
Les meilleurs films de femmes indépendantes
31. La trilogie Busby Berkeley/Warner Bros de 1933
Les artistes de
Footlight Parade, Chercheuses d’or de 1933, et de 42e Rue
(1933)

Le meilleur du rehearsal movie à l’heure du pré-Code.
Beaucoup de personnages, donc un large éventail de personnalités féminines, mais une tendance forte : l’ambition.
Quelques amourettes assaisonnent bien sûr le récit, mais l’intrigue principale des trois films consiste à monter un spectacle. Cette petite société de la représentation et du show-business new-yorkais peut être comprise comme une allégorie d’un monde parallèle dans lequel les femmes tiendraient un rôle important.
Ce n’est encore qu’une illusion, et même cette illusion contient des travers qui sont loin de faire de cet univers un paradis pour la gent féminine (concurrence faussée, détresse émotionnelle et physique, contraintes, et malgré tout encore, dominations masculines).
Quelques caractères féminins forts, donc, qui ne se laissent pas faire et des femmes qui souhaitent rester maîtresses de leur destin.
Petit pas par petit pas, l’oiseau de l’égalité fait son nid. Les artistes mènent la danse.

La mère, la femme, on ne sait plus très bien, et le film maintient volontairement le doute. Mais on peut légitimement penser, même si cela se fait à travers l’incarnation d’une mère, que le personnage principal (et féminin) du film, dans la suite de la logique soviétique, est indépendant, émancipé, autonome (peu importe le qualificatif qu’on lui donne).
Je force peut-être un peu l’entrée dans la liste : n’est-ce pas surtout un récit à la première personne… masculine ? Une ode à la femme certes, mais surtout à la femme/mère du narrateur/cinéaste ?
Peut-être. Reste cette représentation moderne de la femme soviétique investie dans la société.
33. My Man Godfrey (Irene Bullock)
Carole Lombard
(Eric Hatch, Zoë Akins, Eric Hatch, Morrie Ryskind/Gregory La Cava, 1936)

Au risque de me répéter, la screwball comedy a probablement pris le relais des femmes délurées du muet et de la période pré-Code en proposant à l’écran des personnages de femmes certes issus de la haute société le plus souvent, certes modelés pour l’amour hétérosexuel, mais pour ce qui est du reste, les femmes peuvent y exprimer autant de libertés permises par les sociétés les plus progressistes de l’époque.
Qui n’aurait pas envie de s’identifier à un personnage brillant et indépendant comme l’interprète ici Carole Lombard ? Son personnage pourra tomber amoureux de son « majordome », elle n’en restera pas moins indépendante et déterminée à le rester.
Le côté loufoque, irraisonné, insouciant imposé par la comédie n’altère en rien les audaces sexuelles, parfois à la limite du polyamour, dont peuvent jouir tous ces personnages de la comédie américaine avant l’application du code. On se marie assez facilement, mais on divorce tout aussi rapidement. Et personne ne peut être dupe : ces femmes, bien que pas toujours mariées, sont actives sexuellement. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à prendre les devants avec les hommes. Le comportement des femmes au retour des boys de la guerre avait bien changé ; le cinéma avait admirablement illustré cette révolution dans les relations hommes/femmes ; et cela se maintiendra à Hollywood avec l’arrivée du parlant.
Le code Hays a imposé par la suite quelques restrictions, mais l’attitude des femmes ne pouvait plus être contrainte à un retour vers la docilité d’avant-guerre. L’ère des mélodrames et →→→→→→→→→→→→→→→
de la souris auquel se soumettaient les deux sexes servait désormais de carburant à beaucoup d’intrigues romantiques. Ce n’était plus un jeu de séduction à somme nulle pour l’émancipation des femmes, mais une lutte de chaque instant entre les amants pour s’accorder sur les choses de la vie. Dans les mélos (voire les comédies), ce qui venait toujours s’opposer à un amour était exogène (classe sociale différente, parents opposés, destin capricieux) ; à présent, une relation amoureuse ne consiste plus qu’à s’entendre avec un partenaire (l’opposition devient endogène). Il n’est plus question de trouver l’âme sœur, un homme ou une femme pour la vie, mais de se laisser aller à papillonner en amours, prendre du plaisir, se laisser le temps d’hésiter, s’autoriser un célibat non subit, puis se marier avant de se séparer, avant de trouver un autre partenaire ou avant de revenir au précédent.
Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale mettra un coup d’arrêt à cette représentation de l’indépendance des femmes à l’écran malgré l’application du code : au contraire de la guerre précédente, la société, face à la menace du nazisme et bientôt du communisme se retranche derrière un conservatisme qui proposera toujours moins de représentation de la femme indépendante et libre au cinéma.
Même la révolution de la contre-culture qui mettra à terre le code Hays n’arrivera pas à proposer au spectateur un même niveau d’impertinence et d’égalité des sexes. N’oublions donc pas cette ère. C’est un peu par atavisme que son esprit, son héritage réapparaît ponctuellement par la suite.
34. Une étoile est née (Vicki Lester)
Judy Garland
(William A. Wellman, Robert Carson, Dorothy Parker, Alan Campbell, Moss Hart/George Cukor, 1954)

Énième variation autour du mythe de Pygmalion/Galatée, plus précisément autour de la pièce de George Bernard Shaw.
J’aurais pu évoquer My Fair Lady, mais les accents féministes de celui-ci, bien que timides, me paraissent plus évidents ici. La Comtesse aux pieds nus aurait tout aussi bien pu figurer dans cette liste, mais le destin tragique du personnage sonne comme une punition adressée à une femme un peu trop libre et aux pieds un peu trop nus.
La trajectoire de Vicki Lester qu’interprète Judy Garland pourrait être celle de la femme du vingtième siècle : un homme beau et puissant décide de modeler, à partir de rien, une femme à l’image de l’idéal féminin, autrement dit, un idéal tel que conçu par un homme. Seulement, l’homme en question se révèle plus fragile qu’attendu, peu fiable, et sa créature va finalement en profiter pour récupérer sa liberté et dépasser son ancien maître.
À quoi reconnaît-on un être supérieur par rapport à… un homme ? L’être supérieur reste loyal et sincère, non pas comme un animal docile obéissant à son maître, mais comme un être plein de valeurs morales. Est-ce que l’empathie qu’éprouve l’ancienne créature pour son maître blessé est un signe de servitude ou au contraire la preuve d’une grandeur d’âme tout humaine ?
Faites votre choix. J’aurais tendance à penser que c’est tellement subjectif et lié à des détails qu’en fonction des versions d’un même mythe, on n’en ressort pas avec le même verdict. Si l’on compare ce mythe à celui de Frankenstein, par exemple (avec lequel il partage quelques principes), qui irait prétendre que la créature est un monstre ? Non, c’est bien la créature qui se révèle plus humaine que ses contemporains, →→→→→→→→→→→→→→
et en particulier, de son créateur.
Ces mythes existent, me semble-t-il, justement pour insister sur un retournement des valeurs attendues (c’est souvent d’ailleurs le rôle de la fiction : dévoiler à travers des récits allégoriques les travers de la société). Oui, le personnage de Judy Garland est à la main de son mari… au début. Mais ce n’est que pour mieux voler de ses propres ailes par la suite, avant de lui tendre la main (ou de lui rendre hommage), non par faiblesse, mais par humanité. C’est la différence entre la gratitude et la servitude. La servitude vous oblige, la gratitude survient dans un mouvement strictement gratuit et libre.
Vicki Lester est supérieure à son créateur parce que lui n’a jamais accepté de devenir la créature à son tour. Lui, le mari, a refusé que la réussite de sa créature se fasse au détriment de la sienne. Norman Maine y voyait un rapport de cause à effet, alors que c’est son alcoolisme qui avait précipité sa chute. Refusant cette forme de dépendance envers sa femme (ou de ce qui avait été sa créature), il perd une dernière chance de sauver sa dignité d’homme. La femme qu’il avait libérée ne pouvait être que sa créature : mais si le succès peut, dans une certaine mesure, être fabriqué par un studio ou un homme, un acteur ne le doit finalement qu’à lui seul. Une fois libérée, toute créature devient indépendante. Ce ne serait autrement qu’un robot, qu’un objet ou un outil. Vicki est donc libre et indépendante, libre même de quitter le cinéma, même si c’est pour s’occuper de son mari. Et ce n’est que parce qu’elle jouit désormais pleinement de cette indépendance, grâce à son statut de star, qu’elle peut s’autoriser cette retraite. Le renoncement n’est que partiel : gagner un Oscar est perçu symboliquement comme un but franchi libéré de tout autre enjeu.
35. Il était une fois dans l’Ouest (Jill McBain)
Claudia Cardinale
(Dario Argento, Bernardo Bertolucci, Sergio Leone, 1968)

Comme pour beaucoup de prostituées, même fortement assujettie à sa condition de femme, même résignée à se marier à ce qu’elle pense être le moins mauvais des hommes, Jill saisit l’occasion qui lui est donnée par un client de sortir de sa condition misérable. Ce que beaucoup de femmes attendent dans le cinéma japonais sans jamais le voir réalisé, un sombre inconnu vient le proposer à la prostituée. De prostituée, elle passe ainsi à veuve, propriétaire d’un lopin de terre convoité par les truands qui paradoxalement lui ont offert une plus grande liberté encore en assassinant son mari (une liberté dangereuse pour une femme dans un monde sans foi ni loi).
Aucun sentimentalisme, aucun romantisme. Jill n’aura été que brièvement mariée.
Le débat est ouvert sur la réelle indépendance du personnage. La condition de la femme prostituée dans le western rejoint-elle celle de la femme prostituée dans le cinéma japonais du vingtième siècle ?
Dans un monde dominé par les hommes… et par l’argent, cette opportunité offerte à Jill fait peut-être de l’ancienne prostituée une future Vianna, propriétaire d’un saloon dans Johnny Guitar et bien décidée à ne pas se laisser marcher sur les pieds.
36. Autant en emporte le vent (Scarlett O’Hara)
Vivien Leigh
(Margaret Mitchell, Sidney Howard/David O. Selznick, 1939)

Nouveau personnage féminin au caractère douteusement romantique. L’incertitude sur les capacités réelles de Scarlett à aimer rend le personnage fascinant. Non pas que Scarlett serait dépourvue d’émotions (elle est même probablement émotive), mais elle semble mettre sa soif de s’en sortir au-dessus de ces vagues considérations sentimentales, surtout après ses premières déconvenues.
Scarlett passe peut-être pour coquette, mais cet attachement aux choses futiles révèle surtout son profond égoïsme. On ne sait parfois quoi penser de cette jeune fille perdue entre fort caractère indépendant et caprices égotiques. De quoi là encore nourrir notre fascination pour la complexité du personnage.
Scarlett veut certes se marier (plusieurs fois), mais c’est loin parce qu’elle est sentimentale ou cherche à se conformer à ce qu’il faut faire. C’est surtout parce qu’elle est ambitieuse.
Elle se moque des conventions et en fait →→→→→→→→→→→→→→→
toujours à sa tête. Dans un univers aussi strict et patriarcal, on pourrait difficilement imaginer un personnage féminin plus indépendant. Reste à établir si cette indépendance relève de traits négatifs ou positifs. Est-ce les caprices qui l’emportent ou la détermination de Scarlett ?
Comme toujours, puisque le personnage a fait et fait encore bouger les lignes, cela va dans le bon sens. Le rôle de l’art ne consiste pas forcément à présenter un monde idéal dans lequel il serait normal d’y trouver femmes et hommes à égalité, mais à montrer un monde, réel ou passé, dans lequel les lignes bougent. Un monde bien réel, pour évoquer les sujets et les questionnements de nos sociétés.
Tous ces films ne perpétuent pas une image classique du couple ou de l’amour. Au contraire, ils présentent des situations et des personnages qui tendent à remettre en question, plus ou moins radicalement, les codes, les usages, les clichés et les carcans des sociétés qu’ils présentent.

Ingmar Bergman passe souvent pour être un cinéaste mettant les femmes à l’honneur. Il ne présente pas pour autant toujours dans ses films une image progressive de la femme, qu’elle soit indépendante ou célibataire. Le cinéaste se montrant lui-même assez porté sur les femmes (et ne s’en cachait pas), les sujets de son cinéma tournaient davantage sur des histoires de couple ou des rapports interdits que sur des histoires de femme (et quand il le fait, Bergman s’attache surtout à évoquer le destin de femmes identifiées clairement comme des mères ou des épouses).
Au pire, dans les films du cinéaste suédois, les femmes tiennent une place de choix et sont de dociles créatures bourgeoises. Au mieux, ces femmes sont des êtres névrosés (hystériques ?), conscients de ce qu’elles ont entre les jambes et qui comptent bien faire tout aussi bien que les hommes dans leur quête du plaisir. Même en privilégiant la description d’époques passées, les sociétés scandinaves avaient déjà plus que partout ailleurs ce goût pour une forme d’équivalence entre les deux sexes. Peut-être les femmes doivent-elles se montrer plus soumises à Dieu qu’à leur conjoint…
Pourtant, les femmes chez Bergman ne se montrent jamais aussi indépendantes que quand les hommes restent loin du champ de la caméra. Le mieux que peut nous offrir le réalisateur consiste à proposer à l’écran l’illustration d’une certaine sororité. Cris et Chuchotements esquisse un peu cette approche, mais j’écarte le film de cette liste à cause de la peinture finalement peu flatteuse qui est faite de la femme.
Dans Persona, on touche sans doute davantage à cette idée d’une société purgée de toute présence masculine (les hommes restent hors-champ).
Le côté clinique ou sanitaire de la chose impose malgré tout de ne pas trop s’enthousiasmer. Les rapports entre les deux femmes ne sont par ailleurs ni égaux ni forcément positifs : la vision du rapport entre deux femmes selon Bergman est surtout faite de jalousie, de compétition et de petits coups tordus. Mais comme pour de nombreux autres films de cette liste, peut-être plus que la sororité de circonstance (fantasme masculin éventuel, de surcroît, chez Bergman), c’est la profession exercée par un des deux personnages du film qui justifie la présence du film ici : une actrice. Et une actrice forcément de premier rang.
J’insiste beaucoup sur le poids des acteurs dans l’histoire de l’émancipation des femmes à l’écran et en dehors, mais devenir artiste a représenté longtemps le seul moyen de gagner en indépendance quand on n’est pas issue d’une famille riche (ce qui vous assurait peut-être d’ailleurs plus un certain niveau d’éducation, quelques opportunités, mais l’idée du mariage, donc d’une forme de servitude, devait à un moment donné fatalement s’imposer).
Qu’advient-il quand on coupe ainsi le sifflet à une de ces femmes vivant le plus normalement du monde son indépendance ? C’est toute la question. « Je suis une muette. Non, ce n’est pas ça. »
38. La Folle Ingénue (Cluny Brown)
Jennifer Jones
(Margery Sharp, Elizabeth Reinhardt, Samuel Hoffenstein/Ernst Lubitsch, 1946)

Je mets encore un peu le pied dans la porte pour y placer un film chéri. Mais toujours pour la même raison. Lubitsch, comme Wilder (comme le rape and revenge), aime à brouiller les pistes, les genres et à travestir ses personnages.
Le travestissement a toujours eu une vocation émancipatrice. La raison est toute simple : travestir les choses, intervertir les rôles, changer d’angle ou de costume, ouvre la porte des possibles et montre des voies que l’on pensait inaccessibles ou au contraire dévoile les impasses dans lesquelles les sociétés peuvent s’enfermer à force de prendre de mauvaises habitudes et des détours malheureux.
Quand on voit Cluny Brown en plombier, on ne sourit pas de cette étrangeté. On a beau évoluer dans un monde de Lubitsch, dans une comédie, cela n’a rien de burlesque : si l’on sourit, c’est parce que l’on trouve ça →→→→→→→→→→→→→→→
étonnamment convaincant. On rirait presque de notre propre incrédulité. Convaincant et adorable. Et si cela paraît adorable, c’est moins pour l’image puérile que cela pourrait renvoyer que parce qu’on se plaît à voir une femme qui a du répondant en matière de plomberie.
L’image aurait pu prêter à sourire avant la Première Guerre mondiale, avant les femmes fatales du cinéma muet, avant les garçonnes, avant les grandes gueules du cinéma parlant (à commencer par Mae West), avant la repartie des femmes de la screwball comedy… Plus en 1946. Ce premier pas nécessaire, celui lancé dans l’entrebâillement d’une porte pour ouvrir vers un monde différent où les rôles ne seraient plus inversés, mais partagés, asexués, n’a déjà plus rien de surprenant. Surtout de la part du cinéaste qui avait réalisé près de trente ans plus tôt Je ne voudrais pas être un homme (manifeste burlesque sur la lutte des sexes).

On penserait que je force souvent la porte en favorisant l’entrée dans cette liste de grands films au détriment de personnages résolument indépendants. On aurait raison de le croire. Différentes explications à cela. D’abord, c’est une liste de chefs-d’œuvre (ou de favoris). Ensuite, les grands films avec des personnages féminins indépendants et célibataires établis en premier rôle ne courent pas les rues. Ce qu’il y a à foison en revanche, ce sont les grands films qui questionnent, qui explorent cette indépendance, et qui parfois mettent juste en lumière les inégalités de genre (et il faut voir cela comme un premier pas vers des revendications à plus de libertés). Les films comme Alien ou Johnny Guitare cochent toutes les cases et constituent des évidences. Ils pourraient même prétendre au titre de créations spontanées, involontaires et heureuses. Peu importe, ces œuvres servent de modèle. Mais par définition, les films nés par sérendipité, non de la volonté d’un auteur (ou d’une autrice), se caractérisent par leur rareté. Aux spectateurs le soin de trouver ailleurs des personnages pouvant interroger leurs certitudes et éveiller leur soif de liberté et d’égalité.
Dans Macadam à deux voies donc, la banquette arrière se trouve étrangement squattée par une fille probablement mineure et fugueuse. Certes, ce n’est pas elle qui prendra le volant, mais sa fugue correspond bien à une aspiration nouvelle qui anime la jeunesse des années 60 partout en Occident. Certes, si la fiction (à l’époque du Nouvel Hollywood en particulier) n’a que timidement traduit les révolutions qui se jouaient dans la rue, et si une bonne part de la révolution sexuelle s’est parfois conjuguée en pratique avec une plus grande liberté pour le genre dominant, difficile d’échapper à cette « contre-culture » au cinéma après l’abandon du code Hays.
Dans cette nouvelle vague de productions indépendantes, beaucoup de personnages masculins sont mis à l’honneur, et les femmes sont loin d’être traitées à l’écran à l’égal des hommes. Malgré tout, au milieu de ces réalisations masculines, on ne s’en rend pas forcément compte (car paradoxalement les rôles de femmes ont parfois purement et simplement →→→→→→→→→→→→→→→
disparu), mais quand elles apparaissent, elles déglinguent l’image de femme parfaite américaine, bonne mère de famille préparant la popote depuis sa cuisine. L’American way of life prend un tournant : finie la jolie maison de banlieue, désormais, on prend la route et l’on explore le monde et de nouvelles limites.
C’est cet esprit d’aventure et de découverte que traduit à sa manière le personnage de la jeune fugueuse : loin d’avoir atteint l’âge de la majorité, elle est en revanche déjà mûre sexuellement (le cinéma de papa l’aurait interdit) et parfaitement indépendante en matière d’amour. D’aucuns pourraient prétendre que son mutisme serait issu d’une forme de névrose quelconque expliquant par ailleurs son incapacité à s’attacher à qui que ce soit. On peut au contraire interpréter ce comportement comme un désintérêt sincère pour le romantisme.
Hollywood avait l’habitude de toujours faire cohabiter dans un même film une trame que l’on pourrait qualifier de « dure », de dramatique (avec des enjeux liés à des thématiques ou des genres divers) avec une trame romantique (censée attirer le public féminin dans les salles). Le film de Monte Hellman explose cet usage : s’il y a un personnage féminin à « la remorque » de la quête absurde et vaine de ces mâles qui se tirent la bourre au volant de leur bolide, il représente tout le contraire d’une caution romantique, sentimentale ou féminine. C’est lui aussi un personnage en quête de liberté, et peut-être plus indépendant que ces hommes accrochés à leur machine : quand l’un s’attachera émotionnellement un peu trop à elle, quand elle sentira le vent tourner, il lui suffira de monter à l’arrière de la moto du premier venu pour échapper au carcan dans lequel un amoureux l’aurait forcément enfermée.
La réponse de ce nouveau patriarcat en roue libre et aux cheveux longs ? « Bonne route à toi, princesse. »
Un demi-siècle plus tard, ce même personnage réapparaîtra au volant de son propre bolide dans Mad Max: Fury Road. Le féminisme vient à point à qui sait l’attendre…
40. Three Billboards Outside Ebbing, Missouri (Mildred Hayes)
Frances McDormand
(Martin McDonagh, 2017)

Face à l’outrage suprême du viol irrésolu d’une fille, une mère s’organise et bouscule le train-train complice d’une ville qui se tait.
Certes, choisir une mère comme personnage pour cette liste interdit toute possibilité de prétendre à une indépendance totale, mais vous n’allez pas chipoter non plus. L’égalité, dans l’état actuel des choses, est une lutte.
Si proposer des incarnations à l’écran de personnages féminins parfaitement indépendants peut avoir son utilité dans une optique de normalisation (et s’il faut reconnaître que cette approche manque souvent au cinéma), montrer la réalité des inégalités et illustrer la lutte des femmes paraît tout aussi nécessaire. Un moyen de casser l’image idyllique de la mère parfaite est d’en faire une divorcée. On peut ainsi imaginer que l’énergie qu’elle déploie pour trouver le violeur de sa fille, plus qu’un réflexe maternel, peut aussi trouver son origine dans les sévices qu’elle aurait elle-même pu subir (au sein de son mariage ou de la part d’autres hommes).
Ne pas faire de cette femme en quête de justice la mère de la victime aurait été à mon sens tout aussi bien parce que je suis persuadé qu’on aurait trouvé ailleurs des raisons psychologiques, des liens émotionnels, des motifs affectifs indispensables au développement d’un tel récit. Une facilité peut-être, une forme inconsciente de male gaze peut-être (dans une version son gaze), l’auteur du film étant un homme.
Mais le plus important réside peut-être dans le fait de raconter l’histoire de cette lutte. Une manière de mesurer tout le chemin qu’il reste à accomplir dans certains coins perdus des États-Unis (ou partout ailleurs) pour que les femmes puissent faire valoir leurs droits.
En d’autres occasions, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri aurait tiré sur le film de genre, et par conséquent, sur le rape and revenge. On évolue parfois sur une ligne de crête, mais la mère ne cède jamais à la vengeance (à la violence, un peu). Et pour cause : le violeur de sa fille demeure insaisissable.
Le genre rape and frustration a une vertu que le rape and revenge, uniquement porté par son ambition cathartique, ne possède pas : il s’ancre davantage dans la réalité. Il n’est par conséquent pas là pour divertir (est-ce « féministe » de divertir avec des crimes pratiqués sur des femmes ?), mais pour poser les bases d’une réflexion et amorcer une prise de conscience.
Cette frustration doit faire naître, dans la réalité, une mise en branle du citoyen-spectateur, afin que lors du prochain viol commis dans son entourage, une mère n’ait pas à louer des panneaux publicitaires pour secouer la ville et inciter ses autorités à faire la lumière sur ce crime. La catharsis, c’est bien. La réflexion, c’est mieux, nous dirait Brecht.