Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura (1969)

Note : 3 sur 5.

Nuée d’oiseaux blancs

Titre original : 千羽鶴, Senba zuru

Aka : Thousand Cranes

Année : 1969

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Mikijirô Hira, Eiko Azusa, Eiji Funakoshi, Tanie Kitabayashi

À tourner dix films par an, on finit fatalement par ne plus savoir ce que l’on tourne et par oublier l’essentiel de la mise en scène : diriger des acteurs pour que leur interprétation soit cohérente et trouver exactement la bonne distance en ce qui concerne le ton ou le rythme du récit. Un professeur de théâtre disait toujours que dans une pièce « si la lumière n’était pas allumée dans les premières secondes du film, l’intérêt du public sera toujours éteint ». Au cinéma, c’est pareil. Si, dans les premières minutes, l’approche, le ton, la distance ne conviennent pas, on sait que l’on va passer un mauvais moment.

Dans un univers de studio, avec des réalisateurs et des équipes rodés, la facture générale du film peut faire forte impression : le spectateur habitué des films de Masumura reconnaît son talent pour la composition des plans, placer ses personnages et découper tout ça au montage (c’est de l’orfèvrerie, j’ai probablement dédié mon meilleur article au sujet). Mais très vite aussi, on sent que quelque chose cloche. L’introduction sort un peu de l’ordinaire. On reconnaît le minimalisme de Kawabata, son goût pour les ellipses, pour le formalisme des situations, mais je ne sais pas si c’est son récit qui manque de chair dans cette entame, si l’adaptation de Kaneto Shindô n’a pas saisi le danger d’un récit à l’introduction trop rapide, ou enfin la faute à Masumura, incapable de restituer les subtilités de l’entrée en matière de l’auteur… Quoi qu’il en soit, l’intrigue commence, et au bout de quelques minutes, non seulement l’affaire est pliée et une liaison se noue entre les deux protagonistes, mais on se demande aussi si ce récit ne constituerait pas la suite d’une précédente histoire qui nous aurait échappé. Les personnages agissent ainsi plutôt comme dans un développement, voire un dénouement, avec des excès émotifs qui ne paraissent pas être à leur place. Certes, Madame Ota est censée en faire toujours un peu trop (selon mademoiselle Kurimoto), mais le bonhomme n’est pas obligé de tomber si facilement sous le charme de l’ancienne maîtresse de son père… Lui a peut-être le temps d’être séduit, nous, non. Et pourtant, c’est une des plus belles femmes du cinéma en face. On n’est pas des spectateurs faciles, hein. On ne se couche pas le premier tiers du film !

La cohérence du récit est une chose, la tonalité, encore une autre. Ce qui donne la tonalité, l’atmosphère d’un film, c’est parfois sa musique. Et une musique peut livrer sa propre logique et éclairer le sens d’une histoire. On travaille en petit comité : le coupable se trouve être Hikaru Hayashi, autrement dit un habitué non seulement des films de Masumura (pas forcément les meilleurs), mais aussi de Kaneto Shindô (et les bons, Onibaba et L’Île nue, pour citer les meilleurs). Possible que Hayashi se soit trouvé un peu dépourvu en voyant le montage du film, parce que sa musique semble plus traduire sa perplexité qu’autre chose…

Hikaru, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvu quand la bise fut venue et que madame Ota son pantalon… « Quoi ? Quoi ?… Vite : musique mystérieuse. »

Les notes de musique reflètent un mystère tout aussi forcé que les excès de Madame Ota et nous voilà comme projetés dans un film de Yoshida chez qui la musique expérimentale fait écho à l’incompréhension du spectateur face aux propositions crypto-esthétiques du réalisateur.

« Tu aimes les films avec de la musique mystérieuse, Kikujisa ? »

Est-ce la bonne approche, la bonne tonalité ? Instinctivement, Kawabata, je l’associerais davantage et dans un premier temps à la nostalgie, et seulement après, au mystère, à la solitude, conséquence inéluctable de l’incommunicabilité. De mémoire, Pays des neiges procédait de la même façon avec des ellipses obsessionnelles, des décors restreints, un temps chaotique et inconsistant renforçant l’idée d’isolement, de solitude et de désorientation. J’imagine qu’une adaptation des Belles Endormies fonctionnerait de la même manière : d’abord, la découverte d’une situation, la répétition, l’étrangeté, puis l’obsession d’une idée fixe, d’un vice… Plonger ainsi à brûle-pourpoint dans une forme de mystère pas encore nécessaire, reposer sur des dialogues plus que sur des non-dits, un jeu hiératique ponctué soudain d’excès incompréhensibles ne fait qu’ajouter de l’incrédulité aux incohérences de départ.

Le développement ne parvient pas plus à faire jaillir un peu de lumière dans ce spectacle étrange et éteint. L’alliance du côté solennel, procédural de la cérémonie du thé et des excès émotionnels ou comportementaux des personnages donne l’impression d’assister à un spectacle de robots poussés à se divertir en imitant les humains après leur disparition. Ce serait dans leurs incohérences et leurs maladresses qu’ils révéleraient leur nature. Un tel angle peut toujours avoir son intérêt dans un film dédié à la « vallée de l’étrange » (comme dans Stepford Wives), dans une adaptation de Kawabata, un peu moins.

Effet d’une introduction ratée ou non, difficile pour moi de me passionner pour une telle histoire de fétichisme à la limite de la nécrophilie. Quant à l’héritage amoureux, cet étrange ménage à quatre transgénérationnel, je sais que l’on est dans l’univers d’un homme qui a imaginé des rapports avec de « belles endormies », mais la maîtresse éplorée qui devient la maîtresse du fils de son amant avant que ce fils ait des rapports avec la fille de la maîtresse de son père, voilà un type de téléphone arabe pour le moins déconcertant… Imamura aurait fait de ces personnages alambiqués des monstres et l’on s’en serait amusés (comme l’on se serait amusés d’un réalisateur insistant sur la symbolique sexuelle du fusil dans Winchester ’73). Mais attention, on est chez les kawabatophiles, les rapports tordus, pervers, fétichistes représentent une forme d’idéal ou de normalité dans les cercles intellectuels. Qu’auraient-ils à raconter autrement à leur psychanalyste ?

Boire dans les tasses centenaires qui ont vu passer des générations d’amants, celles que portaient aux lèvres papa et maman, est-ce tromper, docteur ? Les briser, est-ce mettre fin au cercle incestueux de notre héritage pervers ?

J’ai beau apprécier passionnément Ayako Wakao, je suis loin de partager ces tendances fétichistes. Si le thé n’est pas bon, si la cérémonie déraille, et si Ayako me paraît répéter une séquence de dénouement d’un film qu’elle tourne entre deux prises sur le plateau d’à côté, je me lève et je me casse.

Mais brisons là.

La tasse séculaire.

Et allons nous coucher.

Seul.

Repus de médiocrité.

Et de tessons amoureux.

(À relire mon commentaire pour Le Temple des oies sauvages, je me dis que je pourrais réécrire exactement la même critique. Et c’est d’ailleurs un peu ce que j’ai fait. Moi aussi, je fais dans le transgénérationnel. Ah, c’est encore dans les vieilles tasses que ça part toujours en déconfiture.)


Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura 1969 千羽鶴 Senba zuru | Daiei Studios



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La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963)

Note : 3.5 sur 5.

La Courtisane et l’Assassin

Titre original : Maiko to ansatsusha / 舞妓と暗殺者

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Scénario : Kaneto Shindô

Avec : Miwa Takada, Masahiko Tsugawa

Jolie histoire d’amour entre une maiko et un samouraï sans le sou en plein chaos « révolutionnaire » (une sorte de Vanina Vanini au crépuscule de l’époque Édo). La première abrite le second alors qu’il cherche à échapper aux hommes du shogun, et cette rencontre fortuite sera le point de départ d’une histoire d’amour platonique (parce qu’ils sont sages et que cela permet d’insister sur leur jeunesse et leur innocence commune dans un monde dégénéré). Les choses se compliquent pour les deux tourtereaux quand ils décident de se voir en cachette tous les 8 du mois sur les marches menant à un temple où celle qui est destinée à devenir geisha va prier pour son père malade…

Car parallèlement à leur bien innocente idylle qu’ils savent éphémère pour n’être ni l’un ni l’autre maître de son destin, deux événements menacent leur bonheur. D’abord, le jeune samouraï sans le sou qui a rejoint un clan dissident cherchant à faire tomber le pouvoir en place assiste à la couardise d’un de ses leaders en le voyant fuir discrètement le champ de bataille. Puis, cerise sur le gâteau, le même leader s’entiche de la jolie maiko et projette (parce que lui a les moyens de se le permettre) d’acheter ses faveurs comme tout homme de pouvoir qui se respecte (ce sont — paraphrasés au katana — ses propres mots).

Le leader insurrectionnel ne tarde bien sûr pas à apprendre que les deux amoureux fricotent dans leur coin et comme un riche trouillard a souvent d’autres vices à son arc, le voilà qui complote bassement pour se débarrasser du garçon en l’envoyant dans une opération suicide à l’assaut de l’ennemi… L’amoureux échappe de peu à la mort, mais le saligaud apprenant la nouvelle compte alors se servir de la fille comme appât pour le retrouver et lui trancher la queue (le chignon, ou la tête, alouette). Vous connaissez la suite. Ces histoires finissent toujours en combat de coqs.

Si l’histoire est délicieuse et, somme toute, assez classique, elle l’est déjà beaucoup moins dans son ton et dans sa mise en œuvre à l’écran. Écrite par Kaneto Shindô, on y reconnaît une tonalité tragique, brutale, naturaliste et humaniste, loin des fantaisies romantiques et chevaleresques du genre. L’ajout d’une voix off illustrant les pensées et les doutes du jeune samouraï donne des accents de film noir étonnant, surtout au début du film, quand il adopte une atmosphère presque contemplative et épique (au sens brechtien, la voix off forçant la distanciation) alors que les personnages sont plongés dans une mission dangereuse (pour faire court : en plein guet-apens contre les hommes du shogunat, le garçon est tout occupé à se poser des questions existentielles et s’interroge sur la manière dont il en est venu à intégrer la profession de samouraï).

Le générique dans les hautes herbes semble d’ailleurs presque avoir donné des idées pour Onibaba que Shindô réalisera peu de temps après.

On y retrouve très peu la patte de Misumi dans le film, et pour cause, en plus d’un scénario plein d’audaces formelles, la photographie n’est pas assurée par son plus fidèle compère, Chikashi Makiura, mais par Shôzô Honda, avec qui il n’a collaboré que six fois, dont une seule pour un film majeur, l’année qui précède, avec Tuer. Comme Kaneto Shindô en avait déjà écrit le scénario, on peut imaginer que le studio créait ainsi des équipes sur quelques mois afin de voir ce qui marchait le mieux. Pas sûr que le goût de Shindô à proposer sans cesse des choses différentes et à sortir des clous permettait en revanche d’assurer une continuité dans ces collaborations… (Il faudra attendre Le Temple du démon pour que Misumi et Shindô collaborent à nouveau sur un film d’importance.)

À voir également, comme toujours si on considère que Misumi était loin d’être le seul maître à bord dans une logique de production de studio, jusqu’à quel niveau le scénario de Shindô allait dans les propositions de découpage (il n’y a pas de scénario standard, certains sont limités, d’autres très précis sur le découpage) parce qu’en plus du côté film noir existentiel et romantique (avec Vanina Vanini, on pense aussi beaucoup aux Amants de la nuit de Nicholas Ray), on y retrouve quelques notes « nouvelles vagues » inattendues. C’est loin d’être singulier pour l’époque, mais les studios restaient plutôt hermétiques à ces expérimentations. Shôzô Honda propose des plans souvent radicaux dans le choix de leur échelle, tardant souvent en longueur et évitant la facilité du champ-contrechamp ou l’énergie d’un découpage nerveux. Un choix qui peut se comprendre pour les séquences entre les deux amoureux, mais pour les séquences brutales et chaotiques (donc réalistes) de duels au sabre, cela n’a rien d’habituel, et cela colle en fait très bien à l’idée de mise à distance de l’action déjà présente dans la forme d’écriture de Shindô. J’ai souvenir peut-être de voir les films de Tomu Uchida et peut-être d’Eiichi Kudô adopter cette approche critique vis-à-vis de la violence comme pour ne pas la magnifier et en montrer au contraire toute l’horreur.

Pour coller à cette noirceur peu commune, Misumi n’a pas pu diriger ses acteurs habituels, souvent spécialistes d’un jidaigeki plus classique, plus respectueux des codes hérités du kabuki et versant parfois vers l’humour. À peine retrouve-t-on avec plaisir le joli visage poupon de Miwa Takada, tête d’affiche ici qui a quelques fois fréquenté les plateaux dirigés par le cinéaste dans des rôles secondaires (Zatoichi, La Famille matrilinéaire, Le Combat de Kyoshiro Nemuri, Le Démon du château de Sendai, Les Deux Gardes du corps). En dehors de vagues seconds rôles, on y trouve peu de têtes familières des productions auxquelles Misumi a participé. C’était peut-être d’ailleurs indispensable ici afin de pouvoir coller au mieux au réalisme des séquences tant d’action que d’amour.

Un film assez singulier donc, capable de marier l’apprêté de la violence, la noirceur politique quasi existentielle des luttes de pouvoir, avec l’innocence d’une relation toute simple et la beauté parfois de certains plans à couper le souffle (magnifique séquence sous la neige avec des flocons gros comme des plumes tombant au ralenti sur les amoureux marchant vers le temple).


La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963) Maiko to ansatsusha | Daiei


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Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô (1975)

Kenji Mizoguchi ou la Vie d’un artiste

Note : 4 sur 5.

Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director

Titre original : Aru eiga-kantoku no shogai

Année : 1975

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : acteurs et techniciens du maître

Une suite d’interviews d’un grand cinéaste sur son maître. On se croirait chez Drucker : Shindô ne s’intéresse qu’à cerner la personnalité réputée dure sur les plateaux, timide en dehors, de Kenji Mizoguchi.

Le film se contente donc de faire dans l’évocation, la déférence, et en cherchant à faire le portrait du cinéaste, Kaneto Shindô s’applique surtout à faire celui des acteurs, techniciens, et scénaristes amenés à croiser le chemin de Kenji Mizoguchi au cours de sa carrière. Si l’on apprend essentiellement de sa méticulosité quand il s’agit des techniciens, cela devient beaucoup plus intéressant quand les acteurs prennent la parole. En 1975, voir les acteurs habituels de sa filmographie se remémorer leur relation, cela fait son petit effet, parce qu’à l’image de ce que dit Kinuyo Tanaka quand elle répond à l’amour supposé que beaucoup prêtaient au réalisateur à son égard, eh bien, les acteurs, on les aime pour ce qu’ils dégagent à l’écran. Pas ce qu’on peut en lire dans les journaux ou ce qu’ils peuvent raconter les uns sur les autres en petit comité à propos de leur intimité. Mizoguchi, on aime ses films, on préfère donc quand ses acteurs parlent du cinéaste, plus que de l’homme, parce que ce sont les acteurs qu’il nous a appris à aimer à travers les personnages dans lesquels il les a mis en scène. J’aurais beaucoup moins d’appétit pour leur déférence d’usage quand il s’agit d’évoquer sa vie privée ou de décrire son génie (ça, c’est notre travail, pas le leur).

Le talent est donc là. C’est nous, spectateurs, qui en parlons souvent le mieux. Les voir, eux, évoquer leur travail ou la personnalité de leur maître, c’est surtout l’occasion de les revoir parfois des décennies après leurs apparitions dans nos films préférés.

Tatemae oblige, toujours, on sent parfois poindre quelques hésitations à parler de certains aspects de la vie du réalisateur, dire ce qu’ils pensent réellement, et puis dans un sourire poli, ils se ravisent et sortent les compliments d’usage. Les acteurs sont nés pour vivre de et à travers leur hypocrisie ; le double jeu, c’est leur fonds de commerce. Alors, pour un acteur japonais, vous imaginez… C’est même chez Kinuyo Tanaka l’essentiel de son génie tant on perçoit en permanence un fond caché poindre par petites touches derrière son masque. C’est assez plaisant de voir Kaneto Shindô la pousser dans ses derniers retranchements de femme polie, lui, qui toute sa vie a caché sa relation avec Nobuko Otowa, son actrice principale habituelle, avant de l’épouser seulement deux ans après ce film, en 1977 (il feint de l’interviewer d’ailleurs comme les autres, ou pas, dans un salon discret). Kinuyo Tanaka, dans cette interview, présente quant à elle cette étrange capacité à être spontanée comme il faut tout en parvenant (alors que cela devrait représenter deux qualités contraires) à donner l’impression de dire exactement ce qu’elle veut dire sans en dévoiler trop, avec toujours la même classe distante et polie. Elle prétend qu’elle connaissait très peu le réalisateur dans sa vie privée, mais à l’évidence, certains acteurs n’ont pas besoin de trop surjouer sur un plateau quand il est question de feindre de tomber amoureux de ce genre d’actrices. Vous pouvez la placer devant dix hommes différents, vous lui laissez faire son numéro et la moitié en tombe amoureux. On répète à l’envi que Mizoguchi ne dirigeait pas ses acteurs, on comprend pourquoi. Les acteurs géniaux, comme Kinuyo Tanaka, vous n’avez qu’à les mettre devant une caméra, et le simple fait de respirer intrigue le spectateur et le pousse à les regarder.

On peut juste regretter de ne pas avoir plus d’Ayako Wakao. Ou de ne pas avoir un même type de film sur Masumura. Il n’a pas ça dans ses cartons Michel Drucker ?


 

Isuzu Yamada, Michiyo Kogure, Kinuyo Tanaka dans Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô 1975 | Kindai Eiga Kyokai


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Passion, Yasuzô Masumura (1964)

Grand somme

Note : 4.5 sur 5.

Passion

Titre original : Manji

Année : 1964

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Ayako Wakao, Kyôko Kishida, Eiji Funakoshi

— TOP FILMS

Un Grand Sommeil psychologique avec des rebondissements si multiples qu’on finit avec Masumura par en rire… Le film est parfois si drôle, dans le genre de la satire italienne presque, qu’on croit voir par moment Eiji Funakoshi se muer en Vittorio Gassman ou tout du moins en adopter certaines mimiques (Vittorio joue très bien les gueules d’ahuri, les faux-culs).

Voilà un gros et joli supermarché de dupes où chacun, à force de jouer tour à tour les manipulateurs ou les victimes, se demande en permanence où le traquenard psychologique se finira et qui manipulera l’autre en dernier. La saveur des huis clos en somme dans une sorte de carré amoureux troublant et fascinant. Très bavard certes, avec des enjeux quelque peu tortueux, mais comme dans le Grand Sommeil, il faut finir par ne plus chercher à comprendre qui tire les ficelles, et en rire. Le génie de Masumura est là d’ailleurs, parce qu’il tend vers la farce au lieu de plonger dans l’intellectualisme ou le drame ton sur ton. Parce que tout cela devient en effet absurde, et ce n’est plus qu’un jeu où la cohérence psychologique n’est plus de mise.

À noter aussi l’utilisation exceptionnelle de la musique. Masumura sait exactement quand faire entrer en scène les quelques notes lancinantes qui sauront parfaitement illustrer ce que beaucoup de chefs-d’œuvre ont à ce niveau en commun : l’impression d’inéluctabilité, d’un destin qui s’opère quoi que les personnages puissent faire et entreprendre. La tragédie avait cela en commun avec les bons thrillers usant de suspense, c’est que le public, et souvent les personnages mêmes, sait déjà comment ils vont finir. Ils redoutent la mort, craignent continuellement de se faire tromper, et c’est la musique qui vient insidieusement réveiller ces doutes. Toujours la même musique, parce qu’elle n’exprime qu’une seule chose : la suspicion.

Comme il est bon souvent de revoir certains films.


Vu en avril 2012. Revu le 23 janvier 2018

Passion, Yasuzô Masumura 1964 Manji | Daiei

L’Île nue, Kaneto Shindô (1960)

Travail et artifices

Note : 5 sur 5.

L’Île nue

Titre original : Hadaka no shima

Année : 1960

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa, Taiji Tonoyama

TOP FILMS

Sur l’artifice :

Louer les valeurs du travail, de l’effort, le retour à la terre, le minimalisme non austère, la famille, l’humilité…, ce sont des valeurs assez universelles. Rien à voir par exemple avec un Nolan, un Noé ou un Dolan dont l’artifice assumé peut cliver. C’est sûr qu’ici il y a l’artifice du sans dialogues, mais ça ne me paraît pas être la marque principale du film. Il y a des documentaires muets qui utilisent le même procédé, et ça vise plutôt la distance, donc la retenue. C’est probablement quand l’artifice tend à forcer quelque chose, surenchérir qu’on risque le surdosage, le mauvais goût. Et c’est d’autant moins artificiel si on sait l’amour que porte le cinéaste dans d’autres films à tout ce qui est lié à l’humain, les gens simples, les gestes simples…

L'île nue, Kaneto Shindo (1961) Kindai Eiga Kyokai

L’Île nue, Kaneto Shindô (1960) | Kindai Eiga Kyokai

Je pense qu’on peut même voir dans la mise en scène de cette scène fameuse et critiquée de la gifle, tout le génie du cinéaste. C’est subtil, et parfois la sensibilité ou les a priori (qu’on a tous, même favorables) de chacun sont trop forts pour être cette fois sensibles à cette subtilité. Si on voit un mari gifler sa femme parce qu’elle a fait une connerie, bien sûr que ça choque, mais ce que Kaneto Shindô montre, c’est moins la gifle que les réactions qui suivent. Il n’y a pas de rapport de force entre une femme docile ou qui rechigne à se rebiffer et un mari violent ; ce qu’on voit c’est deux êtres qui prennent conscience pour la énième fois qu’ils sont sur une pente glissante : il y en a un qui dérape, et ce sont les deux (ou leur fragile château de cartes) qui s’effondrent. Il y a la même absurdité à la Sisyphe que dans La Femme des sables, sauf que dans l’un ils fabriquent un petit monticule de terre fragile, dans l’autre il le creuse. On dirait deux faces d’une même pièce mêlées en une seule image à force de rouler au hasard… Le génie de la direction d’acteurs ici, c’est de jouer autre chose que la gifle ; la gifle déclenche une prise de conscience, comme un Sisyphe reprenant son souffle, levant la tête et s’interrogeant une énième fois sur le sens de la vie. Ils finissent par exprimer la même chose dans cette scène où ils ne font que se regarder après la “claque”. Il est là le génie. Le sous-texte que certains, s’ils arrivent à mettre certaines considérations éthiques compréhensibles de côté, peuvent percevoir ici, c’est un de ces instants rares au cinéma où on pense déceler quelque chose qui dépasse (transcende presque…) le simple cinéma. Ce n’est plus du cinéma, c’est de l’humanisme.

L'île nue, Kaneto Shindo (1960) Kindai Eiga KyokaiL'île nue, Kaneto Shindo (1964) Kindai Eiga Kyokai

Il y a fort à parier que Shindô connaissait l’existence de certains courts-métrages documentaires, en particulier en Italie, ceux de Vittorio de Seta :

Isole de fueco (1955) :

https://www.youtube.com/watch?v=v4qOTIMqAjM

Parabola d’oro (1955) :
https://www.youtube.com/watch?v=dmnElKdBTfI

I dementicati (1959) :
https://www.youtube.com/watch?v=n3iwkzkpphM

Lu tempu di li pisci spata (1955) :
https://www.youtube.com/watch?v=27hEMKj8MKo

Tout est déjà là. La gifle en moins.

L'île nue, Kaneto Shindo (1966) Kindai Eiga Kyokai


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La Maison des geishas, Kinji Fukasaku (1998)

Masoguchi

La Maison des geishas

Note : 2.5 sur 5.

La Maison des geishas

Titre original : Omocha

Année : 1998

Réalisation : Kinji Fukasaku

Scénario : Kaneto Shindô

Avec : Maki Miyamoto, Sumiko Fuji, Kaho Minami, Mariko Okada

Intéressant (mais raté) de voir une tentative de réveil des films de geishas des années 50, âge d’or du shomingeki où le problème de la fin de la prostitution avait déjà été parfaitement raconté. C’est presque un sous-genre en soi, puisqu’au lieu de découvrir la vie de gens de la classe moyenne, on se focalisait sur la trajectoire tragique d’une geisha, d’une maiko, et plus souvent encore d’une maison de geishas.

Les vieux nostalgiques remettent les couverts. Kaneto Shindo est aux commandes du scénario et y produit un mix de deux films de cette période du réalisateur qui lui avait en quelque sorte mis le pied à l’étriller : mélange assez peu convaincant donc entre Les Musiciens de Gion (surtout concentré sur l’apprentissage de la maiko) et La Rue de la honte (la fin de la prostitution) de Kenji Mizoguchi (Ayako Wakao y tenait d’ailleurs deux rôles opposés, celui de la maiko naïve, puis celle de la geisha intéressée et sans illusions). C’est l’un des problèmes du film : le scénario se révèle particulièrement verbeux (ironique quand on sait que le meilleur, ou le plus connu, des films de Shindo, LÎle nue, était totalement muet).

Je passe sur le désintérêt total d’une telle resucée (le Geisha de Hideo Gosha, parmi les tentatives pour relancer le « sous-genre », en 1983, me paraissait bien plus intéressante et efficace en choisissant une période un peu moins traitée, et en le mixant, là, au style yakuza de l’avant-guerre), parce que le plus grossier est ailleurs. Si Shindo ne s’est pas collé à la réalisation, c’est peut-être qu’il avait mieux à faire cette même année en en réalisant un autre avec Rintaro Mikuni… Mystère. Reste que, ce qui s’apparente d’abord à un hommage à Mizoguchi finit en farce moisie parce que pour faire un film tout ce qu’il y a de plus classique, on vient pécho le maître de la caméra syncopée, Kinji Fukasaku, réalisateur de la série des Combat sans code d’honneur… Fukasaku, honnête, ou inspiré, voyant les lauriers recueillis indûment pour ce film (il a été nominé pour le Prix de la meilleure réalisation de l’Académie japonaise), foutra un grand coup dans l’okiya en réalisant deux ans après Battle Royale (allez viens, pépé, on s’en moque de la politique des auteurs).

C’est que pépé Fukasaku ne se foule pas trop. En fait, il demande à ses actrices de gueuler comme ses acteurs de films de yakuzas pendant que lui, pour une fois, regarde sans rien faire (je vais t’en faire un film façon Ozu, tu vas rigoler : « silence ! moteur ! action… sieste »). Ça donne un spectacle de télévision où les acteurs parlent trop, trop vite et trop fort, où la caméra n’est jamais à la bonne distance (dans une scène avec du monde et différents groupes, choses que Fukasaku faisait pourtant systématiquement dans Combat sans code d’honneur, au lieu de foutre la caméra au milieu de tout ça et de balancer les champs contrechamps, il place au contraire sa caméra à l’extérieur provoquant des champs contrechamps fades où tout le monde apparaît à l’écran), où le montage et les mouvements de caméra semblent être faits en direct (un peu comme dans un match de foot où bien sûr les techniciens n’ont aucune idée d’où ira la balle : la technique qui suit les acteurs, au lieu de jouer la même partition… raccords et désaccords).

Ce qu’il y a de pire (mais ça, c’est le drame des films japonais depuis des décennies), c’est sans doute l’image qui semble être littéralement chiée dans la pisse (flous jaunis et ombres coagulées). Après tout ça, n’importe quel pépé nostalgique du temps de la prostitution aurait certes envie de foutre des claques aux nubiles en jupe courte remplaçant désormais les frêles et dociles maikos dans le cœur pervers des Japonais. Quand Combat sans code d’honneur rencontre La Maison des geishas, ça donne Battle Royale. Normal.

On se consolera (pour les nostalgiques du cinéma de l’âge d’or des années 60) avec la présence de Sumiko Fuji (Lady Yakuza — en voilà une qui pissait dans l’opusculaire) et de Mariko Okada (pour une fois débarrassée de son Yoshida chéri).


La Maison des geishas, Kinji Fukasaku 1998 Omocha Toei


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La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura (1967)

L’école de la chair

La Femme du docteur Hanaoka

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Hanaoka Seishû no tsuma

Année : 1967

Réalisation : Yasuzô Masumura

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Hideko Takamine, Yûnosuke Itô, Yatsuko Tan’ami, Chisako Hara

Du beau monde et un savoir-faire attendu pour ce film faisant le récit des expérimentations médicales d’un chirurgien japonais entre le XVIIᵉ siècle et le XVIIIᵉ vu sous l’angle familial, et en particulier à travers les yeux de sa femme et de sa mère.

Techniquement, c’est parfait. Une adaptation de roman biographique dont se charge Kaneto Shindô (le film est très efficace sur le plan narratif avec de très courtes séquences allant droit à l’essentiel et en passant rapidement et sans heurt d’une époque à une autre) ; une mise en scène rigoureuse et précise comme Masumura en réalisera beaucoup au cours de ces années 60 ; un directeur photo ayant notamment opéré sur L’Ange rouge et Une femme confesse (qui partagent avec celui-ci les mêmes choix de lumières) ; et bien sûr une distribution impressionnante avec Ayako Wakao dans le rôle de la femme du docteur, Hideko Takamine dans celui de la mère, et Raizo Ichikawa jouant le rôle-titre du chirurgien.

Cela serait parfait si l’idée de départ ne manquait pas un peu de souffle comme souvent pour les biographies, et plus encore quand il est précisément question de personnages illustres, respectés pour leurs travaux artistiques ou scientifiques. Ça manque globalement d’aspérité, et toute tentative pour créer un peu de frictions dans tout ça semble bien trop fabriquée.

L’intérêt est principalement informatif en rendant hommage et en mettant à la connaissance du public les innovations de ce chirurgien qui du fait de l’isolement du Japon n’auraient jamais été partagées en Occident. C’est que ses recherches ne sont pas anodines. Hanaoka avait une idée fixe et s’est appliqué toute sa vie à résoudre un même problème, à savoir arriver à pratiquer des anesthésies générales pour pouvoir opérer des patients atteints de tumeurs diverses. Ayant rapidement trouvé la fleur possédant les propriétés anesthésiantes désirées, le défi illustré une bonne partie du film sera surtout de trouver le bon dosage.

La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (1)La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (2)

C’est presque aussi passionnant que de voir un film sur Pasteur ou sur Marie Curie, alors pour rendre tout ça un peu plus dramatique, on choisit donc de montrer les événements à travers l’implication des deux femmes de la vie du chirurgien. Ainsi les vingt premières minutes augurent du meilleur : le médecin étant parti faire ses études à Kyoto, on suit les préparations du mariage en l’absence de celui-ci. Quelques années plus tard (quand même), le médecin se pointe, et c’est là que le film prend une tournure plus didactique, forcément dramatiquement moins intéressante, moins intense, car le récit se veut surtout illustratif. L’utilisation des deux femmes permet d’agrémenter l’histoire d’une rivalité un peu accessoire, voire parfois un peu triviale compte tenu des ambitions du médecin. Toutes les deux voulant sauver la face et faire ce qu’il y a de plus honorable en fonction de son rang, c’est à celle qui servira le mieux de cobaye… Que ce soit historiquement exact, peu importe, ça paraît franchement forcé, voire stupide. Heureusement, Shindô ne s’y attarde pas, et on évite de faire tourner ça au pugilat ou au concours grand-guignolesque.

Les années passent, les patients (et les petits chats servant de cobayes) aussi. Le médecin perd un à un les membres de sa famille, sa femme finit aveugle, mais tous ses efforts ne seront pas vains parce qu’il arrivera à opérer sous anesthésie générale et à procéder à l’ablation d’une tumeur cancéreuse au sein (ça va, facile…). L’intérêt aussi réside dans cette représentation crue, plus conforme sans doute à la réalité, loin du folklore historique émanant le plus souvent des films d’époque. Si l’histoire retient le spectacle des morts tragiques des guerres, des conflits, des petits drames sanglants, la mort qui rôde se présente le plus souvent à ses victimes avec un visage bien différent, moins spectaculaire, et contre quoi les hommes sont longtemps restés impuissants : la maladie.

On ne pouvait imaginer meilleur réalisateur que Masumura pour couper dans la chair, c’est certain, lui qui l’avait déjà fait sur un autre mode dans L’Ange rouge.

À voir pour les amoureux de l’histoire de la science et les autres qui apprécient le travail bien fait. Le film compte toutefois parmi la sélection des tops 10 annuels de la revue Kinema Junpo.


La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka | Daiei


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une femme confesse 1

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Aisai monogatari, Kaneto Shindô (1951)

Le Bal de la famille Shindô

Aisai monogatari

Note : 3.5 sur 5.

Aka : Story of a Beloved Wife

Année : 1951

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa ⋅ Jûkichi Uno ⋅  Ichirô Sugai

Après des années compliquées en tant que scénariste pendant la guerre où il travaille peu, Kaneto Shindô rencontre Mizoguchi. Il lui propose un scénario mais le cinéaste lui répond qu’il doute qu’il arrive à quoi que ce soit après l’avoir lu. Kaneto Shindô vit alors avec une femme qui l’a rejoint sans qu’un mariage puisse être envisageable, car son père, compte tenu de sa situation difficile, refuse de leur donner son accord. C’est cette histoire que Kaneto Shindô évoque dans ce premier film qui est un hommage à cette femme ayant tout quitté pour lui et lui ayant donné la force de persévérer dans l’écriture.

Shindô change le nom de Mizoguchi dans le film par Sakaguchi et montre sa femme aller à sa rencontre pour laisser une chance à son mari de faire ses preuves : une année sans salaire, durant lesquelles il étudiera les grands classiques et des scénarios. Kaneto Shindô se met au travail et décrit sa vie compliquée durant ces années de guerre sans un sou en poche, mais toujours avec sa femme à ses côtés pour l’encourager. Au bout d’un an, le scénariste revient vers Mizoguchi, celui-ci y voit du progrès mais reste toujours aussi intransigeant et lui demande sans cesse de retravailler ses scripts. C’est à ce moment que la femme de Kaneto Shindô tombe malade et que ça tourne sérieusement au mélo. Mais le cinéaste l’explique dans une introduction, s’excusant d’abord d’être un scénariste médiocre (on rit quand on connaît la suite ; il ment même en disant qu’il n’a pas encore écrit de grands films alors que quatre ans auparavant il avait écrit Le Bal de la famille Anjo) mais que ce film est dédié à cette femme dont les paroles résonnent toujours dans sa tête dès qu’il commence à douter de lui.

Cette histoire n’a rien de bien captivant, mais elle est réelle et honnête. Surtout, elle montre comment un homme persiste à poursuivre dans ses convictions pour l’amour d’une femme aimée et disparue. Ça peut paraître gnangnan à première vue, mais ça reste émouvant et plutôt significatif quand on connaît la réussite (169 scénarios, 45 réalisations) d’un des véritables et rares cinéastes-auteurs indépendants du Japon.

On y voit surtout dès ce premier film que Shindô fera toujours appel aux mêmes acteurs. Les mêmes ayant travaillé avec Mizoguchi, Naruse ou Kinoshita. Par exemple, celui qui joue son rôle ici est Jûkichi Uno, qui avait commencé sa carrière après-guerre avec Kôzaburô Yoshimura (le réalisateur du Bal de la maison Anjo), et déjà sur un scénario de Shindô. Taiji Tonoyama (le mari dans LÎle nue) joue ici un personnage secondaire comme il l’avait déjà fait chez Ozu, Kurosawa ou Tonoyama. Le plus étonnant, c’est d’y trouver Nobuko Otowa jouant le rôle de sa première femme. Ayant commencé avec Kinoshita, elle enchaîne tout de suite avec Mizoguchi dans un de ses chefs-d’œuvre, Madame Oyû. Elle accepte de tourner ce premier film sans le sou (tout le contraire des fastes mizoguchiens) pour interpréter la première femme Shindô et pour ne plus le quitter jouant pratiquement par la suite dans tous ses films. Après le décès de cette première femme pendant la guerre, Shindô s’était finalement marié en acceptant un mariage arrangé. Et ils seront donc amants plus de vingt ans avant de se marier après le décès de cette seconde femme… Tarkovski inventera plus tard l’actrice jouant à la fois le rôle de la femme et de la mère, Shindô pousse le bouchon confusionnel un peu plus loin avec sa troisième femme jouant le rôle de la première alors qu’il est encore marié à la seconde…

 

Story of a Beloved Wife / Aisai monogatari, Kaneto Shindô 1951 | Daiei


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Dobu, Kaneto Shindô (1954)

Les Hauts-Fonds d’un shomingeki à l’italienne

Dobu

Note : 4.5 sur 5.

Aka : The Ditch

Année : 1954

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa, Taiji Tonoyama, Jûkichi Uno

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Voici le trou, voici l’échelle. Descendez.

Dobu aborde le mythe du rêve communautaire, celui d’une fraternité possible, surtout entre petites gens, pour en montrer l’absurdité et la complexité des comportements. Cette fraternité rêvée, c’est celle que l’on s’imagine être aux origines de l’humanité, dans les premières cités, ou si ce n’est plus en ville, en marge de la ville, dans ces taudis, ces bas-fonds. Un monde à l’opposé d’une société japonaise bâtie dans la promiscuité des appartements superposés façon columbarium ; un monde constitué d’âmes mornes où, à l’image des voyageurs de métro, plus les habitants sont amenés à se serrer les uns des autres, plus ils s’éloignent et s’ignorent. Si près, si loin. Au Japon, quand on rentre à la maison, on annonce son retour sur le pas de la porte ; ici le salut se fait à l’attention de tous les habitants en arrivant dans la ruelle étroite où se sont échoués ces miséreux et leur taudis. Dobu, c’est le fossé, l’égout. Mais Shindô aurait pu tout aussi bien lui donner le titre de l’un de ses autres films, L’Humanité. La vraie, pleine de crasse, et pourtant bien dobu sur ses jambes…

Le seul défaut du film, paradoxal, c’est le jeu outrancier de Nobuko Otowa dans le rôle de Tsuru. La femme de Shindô n’évolue pas forcément dans son registre, et s’il n’est pas interdit d’utiliser lazzi sur lazzi, jouer la bêtise est sans doute ce qu’il y a de plus dur pour un acteur. Son interprétation, tout en restant caricaturale, grossière, aurait gagné en simplicité. (Kurosawa échappera admirablement à cet écueil, par exemple, dans Dodeskaden : comme disait Hitchcock, les trois quarts du travail de direction d’acteurs sont faits à travers le choix des interprètes). Le jeu caricatural, malgré tout, est compliqué à jouer ; il faut se placer dans une exagération contenue tout en arrivant à rester juste. Un pari tellement risqué que le cinéma a fini par abandonner le procédé, pour ne le laisser finalement qu’aux mangas où excès et lazzi sont nécessaires pour forcer la sympathie à l’égard de dessins.

À côté de la femme du cinéaste, on y retrouve par ailleurs un principe récurrent des productions japonaises des années 40-50 comme dans une troupe où tout le monde participe : les premiers rôles d’hier peuvent avoir des rôles secondaires. Taiji Tonoyama, l’autre acteur fétiche de Kaneto Shindô (il forme avec Otowa, le couple de L’Île nue) joue parfaitement bien l’idiot ahuri. Jûkichi Uno a toujours sa bonne tête de cocu qui sourit en l’apprenant (vu hier en mari tuberculeux et trompé par Kinuyo Tanaka et Toshirô Mifune dans Engagement Ring). Et on y retrouve pour mon grand plaisir Kamatari Fujiwara, la tête de cheval (c’est son rôle) des Acteurs ambulants. Les habitués du cinéma japonais des années 50 n’y trouveront que des têtes familières (ou de cheval).

Shindô utilise le principe de la caricature comme d’un révélateur. La bêtise, l’innocence, la pureté de Tsuru, c’est ce qu’on peut montrer à tout instant de notre vie. On est aussi ces hommes et ces femmes qui très vite vont profiter de sa fragilité. L’homme est à la fois innocent et avide. Shindo sépare ces deux faces d’une même nature pour dévoiler la cruauté et l’humanité de notre espèce. Pleine de contradictions. Les habitants de ces taudis se montrent d’abord unis dans leur misère quand Tsuru se présente à eux pour la première fois : ils se réunissent pour écouter son histoire. Et puis on se désintéresse d’elle et on se soucie à peine de son propre désœuvrement. On la laisse errer sur la petite place, chacun finit par vaquer à ses occupations : eux au moins ont un toit. Entre miséreux comme chez les autres, on aide son prochain, c’est-à-dire son plus proche voisin, et cela dépasse rarement le cadre familial. L’inconnu doit rester dehors parmi les chiens errants et les poules.

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (1)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (6)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 | Kindai Eiga Kyokai

D’abord perçue comme une étrangère, Tsumu finit par intéresser Pin et Tokun quand elle leur dit avoir de l’argent. S’ils acceptent d’accueillir cette idiote, c’est dans le seul espoir de l’exploiter. Eux, les ouvriers en grève, devinent vite le profit à tirer des faiblesses d’une personne encore plus démunie qu’eux. Étant en bas de l’échelle, ils n’avaient jamais alors pensé cela possible. Mais l’être humain s’adapte, il est opportuniste. Ils n’hésiteront pas à mentir en comprenant le potentiel de Tsuru. L’hôpital qui se fout de la charité : déjà, avant qu’elle leur offre innocemment le billet caché dans sa sandale, Pin et Tokun la regardaient en coin à cause de sa puanteur. Comme s’il y avait des stades variés de la misère ou qu’on pouvait la représenter à travers différentes couches de crasse, et que l’argent avait le pouvoir de nettoyer les hommes de cette misère, couche par couche. Mais l’extrême bêtise et l’innocence de Tsuru lui confèrent un statut à part. Aussi puante que son cœur est pur, elle est hors classe. Ce n’est plus un être humain, mais un ange sali par la crasse des hommes. Une apparition, un révélateur, capable par son innocence de démolir les préjugés et de découvrir la nature cachée des habitants des taudis. D’abord cupides, quand, tour à tour, ils cherchent à attirer ses faveurs et profiter de son labeur, leur triste humanité finira par s’imposer à eux quand l’ange crasseux se sera dévoilé à leur regard.

Dans la tragédie, Shindo est un optimiste. Le sacrifice de Tsuru est censé purifier leur nature autrement que par l’argent. L’homme est par nature cupide, mais il peut aussi éprouver une sincère repentance. Tous les hommes. Le propriétaire terrien avec qui les habitants sont en conflit viendra lui aussi, par hasard, assister au dernier tour de Tsuru. La première fois, à son arrivée, il n’était pas là quand les habitants étaient venus se réunir pour écouter son histoire. Cette présence finale du propriétaire, et surtout la magie qu’opère sur lui cette dernière apparition de Tsuru, est le signe que toutes les classes sont concernées par ce constat doux amer. De cette dualité complexe de l’homme, à la fois bon et mauvais.

La caricature sert de catalyseur et force la sympathie. Même dans leurs travers, les hommes ne sont jamais présentés sous un jour négatif. Tous cupides, tous humains. Tous ridicules. C’est une représentation idéalisée et volontairement grossière de la misère, populaire depuis la pièce de Gorki Les Bas-fonds. On retrouve ce mythe dans le théâtre de l’absurde jusque dans les récits post-apocalyptiques où l’humanité oublie les fards et les fastes de la société moderne pour retourner d’où elle vient. À l’égout. Aucune caricature de ce type ne serait acceptable aujourd’hui : le jeu est trop grossier et cette distanciation, censée nous rapprocher paradoxalement des sujets (nous), ne serait plus supportable. Outre les deux adaptations des Bas-fonds (Kurosawa et Renoir), le cinéma jusqu’à Dodeskaden a souvent utilisé cette méthode pour creuser la nature humaine. Notamment avec le cinéma italien des années 50 : De Sica trois ans auparavant avait tourné Miracle à Milan et Les Nuits de Cabiria de Fellini était dans le même ton même s’il venait l’opposer à l’univers de la ville où tout se passe. On pourrait aussi remonter jusqu’à Don Quichotte où déjà la folie et l’innocence d’un personnage étaient utilisées pour révéler les autres folies moins évidentes de la nature humaine. Dans les années 40, Ford mettait en scène La Route au tabac ; et au Japon toujours, pendant la guerre, Naruse avait écrit et réalisé Les Acteurs ambulants, moins crasseux, plus futile et absurde, mais la même vision positive de l’humanité, après en avoir défini et grossi les défauts.

Si le monde est un théâtre, toutes les pièces qu’on y joue sont des satires cruelles et… humanistes. Seule la comédie a le pouvoir d’exprimer cette complexité humaine, la capacité de superposer les voix, les tons, et les humeurs. Un drame file droit vers l’implacabilité de sa chute ; la comédie, qu’elle soit une farce, une tragi-comédie, une satire, une comédie de caractère ou de mœurs, elle, claudique en rigolant, nous nargue sur le chemin incertain, et nous toise l’œil en coin pour nous défier de la suivre. Et on rit alors, titubant de droite à gauche ; on rit de notre propre ridicule, jusqu’à tomber à terre, pleurer, rire encore, et nous demander avant de nous relever pourquoi nous marchons — et comment.

File droit petit homme. Mais sache que ta marche ne sera jamais autre chose qu’une suite d’imperceptibles déséquilibres sans quoi tu serais incapable d’avancer. Le bien et le mal font ce que tu es. À la fois misérable et grand seigneur.

Comme l’écrivait si bien Hugo :

 

On approche, et longtemps on reste l’œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.


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Les perles du shomingeki

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Tuer ! Kenji Misumi (1962)

Raizô, The Cherry Razor

Kiru

Note : 4.5 sur 5.

Tuer !

Titre original : Kiru

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Mayumi Nagisa

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Misumi peut être le réalisateur de grands chambaras comme Hanzo the Razor, Baby Cart ou La Légende de Zatoichi, ce Kiru n’est pas un film de chambara à proprement parler (d’ailleurs Le Sabre non plus). S’il est question de samouraïs ou de duel au katana, l’approche est concentrée ailleurs que sur l’action. La force du film, c’est son récit. Épique, elliptique, concis, il adopte sans doute les qualités du roman dont il est tiré, et il profite d’un des meilleurs raconteurs d’histoires, adaptateurs et metteur en scène de la seconde moitié du XXᵉ siècle : Kaneto Shindô. Le but est donc moins de montrer les diverses galipettes des sabreurs que de raconter une histoire, un destin, et de ne s’intéresser à des détails que pour accentuer une tension, celle qui résulte d’un duel, avant, après, mais rarement pendant : le cling cling des lames d’acier étant finalement toujours le même, autant s’en passer.

Ce qui ne change pas en revanche, c’est le cling cling pour découper la structure d’un récit traditionnel. J’y reviens souvent, mais les principes et les techniques restent immuables. L’isolationnisme finalement, ça peut avoir du bon. Pendant des siècles, la culture japonaise s’est construite sur des modèles de récits anciens, tellement communs aux cultures qu’on peut se demander s’ils ne relèvent pas de traditions communes à une époque où les petits humains se racontaient des histoires au moyen d’une protolangue originelle (qui fait toujours débat, faute d’enregistrements grommelesques d’époque). J’aurais tendance à dire que l’intelligence, voire le désir de partager, précède la capacité à articuler des phrases. On pourrait donc voir dans ces similitudes la preuve d’une transmission d’histoires, de mythes communs, bien avant que la langue puisse se fixer, et finalement s’articuler autour d’une multitude de protolangues à la base de toutes les langues de la planète. À moins bien sûr, que tous ces principes résultent d’une logique des choses. Ma logique reposant sans doute plus sur un brouillamini d’australopithèque que sur un homo rationnicus academicus, j’opterais pour la première option (l’origine de mythes anciens, fondateurs, dont les codes communs à toutes les cultures seraient les derniers vestiges).

Peu importe. Le Japon a su préserver une certaine tradition dans sa manière de raconter des histoires. Avant le roman, invention occidentale qui traîne en longueur, les contes, les récits épiques, les fables, les chroniques animaient l’imaginaire commun. Et tout ça est sorti, villes et jardins, de la tasse de thé de mon conteur australopithèque. Au contraire du roman usant de grossières digressions, de piteux bavardages ou de considérations personnelles, tous ces styles de récit vont à l’essentiel et ne s’attachent le plus souvent qu’à raconter une chose : le destin d’un homme. La transmission d’une telle histoire avait sans doute valeur d’initiation. Parler des malheurs des autres aidait à se préparer à la vie dure préhistorique. L’imagination comme meilleur outil de l’homme afin de s’émanciper des contraintes de l’environnement. Raconter, c’est prévoir ; raconter, c’est vivre à la place de : le monde virtuel avant l’heure.

J’y reviens presque toujours quand je m’extasie (en pauvre australopithèque que je suis) devant le génie narratif de certains auteurs… Parmi ces techniques, la plus efficace, la plus évidente, la plus utilisée, c’est probablement l’ellipse. Elle résulte d’une logique, d’une fin en soi. On ne coupe pas une chronologie des événements comme on s’amuse avec son katana pour découper une à une les fleurs d’un cerisier. Il faut comprendre et donner un sens à la fable. Ce qui compte, comme chez l’acteur, c’est la finale (l’intention finale). Toutes les actions référencées sont tournées vers un même but. Tout ce qui sort de ce cadre doit être supprimé ; on ne garde que ce qui reste au fond de la batée. Miette par miette, on réunit une suite chronologique d’événements qu’il faut désormais lier. La magie du récit fait qu’entre deux événements, s’ils sont intrinsèquement signifiants, ce sera à l’intelligence du spectateur d’en faire le lien. Pourquoi expliquer ce qu’on peut comprendre tout seul ? On va non seulement plus vite, mais le spectateur tient essentiellement son plaisir dans ce travail d’imagination. C’est le pouvoir évocateur de l’ellipse.

Tuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (6)_saveur

Tuer !, Kenji Misumi 1962 Kiru | Daiei

Tuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (7)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (2)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (3)_saveur

Les ellipses structurent le film. Les plans ne s’intègrent pas dans une logique de tableaux ou de scènes, mais dans une logique d’ensemble. Le montage alterné apparaît naturellement, sans insister : un plan pour évoquer une idée, puis une autre. Le récit avance et ne redonde pas. Si l’on parle souvent de langage pour le cinéma, c’est surtout significatif dans ce type d’histoire. Il n’est pas question d’un langage de tous les jours où l’on cherche à reproduire une impression de réalité. C’est toute une rhétorique de l’image qui s’agglutine pour construire un récit. Les images ne parlent pas, elles racontent. Avec leur part de malentendu et de liberté. Derrière chaque plan, on pourrait presque entendre la voix d’un narrateur suivre le cours du récit. Tel un conte. Ce n’est pas pour rien que la plupart des films japonais muets utilisaient des benshi. Le benshi appartenait à une tradition de l’oralité dans laquelle une histoire était racontée par une voix unique. Le cinéma a fini par adopter naturellement la longueur de ces contes qu’on imagine suivre les soirs au coin du feu. Une heure et demie, deux heures… En dehors de ses expérimentations, le cinéma muet occidental ne faisait pas autre chose : les images, parfois soulignées d’une musique, suivaient le fil d’un récit qu’on racontait à travers des images, mais le sens et le rythme étaient là. C’était déjà celui des contes, de la littérature, et beaucoup moins celle du théâtre ou de la vie où l’on reste esclave d’un espace fini. Eisenstein avait vu juste quand il pensait que deux images montées ensemble avaient un sens (l’effet Koulechov utilisé comme base ou lien sémantique). L’idée était bonne, l’exécution, faute d’être intégrée dans un récit et d’une logique plus large, l’était un peu moins. Ce qu’il faisait à l’échelle d’une scène pour accentuer des effets, des enjeux ou une tension propre à une séquence, il aurait fallu le mettre au service de l’histoire : ne pas jouer sur les séquences, mais sur la fable, comme on dit à un acteur de ne pas jouer sur chaque mot, mais de chercher le sens général d’un texte.

Ce cinéma est donc encore du cinéma de benshi. La voix reste muette, mais les images et le montage parlent à sa place. La technique est d’ailleurs employée assez souvent dans d’autres films : en transition, on rajoute un titre, une voix off. Mais là, tout pourrait être commenté par un narrateur : s’il a besoin d’évoquer dans son récit une scène qui peut être résumée en une phrase, il n’hésite pas, il va droit à cet essentiel et se désintéresse du reste, ça fait partie d’un tout. Ne reste que le murmure, le souffle du conteur : la musique.

Un autre procédé commun, employé le plus souvent de la même manière, si bien qu’il finit par ne plus être que la preuve d’une utilisation systématique de ce « langage » narratif : le plan large d’introduction, voire le gros plan sur un détail du décor (un objet, des animaux, des arbres…). Même principe dans tous les arts, une fois que l’on connaît les codes et qu’on sait les utiliser pour éveiller l’imagination du lecteur, du spectateur, il faut arriver à le surprendre à l’intérieur même de ces codes. Si l’on use toujours d’une même ponctuation pour distiller les événements, on appauvrit considérablement le sens de son histoire. Un écrivain ne doit pas seulement choisir les événements les plus significatifs, mais aussi utiliser les mots les plus justes pour sortir de la banalité des choses. L’auteur possède de nombreuses possibilités par exemple pour traduire le passage d’une période à une autre, créer un lien signifiant entre deux événements (on reste dans l’ellipse), par le biais de connecteurs logiques : « plus tard », « après le… » « lorsque… » « en arrivant à… » « d’ordinaire… » « en marge de » « ce ne fut que… ». Si l’on ne cesse de répéter les « pendant ce temps » ou les « et puis », la saveur est tout autre. Ici par exemple, Misumi commence direct par un gros plan, d’abord de profil, puis de face. C’est un angle fort qui ne s’écarte pourtant pas du cadre qui se dessinera tout au long : il nous décrit ce personnage avant de la mettre en action. Et l’on entend la petite voix du benshi nous dire que ce visage appartient à un personnage important, mais qu’il faut bien le regarder parce qu’on ne le verra plus : on comprend petit à petit, non pas en nous l’expliquant, mais en nous distillant des informations qui nous mettent d’abord sur la voie, avant d’en être certains. Toutes les entrées en matière se ressemblent (il faut mettre en scène l’élément déclencheur, celui qui va tout provoquer, la faute originelle), mais la liberté, on la trouve dans la manière d’évoluer à l’intérieur des contraintes. Mille angles possibles une fois que l’on connaît le cadre à ne pas dépasser.

Le film est ainsi constitué d’évocations multiples. Des plans qui n’auraient aucun sens pris séparément, mais qui, en se combinant, prennent tout leur sens. Comme en littérature ou dans un récit oral quand on peut évoquer facilement certains détails du passé. On trouve ici beaucoup d’inserts de plans reliés à l’histoire de sa mère, donc la sienne. Aujourd’hui, on dirait que ce sont des images qui dévoilent ses pensées. On reste dans une logique de voix narrative : au lieu d’un « je me rappelle », ce serait plutôt un « il se rappelle », voire un « rappelez-vous, spectateur ».

Tuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (4)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (5)_saveur

On bannit également tout mouvement accessoire ou détail non signifiant. Quand le héros retrouve son maître assassiné, il le prend d’abord dans ses bras, puis le relève pour le coucher sur le dos. On peut remarquer un léger faux raccord entre les deux plans. On pourrait presque penser qu’il a traîné son maître sur vingt kilomètres pour le faire changer de pièce, et comprendre ce faux raccord comme une ellipse temporelle. Ça aurait été logique de sucrer cette action ridicule assez peu signifiante du samouraï traînant son maître pour le coucher ailleurs… Il s’agit de la même pièce, et pourtant le faux raccord ne saute pas tant que ça aux yeux. Parce que peu importe si le raccord de mouvement n’est pas exact ; la logique, l’essentiel, est là. Il ne s’agit pas de la même phrase. Un plan le montre d’abord prendre son maître dans ses bras ; un autre (son contrechamp) dévoile sa réaction… Même logique, même phrase, qu’on ne pourrait scinder en deux paragraphes : le samouraï découvre son maître assassiné. Mais ensuite, peu importe le raccord : désormais, ce qui compte, c’est d’illustrer ses excuses. Un idiot se serait soucié du détail chronologique et aurait tenu à reconstruire la scène telle qu’elle aurait pu se dérouler dans un monde réel ; or, on s’en moque, on sait que c’est du cinéma, donc une histoire racontée, on n’est pas plus gênés par cette légère incohérence quand c’est un benshi qui commente et joue tous les personnages, ou quand c’est un orateur qui nous évoque des images par la seule puissance des mots. Un récit, c’est le contraire du réel : c’est du réel sélectionné. On ne garde que le signifiant, et le meilleur.

On retrouvera la même idée dans l’utilisation des scènes dialoguées. Encore et toujours le même principe qu’un conte ou un roman. Les mauvais conteurs se perdent en bavardages. Le spectateur n’a pas besoin de beaucoup : quelques informations, un contexte, une situation, une ligne dramatique cohérente, une atmosphère… Une fois qu’on a donné l’essentiel, il faut passer à autre chose. Alors on parle peu, on évite de s’échanger les banalités d’usage ; on n’arrive pas, et l’on ne repart pas d’une scène, on y est déjà : si l’on y est, c’est qu’on y est bien arrivé, et si l’on est arrivé ailleurs, c’est donc bien qu’on l’a quittée, non ?… (C’était bien l’accumulation de ce genre de péripéties anodines que je reprochais au 47 Ronin d’Inagaki où chaque séquence était ponctuée par l’arrivée ou le départ d’un personnage avec tambours et trompettes.)

Le seul écueil quand on joue du katana au montage, c’est la possibilité d’un manque d’identification au personnage principal, à sa quête, son destin. C’est le seul reproche que je puisse faire au film. Je ne sais pas si c’est parce que je peine à trouver Raizô Ichikawa particulièrement brillant, ou si le film manque de chair autour de cette structure bien léchée, mais j’ai bien l’impression qu’un peu moins de rectitude pour nous laisser nous familiariser avec le personnage principal n’aurait pas fait de mal. Manquait un grand acteur capable d’attirer la sympathie et l’adhésion en un rien de temps, entre deux ellipses. Le personnage est certes un idéaliste, une bonne âme, mais Raizô Ichikawa, avec son œil de biche, fait justement un peu trop ton sur ton. Le trait noir, ce n’était pas sur les cils qu’il aurait fallu le faire, mais en travers. Une bien grande, façon balafre. « Fais gaffe à ce que tu dis, toi, sinon je te fourre mon cerisier bien profond ! » Raizô, The Cherry Razor.




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