidence ces enjeux. Et à mon sens, elle se trompe ici en mettant ainsi bien trop souvent au premier plan la maîtresse auprès du moine, au lieu de la montrer auprès de l’apprenti. Le « second rôle », on devrait même tout de suite l’identifier comme étant celui du moine. Par exemple, dans mon souvenir, on a un peu ce même type de relation triangulaire au profit d’abord des amants dans un film comme Le Sorgho rouge.

Possible que Kawashima ait été un peu frileux à jouer tout de suite sur la relation trouble entre la maîtresse et l’apprenti : un Imamura ou un Oshima auraient sans doute beaucoup mieux identifié les enjeux malsains et possiblement criminels de cette relation. Pas assez vicieux ou pas assez l’esprit mal tourné le Kawashima. (Heureusement, Masumura, saura, lui, enfoncer le clou en ayant parfaitement identifié le potentiel d’Ayako Wakao dans ce type d’emploi de femme convoitée mais fatale après Une femme confesse — un emploi que l’actrice avait déjà bien tenu dans La Rue de la honte.)

Seules consolations : le noir et blanc, les décors et la composition magnifique des plans. Hiroshi Murai est le directeur de la photographie notamment du Faux Étudiant, du Sabre du mal, de Samouraï ou des Femmes naissent deux fois… Une constante dans la composition de plans de haut niveau.


Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima 1962 Gan no tera | Daiei


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Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica (1962)

Les Séquestrés d’Altona

Note : 3 sur 5.

Les Séquestrés d’Altona

Titre original :  I sequestrati di Altona

Année : 1962

Réalisation : Vittorio De Sica

Avec : Sophia Loren, Maximilian Schell, Fredric March, Robert Wagner

D’un côté, il me semble qu’on peut se féliciter de voir une des rares tentatives réussies de ce qu’on peut définir comme une tragédie. D’un autre côté, il faut avouer que l’univers de Jean-Paul Sartre est très particulier : une sorte de mélange étrange entre l’histoire et la fiction avec des implications dramatiques rarement vues ailleurs (à la fois philosophiques, politiques peut-être, et historiques), et Vittorio De Sica rend le propos (déjà bien lourd) extrêmement suffocant. De là d’ailleurs l’impression de voir une sorte de tragédie moderne au cinéma, mais aussi celle de voir un objet hybride inabouti.

Au rayon des adaptations impossibles de Sartre, j’avais trouvé celle des Mains sales (1951) légèrement plus convaincante.

À noter quelques jolis mouvements de caméra : cadrage d’une tête sur un côté qui prend de la distance de biais et qui, de ce fait, recadre la tête en son centre, puis un gros plan cadré avec un mouvement centrifuge en cercle autour du visage…

Une fois n’est pas coutume, je trouve les acteurs masculins, en dehors de Fredric March, assez agaçant. (Sophia Loren, elle, est parfaite.)

Étonnante, cette diversité proposée tout au long de leur carrière par le duo De Sica / Zavattini.


 
Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica 1962 | S.G.C., Titanus 

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La Femme de là-bas, Hideo Suzuki (1962)

La Femme de là-bas

Sono basho ni onna arite
Année : 1962

Réalisation :

Hideo Suzuki

Avec :

Yôko Tsukasa
Akira Takarada
Kumi Mizuno, Chisako Hara

8/10 IMDb iCM

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Les rapports hommes-femmes au sein de l’entreprise au Japon. Plus d’un demi-siècle plus tard, rien n’a changé ; d’une actualité étonnante. La difficulté des femmes à imposer leur travail, une préférence pour l’ombre en laissant les hommes avoir tous les honneurs même quand ce sont elles qui produisent les meilleures idées, une propension plus globalement à se laisser faire même quand elles sont plus qualifiées, une résignation parfois face à la conception masculine du travail vu comme une jungle dans laquelle il faut s’imposer et où la femme est souvent plus vue comme une conquête possible voire un objet que comme une véritable collègue (et dès lors une concurrente ou une alliée). Les dragues, les agressions sont incessantes.

Finalement, un peu comme pour reprendre le flambeau d’un Ozu ou d’un Naruse dépeignant la situation de ces femmes abusées après-guerre (Yôko Tsukasa avait notamment tourné dans Fin d’automne et dans Courant du soir), la femme que l’on croyait la mieux armée pour repousser les avances du bellâtre de la société concurrente, lui tombe dans les bras. C’est pour mieux t’escroquer mon enfant…

Tragique, mais brillant.



La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura (1962)

Note : 3.5 sur 5.

La Vie d’une femme

Titre original : Onna no issho

Année : 1962

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Machiko Kyô, Masaya Takahashi, Jirô Tamiya

Opus somme toute mineur dans la filmographie de Masumura, faute à un récit trop éclaté et un manque de scènes fortes (sorte de Vie d’O’Haru femme galante vite expédié et surtout sans faire confiance à son actrice principale à émouvoir le spectateur en lui laissant le temps de s’exprimer…). On aurait presque l’impression que les réels conflits et enjeux du film n’appartiennent qu’aux événements historiques et extérieurs à la vie de notre petite famille à travers les décennies. Même chez Ozu ou chez Naruse les événements familiaux, les conflits, y sont parfois plus marquants. Même éclaté sur plusieurs décennies, ça reste très anecdotique. Pour un mélo, on se surprendrait presque à barboter sur les rives d’un lac.

Reste le génie de découpage et de composition des plans de Masumura, surtout dans les petits espaces, rappelant Une femme confesse tourné l’année précédente. Si pour certains cinéastes, on s’applique avec le principe du « une idée un plan », chez Masumura, c’est une sorte de composition binaire dans laquelle à l’intérieur de chaque plan une action suivie d’une autre en réaction doit prendre forme. Action, réaction, et une logique du découpage tournée vers le principe pas si lénifiant du champ-contrechamp.

Dans un champ-contrechamp, parfois, on oppose un visage en gros plan à un autre en gros plan… Jamais ici : Masumura cadre systématiquement ses personnages dans le même plan, et le champ-contrechamp s’opère après un échange de trois ou quatre répliques, rarement plus. Les personnages se font rarement face, puisque c’est vrai que dans une discussion, il y en a souvent un qui veut parler à l’autre, et un autre qui subit et qui chercherait plutôt à fuir la discussion : celui qui fuit s’affaire souvent à une action, répond à l’autre, peut éventuellement devenir celui qui vient interroger l’autre, et les rôles s’inversent et ainsi de suite. Mais toujours le même principe de composition : une action ou une réplique, à laquelle l’autre personnage cadré dans le même plan répondra, un ou deux échanges tout au plus, éventuellement un personnage bougera, ou un autre interviendra, et ainsi de suite.

Autre principe, comme aux échecs, Masumura prend souvent un coup d’avance toujours pour que les personnages qui se répondent soient systématiquement dans le même cadre (l’un de profil, un autre peut-être de dos, mais rarement l’un à gauche et l’autre à droite, pour jouer sur la profondeur, profiter du scope et créer une perspective qui justifiera l’emploie du contrechamp) : la réaction de l’action en cours est déjà en gestation dans le plan à un autre endroit du champ, et cela souvent au premier plan, comme pour préméditer une action ou une prise de parole. En changeant de plan, Masumura ne propose pas seulement un contrechamp, il nous indique que dans le cadre, alors que l’action qui précède (suivant parfois un raccord) se termine, une réaction à cette action va prendre place dans ce nouveau cadre. On guette l’action à venir, et on la voit presque, la devine, avant qu’elle se manifeste. (Foutrement efficace d’un point de vue narratif, mais ça doit aussi être beaucoup plus économe en pellicule, parce que contrairement encore de l’idée qu’on se fait des champs-contrechamps, puisque les personnages bougent sans cesse, aucun réel plan maître ; pas non plus d’échelle de plan, parce que Masumura joue avec la profondeur dans tous ses plans — au premier plan souvent flou, des objets, des parois, au second un personnage, au troisième un autre, au quatrième parfois encore un autre amené à intervenir ou qui est déjà intervenu et qu’on ne voit plus qu’en pointillé… — si bien qu’il filme deux répliques, parfois trois, fait bouger éventuellement ses acteurs, en fait intervenir d’autres, et puis contrechamp. L’astuce, c’est que si dans un champ-contrechamp classique, le troisième plan est presque toujours une copie du premier, là, ça ne marche que par paire : 11 (action-réaction-cut)/ 22 (contrechamp avec même principe d’une action répondant à une autre à l’intérieur du même plan)/ 33 (contrechamp du plan précédent, mais autre angle que le plan antéprécédent 1)/44, etc. ; et cela au lieu du ronflant 1/2-1/2-1. Plus fort encore, tel encore un joueur d’échecs, revenir à un plan bien antérieur laissant presque penser qu’il pourrait avoir un plan maître, alors que ça paraît assez peu probable : 11/22/33/44/1/44/5 (comme dans la séquence finale où il reviendra juste avant un travelling me semble-t-il à un emplacement de caméra en plan moyen utilisé précédemment pour un plan plus rapproché.)

Analyse plus détaillée ici :

Composition des plans et montage en champ-contrechamp chez Yasuzô Masumura



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La Rue chaude, Edward Dmytryk (1962)

La chatte sur un toit glissant

Note : 3 sur 5.

La Rue chaude

Titre original : Walk on the Wild Side

Année : 1962

Réalisation : Edward Dmytryk

Avec : Laurence Harvey, Capucine, Jane Fonda, Anne Baxter, Barbara Stanwyck

Les années 60 du cinéma américain font décidément bien peine à voir. Déploiement de moyens presque sidérant pour ce qui n’est au fond qu’une banale histoire de série B et qui aurait pu tout au plus dans les années 40 faire un bon film noir (Dmytryk a été l’auteur en 1947 de l’excellent Crossfire). Le moindre espace carré du décor, de l’écran, du casting, semble être étudié afin d’y mettre le meilleur… sur le papier. Mais sérieusement, Anne Baxter en tenancière de bar mexicaine ? Elle a peut-être voulu reproduire les prétentions de son partenaire des Dix Commandements dans La Soif du mal, mais on n’y croit pas une seule seconde (comme souvent dans ses rôles de composition).

Jane Fonda bouffe toute la pellicule pendant le premier acte du film, et même si son personnage revient par la suite, elle en fait trop. Et Dmytryk la regarde peut-être un peu trop jouer. La cohérence dans son interprétation laisse d’ailleurs un peu désirer : elle est censée être une gamine certes un peu dégourdie, mais c’est une fille des rues sans éducation ; pourtant, tout à coup à la fin, ce n’est plus une petite fille, mais Jane Fonda, l’adolescente devenue adulte, qui profite d’une ou deux séquences pour montrer ce qu’elle est capable en femme pleine d’esprit… De l’esprit, son personnage en a, elle dispose même de quelques-unes des meilleures répliques du film, mais encore fallait-il alors ne pas surjouer l’enfant sauvage au début…

On frôle les excès d’un Tod Browning avec un mari cul-de-jatte au milieu de deux des plus belles femmes du monde : Jane Fonda et Capucine… Ah, Hollywood…

À noter toutefois un générique somptueux suivant les pérégrinations nocturnes d’une chatte signé… Saul Bass.

(Et si Jane Fonda est magnifique, je n’ai vu que Capucine, la chatte qui passait par là. Noire et élégante, bientôt panthère et rose. « Capucine… ! » sur les toits, j’écris ton nom.)


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La Punition, Jean Rouch (1962) (+ fragment Les Veuves de 15 ans)

Chroniques rouchiennes

Note : 4 sur 5.

La Punition / Les Veuves de 15 ans

Année : 1962

Réalisation : Jean Rouch

Avec : Nadine Ballot, Jean-Claude Darnal, Modeste Landry, Jean-Marc Simon

Segment Les Veuves de 15 ans : Le meilleur versant de Rouch, et je ne parle pas de géographie. Comme il l’avait déjà démontré dans Chronique d’un été, il peut très bien se muer en ethnologue en plein Paris. Et ce n’est pas le moins intéressant. Un demi-siècle après, quand on y voit nos parents jouer à la poupée, s’interroger sur leur sexualité et finir par une partouze qu’on qualifierait plus aujourd’hui de viol collectif, ça vaut tout de même le détour. Face à la réception plus que mitigée de La Punition, Pierre Braundberger aurait décidé de ne pas exploiter ce segment de Rouch dans le film. À noter l’excellente interprétation de Maurice Pialat dans un rôle de photographe, professionnel, très professionnel.

La Punition, long métrage, est tout aussi dérangeant. Sorte de variation adolescente de Cléo de 5 à 7 dans laquelle on suit Nadine, virée pour la journée de son cours de philosophie, qui s’en va donc déambuler dans la capitale avec son cartable de quinze tonnes en quête d’on ne sait quoi, d’aventure, de fuite… Faudrait pas la prendre pour une gourde la Nadine, parce que si elle est de ces personnages un peu perdus du cinéma, formidablement photogéniques à regarder toujours au loin malgré leur regard flou, quand elle rencontre « ses hommes », elle a du répondant. On pourrait presque voir le film comme une autre version — si ce n’est du Varda ce sera du Rouch même — de La Chasse au lion à l’arc (qui est en fait une chasse aux lionnes) centrée cette fois sur la proie : autrement dit Nadine. La proie des dragueurs, cette espèce sauvage autrefois tolérée mais aujourd’hui chassée. Tout au long de sa journée de pérégrination parisienne, Nadine ne va cesser de se faire aborder par des inconnus.

Rouch, contrairement à ce qu’il fera dans son court métrage, choisit l’improvisation et l’actrice s’en sort très bien. Mais jetés dans une telle situation et priés d’improviser, elle et son prétendant malheureux (ou lourd), ce n’est finalement à ce stade pas beaucoup plus différent que de se rencontrer, d’essayer d’appréhender, séduire ou se débarrasser de l’autre dans la vraie vie. On sent très bien chez Nadine (et donc son actrice), le jeu permanent, ou la confusion, entre ce qu’elle dit, ce qu’elle voudrait, entre la tentation de se laisser convaincre et le désir de ne pas se trouver importunée. Tout évidemment tourne autour d’une seule chose : le sexe. On utilise parfois le terme « d’aventure » et on peut jouer alors sur les différentes définitions du mot, car Nadine dit vouloir qu’on l’embarque loin sans avoir à rendre de comptes à personne. Mais n’est-ce pas finalement la même chose. La grande aventure, qu’elle soit amoureuse ou un départ pour ailleurs, pour Nadine, c’est la même chose : elle recherche quelque chose qui puisse la transporter dans un lieu idéal qui serait tout sauf ici, sans attaches, sans contraintes de la vie présente ou d’argent… Elle rêve d’amour pourtant, bien plus que de grand voyage, mais c’est sa manière de l’exprimer. Parce que quand on se sent oppressé dans une situation de vie, tout ce qui pourrait nous en échapper semblerait prendre l’apparence d’un grand voyage. Or, quand elle met à l’épreuve ses amoureux potentiels, elle voit bien que ce qui les anime avant tout, c’est l’aventure passagère, celle du sexe, attirés par sa beauté et sa jeunesse. Y a-t-il seulement des dragueurs qui pensent à autre chose ?

L’amour, Nadine l’a bien compris, ce n’est pas être la proie d’un autre, c’est se perdre ensemble dans un ailleurs qui ne leur appartient qu’à eux. L’incommunicabilité des couples. Sans doute que pour ces hommes, la drague reste un moyen comme un autre pour découvrir l’âme sœur, au détour d’une aventure qui avait l’ambition d’être tout autre chose, mais derrière chaque discussion, c’est le sexe qui réapparaît à chaque fois. Ces hommes pourraient passer pour des goujats, mais s’ils le sont sans doute un peu par leurs intentions toutes tournées vers le sexe, ils sont surtout des hommes tout autant perdus qu’elle. La différence étant bien que pour un homme (en tout cas ceux-là), les sentiments viendraient après. Pardon du cliché mais c’est ce qui ressort du film : une femme a besoin de se représenter dans les bras d’un homme, en train de l’aimer, avant de lui faire l’amour, qui serait alors l’aboutissement, la confirmation d’un amour, celui-là, sentimentale ; alors qu’un homme voit d’abord une femme comme un objet, à même de satisfaire ses pulsions sexuelles avant de le saisir ailleurs, par les sentiments, car au fond, il a besoin de goûter avant d’acheter…

Nadine se lasse de plus en plus de ses conversations semblant mener nulle part sinon au plumard, pourtant elle garde l’espoir qu’on vienne la cueillir pour l’emporter… Il serait plus simple de rentrer chez elle, mais elle insiste. Et tout en insistant, sa patience et sa tolérance ne font que diminuer au fil de la journée. Si certaines femmes peuvent se faire draguer plusieurs fois dans la même journée et si pour certains hommes cela peut paraître invraisemblable ou incompréhensible, le film montre au moins ça parfaitement. L’agacement quand arrive le soir de se voir importunée encore et encore. La fatigue de n’être perçu que comme un bout de viande tout juste bon à procurer un plaisir passager, une barque pour passer la rive du petit plaisir capiteux vite oublié, avant que tout reprenne son cours normal. Alors que c’est à cette routine que Nadine voudrait qu’on l’arrache. Quand son prétendant de Bretâghne lui parle de bateau, elle voudrait y voir un paquebot pour partir sur les océans ; lui ne parlait que de voile… Un petit tour en mer et pis c’est tout.

Pauvre Nadine. À l’image de sa grande sœur Cléo, elle finira la journée sur les rotules. Et on ignorera comment se sera passée sa nuit.


La Punition, Jean Rouch 1962 | CNC Les Films de la Pléiade

Les Veuves de quinze ans (Marie-France et Véronique), Jean Rouch 1965 | Les Films de la Pléiade


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Boccace 70, Vittorio De Sica, Federico Fellini, Mario Monicelli, Luchino Visconti (1962)

Note : 3.5 sur 5.

Boccace 70

Titre original : Boccaccio 70

Année : 1962

Réalisation :   Vittorio De Sica, Federico FelliniMario Monicelli, Luchino Visconti

Avec : Anita Ekberg, Sophia Loren, Romy Schneider, Marisa Solinas, Peppino De Filippo, Tomas Milian, Germano Gilioli

Le premier segment de Monicelli est un bijou. Satire à l’italienne avec quelques délires sur le modernisme à la Tati. Un jeune couple travaillant dans la même entreprise doit tenir secret leur mariage parce que, contractuellement, elle, jeune épouse, doit rester jeune fille ; de son côté l’époux n’a qu’un petit poste de livreur. C’est d’une extrême bienveillance pour ces deux tourtereaux. En quelques minutes, le résumé des petites bisbilles sans conséquences entre deux jeunots magnifiques qui s’aiment d’un amour tendre et sincère. Une particularité de la comédie italienne, capable de toucher là où ça gratte avec la plus grande justesse et, malgré tout, bienveillance. Désolant de voir que ce cinéma est révolu. Qui aurait cru qu’une femme aussi pingre pouvait la rendre aussi sexy. C’est beau les amoureux, surtout quand ils font un bras d’honneur au monde, et qu’ils restent dans le leur.

La partie de Fellini ne vaut que pour la présence technicolorée d’Anita Ekberg. Fellini y développe déjà ces délires démesurés, ses fantasmes ridicules. C’est parfois brillant, souvent vulgaire ou vain. Globalement, c’est long et répétitif. J’ai failli piquer du nez plusieurs fois. Peut-être que les fantasmes imagés étaient les miens.

Le gros morceau de Visconti est insupportable de bout en bout. Les personnages sont antipathiques, des aristocrates, comme par hasard. On voit le talent à venir de Romy par intermittence, mais elle force tellement qu’on a du mal à n’y voir encore que la sottise de Sissi. Fallait vraiment y mettre de la bonne volonté pour repérer le talent, parce que le personnage ne lui convient finalement pas très bien (à moins que ce soit elle qui soit encore incapable de la tirer plus vers une forme de gravité et de dignité, d’intelligence et d’intériorité, qu’on lui connaîtra par la suite ; cette légèreté la rend franchement insupportable). Tomas Milian en fait aussi des tonnes, mais on ne l’appelle pas Milian pour rien. Dès que Visconti devient bavard, j’ai envie de lui faire chier les tomes de la Recherche. L’élégance de l’aristo, Luchino, c’est de la fermer. Fais-moi taire ces deux emmerdeurs. Cela dit l’idée de départ — enfin qui prend surtout corps à la fin — est pas mal du tout : pour ranimer la flamme entre les deux, elle se voit rabaissée à proposer à son mari qu’il la paie pour faire l’amour. Sont quand même d’un compliqué ces aristos… Ça ferait une bonne nouvelle, mais là, non, juste non. Les plaintes au milieu des fastes et des serviteurs, c’est d’un vulgaire…

La dernière partie de De Sica est sympathique. Après les deux qui précèdent, ça fait du bien de se retrouver à Naples. L’impression de prendre un grand bol d’air frais au milieu des collines de Sophia Loren. Cette femme est si bien constituée, si généreuse, qu’on peut la trouver dans tous les atlas géographiques… Pas humain. Et je ne voudrais pas dire, mais dans l’exercice du fou rire, la Loren grille sans discussion la petite Romy. On n’honore pas assez les acteurs de comédie, c’est pourtant bien plus dur que tirer des tronches d’enterrement d’un kilomètre de long (Milian approuve, mais avec sa gueule, lui, la terre tremble…).


> un « raté » de la Cinémathèque

Boccace 70, Vittorio De Sica, Federico Fellini, Mario Monicelli, Luchino Visconti 1962 Boccaccio 70 Cineriz, Concordia Compagnia Cinematografica, Francinex, Gray-Film


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L’Expédition, Satyajit Ray (1962)

L’Expédition

Abhijaan

lexpedition-satyajit-ray-1962Année : 1962

Réalisation :

Satyajit Ray

Avec :

Waheeda Rehman
Soumitra Chatterjee
Ruma Guha Thakurta
Rabi Ghosh

8/10 IMDb

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L’un des meilleurs Satyajit Ray assurément. Une trame qui n’est pas sans rappeler celle de Taxi Driver (Schrader est un maître quand il est question de siphonner les réservoirs des copains et de nous en revendre un liquide parfaitement raffiné).

Soumitra Chatterjee dans un contre-emploi pas évident et sans doute un peu forcé vers le côté antipathique, fier, du personnage. Rabi Ghosh, qui joue ici l’assistant mécanicien (et qui retrouvera Chatterjee quelques années plus tard dans Des jours et des nuits dans la forêt), amène heureusement un peu de fantaisie et de légèreté au film (rôle pour le coup zappé par Schrader).

Magnifique film sur l’exploitation de l’homme et les tendances peu enviables de certains, parfois poussés par les circonstances, à la corruptibilité. Les meilleures années de Ray, et sa petite troupe déjà en action (très étrange d’avoir découvert Ruma Guha Thakurta dans Un ennemi du peuple, tourné près de trente ans après…).


L’Expédition, Satyajit Ray (1962) Abhijaan | Abhijatrik, Angel Digital., B.N. Roy Productions


Kanchenjungha, Satyajit Ray (1962)

Kanchenjungha

Kanchenjungha

kanchenjungha-satyajit-ray-1962Année : 1962

Réalisation :

Satyajit Ray

5/10  IMDb

D’un ennui profond. Satyajit Ray, très convaincant quand il adapte les grands romans bengalis, se révèle aussi bon scénariste que Rohmer.

L’idée de départ n’est pas mauvaise, voire excellente, mais c’est traité de manière littéraire avec une focalisation incompréhensible autour des dialogues.

Plus grave, Ray oublie totalement la contextualisation de son histoire : la situation, on doit la comprendre uniquement avec ce qu’on voit (pas grand-chose) et ce qu’on apprend. La caméra subit, n’écrit rien. Au lieu de flinguer son budget avec une pellicule couleur, il aurait mieux fait d’avoir des décors et portant une plus grande attention au montage, autrement ça ressemble à du roman-photo. Plus minimaliste pas possible : tous les plans sont filmés dans les mêmes rues désertes d’une station thermale ou je ne sais quoi.

1 roupie de main-d’œuvre pour l’ensemble du film, bravo Raymond.


Kanchenjungha, Satyajit Ray (1962) | NCA Productions


Tuer ! Kenji Misumi (1962)

Raizô, The Cherry Razor

Kiru

Note : 4.5 sur 5.

Tuer !

Titre original : Kiru

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Mayumi Nagisa

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Misumi peut être le réalisateur de grands chambaras comme Hanzo the Razor, Baby Cart ou La Légende de Zatoichi, ce Kiru n’est pas un film de chambara à proprement parler (d’ailleurs Le Sabre non plus). S’il est question de samouraïs ou de duel au katana, l’approche est concentrée ailleurs que sur l’action. La force du film, c’est son récit. Épique, elliptique, concis, il adopte sans doute les qualités du roman dont il est tiré, et il profite d’un des meilleurs raconteurs d’histoires, adaptateurs et metteur en scène de la seconde moitié du XXᵉ siècle : Kaneto Shindô. L’intérêt est donc moins de montrer les diverses galipettes des sabreurs que de raconter une histoire, un destin, et de ne s’intéresser à des détails que pour accentuer une tension, celle qui résulte d’un duel, avant, après, mais rarement pendant : le cling cling des lames d’acier étant finalement toujours le même, autant s’en passer.

Ce qui ne change pas en revanche, c’est le cling cling pour découper la structure d’un récit traditionnel. J’y reviens souvent, mais les principes et les techniques sont toujours les mêmes. L’isolationnisme finalement, ça peut avoir du bon. Pendant des siècles, la culture japonaise s’est construite sur des modèles de récits anciens, tellement communs aux cultures qu’on peut se demander s’ils ne relèvent pas de traditions communes à une époque où les petits humains se racontaient des histoires au moyen d’une proto-langue originelle (qui fait toujours débat, faute d’enregistrements grommelesques d’époque). J’aurais tendance à dire que l’intelligence, voire le désir de transmettre, précède la capacité à articuler des phrases, donc on pourrait voir dans ces similitudes la preuve d’une transmission d’histoires, de mythes communs, bien avant que la langue puisse se fixer, et finalement s’articuler autour d’une multitude de proto-langues qui sont à la base de toutes les langues de la planète. À moins bien sûr, que tous ces principes résultent d’une logique des choses. Ma logique étant sans doute plus proche d’un brouillamini d’australopithèque qu’un homo rationnicus academicus, j’opterais pour la première option (l’origine de mythes anciens, fondateurs, dont les codes communs à toutes les cultures seraient les derniers vestiges).

Peu importe. Le fait est que le Japon a su préserver une certaine tradition dans sa manière de raconter des histoires. Avant le roman, invention occidentale traînant en longueur, il y avait les contes, les récits épiques, les fables, les chroniques. Et tout ça est sorti, villes et jardins, de la tasse de thé de mon conteur australopithèque. Au contraire du roman usant de grossières digressions, de piteux bavardages ou de considérations personnelles, tous ces styles de récit vont à l’essentiel et ne s’attachent le plus souvent qu’à raconter une chose : le destin d’un homme. La transmission d’une telle histoire avait sans doute valeur d’initiation. Parler des malheurs des autres aidait à se préparer à la vie dure préhistorique. L’imagination comme meilleur outil de l’homme afin de s’émanciper des contraintes de l’environnement. Raconter, c’est prévoir ; raconter, c’est vivre à la place de : le monde virtuel avant l’heure.

J’y reviens presque toujours quand je m’extasie (en pauvre australopithèque que je suis) devant le génie narratif de certains auteurs… Parmi ces techniques, la plus efficace, la plus évidente, la plus utilisée, c’est probablement l’ellipse. Elle est toujours le résultat d’une logique, jamais une fin en soi. On ne coupe pas une chronologie des événements comme on s’amuse avec son katana pour découper une à une les fleurs d’un cerisier. Il faut comprendre et donner un sens à la fable. Ce qui compte, comme chez l’acteur, c’est la finale (l’intention finale). Toutes les actions référencées sont tournées vers un même but. Tout ce qui sort de ce cadre doit être supprimé ; on ne garde que ce qui reste au fond de la batée. Miette par miette, on réunit une suite chronologique d’événements qu’il faut désormais lier. La magie du récit fait qu’entre deux événements, s’ils sont intrinsèquement signifiants, ce sera à l’intelligence du spectateur d’en faire le lien. Pourquoi expliquer ce qu’on peut comprendre tout seul ? On va non seulement plus vite, mais le spectateur tient essentiellement son plaisir dans ce travail d’imagination. C’est le pouvoir évocateur de l’ellipse.

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Tout est fait d’ellipses dans le film. Les plans ne s’intègrent pas dans une logique de tableaux ou de scènes, mais dans une logique d’ensemble. Le montage alterné se fait naturellement, sans insister : un plan pour évoquer une idée, puis une autre. Le récit avance et ne redonde pas. Si on parle souvent de langage pour le cinéma, c’est surtout significatif dans ce type d’histoire. Il n’est pas question d’un langage de tous les jours où on cherche à reproduire une impression de réalité. C’est toute une rhétorique de l’image qui s’agglutine pour construire un récit. Les images ne parlent pas, elles racontent. Avec leur part de malentendu et de liberté. Derrière chaque plan, on pourrait presque entendre la voix d’un narrateur suivre le cours du récit. Tel un conte. Ce n’est pas pour rien que la plupart des films japonais muets utilisaient des benshi. On était dans cette tradition de l’oralité où une même histoire était racontée par une seule voix. Le cinéma a fini par adopter naturellement la longueur de ces contes qu’on imagine suivre les soirs au coin du feu. Une heure et demie, deux heures… En dehors de ses expérimentations, le cinéma muet occidental ne faisait pas autre chose : les images, parfois soulignées d’une musique, ne faisaient que suivre le fil d’un récit qu’on racontait à travers des images, mais le sens et le rythme étaient là. C’était déjà celui des contes, de la littérature, et beaucoup moins celle du théâtre ou de la vie où on reste esclave d’un espace fini. Eisenstein avait vu juste quand il pensait que deux images montées ensemble avaient un sens (l’effet Koulechov utilisé comme base ou lien sémantique). L’idée était bonne, l’exécution, faute d’être intégrée dans un récit et d’une logique plus large, l’était un peu moins ; ce qu’il faisait à l’échelle d’une scène pour accentuer des effets, des enjeux ou une tension propre à une séquence, il aurait fallu le mettre au service de l’histoire : ne pas jouer sur les séquences, mais sur la fable, comme on dit à un acteur de ne pas jouer sur chaque mot, mais de chercher le sens général d’un texte.

Ce cinéma est donc encore du cinéma de benshi. La voix reste muette, mais les images et le montage parlent à sa place. La technique est d’ailleurs employée assez souvent dans d’autres films : en transition, on rajoute un titre, une voix off. Mais là, tout pourrait être commenté par un narrateur : s’il a besoin d’évoquer dans son récit une scène où il ne se passe d’essentiel qu’une phrase, il n’hésite pas, il va droit à cet essentiel et se désintéresse du reste, ça fait partie d’un tout. Ne reste que le murmure, le souffle du conteur : la musique.

Un autre procédé commun, employé le plus souvent de la même manière, si bien qu’il finit par ne plus être que la preuve d’une utilisation systématique de ce « langage » narratif : le plan large d’introduction, voire le gros plan sur un détail du décor (un objet, des animaux, des arbres…). Même principe dans tous les arts, une fois qu’on connaît les codes et qu’on sait les utiliser pour éveiller l’imagination du lecteur, du spectateur, il faut arriver à le surprendre à l’intérieur même de ces codes. Si on use à chaque fois d’une même ponctuation pour distiller les événements, on appauvrit considérablement le sens de son histoire. Un écrivain ne doit pas seulement choisir les événements les plus significatifs, mais aussi utiliser les mots les plus justes pour sortir de la banalité des choses. L’auteur possède de nombreuses possibilités par exemple pour traduire le passage d’une période à une autre, créer un lien signifiant entre deux événements (on reste dans l’ellipse), par le biais de connecteurs logiques : « plus tard », « après le… » « lorsque… » « en arrivant à… » « d’ordinaire… » « en marge de » « ce ne fut que… ». Si on ne cesse de répéter les « pendant ce temps » ou les « et puis », la saveur n’est pas la même. Ici par exemple, Misumi commence direct par un gros plan, d’abord de profil, puis de face. C’est un angle fort qui ne s’écarte pourtant pas du cadre qui se dessinera tout au long : il nous décrit ce personnage avant de la mettre en action. Et on entend la petite voix du benshi nous dire que ce visage appartient à un personnage important, mais qu’il faut bien le regarder parce qu’on ne le verra plus : on comprend petit à petit, non pas en nous l’expliquant, mais en nous distillant des informations qui nous mettent d’abord sur la voie avant d’en être certains. Toutes les entrées en matière se ressemblent (il faut mettre en scène l’élément déclencheur, celui qui va tout provoquer, la faute originale), mais là liberté, on la trouve dans la manière d’évoluer à l’intérieur des contraintes. Mille angles possibles une fois qu’on connaît le cadre à ne pas dépasser.

Le film est ainsi fait de multiples évocations. Des plans qui n’auraient aucun sens pris séparément, mais qui, en se combinant, prennent tout leur sens. Comme en littérature ou dans un récit oral quand on peut évoquer facilement certains détails du passé. On trouve ici beaucoup d’inserts de plans reliés à l’histoire de sa mère, donc la sienne. Aujourd’hui, on dirait que ce sont des images qui dévoilent ses pensées. On reste dans une logique de voix narrative : au lieu d’un « je me rappelle », ce serait plutôt un « il se rappelle », voire un « rappelez-vous, spectateur ».

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On bannit également tout mouvement accessoire ou détail non signifiant. Quand le héros retrouve son maître assassiné, il le prend d’abord dans ses bras, puis le relève pour le coucher sur le dos. On peut remarquer un léger faux raccord entre les deux plans. On pourrait presque penser qu’il a traîné son maître sur vingt kilomètres pour le faire changer de pièce, et comprendre ce faux raccord comme une ellipse temporelle. Ça aurait été logique de sucrer cette action ridicule assez peu signifiante du samouraï traînant son maître pour le coucher ailleurs… On est dans la même pièce, et pourtant le faux raccord ne saute pas tant que ça aux yeux. Parce que peu importe si le raccord de mouvement n’est pas exact ; la logique, l’essentiel, est là. Il ne s’agit pas de la même phrase. Un plan le montre d’abord prendre son maître dans ses bras, sa réaction, le contrechamp… Même logique, même phrase, qu’on ne pourrait scinder en deux paragraphes : le samouraï découvre son maître assassiné. Mais ensuite, peu importe le raccord : désormais, ce qui compte, c’est de le montrer s’excuser. Un idiot se serait soucié du détail chronologique et aurait tenu à reconstruire la scène telle qu’elle aurait pu se dérouler dans un monde réel ; or, on s’en moque, on sait que c’est du cinéma, donc une histoire racontée, on n’est pas plus gênés par cette légère incohérence quand c’est un benshi qui commente et joue tous les personnages, ou quand c’est un orateur qui nous évoque des images par la seule puissance des mots. Un récit, c’est le contraire du réel : c’est du réel sélectionné. On ne garde que le signifiant, et le meilleur.

On retrouvera la même idée dans l’utilisation des scènes dialoguées. Encore et toujours le même principe qu’un conte ou un roman. Les mauvais conteurs se perdent en bavardages. Le spectateur n’a pas besoin de beaucoup : quelques informations, un contexte, une situation, une ligne dramatique cohérente, une atmosphère… Une fois qu’on a donné l’essentiel, il faut passer à autre chose. Alors on parle peu, on évite de s’échanger les banalités d’usage ; on n’arrive pas, et on ne repart pas d’une scène, on y est déjà : si on y est, c’est qu’on y est bien arrivé, et si on est arrivé ailleurs, c’est donc bien qu’on l’a quittée, non ?… (C’était bien l’accumulation de ce genre de péripéties anodines que je reprochais au 47 Ronin d’Inagaki où chaque séquence était ponctuée par l’arrivée ou le départ d’un personnage avec tambours et trompettes.)

Le seul écueil quand on joue du katana au montage, c’est la possibilité d’un manque d’identification au personnage principal, à sa quête, son destin. C’est le seul reproche que je puisse faire au film. Je ne sais pas si c’est parce que je peine à trouver Raizô Ichikawa particulièrement brillant, ou si le film manque de chair autour de cette structure bien léchée, mais j’ai bien l’impression qu’un peu moins de rectitude pour nous laisser nous familiariser avec le personnage principal n’aurait pas fait de mal. Manquait un grand acteur capable d’attirer la sympathie et l’adhésion en un rien de temps, entre deux ellipses. Le personnage est certes un idéaliste, une bonne âme, mais Raizô Ichikawa, avec son œil de biche, fait justement un peu trop ton sur ton. Le trait noir, ce n’était pas sur les cils qu’il aurait fallu le faire, mais en travers. Une bien grande, façon balafre. « Fais gaffe à ce que tu dis, toi, sinon je te fourre mon cerisier bien profond ! » Raizô, The Cherry Razor.



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