La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955)

Baby Doll in Red Velvet

Note : 4 sur 5.

La Fille sur la balançoire

Titre original : The Girl in the Red Velvet Swing

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Scénario : Charles Brackett & Walter Reisch

Avec : Ray Milland, Joan Collins, Farley Granger

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L’art est-il cyclique ?

L’art, comme l’histoire, est-il cyclique ? Probablement pas. Du moins, pas en partie. C’est d’abord sans doute une vue de l’esprit, mais puisque c’est aussi une vue des esprits qui décident des choses de leur temps, il est probable que la perception qu’on se fait de son époque vienne à vouloir y répondre en prenant le contre-pied des usages alors en vigueur, initiant ainsi des mouvements contraires et un nouveau cycle.

Parmi ces modèles cycliques, le plus évident est peut-être celui de la Contre-Réforme. Après la Réforme et l’austérité du protestantisme, l’Église se lance dans une contre-attaque qui sera la Contre-Réforme : l’opulence répond à l’austérité, l’art baroque apparaît. Réforme/Contre-Réforme, un enfant de quatre ans peut comprendre la logique.

Selon le même principe, on parle parfois d’époque fin-de-siècle, et tout particulièrement au cinéma, on distingue une forme de classicisme imposé par les studios (notamment la MGM) dès l’époque du muet. Viennent ensuite les quelques avancées libérales en matière de mœurs et les scandales à Hollywood : c’est ce qu’on appellera plus tard, la période pré-code. Puis le code Hays sera appliqué au milieu des années 30 jusque dans les années 60 tout en étant de moins en moins suivi au fil des décennies. Les années 60 marquent une époque de crise des studios que certains qualifieront de « Hollywood décadent ». Le Nouvel Hollywood donnera un nouvel élan au cinéma américain avec une approche à la fois plus réaliste et tout aussi brutale. Cette période sera à son tour marquée par une sorte de tournant contraire quand ce cinéma jugé trop sombre par une poignée de réalisateurs, tels que Spielberg ou Lucas, s’adressera davantage aux adolescents soucieux de trouver dans les salles des divertissements enthousiasmants, pleins de fantaisies et d’optimisme. Une norme qui a encore cours actuellement.

Il n’y a donc pas de cycle…, mais force est de constater qu’un certain esprit de contradiction souffle souvent entre les générations et que par voie de conséquence, on est bien tenté de ne plus voir que ce qui jure par rapport à ce qui précède en regardant certains films hollywoodiens du milieu des années 50. L’ambiance fin-de-siècle, elle semble avoir en réalité touché Hollywood en plein milieu du siècle… Tourné juste avant La Fille sur la balançoire, on n’était déjà pas loin d’un frétillement (baroque) avec Les Inconnus dans la ville du même Fleischer : il y a quelque chose dans l’air qui laisse penser que quelque chose est en train de changer, quelque chose qui annonce les dérives ou les incompréhensions des années de crise qui suivront, et quelque chose qui semble donc répéter un schéma éprouvé :

Excès/Décadence/Réforme/Austérité/Contre-réforme/Excès/Décadence…

Et cela semble s’appliquer à pas mal de choses : les libertés sexuelles, les mouvements en art, la morale civile ou religieuse, les modes vestimentaires, etc. Bien sûr, toutes ces perceptions sont souvent un peu forcées, mais quand ces « mouvements » viennent aussi parfois explicitement en réaction à un usage devenu obsolète, on ne peut pas les ignorer.

« Prête à vous envoyer en l’air ? »

Assiste-t-on pour autant à une réaction volontaire à l’austérité appliquée depuis le milieu des années 30 à Hollywood avec ces deux films de Fleischer ? Certainement pas. La réaction sera beaucoup plus marquée quelques mois plus tard en France avec la nouvelle vague, en réaction, non pas à un code qui ne s’applique pas à son industrie, mais à une « qualité française » dont on peut toutefois reconnaître des similitudes formelles avec le cinéma de la même époque à Hollywood.

Mais c’est peut-être quand ces mouvements sont involontaires qu’ils sont peut-être les plus intéressants à décrypter. Parce qu’au milieu des années 50, si Hollywood fait le diagnostic qu’une réforme est nécessaire, il ne fait pas forcément toujours les bons choix ou ne reconnaît pas forcément son principal concurrent : la télévision était peut-être moins à craindre que l’émergence de nouvelles cinématographies venues d’Europe ou du Japon. Au lieu d’aller vers plus de simplicité, plus de réalisme (pourtant initiés par certains acteurs de la scène new-yorkaise, mais vite chassés comme des sorcières), Hollywood fera bientôt le choix des outrances. Ce sera rococo party. En dix ans, on basculera peu à peu des audaces acidulées des Plaisirs de l’enfer aux excès grotesques de La Vallée des poupées, et de La Vallée des poupées aux surenchères parodiques (ou pas) de Beyond the Valley of the Dolls.

En 1955, on n’en est pas encore là. La Fille sur la balançoire précède de deux ans Les Plaisirs de l’enfer. Tous deux restent donc dans les clous. Mais Hollywood est en train de créer sans le savoir les conditions qui favoriseront ses échecs futurs… tout en tendant la main à quelques cinéastes (puisque tout désormais devra passer par eux) qui auront les clés pour sortir de l’impasse dans les années 70.

Fait notable : contrairement aux Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire n’est pas un film contemporain. Il raconte l’histoire vraie, sordide, d’un fait divers ayant fait la une des journaux au début du siècle. Le film est donc réalisé à une époque où on sent le classicisme, ses codes, ses usages commencer à se fracturer. Mais le fait de raconter une histoire pleine de brutalité prenant place à une époque qui illustre un moment charnière d’une époque qui basculera bientôt dans la guerre ne fait que renforcer, comme en écho, cette impression que ce sont les années 50 et toute la haute société américaine qui pourraient imploser comme elle l’avait fait un demi-siècle plus tôt.

La Belle Époque sur la côte est des États-Unis n’est peut-être pas la Belle Époque qu’on a connue à Paris, mais telle qu’elle nous est représentée dans le film, ça y ressemble… Ce petit parfum de scandale permanent qui amusait encore jusqu’à la fin du siècle qui précède quand des hommes riches et célèbres s’affichaient avec des horizontales, des demi-mondaines, des comédiennes qu’on prenait pour maîtresses et qu’on entretenait, quand ces petits arrangements entre dominants/dominés poussent au crime, cela ne fait plus beaucoup rire grand-monde ; et la société semble découvrir à l’occasion d’un grand déballage et d’un procès toute la vulgarité et les outrances de son époque (et de ses élites). Derrière le parfum vulgaire des cocottes, c’est toute la misère humaine qui finit par vous claquer d’un coup à la figure.

Parler de cocottes n’a peut-être pas de sens appliqué à la société new-yorkaise de la Belle Époque, on évoquera alors plutôt les Gibson Girls, mais leur sort était probablement identique. Avec la guerre, au moins en apparence, ce sera une tout autre société (avec ses nouveaux usages, ses nouvelles modes) qui s’imposera. (Et avant que les Ziegfeld Girls, showgirls ou chorus girls prennent le relais.)

Cette ambiance « fin-de-siècle » bavant jusqu’au milieu des années de la première décennie du siècle, avec ses outrances d’une époque qui ne peut plus cacher ses limites, les outrances de ses élites, ses hypocrisies et ses destins brisés, c’est un peu l’ambiance qui commence à poindre à Hollywood au milieu des années 50, et c’était déjà celle des années 20 jusqu’à l’application du « code ».

(Et c’est un peu celle que l’on connaît aujourd’hui, parfois dépeinte, encore timidement, dans la fiction, qu’elle soit volontaire — comme dans Don’t Look Up, The Boys ou Extrapolations — ou involontaire — comme dans Matrix Resurrections, Avatar 2, Star Wars : L’Ascension de Skywalker, Doctor Sleep, Once Upon a Time in… Hollywood, Le Loup de Wall Street… Reste à savoir jusqu’où on peut aller dans les outrances, la surenchère, la répétition, avant que quelque chose de réellement neuf apparaisse et amorce un nouveau tournant…)

« Juste un doigt ? »

En 1955, le classicisme a fait son temps. Les thrillers se font désormais en couleurs ; le Cinémascope s’impose aux séries B ; et Fleischer dévoile même dans son premier film une passion adultérine sans que cela fasse des deux amants pour autant des criminels (Child of Divorce). Ce que certains appellent « modernité » pointe le bout de son nez. Aldrich, Fuller et donc un peu Fleischer donnent les clés qui ouvriront les portes d’un cinéma sans limites. Pourtant, chez Fleischer en tout cas, ce que certains appellent modernité, je m’amuserais plutôt à décrire ça comme étant du « baroque ». Fini, la mesure du classicisme, la mise à l’honneur des bonnes âmes (surtout quand elles appartiennent à la classe supérieure) ; fini, les dérives que l’on acceptait seulement quand elles appartenaient au monde interlope des personnages louches et qu’on ne saurait montrer positivement ou impunies ; fini, les rapports stéréotypés et convenus. C’est la foire aux monstres. Place à la névrose, aux ambitieux, aux pervers, aux alcooliques, aux escrocs ou aux truands (pas de l’ombre, comme il était admis de les montrer, mais de la haute société) ; et au lieu de montrer les demi-mondaines, à leur balcon, cracher discrètement du sang dans un mouchoir, on les montre chassant les cœurs des hommes mûrs au portefeuille garni ou à la réputation bien faite. Le vice, partout, tout le temps, et en Technicolor s’il vous plaît. Le vice comme effet spécial des années 50 et 60 est censé attirer les foules dans les salles de cinéma. Hays est mort, vive le vice !

Selon Bernard Benoliel qui présentait la séance à la Cinémathèque, le film aurait laissé coi Darryl F. Zanuck, le patron historique de la Fox. On le serait à moins. Si le film précédent avait déjà un côté sadique qui jouait sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, La Fille sur la balançoire suggère fortement certaines situations qui frôlent la vulgarité. Le ton aussi frappe par sa noirceur. Et si les cocottes apparaissent traditionnellement dans les fantaisies du cinéma classique toutes fraîches et innocentes, et ce, jusqu’à Gigi peut-être (façon hypocrite de montrer la prostitution et de créer des stéréotypes auxquels les petites filles polies et sages seront appelées à s’identifier), l’image que l’on donne d’elles ici est bien plus scabreuse.

Evelyn est ambitieuse, et malgré ses seize ans, pas tout à fait innocente : si le scénario de Brackett, Walter Reisch, et Fleischer laissent entendre qu’elle aimera son amant et protecteur, on peut douter de son honnêteté (la véritable Evelyn aurait officié sur le film en tant que conseillère technique). Comme beaucoup de petites filles pauvres de l’époque, devenir actrice, se faire repérer par un riche protecteur et gagner ainsi son indépendance dans un monde qui ne leur promet en dehors de cette situation que la misère, c’est hautement compréhensible. Difficile à accepter aujourd’hui ou en 1955 : c’est peut-être paradoxal, mais pour ces filles pauvres, se faire l’esclave d’un riche protecteur était surtout l’occasion de gagner leur indépendance à une époque où l’accès aux études était impossible et où surtout les femmes n’avaient tout bonnement pas les mêmes droits que les hommes.

C’est une lutte des classes, peut-être, mais d’abord, surtout, une lutte individualiste, une quête personnelle vers l’émancipation. Le riche a ce qu’il veut quand il se laisse séduire par une cocotte, et la cocotte, en échange de la fraîcheur de ses joues, gagne sa « liberté » dans une prison dorée.

La réalité montrée est brutale, terriblement sombre malgré les couleurs chatoyantes et les décors somptueux du film, et c’est sans doute déjà ça qui a pu interloquer le public habitué aux reconstitutions donnant une bonne image de la haute société d’alors et idéalisant leurs bonnes manières comme le code ne cessait de vouloir le répéter depuis vingt ans. Fini les frous-frous, les grands sourires de façade, les ronds de jambe affriolants, les rangées de chorus girls et les fantaisies : le luxe est toujours là, mais on passe désormais aussi à la couleur. Les vraies couleurs, celles de la vérité. Et la vérité de l’époque n’est plus « belle » à voir. C’est un monde qui s’écroule sous le poids de ses artifices, un monde qui se dévoile dans toute sa grossièreté et son hypocrisie derrière les détails scabreux d’un fait divers. Le film s’ouvre sur une image du procès et une présentation des faits, donc on ne nous ment pas sur l’inéluctabilité du drame qui se noue devant nous. Les personnages, eux, ne verront rien venir.

Les allusions sexuelles parsèment chaque séquence du film. Cela reste toujours plus subtil que les dérives « décadentes » des films futurs produits à Hollywood, mais on en annonce déjà un peu la couleur… Tout commence par le titre (beaucoup plus explicite, moins euphémique, en anglais) qui renvoie à une séquence et à un décor d’une symbolique sexuelle évidente. (Même si on laisse encore le spectateur innocent jouir d’une autre interprétation).

En le disant, cela passera toujours moins bien que dans le film où, parfois, plongés dans la situation, on n’en mesure pas forcément l’outrance grossière (qui n’est pas celle du film, mais bien celle du personnage, représentant bien réel des outrances de sa classe et de son époque) : un riche architecte tout ce qu’il y a de plus respectable, une sommité de son temps, dispose d’un appartement secret dans l’arrière-salle d’un magasin… de jouets. Il y reçoit des amis pour faire la fête et, on le devine assez bien, régulièrement, des actrices. Ouvrez la porte d’un premier secret, c’est presque un labyrinthe gigogne à la Fellini (ou à la Break-Up, érotisme et ballons rouges) qui se déploie devant vos yeux. Derrière une seconde porte, une perversion un poil plus tordue vous attend : monsieur n’est pas architecte pour rien, une porte, un escalier en colimaçon, et après une dernière porte, une garçonnière, un loft reproduisant sous une grande voûte une forme de jardin symbolique. En son centre, pas un lit, non, on n’est pas dans La Vallée des poupées, on prétend encore à la subtilité, même si on s’apprête à en casser joliment le plafond de verre… Pas un lit donc, mais une balançoire. Après le magasin de jouets, la balançoire… Tu le sens le malaise ?

(À toutes fins utiles, je précise que le scénario a été coécrit par Charles Brackett et que le riche protecteur est interprété par un de ses acteurs fétiches, Ray Milland, qui avaient « commis » treize ans plus tôt avec leur complice, Billy Wilder, l’excellent, mais un peu tordu, The Major and The Minor.)

Le clou du spectacle, il se trouvera donc là, sur cette balançoire en velours rouge suspendu à la voûte du luxueux nid d’oiseaux de monsieur l’architecte. L’oiseau voulait y entrer ; Evelyn y découvre l’amusante balançoire ; son hôte la rejoint ; séduite pour un rien, à peine présentés, elle lui demande de l’embrasser… ; et là où tous les films jusque-là coupaient et imposaient une ellipse qui ne trompait personne, on nous fait bien savoir que l’objet suspendu détourné de son sens initial est bien ce que l’on avait suspecté : on ne suggère plus, on montre. Tout en se réfugiant derrière la métaphore.

Le film ne cédera qu’une seule fois à cet excès, et en ça, on peut dire que le baroque de Fleischer frôle le rococo sans s’y vautrer. Il annonce en tout cas les excès beaucoup plus répétés des films de la décennie suivante. Vas-y que je te pousse, et tiens, essaie de toucher avec ton pied la lune que tu vois là-haut. Et la lune en question est une sorte d’oculus translucide, une membrane blanche ouvrant vers le septième ciel qu’elle tente donc de toucher à force de poussées répétées… Plus l’architecte la balance, plus on se demande (et on craint) qu’elle ne perce cet œil translucide, symbole presque de sa virginité… O colus persus/in nubilis devenus, comme on dit dans la langue de Virgile.

Je ne sais pas si c’est de l’audace ou de la vulgarité, mais j’aurais presque envie de dire à Brackett : « Attention, l’oiseau va sortir ! ».

On évitera de nous rappeler cet épisode édifiant de la balançoire au tribunal que les journaux de l’époque n’ont sans doute pas manqué, eux, de rappeler, mais à la fin du film, on évoquera très subtilement (enfin, pas tout à fait) cette séquence censée représenter un grand moment de joie pour elle (c’était sa première fois, hein), façon Lola Montès, et dans une scène qui se rapprocherait pour le coup plus du chef-d’œuvre des exhibitions pré-code : Freaks.

Zanuck, perplexe, dites-vous ?

« Gare aux cigares qui sifflent dans vos bouches, petites garces… ! — Oh, je m’égare ! Pardonnez ces écarts ! »

Le film connaît par ailleurs d’autres grands moments de « modernité » ou de « rococo », si on peut dire, avec l’épisode du cigare : Evelyn allume le cigare de son riche architecte, ce dernier s’étonne de la voir si habile, et la jeune fille lance alors dans un petit sourire : « C’est que je les ai souvent allumés pour mon père. Il me laissait même parfois en prendre quelques bouffées. Et jamais je n’ai recraché la fumée. »

Rococo comme de la fumée sortant en arabesque folle de la bouche d’une enfant… Que font les ligues de vertu ?

Bref, je reprends mon idée saugrenue de départ. S’il y a quelque chose de cyclique en art comme en histoire, il s’agit toujours de venir « reformer » la période précédente, si bien qu’au bout de deux réformes, on en vient finalement à une révolution. Un petit tour par atavisme et puis s’en va.

L’émancipation des années 70 et 80 qu’on peut lire chez Maupassant, puis les excès arrivant façon « atmosphère fin de siècle », ceux-là mêmes qui sont dépeints dans le film, puis la guerre et son austérité, puis les années folles, populaires, jusqu’aux excès d’une certaine Europe et au conformisme dans le cinéma hollywoodien, puis l’austérité d’une nouvelle guerre, la flamboyance du renouveau d’après-guerre, la couleur, les audaces nouvelles avec ses excès…, et cela jusqu’à aujourd’hui, où on se demande quand tout cela prendra fin.

Et aujourd’hui, comme en 1905, comme en 1955 à Hollywood, on s’habitue à la médiocrité. Pourtant, rien n’atteint les élites : ceux qui autrefois s’entretuent en duel pour les beaux yeux d’une cocotte, ceux qui se livraient à des « crimes passionnels » en public, on ne les voit jamais vaciller face au scandale. DSK s’en tire à bon compte ; les petites fortunes à la Epstein se suicident en prison ; mais le peuple, au lieu d’appeler à une contre-réforme se laisse prendre par les fausses pistes de la désinformation et regarde ailleurs. Au lieu de vouloir la tête de ces élites quand elles fautent, au lieu de leur demander des comptes à l’heure des crises qui se suivent alors qu’elles sont l’occasion pour elles de s’enrichir, le peuple succombe aux mythes de la désinformation et regarde ailleurs.

C’est peut-être ça finalement la fin de l’histoire. Faire en sorte que tout se perpétue comme avant, voire que, malgré les crises, les classes dominantes se « régénèrent » au détriment des plus faibles. En 1905, le scandale augure d’un changement d’époque. En 1955 aussi. Il faudra attendre dix ans. Aujourd’hui, on attend encore. Le cinéma illustre de cette stagnation : plus rien ne surprend, on ne réforme plus rien, on régénère les succès d’hier. On préfère les franchises à l’honnêteté. Jusqu’à quand ? Faudra-t-il une nouvelle guerre pour que les élites soient remplacées par d’autres, pour que la société, l’art, se réforme ?

Les « jeunes Turcs » d’autrefois, on leur dirait aujourd’hui de rentrer chez eux, dans leur pays. Mais cela voudrait dire quoi au juste de notre temps ? Est-ce le conservatisme ou l’excès qui prévaut ? Il est peut-être là le souci. Un peu des deux. Entre 1955 (où le public serait resté perplexe devant un film aussi misanthrope dressant un portrait guère flatteur du monde où chacun, quelle que soit sa classe, tire un bénéfice de l’autre) et 2024, il n’y a pas tant que ça de différences. Difficile aujourd’hui de se laisser émouvoir par le sort de l’amant tué, lui, l’hypocrite bien éduqué qui prétendait vouloir résister au charme de sa cadette, mais qui mettait tout en œuvre pour que de jolis oiseaux viennent se perdre dans la cage dorée qu’il avait bâtie pour elles. La balançoire, elle est faite pour les amies de sa femme qu’il prenait pour maîtresse peut-être ?…

Émus, on aurait pu l’être en voyant chez Evelyn une victime de l’appétit des hommes, une victime de la classe dominante ne lui laissant pas l’occasion d’être autre chose qu’une proie. Mais en fait, non. Evelyn est bien trop volontaire pour être une innocente victime : hameçonner un gros poisson, c’était sortir d’une misère assurée, presque commune. Malgré sa déchéance et son brutal retour à la normalité, plaint-on réellement la femme d’un assassin qui a touché du doigt (ou du pied) la vie de confort espérée en échange d’un amour supposé et bienvenu avant de livrer son cœur à un autre plus offrant ? Est-on victime quand on a eu ce qu’on cherchait ? Les jupes des cocottes étaient-elles trop courtes en 1905 ?

Donc, oui, sans doute, pour nous aussi, autant qu’en 1955, on se réveille du cauchemar des autres sans avoir su à qui donner notre sympathie. C’est l’humanité dans son ensemble qui en ressort écornée. Au fond, comme dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant. Dans cette lutte de classes ou dans cette lutte des sexes, tout le monde y perd. Et c’est peut-être mieux qu’un seul justement n’en sorte jamais vainqueur. À la société de limiter les conditions favorisant les scandales qui provoqueront sa chute… Force est de constater qu’on fait aujourd’hui tout le contraire. La réforme arrivera fatalement un jour, reste à savoir sous quelle forme : guerre, faillite, lent essoufflement…

Je parierai sur un essoufflement, une implosion sans vague. Le film annonce les crises futures des années 60, mais il n’aura fallu que quelques années pour que Hollywood s’écroule, et se relève presque aussitôt. Farley Granger a de méchants airs de Hayden Christensen, tiens. Si la série des films Star Wars a été le point de départ d’une ribambelle de films à grands effets spéciaux et à superhéros, on se demande aujourd’hui si tout cela aura en réalité une fin. À quand l’implosion du système hollywoodien (et des autres) au profit de propositions et d’approches nouvelles ? N’a-t-on pas déjà dépassé les limites ? Ou la « régénération » invoquée par certains nous a-t-elle déjà irrévocablement rendus amorphes ?

« Cul-y, cul cuit. »

Tiens, pourquoi ne changerions-nous pas les rôles, rien que pour voir ? Plaçons Ray Milland sur la balançoire et faisons en sorte que Evelyn le pousse, encore et encore, jusqu’à ce qu’il casse le plafond de verre et fasse une révolution. Excessif ? De quoi précipiter la chute de l’empire occidental ? Que serait un Anakin Skywalker dans l’excès (si, c’est possible) ? Un superhéros de The Boys ?… Même pas. C’est affolant. Tous les excès ont déjà été faits. Cela voudrait donc dire que l’on vit une période… conservatrice ? Non, je suis perdu.

Bref, je ne sais pas si c’est la fin de l’histoire, la fin d’un cycle, en tout cas, cela semble bien être le chaos.

— Oh, j’ai la tête qui me tourne ! Arrêtez de pousser ! Cessez, je vous dis ! Vous poussez l’audace bien trop fort !

— Comment ? Mais n’êtes-vous pas venu pour cela ?

— De l’air. Faites-moi descendre.

— Un cigare ? J’ai cru comprendre que vous ne crachiez jamais la fumée.

— Oh, non ! De l’air ! De l’air !

— Ouvrez l’oculus. Si vous arrivez à l’atteindre, peut-être auriez-vous un peu d’air. C’est bien ce à quoi toutes les femmes aspirent ?

— Ah, vous croyez ? Là, comme ça ?

— Oui, un peu plus fort. Là, encore.

— Mais cela fait mal, voyons ! Et je m’essouffle d’autant plus.

— Encore.

— J’ai la tête qui tourne.

— Encore !

— Qu’hymène me suive ! Oh, que dis-je ?

— Le cigare vous monte à la tête, Evelyn.

— Quel cigare ?

— Celui que vous avez dans la bouche.

— Ah !

(Elle casse l’oculus en forme de lune. L’architecte la fait descendre de la balançoire.)

— Vous avez tapé trop fort.

— Non. Ce n’est pas ça.

— C’est fait. Voyez, l’air peut passer maintenant. Vous respirez complètement. Vous êtes une femme désormais.

— Ah, goujat !

— Un bonbon ?

(Elle se redresse.)

— Oui, merci. Oh, comme c’est joliment torsadé ! Parfaitement rococo.

— Tout ici n’est que sucrerie. Ceux-ci, ce sont des berlingots.

— Des berlingots ?

— Oui. Regardez celui-ci. C’est mon sucre d’orge.

— Oh, comme il est mignon !

— Le suceriez-vous pour moi ?

— Oh, je préférerais le croquer !

— Faites donc, ma jolie ! Maintenant que vous avez décroché la lune, tout vous est permis.

— Tout ?

— Tout. Mais c’est un secret. Ne révélez à personne nos petits secrets !

Doit-on vraiment en arriver là ?

Bref. Il n’y a pas que le music-hall (le vaudeville) qui a tiré misérablement profit (avec la principale intéressée) du scandale de cette histoire. Dix ans après, le cinéma s’était lui aussi engouffré dans la brèche :

Une preuve que la guerre n’a rien résolu et que les cycles sont des vues de l’esprit ? (Le film est aujourd’hui perdu.)


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955) The Girl in the Red Velvet Swing | Twentieth Century Fox



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Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955)

Un samedi de chien

Note : 4 sur 5.

Les Inconnus dans la ville

Titre original : Violent Saturday

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Victor Mature, Richard Egan, Stephen McNally, Virginia Leith, Tommy Noonan, Lee Marvin, Sylvia Sidney, Ernest Borgnine

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Cinéma dans le miroir

Film finement baroque.

C’est d’abord le récit qui adopte une technique de destins parallèles finissant dans un climax attendu par en partager un commun. Avec ses différentes variantes, la technique est héritée des chroniques, du théâtre brechtien, des pièces de Shakespeare ou de bien autres choses encore. Au cinéma, les destins croisés ne sont pas inédits alors que le principe du montage alterné a façonné sa grammaire et son histoire : si on en reste aux destins parallèles partageant une temporalité et un espace communs, Street Scene de King Vidor, par exemple, ou Went the Day Well?, mettaient ainsi en parallèle différentes aventures urbaines.

Plus tard, ce type de récit reviendra périodiquement à la mode : alors que (de mémoire) la science-fiction des années 50 en faisait déjà usage pour montrer les effets d’une invasion au sein de la population d’une même ville (Body Snatcher, Le Village des damnés, Them!, Le Jour où la Terre s’arrêta…), le mélodrame (genre ô combien baroque), bientôt suivi par sa variante télévisuelle (le soap), l’adoptera dès les années suivantes (Les Plaisirs de l’enfer, notamment, mais aussi, la même année, La Toile d’araignée, et plus tard, La Vallée des poupées). Dans les décennies suivantes, ce sont les films catastrophes qui mettront le procédé à profit (c’est très utile pour multiplier les courtes apparitions d’anciennes vedettes : on pense à Fred Astaire dans La Tour infernale ou à Ava Gardner dans Tremblements de terre). Enfin, c’est bien entendu Tarantino qui joue pour ainsi dire presque toujours dans ses films avec les destins croisés et qui en relancera la mode dans les années 90.

Le baroque, ensuite, concernant la forme, pour le coup, inédite, du film de Fleischer. On adopte ici le Technicolor et le Cinémascope, une première pour ce type de films (thriller à petit budget avec une patte ou une ambition mélodramatique, voire sociale et psychologique, comme pouvaient l’être les films de Douglas Sirk ou certains drames de Vincente Minnelli, à commencer par La Toile d’araignée, déjà évoqué et sorti la même année).

Lors de sa longue carrière, Fleischer est connu pour avoir touché à tout, à tous les genres. Et en réalité, il est presque toujours en marge des genres qu’il aborde, travestit et entremêle. Une caractéristique du baroque. Son premier film sur le drame que vit une petite fille au divorce de ses parents était déjà, et reste encore, un film « sans genre ». Ses thrillers ou séries noires/b mêlent habilement l’âpreté du noir, la comédie avec des répliques cinglantes (Bodyguard, par exemple, ou ici avec ce Violent Saturday) et une ou deux histoires de cœur qui traînent. On retrouve ce mélange des genres ici. Film de hold-up, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, sauf que justement, l’habituel film noir se serait focalisé sur les seuls criminels (ça ne fait pas toujours de bons films, au hasard, Le Cambrioleur, avec Jayne Mansfield et Dan Duryea).

Dans Les Inconnus dans la ville, on prend un pas de recul, et comprenant vite les intentions des malfaiteurs (suspense oblige), on regarde, attentifs, la patiente description des victimes collatérales de leur hold-up qui a de bonnes chances de tourner mal (sans quoi on n’y prêterait pas autant attention). Cette manière décalée, baroque ou épique (au sens brechtien : on refuse le spectaculaire et on cherche à dévoiler ou à analyser le cheminement social et psychologique des personnages) et que certains nomment déjà « soap », proche de la tonalité des films catastrophe des années 70 (le calme avant la tempête, les petites histoires faussement futiles des uns et des autres amenées à devenir tragiques, à la Rashômon, en croisant le chemin de quelques criminels), j’y ai vu surtout une appropriation du style Tennessee Williams.

En dehors de l’aspect moite et suintant de la Louisiane de Williams, on y retrouve la névrose des bourgeois ou des habitants d’une même communauté incapables de vivre entre eux. On y voit encore les difficultés des petites gens à préserver les apparences d’une vie ordinaire et conforme aux codes de la communauté, leur recours à des activités illicites pour s’en sortir, et surtout les amours contrariées par l’alcool et par le besoin de fuir les habitudes du cercle conjugal.

On sombrerait effectivement dans le soap si les acteurs en faisaient des tonnes. Mais Fleischer avait déjà démontré sa capacité dans ses films noirs à choisir des acteurs puissants tout en leur imposant de jouer la douceur et la finesse. Depuis l’Actors Studio, on sait que l’on n’a plus besoin de forcer pour passer à l’écran, ni même de prononcer chaque expression : la psychologie passe aussi par une forme d’incertitude et une perméabilité feinte des sentiments (appelée bientôt à craquer). On peut frimer un peu, gesticuler comme peut très bien le faire Lee Marvin (attaché à son stick déboucheur de nez depuis qu’il dit ne pas s’être remis d’un rhume refilé par son ex-femme — voilà qui est très « Actors Studio »), mais là encore, tout se fait en douceur.

Richard Egan, de son côté, en alcoolique mélancolique, charmeur et désabusé, est dans la lignée des autres personnages à la virilité affichée mais contrariée des films de Fleischer (Charles McGraw, Lawrence Tierney, Mitchum, Kirk Douglas, Victor Mature, Anthony Quinn…), capables de jouer sur autre chose que le muscle ou les vociférations.

Les coups d’éclats sont réservés aux répliques. Et si dans le récit, on retrouvait un peu de Tarantino, eh bien, dans ce baroque où les dialogues précèdent la violence, on est déjà un peu également dans du Tarantino. Ou du Sergio Leone. Voire du Charley Varrick. « Quand tu dois tirer, tire ! Cause pas ! »

De quoi peut-être se demander si ce baroque, ce n’est pas aussi finalement ce que certains nomment parfois « modernité ». Un cinéma qui se sait faire du cinéma. À la manière déjà du théâtre de Brecht, un cinéma conscient des effets qu’il produit, et ne manque pas de le faire savoir. À travers parfois des références. Car oui, je m’aventure peut-être un peu, mais à l’image d’un Tarantino, on croit presque voir dans Les Inconnus dans la ville un cinéma déjà de références, un cinéma de cinéphile conscient de l’histoire qui le précède, soucieux de rendre hommage aux films passés tout en ne manquant pas une approche nouvelle.

Même si parfois, les références que l’on pense voir au premier coup d’œil se révèlent impossibles. On est au cinéma, si on les rêve, c’est donc bien qu’elles existent.

L’acteur qui joue le môme de Victor Mature, par exemple, c’est celui de La Nuit du chasseur, un film qui commence avec les conséquences d’un hold-up ayant mal tourné. (Le film de Laughton est sorti quelques semaines après le film de Fleischer).

Sylvia Sidney, qui joue ici la bibliothécaire avec des soucis de portefeuille, avait tourné une quinzaine d’années plus tôt dans Casier judiciaire, un film de hold-up de Fritz Lang qu’elle parviendra à faire avorter grâce à une leçon de mathématiques morales.

Le personnage de héros malgré lui qu’incarne Victor Mature n’est pas sans rappeler celui de meurtrier repenti de Rock Hudson dans Victime du destin ou le shérif blessé de Duel sans merci (ici, Stephen McNally, toujours aussi flegmatique et sans la moindre once de fantaisie, passe du shérif au leader des malfrats). Lee Marvin retrouve le rôle de sadique qu’il a déjà pu jouer chez Don Siegel. Et le banquier voyeur rappelle le banquier, encore plus tordu, du Tueur s’est évadé : les mêmes limites du sadisme refoulé, le même animal à lunette (le film est tourné l’année suivante).

Il y a quelque chose de pourri à Hollywood. Les criminels reviennent à la fête. Et ils refusent de faire leur entrée par la petite porte de derrière. Et s’ils meurent, il faut que ce soit désormais en Technicolor et en Cinémascope !

Bientôt en crise, Hollywood ne sera jamais aussi bon que quand il semble porter un œil critique sur lui-même, quitte à se prendre comme référence : ce sera par exemple le cas dans un style tout aussi baroque, contemporain de Sergio Leone, de Cinq Cartes à abattre. Johnny Guitar aussi avait déjà bien montré la voie : porter un regard sur le cinéma, c’est aussi s’en moquer et prendre ses distances avec un genre pour lui insuffler une nouvelle jeunesse. Rio Bravo, quatre ans plus tard, proposera aussi une toute nouvelle conception du temps à l’écran.

Alors, oui, il pleut des références, et toutes sont un peu forcées et anachroniques. Plus que des références, alors, faut-il y voir un souffle « moderne » à Hollywood ? Se sentant mis en danger par la télévision, les studios commencent à vaciller et les restrictions du code passent au second plan. Le sadisme peut bien s’afficher plus volontiers chez Siegel, Hathaway, Aldrich et donc Fleischer, qu’importe s’il attire du public dans les salles. Et cela, jusqu’à la panne sèche. Les superhéros d’alors sont les névrosés. L’Institut Xavier réunissant la fine fleur des superhéros dans X-Men aurait été dans les années 60 un asile psychiatrique. Ainsi, au tournant de la décennie, ce qui était alors « moderne » ou « baroque » se transformera comme un vieux masque rouillé en alléluia du n’importe quoi. L’épiphanie des extravagances et des excès n’est pas pour tout de suite, si Les Inconnus dans la ville est une réussite, c’est précisément qu’il se trouve parfaitement entre les audaces nécessaires à l’établissement d’une nouvelle proposition de cinéma et les outrances répétées d’une époque ne sachant plus quelles limites dépasser pour attirer l’attention du spectateur.

On pourrait presque voir avec Les Inconnus dans la ville l’avis de décès imminent du film noir. Le genre était indissociable du noir et blanc et des stéréotypes moraux imposés par le code Hays. Le baroque (ou la modernité) du film de Richard Fleischer prouve que le thriller pur, ou le film noir (comme on ne l’a jamais appelé dans les studios), dépouillé des notes mélo-socio-psychologiques des Inconnus dans la ville, pourra tout à fait se conjuguer avec les caractéristiques que l’on croyait réservées aux séries A. Il faudra alors plus volontiers parler après de néo-noir pour les thrillers en couleurs à venir.

Quant à la violence (bien avant Bonnie and Clyde qui dépassera bien plus les usages de la violence au cinéma que le film de Fleischer), on la sent déjà poindre d’une manière qu’on n’avait peut-être plus vue depuis l’époque pré-code (du moins, dans des films de studio de premier plan). En cela, peut-être, le film (mais c’est toute l’époque qui est ainsi) annonce une ère nouvelle : l’ère où Hollywood ne peut plus composer avec la concurrence du petit écran et avec les restrictions d’un autre âge. Ce qui était autrefois réservé aux séries B va peu à peu se généraliser aux films de plus grande importance. D’où les années suivantes particulièrement baroques où des moyens bien plus colossaux que ce que l’on peut voir ici sont déployés pour illustrer des personnages toujours plus tordus et névrosés. Et la transformation sera totale dans les années 70 quand certains grands succès de l’époque seront des thrillers à grand spectacle (avec des variantes paranoïaques).

Pour finir : hommage à la technique, habile et expéditive (tout en étant non-violente) d’un des trois malfrats pour faire taire un gamin un peu trop grande gueule. Mon ex avait adopté la même technique lors de ses conférences où des gamins se trouvaient malgré elle impliqués. Elle avait même un budget alloué pour leur clouer le bec. C’est que j’en ai bouffé aussi des bonbecs. (Je ferais bien de revoir le pedigree de mes fréquentations. Qui veut finir une fourche nichée entre les omoplates ?)


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955) Violent Saturday | Twentieth Century Fox

L’assassin s’était trompé, Lewis Gilbert (1955)

Le veuf ou la poule

Note : 4 sur 5.

L’assassin s’était trompé

Titre original : Cast a Dark Shadow

Année : 1955

Réalisation : Lewis Gilbert

Avec : Dirk Bogarde, Margaret Lockwood, Kay Walsh

Et si le propre du British noir, c’était ce qu’il y a de plus caractéristique dans l’esprit britannique… : l’humour ? Je le disais déjà à l’occasion du Troisième Homme ou à l’évocation d’un film comme Fallen Idol, les Britanniques sont tellement tordus et vicieux qu’ils ne peuvent traiter de sujets sordides sans y mêler un peu d’humour (du moins, quand c’est bien fait). Ce rôle ici n’est pas dévolu, on s’en doute, à Dick Bogarde (j’adore le bonhomme, mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un acteur de fantaisie), mais principalement à Margaret Lockwood qui dispose ici d’un rôle en or (toutes les répliques qui font mouche sont pour elle). Les femmes d’ailleurs ont le beau rôle dans le film, puisque même si elles sont la proie de ce coureur de dot, ce sont elles qui, paradoxalement, mènent souvent les débats (le titre français n’est pas si mal trouvé, tant le personnage de Dick Bogarde, malgré son sens de la préparation, semble toujours être dépassé par les événements, en particulier dans ses face-à-face avec les femmes à forte tête qui l’accompagnent).

Pour en revenir à ce que je disais pour Opération Scotland Yard, sorte de variation ici du whodunit avec une révélation « inattendue » dans le dernier acte (la victime qui se révèle être un chasseur), le scénario prépare idéalement le spectateur pour qu’il s’imagine avoir compris avant tout le monde. Mais au contraire d’un whodunit où il est entendu qu’au moins un des suspects présentés sera le coupable, surligner, et suggérer l’identité d’une personne avant que celle-ci soit révélée, cela procède d’un principe parfaitement contraire, celui du suspense… Le spectateur, quand il a compris, ou quand il se doute de l’identité du personnage, garde ça soigneusement en permanence dans un coin de sa tête et n’est pas diverti par diverses fausses pistes qui lui paraîtront fades quand il reverra le film dans une salle ou dans sa tête. L’astuce en plus du scénario ici étant que le personnage de Bogarde ne s’y est pas fait non plus prendre et l’attendait… au tournant.


L’assassin s’était trompé, Lewis Gilbert 1955 Cast a Dark Shadow | Lewis Gilbert Production, Angel Productions


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Pain, amour, ainsi soit-il, Dino Risi (1955)

Fantaisie sans amour

Note : 3.5 sur 5.

Pain, amour, ainsi soit-il

Titre original : Pane, amore e…..

Année : 1955

Réalisation : Dino Risi

Avec : Vittorio De Sica, Sophia Loren, Lea Padovani, Tina Pica

Dino Risi récupère le dernier chapitre de la franchise des Pain, amour et… En cette année 1955, après deux films mineurs tournés pour une petite boîte de production, il commence véritablement sa carrière de metteur en scène avec celui-ci et l’excellent Signe de Vénus. Les deux films sont cette fois produits par l’inévitable firme napolitaine Titanus et réunissent à l’écran Vittorio De Sica et Sophia Loren qui se sont croisés l’année précédente pour les débuts au premier plan de l’actrice dans Dommage que tu sois une canaille. Ces deux-là ne seront probablement jamais aussi bons qu’associés sur un même plateau.

Si la mise en scène de Dino Risi est irréprochable, et si le film reste de bonne facture, il manque sans doute un petit quelque chose dans le rapport de force entre les deux personnages principaux. De mémoire, ce qui était brillant dans le premier film de Luigi Comencini, c’était la tendresse qui découlait de la relation entre Vittorio De Sica et Gina Lollobrigida (ou entre Gina Lollobrigida et son carabinier). Or, Dino Risi, même s’il a pu faire preuve de tendresse dans Il giovedi ou dans Une vie difficile, par exemple, se montrera plus à l’aise tout au long de sa carrière dans l’humour caustique, voire dans la satire. Vittorio Gassman et Alberto Sordi seront des acteurs parfaits pour lui. Dino Risi s’accordera mal avec le charme distrait de Marcello Mastroianni (Le Chemin de l’espérance n’est pas une franche réussite), et déjà ici, dans un registre plus léger, plus élégant, plus sentimental, avec Vittorio De Sica, il ne peut pas encore donner le meilleur de lui-même.

Si le jeu d’acteurs reste à la hauteur, dans son étonnante précision et dans sa variété, c’est peut-être paradoxalement parce que Dino Risi pouvait exprimer là son talent pour la caricature. C’est à la fois la qualité du film et peut-être son défaut majeur : la caricature avec Vittorio De Sica peut rarement déborder vers la franche satire, ni même vers un burlesque trop décoiffant, si bien qu’au lieu de virer vers la farce réjouissante et caustique (ce n’est pas le ton de la franchise), le film oppose des personnages caricaturaux, certes parfaitement mis en scène, mais vainement dessinés à gros traits. Oubliées la tendresse et la bienveillance originelles. Sophia Loren, toute fraîche, belle et colorée (la même année, Vittorio De Sica la fait tourner dans Par-Dessus les moulins, et elle justifie à elle seule le passage à la couleur), impressionnante de maîtrise dans un rôle faisant écho à celui tenu dans L’Or de Naples, opposante rêvée à Vittorio De Sica, n’est ici que duplicité et manipulation. Elle ne cherche à s’attirer les faveurs du « maréchal » que pour éviter son expulsion. Manque bien le coche de la sentimentalité et de la tendresse évoquée plus haut.

Pour renforcer la farce, Dino Risi a ainsi recours à deux autres personnages caricaturaux : la sainte-nitouche qui accueille le « maréchal » en son logis (l’actrice est parfaite, la farce aussi, mais on se demande presque si ce personnage-là n’aurait pas mérité un chapitre de la franchise à lui tout seul ; une sainte-nitouche devrait se réjouir de pouvoir multiplier les petits Pain…) et le bellâtre écervelé, caricature de l’homme du Sud. Ils forment tous deux le gros point faible du film : ce sont en fait deux mauvaises reproductions des personnages secondaires du premier volet plus réussi.

Après ce Pain, Dino Risi ne tournera plus pendant deux ans, le temps sans doute d’écrire sa propre franchise : Pauvres mais beaux. Le film, paradoxalement, ne versera toujours pas encore dans la satire, puisqu’il y réussira avec brio dans la tonalité qui lui échappait précisément ici : la comédie tendre et sentimentale. Comme quoi… Alberto Sordi et Vittorio Gassman attendront encore, et Renato Salvatori sera parfait alors dans le rôle de jeune premier (non pas communiant, mais charmeur maladroit, une sorte de proto-mufle destiné à devenir le Don Juan ma non troppo incarné par la suite par Vittorio Gassman).


Pain, amour, ainsi soit-il, Dino Risi 1955 Pane, amore e… | Titanus


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Par-Dessus les moulins, Mario Camerini (1955)

Note : 2.5 sur 5.

Par-Dessus les moulins

Titre original : La bella mugnaia

Année : 1955

Réalisation : Mario Camerini

Avec : Vittorio De Sica, Sophia Loren, Marcello Mastroianni

Il est à craindre qu’on ait déjà avec cette comédie à grand budget (et à grands excès), les prémices, l’avant-goût, de ce qu’il adviendra vingt ans plus tard de la comédie à l’italienne.

Au milieu des années 50, Mario Camerini est un doyen de la comédie, et si ses comédies avec De Sica dans les années 30 sont délicieuses, elles étaient à la mesure de ce que doit être une comédie : à hauteur d’homme. A-t-il seulement existé un jour une comédie XXL, jouant également la carte du genre historique en costumes, de l’aventure ou d’un tout autre genre, qui ait donné lieu à une grande comédie ? Les exemples doivent être rares, et ce Par-Dessus les moulins est à classer parmi les attractions surproduites dispensables de l’âge d’or du cinéma italien.

Par-Dessus les moulins, Mario Camerini (1955) | Ponti-De Laurentiis Cinematografica, Titanus

Le paradoxe, c’est qu’on y trouve de nombreuses qualités, mais à force de débauche de moyens, d’effets, de clinquant, de lazzi, d’outrances burlesques, ça fatigue. On s’étonne même de ne pas voir figurer dans la distribution Toto. La farce est bien écrite (il faut, c’est tellement alambiqué comme développement qu’il faut arriver à donner corps à ce vaudeville ibérique), la reconstitution parfaite, et les acteurs, comme toujours excellents (De Sica en mode farce, extraordinaire en imbécile, mais qui agace paradoxalement dans un tel contexte ; et Sophia Loren, tout aussi extraordinaire tout ce qu’il y a de plus difficile pour une femme dans une comédie : servir les hommes pour qu’ils amusent, les mettre en évidence, se contenter d’être charmante en espérant convaincre par son intelligence, son écoute, sa repartie, son caractère : et tout y est). Ce n’était donc pas faute d’avoir invoqué les deux jeunes stars montantes de l’époque qui sortent du bien meilleur Dommage que tu sois une canaille (à Sophia Loren il faut ajouter Marcello Mastroianni dans un rôle tout aussi difficile que celui de sa partenaire, mais le beau Marcello a au moins un avantage sur elle : il serait incapable de jouer les bellâtres — alors qu’en jeune mari jaloux, ça passe très bien).

Voilà encore le paradoxe. Plus Camerini et De Sica auraient fait des efforts pour améliorer leur film, plus ils seraient allés dans la mauvaise direction tant c’est précisément ces efforts incessants, ostensibles, multiples, qui arrivent à nous convaincre qu’une comédie a souvent besoin pour s’épanouir de simplicité. C’était la grande réussite des comédies à l’italienne qui allaient se développer dans la péninsule avec une nouvelle génération de cinéastes/scénaristes qui sauront très bien aussi intégrer les anciens (De Sica en tête, en tant qu’acteur), qui sauront insuffler la même simplicité et le réalisme de leurs aînés (Camerini et De Sica en tête) qui avaient su, eux, intégrer à leurs films au temps du fascisme un souffle de liberté, et qui, comme les comédies américaines avant eux, avaient su aussi bien intégrer les femmes à leurs histoires (quand on compare Dommage que tu sois une canaille et Par-Dessus les moulins : dans le premier, c’est presque De Sica qui joue les faire-valoir, et c’est sa fille, Sophia Loren, qui se joue de Marcello ; or, c’est un peu le contraire ici). L’histoire bégaie, il vaut mieux échapper aux petits soubresauts dans le vide quand elle repart.

Un vide ronflant, clinquant et pénible pour ce qui est de Par-Dessus les moulins. La faute à ces moyens déployés, au choix de scénario pour mettre en œuvre une si grosse production (une sorte d’angle mort historique). Quand on voit une production « Ponti-De Laurentiis », on a tout compris. La décadence future du cinéma italien en deux noms. Une décadence parfois fructueuse, encore témoin de certains coups de génie, mais déjà ici le signe d’excès coupables.


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La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte / Der letzte Akt, Georg Wilhelm Pabst (1955)

Note : 4 sur 5.

La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte

Titre original : Der letzte Akt

Année : 1955

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Albin Skoda, Oskar Werner, Lotte Tobisch

Une tension permanente et des acteurs phénoménaux : si Albin Skoda réussit l’incroyable défi d’interpréter Hitler, c’est surtout Oskar Werner qui impressionne. Si le premier joue tout en puissance et en vocifération (sans jamais tomber dans la caricature, joli exploit), le second joue plus en subtilité, en charme, avec une écoute et une imagination assez sidérantes, un charisme aussi, une précision, et une capacité à jouer sur différents niveaux ou tonalité qui me laisse sans voix… Un exercice (c’est un quasi-huis clos) à montrer à tous les prétendants acteurs.

La mise en scène de Pabst est également pleine d’inventivités. Les mouvements de caméra et les gros plans arrivent à illustrer la tension de fin de règne qui souffle durant tout le film. Certaines surimpressions sont magnifiques, tout comme les jeux d’ombre (comme ce visage casqué de soldat placé devant la porte du dictateur s’apprêtant à se suicider et qui restera dans l’ombre). La dramatisation en revanche de l’inondation de la station de métro est probablement de trop, laissant penser à une pièce rapportée pour sortir opportunément du bunker (même s’il s’agit d’un fait historique, présenter l’épisode comme un dernier caprice du Führer me paraît bien inutile, le reste parle déjà proprement contre lui).

La musique également est parfois un peu too much, notamment lors du dernier plan : alors qu’ils sentent les troupes soviétiques fondre sur Berlin, les derniers fidèles brûlent en hâte les corps d’Adolf Hitler et d’Eva Braun (cette précipitation était bien assez dramatique pour devoir ajouter une musique sur ce finale). Tout ce qui précède n’en est pas moins un joli tour de force, et ceux ayant le souvenir de La Chute avec Bruno Ganz y retrouveront la même atmosphère à la fois crépusculaire et hystérique. Il faut peut-être aussi apprécier le cinéma tourné comme du théâtre filmé. Difficile de faire autrement. Du théâtre donc, mais également, surprise du chef, un peu de champagne et de danse (plus beau passage du film d’ailleurs).

 


 

 

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La Pointe courte, Agnès Varda (1955)

La Pointe courte

7/10 IMDb

Réalisation : Agnès Varda

Avec : Philippe Noiret, Silvia Monfort

Une histoire du cinéma français

Cent ans de cinéma Télérama

Les Indispensables du cinéma 1955

Varda qui invente presque le style Bresson avec une pointe de néoréalisme et qui précède la nouvelle vague (bande de Resnais-Marker oblige). Influence possible de Bergman, mais ça ressemble à peu de choses d’époque.

On y voit quelques travellings dans des espaces vides et ouverts (pas de ceux comme dans Sang et Or tournés à la grue, mais bien en gardant une ligne d’horizon fixe) qui pourraient bien avoir influencé Resnais notamment pour LAnnée dernière à Marienbad (il a monté le film), mais pas seulement (le final dans Profession : Reporter d’Antonioni), et une particularité des films tournés en extérieur avec de faibles moyens : la post-synchro obligatoire rendant le tout étrangement artificiel malgré les images voire les sujets (la révolution des micros miniatures est pour bientôt il me semble, au tournant des années 60).

C’est parfois un peu maladroit. Non pas que ce soit bavard (ça l’est, mais ce n’est pas un défaut tant qu’on a de tels acteurs et la possibilité de tout postsynchroniser en assumant ce caractère artificiel), mais certaines répliques sont à la limite du ridicule.

(Amusant de voir Philippe Noiret avec une coupe improbable au bol issue sans doute d’une pièce du TNP — Macbeth apparemment).


La Pointe courte, Agnès Varda 1955 | Ciné-tamaris


La Maison de bambou, Samuel Fuller (1955)

La Maison dans l’ombre du bambou

Note : 1.5 sur 5.

La Maison de bambou

Titre original : House of Bamboo

Année : 1955

Réalisation : Samuel Fuller

Avec : Robert Ryan, Robert Stack, Shirley Yamaguchi, Sessue Hayakawa

Tout Fuller est là. Un talent certain pour manier sa caméra, avec notamment d’excellents ajustements à la Ophüls pour changer d’échelle de plan sans avoir à couper, une bonne science du montage et de l’atmosphère. C’est simple, ainsi colorisé, on pourrait presque penser que Fuller a une demi-douzaine d’années d’avance sur les autres, et en particulier sur les films d’espionnage des années 60 (les Hitchcock ou les James Bond).

Seulement Fuller ne serait pas Fuller sans ses invraisemblances et ses gros sabots. Certaines répliques et sa vision du Japon, des Japonaises en particulier, sont rétrogrades et insupportables. Le plus fort comme d’habitude, ce sont les invraisemblances sidérantes du scénario.

Un gars de la police militaire s’infiltre dans un petit groupe de truands pour enquêter sur une attaque de train à laquelle on assiste au début du film. Très vite, il pourrait avoir des preuves pour les inculper, mais il reste là on ne sait pas bien pourquoi et on s’en moque. Et puis jusqu’à la fin, ce type partage le rôle principal avec le chef de cette bande, Robert Ryan, puis avec la femme japonaise d’un ancien de ses hommes grâce à qui ils peuvent faire le lien avec l’attaque du début. Tout à coup, on ne sait pas bien pourquoi là non plus, le rôle principal échoit au chef de bande… avant tout de même à la toute fin, parce qu’il faut bien y revenir, lui faire son compte tel un héros qu’il n’était déjà plus… Au passage, on ne saura jamais ce qu’est advenu du personnage de flic interprété par ce bon vieux Sessue Hayakawa. Qui s’en préoccupait encore ?… Un des rôles principaux qui disparaît en plein milieu de l’intrigue, même les séries B n’osent pas. Et pis, à quoi bon sauver le flic infiltré alors que selon la règle, une fois blessé, ils auraient dû l’achever pour éviter qu’il ne parle ? Tu introduis une règle (certes efficace mais déjà foutrement incohérente parce qu’aucun truand n’accepterait de telles conditions) et à la première occasion tu l’envoies valdinguer. Motif supposé presque comique (parce que le chef qui l’a épargné a beau se poser la question, il n’en voit aucune) : le petit penchant homosexuel du chef de gang pour le flic infiltré. Celui-ci d’ailleurs est blessé, mais oh, assez peu, si bien qu’au bout de dix minutes, le voilà-t-il pas tout fringuant. Ce mec est tellement demeuré qu’il envoie sa belle appeler son propre chef dans une cabine avec un mot pour lui, au lieu d’aller le trouver tout simplement (c’est vrai, les truands filent la fille, forcément… on y croit), et ce chef de police… lui donne rendez-vous dans un hôtel…, là où justement un mec de la bande peut les voir. L’incohérence ne s’arrête pas là : le gars va trouver son boss pour lui dire, sauf qu’au lieu d’imaginer, comme c’est le plus vraisemblable, que son nouveau pote est un flic, non non, on a droit à la scène, presque de jalousie, du boss avec la fille pour l’engueuler… de ne pas être fidèle à son pote ! Non, mais sérieux… J’oubliais, le coup à la fin du vol de perles qui est en fait un subterfuge pour que la police japonaise tue le flic infiltré… Sauf que ça ne marche pas (pour des raisons plus que risibles) et voilà le boss pris à son propre piège. C’est une suite continue d’invraisemblances.


La Maison de bambou, Samuel Fuller 1955 House of Bamboo | Twentieth Century Fox


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Le juge Thorne fait sa loi, Tourneur (1955)

Stranger on Horseback

Stranger on Horseback
Année : 1955

Réalisation :

Jacques Tourneur

Avec :

Joel McCrea
Miroslava
Kevin McCarthy

8/10 IMDb iCM

Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

Listes sur IMDb :

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Lim’s favorite westerns

Même veine que Stars in my Crown, le juge itinérant remplaçant celui du pasteur. 

L’atmosphère presque bressonnienne, sans musique, sans éclats, au rythme de traînard, fait particulièrement plaisir avant que Tourneur fasse appel aux violons, et sans que cela jure avec ce qui précède d’ailleurs.

La chute, et la mort du père de la témoin, est ratée, faute peut-être de matériel, ou par bienséance (montrer un cheval tomber d’un ravin, ce n’est pas top). Quoi qu’il en soit, même sans montrer la scène en détail, la réaction de la fille est mal amenée, voire absente. Le twist presque littéral du juge à la fin est aussi assez mal mené, avec une sorte de ruse de sioux prépubère pour surprendre ses ennemis… Tout ce qui précède est bien construit. Le film peine toutefois à reproduire l’enthousiasme final de Stars in my Crown.


Le juge Thorne fait sa loi, Jacques Tourneur 1955 Stranger on Horseback | Leonard Goldstein Production


Une femme de Meiji, Daisuke Itô (1955)

Note : 4 sur 5.

Une femme de Meiji

Année : 1955

Titre original : Meiji ichidai onna / 明治一代女

Réalisation : Daisuke Itô

Adapté d’un roman de Matsutarô Kawaguchi

Avec : Michiyo Kogure, Jun Tazaki, Haruko Sugimura, Yataro Kitagami

Daisuke Itô est connu pour avoir réalisé un des films les plus importants de l’histoire du cinéma nippon, Carnets de route de Chuji, film de samouraï en trois parties dont il ne reste aujourd’hui que des fragments (on en voit un extrait sur Youtube et une copie d’un peu plus d’une heure circule sur le Net*). De ce qu’on peut en voir, ce film muet de 1927 était sur-dynamique ; il aurait lancé par ailleurs quelques codes du genre. La carrière d’Itô est pourtant mal connue et plutôt chaotique bien que s’étalant sur plusieurs décennies. L’un des derniers films muets (disponible) de Daisuke Itô, Le Chevalier voleur (1931), adapté de Eiji Yoshikawa est une vraie merveille du genre, puis, semble-t-il, son influence se fait moins grande au temps du parlant. Il adapte et écrit des scénarios qui semblent le faire sortir de son domaine de prédilection puisqu’il signe le scénario des Coquelicots par exemple pour Mizoguchi, mais réadapte aussi Yoshikawa avec une des premières versions de Miyamoto Musashi pendant la guerre, et on le retrouve en 1951 à réaliser Five Men of Edo. En 1959, il réalise un honnête Samurai Vendetta avec Raizô Ichikawa et Shintarô Katsu, aide à l’adaptation en 1963 de La Vengeance d’un acteur, participe à la réalisation d’un film de la série des Zatoïchi, puis un moyen mais remarqué L’Histoire de Tokugawa Ieyasu, pour finir après plus de quarante ans de carrière en participant à l’écriture du dernier volet crépusculaire et un peu inutile de Miyamoto Musashi par un Uchida à l’aube de la mort. Tout cela pour essayer de situer le réalisateur d’Une femme de Meiji, parce que le film semble bien résumer un peu le chaos, ou la variété si on reste positif, de ce que représente le travail méconnu (et comme pour beaucoup d’autres, très largement indisponible sinon perdu) de Daisuke Itô : une prédilection certes pour les films en costumes (jidaigeki), mais un réalisateur qui ne semble pas avoir toujours profité des meilleures conditions pour exprimer les talents, les audaces techniques, dont il avait su se faire le spécialiste au temps du muet.

Le début de cette histoire tournée en 1955 se perd en dialogues pendant une demi-heure dans des intérieurs et des situations qui ont eu vite fait de me faire piquer du nez. On aurait pu être chez Mizoguchi, mais l’histoire, adaptée d’un roman de Matsutarô Kawaguchi (connu pour mettre au cœur de son récit des artistes, comme dans Les Contes des chrysanthèmes tardifs, Tsuruhachi et Tsurujiro, Les Musiciens de Gion, Shamisen and Motorcycle, mais qui est aussi l’auteur des Amants crucifiés, des Contes de la lune vague après la pluie, Les Baisers…) met longtemps à se mettre en place. Itô est alors comme une mouche qui tournicote dans une pièce en cherchant une issue, à coups de travellings d’accompagnement, de biais, en profondeur, en arrière… Ne manquait plus qu’un travelling en looping pour passer l’ennui et, ô miracle, alors qu’on ne s’y attendait plus, une fenêtre s’ouvre…

Itô est content, sa caméra prend l’air. La maîtrise formelle laisse rêveur. Chaque plan ou presque est un ravissement, un exploit, une trouvaille. Utilisation parfaite de la profondeur de champ (c’était déjà le cas dans les intérieurs, il faut le reconnaître, avec un soin du détail, de l’arrière-plan, du hors-champ), des décors à couper le souffle, tant par leur ampleur discrète (un peu à l’image d’un Guru Dutt à la même époque en Inde) que pour la méticulosité de la reconstitution. Le rythme se ralentit aussi, pour s’attacher à d’autres détails qui procèdent d’un vrai choix de mise en scène, du genre de ceux qui ne se refusent pas à prendre ses distances avec une histoire, un scénario, ou des passages obligés d’un récit… Itô raconte alors une nouvelle histoire en dehors, ou au-delà, de la trame convenue ; le récit déambule entre les lignes comme entre les séquences « à faire », s’efforçant presque toujours à dévoiler le hors-champ de l’histoire attendue, à proposer un contre-pied, à ralentir voire attendre que quelque chose se passe ou se finisse, à couper ce qui peut l’être, et au contraire en laissant s’éterniser une situation sans que l’on comprenne d’abord pourquoi, avant de voir que c’est justement pour s’attacher à dévoiler quelques précieux détails du comportement des personnages. Voilà ce qu’on attend précisément d’un travail de mise en scène, montrer entre les lignes, dévoiler un sous-texte, proposer une vision, faire preuve d’audace et de maîtrise, de conviction…

Pour la scène du « meurtre » par exemple, à l’image de ce que Uchida fera à la fin du Mont Fuji et la lance ensanglantée : pas de musique dramatisant l’action, pas d’outrance de jeu ; pas de coup pour coup (ni de dialogues du tac au tac, il dévoile l’errance des corps, l’incertitude, les hésitations) ; un jeu du hors-champ qu’Itô fait apparaître en montage alterné (des ivrognes passant dans le coin et ne se souciant pas de l’action principale) ; et au contraire le souhait de casser les codes et les rythmes de jeu pour forcer une forme de naturalisme effrayant pour coller à la sidération du personnage féminin ou à la situation dramatique.

C’est à partir de ce climax que le récit bascule dans une autre dimension. Tout est dilaté, ou plutôt, les éléments attendus sont rétrécis voire escamotés, et quelques détails significatifs sont allongés. Un basculement permanent entre jeu d’identification et de distanciation s’opère (à l’image de la profondeur de champ, on joue sur l’opposition entre le lointain et le contigu), encore commun au cinéma de Guru Dutt (ou de Welles), qui casse les repères du spectateur. L’effet de réalisme en est renforcé, mais un réalisme sidérant, profitant à des situations paradoxalement plus dramatiques, voire plus épiques (on n’est plus dans des intérieurs communs ou des scènes où ça bavarde, on a affaire à des situations de danger, de recherche, de peur…). Cette longue séquence finale dans un théâtre est un classique de dénouement purement cinématographique avec plusieurs sujets traités en montage alterné (Coppola en est un habitué).

Daisuke Itô peut faire saliver avec Carnets de route de Chuji, un temps considéré comme le plus grand film japonais, on a au moins un aperçu de sa virtuosité dans Une femme de Meiji. Une même volonté parfois d’élever sa caméra (voire parfois de proposer des plongées, ou encore de reculer sa caméra sur une situation dramatique, parfois pour intégrer un autre personnage regardant le premier — ce qui est encore une manière de s’élever, prendre ses distances, de la hauteur) et surtout cette passion (commune à bien des cinéastes pourtant) pour les travellings (d’accompagnement en particulier).

De ce petit drame pas forcément grandiose, Itô arrive sur le tard à en insuffler une ampleur inespérée. On pourra toujours dire qu’il manque une certaine cohérence, une unité, ou… que je n’étais pas bien réveillé au début du film ; mais il faut aussi savoir apprécier le génie des compositions chaotiques au savoir-faire remarquable. Le sujet n’avait rien de bien passionnant, c’est bien le talent de Itô qui est parvenu au bout du compte à faire de certaines séquences des petits chefs-d’œuvre.


*le film sera projeté à la Cinémathèque française fin 2018 dans le cadre de son hommage au cinéma nippon. (Une précédente projection a eu lieu en 2011).



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