
Les meilleurs films de femmes indépendantes
21. Frère aîné, sœur cadette (Môn et San)
Machiko Kyō et Yoshiko Kuga
(Saisei Murō-Yōko Mizuki/Mikio Naruse, 1953)

J’entame un chapelet de films japonais. Des rapports spécifiques s’y répètent.
Avant qu’une femme puisse ouvrir des bars à hôtesses, la seule possibilité pour elle de gagner son indépendance (toute relative, au Japon), c’était de vendre son corps. Même principe que partout ailleurs : les actrices ont probablement pu commencer à se produire sur scène au tournant du vingtième siècle et obtenir à cette occasion, elles aussi, une certaine forme d’émancipation, mais au prix d’une confusion servant la nécessité des convenances préservées. « Se vendre » et « vendre son corps », la subtilité est de taille. Cette confusion était la norme avant la guerre, mais avec l’occupation américaine, elle s’est accentuée, brouillant ainsi les pistes des rapports « tarifés ».
C’est cet univers (et ses conséquences) que le film de Naruse dépeint.
On y découvre deux sœurs au caractère et aux trajectoires opposées luttant à leur manière sur la voie de l’émancipation : l’une, la plus jeune, →→→→→→→→→→→→→→→
emprunte celle des études, ce que l’on pourrait penser être la plus honorable avant que l’on comprenne que l’université est payée par sa sœur aînée aux mœurs légères (la preuve, elle est enceinte), et dont on imagine qu’elle tire ses ressources de la prostitution. Faut-il y voir une forme de sororité (ou seulement de piété) fraternelle ? Le spectateur n’aura pas le loisir de répondre à cette question, car le frère a bien l’intention de mettre son grain de sel dans les affaires de ses sœurs. Si l’on comparait la condition féminine à une prison, il s’y trouverait des geôliers attentifs à ce que personne ne puisse s’en échapper.
Le film (par ailleurs scénarisé par une femme) montre ainsi combien les forces émancipatrices qui animent les femmes peuvent se faire rabrouer durement par les hommes. En particulier, par ceux de leur entourage proche. Quand ce n’est pas le père ou le patron, le mari ou l’amant, c’est donc le frère. La voie de l’émancipation représentée au Japon comme une impasse.

Moment charnière pour le Japon : contraint par l’occupant d’encadrer la prostitution, le Japon ne s’en tient encore qu’à l’information pour « promouvoir de bonnes pratiques ». L’interdiction formelle de la prostitution ne passera dans la loi qu’en 1956. Le film a de réelles visées propagandistes et son message est clair : prostitution = maladies. L’émancipation des femmes japonaises ne peut pas passer par la marchandisation de leur corps. Et si vous décidez malgré tout d’offrir votre corps à des hommes, mesdemoiselles, venez au moins passer quelque temps dans nos centres de rééducation. La logique tend à s’inverser et la société japonaise doit se convaincre que la prostitution doit désormais être conçue comme une forme d’esclavage.
Dilemme. Comment traiter à l’écran les travailleuses du sexe surtout quand elles revendiquent le droit à la marchandisation de leur corps et que jusque-là « se vendre » était encore l’unique moyen de parvenir à l’autonomie surtout dans ces temps difficiles d’après-guerre ? Sans manquer toutefois de compassion, est-ce juste que ces femmes, tout autant indépendantes qu’esclaves de leur condition, soient montrées sous un mauvais jour, celui de la dérive perverse et de la maladie ?
Les prostituées dépeintes ici (notamment la principale) sont-elles ainsi des nymphomanes ou des femmes vénales et misérables ?
Enfin, n’y a-t-il pas presque toujours dans la représentation de la prostituée au Japon quelque chose qui tendrait à dire qu’elles pourraient toujours trouver une forme de rédemption si un homme, un « bienfaiteur », voulait les sauver ? L’inféo-idéalisation aux hommes (désolé pour ce néologisme barbare), induite par la condition misérable des femmes, est loin d’être une voie royale dans la quête des femmes vers l’indépendance et l’émancipation…
Ce sont ces dilemmes que le film met en lumière frontalement, presque de manière clinique, tout en se gardant bien de porter un regard moralisateur sur ces prostituées et sur celles qui les aident. Je serai là encore plutôt partisan de l’idée que « poser les questions là où les traditions s’imposent alors, c’est toujours un pas dans la bonne direction ».
(Malheureusement, le Japon aurait presque rétrogradé par rapport à ce que l’on voit, illustré ici ou dans d’autres films de l’après-guerre. J’y reviens avec le film suivant.)
23. La Rue de la honte (Yasumi)
Ayako Wakao
(Yoshiko Shibaki, Masashige Narusawa/Kenji Mizoguchi, 1956)

La réalité sans concessions des conditions de vie des prostituées au Japon au moment où le pays réfléchit à l’idée de renoncer aux maisons closes. Six ans après La Bête blanche, la société nipponne ne cesse de se métamorphoser sous l’influence grandissante de l’Occident. Au profit des femmes japonaises ?
Le récit aborde tous les profils de prostituées fréquentant le même établissement. Des femmes fidèles à leur mari (oui, oui), des femmes financièrement acculées, et d’autres qui voient la prostitution comme le seul recours possible face à la misère et aux formes de dépendance diverses.
On ne parle pas encore d’émancipation ; les personnes concernées suivent d’un œil inquiet la promulgation d’une telle loi. L’amour reste proscrit pour ces femmes qui savent, lucides, qu’au point où elles sont, aucun homme ne viendra les secourir.
C’est bien pourquoi le personnage interprété par Ayako Wakao prend les devants : séduire les hommes et tirer d’eux le plus possible.
En réalité, même dans ses audaces, cette prostituée, parmi les plus combatives et les plus décidées, demeure assujettie à un homme : son père. Aucune loi ne viendra remplacer des usages et des mentalités qui depuis des siècles font de la piété filiale, au Japon et dans d’autres pays d’Orient, le socle de la société.
La honte du titre, c’est un peu celle de toutes les sociétés du monde à travers l’histoire qui, refusant aux femmes les outils d’émancipation dont elles devraient avoir droit, n’ont d’autre choix que de se soumettre à un commerce qui leur fait perdre toute dignité et ne profite qu’aux hommes et aux puissants.
L’émancipation commence par la dénonciation des inégalités et des injustices frappant les femmes : sur une échelle de 1 à 10, beaucoup de films japonais (décrivant la société) amorcent à peine la première marche. Mais c’est la plus dure. Après la honte, en théorie, devraient venir les premières actions de lutte et de prises de conscience.
24. La Vie d’O’Haru, femme galante (O’Haru)
Kinuyo Tanaka
(Ihara Saikaku, Yoshikata Yoda/Kenji Mizoguchi, 1952)

Si Hollywood a eu Bette Davis, Katharine Hepburn ou Barbara Stanwyck, le visage de la femme indépendante au Japon serait incontestablement celui de Kinuyo Tanaka (l’actrice était par ailleurs cinéaste).
Le film tire bien sûr vers le mélodrame, mais la compassion pose les bases d’une prise de conscience. Et ce, même dans un film d’époque. De la même manière que les romans de Charles Dickens ou d’Émile Zola ont aidé à faire connaître ces inégalités sociales et ces injustices, la compassion, dans le cinéma japonais, au stade larvaire de la prise de conscience de la nécessité d’une émancipation des femmes, a pu être un premier pas indispensable.
Le mélodrame, parfois, peut jouer le rôle de fable ou de mythe. En touchant à l’universel, le mélo transcende les classes, les genres, les nationalités. On remarquera ainsi que dans l’histoire, peut-être n’est-ce pas qu’un hasard, les avancées sociales sont concomitantes au partage des informations et au règne de l’image auquel le cinéma a participé.
Assister à une représentation dans son théâtre local, pas sûr que ça aide à casser les préjugés, plutôt à installer des usages, des traditions. Parce →→→→→→→→→→→→→→→
que l’on ne s’y ouvre jamais au monde et aux différences. L’information et les images, au contraire, portent en elle un discours de vérité basée sur des altérités parfois « étranges » qui force chacun à revoir ses présupposés. Le regard change ainsi pour les pauvres, les esclaves, les travailleurs, les étrangers et donc les femmes.
Le problème actuel, tragiquement, c’est que si la compassion a servi de précurseur aux luttes grâce au développement des images et de l’information, elle finit aujourd’hui par noyer totalement l’information. Le mélodrame avait presque disparu au cours du vingtième siècle parce que les outrances qu’il véhiculait pouvaient se retrouver dans l’information de manière bien plus réelle. À une époque où plus rien ne paraît réel, la vérité importe peu, seule l’émotion finit par être diffusée. Que ce soit dans l’information ou dans la création.
Le portrait de femmes seules tombées dans la misère a souvent été un bon vecteur au cinéma pour évoquer la problématique des oppressions des femmes dans des pays pas toujours en pointe sur ces questions : Insiang, Blind Mountain, Lilya 4-ever ou Ayka (pour ces derniers films, ils sont présents dans cette liste).

Je le redis : dans les films japonais qui mettent en lumière la condition des femmes, une forme d’ambivalence s’impose. Ces femmes sont certes toujours présentées comme des personnages forts, droits, courageux, mais c’est aussi ainsi que veulent les voir, et les décrivent les hommes de l’époque (avant que la mode des femmes adolescentes — empreinte d’une ambivalence plus douteuse encore — s’empare de l’archipel).
Difficile de considérer alors que l’on ait réellement affaire à des « films féministes ». (Je me permets un raccourci sur ce syntagme imparfait : par facilité, je l’utilise, mais il va de soi qu’il n’y a que des individus, et leurs prises de position, qui peuvent se qualifier ou être qualifiés de « féministes » ; une chose, sauf un discours, comme un récit, sans intention autonome, est trop sujette à interprétation pour que l’on puisse lui attribuer un tel qualificatif, comme bien d’autres). Cette liste étant toutefois dédiée, stricto sensu, aux personnages féminins indépendants, ces films y trouvent pleinement leur place.
Dans la société japonaise, l’indépendance est toujours à géométrie variable : une femme peut se révéler indépendante, mais la figure personnelle de l’individu s’efface souvent derrière le groupe. Disons que comme toutes les autres, Okane fait preuve des caractéristiques citées plus haut : malgré ce que les hommes lui font subir, elle se montre forte, droite et courageuse, des caractéristiques auxquelles on peut ajouter, pour cette fois, une →→→→→→→→→→→→→→→
indépendance forcée, fruit d’une mise à l’écart du personnage par les villageois (la beauté suscitera toujours la suspicion et la jalousie).
Plus spécifiquement, sur la question du célibat d’Okane, vous ne trouverez aucune volonté chez elle, comme chez la presque quasi-totalité des personnages rencontrés dans les films japonais, de vivre seule ou d’accéder à une autonomie supérieure. Au contraire, le mariage (voire le remariage) s’impose comme une nécessité pour une femme, comme une sorte de prison ou de sacerdoce dans laquelle les femmes vont s’enfermer volontairement afin d’échapper à la condition des femmes célibataires qui sont précisément mal perçues dans la société (surtout dans une campagne reculée).
Okane ne conçoit pas les relations de couple à travers le prisme des sentiments. Tandis que les hommes la désirent, Okane semble être dépourvue de tout attachement passionnel pour autrui : le mariage n’a pour elle qu’une fonction (celle de la placer dans une situation lui permettant d’échapper à la misère). Son geste tragique n’a rien de sentimental. C’est l’acte d’une désespérée, un acte purement égoïste. En cela, on peut dire que paradoxalement, c’est une célibataire. Une célibataire dépendante de son statut de femme mariée, une célibataire nihiliste au bord du désespoir. Perdre son homme à la guerre signifiait pour elle renoncer à une forme de liberté, à un statut social que seul son mari pouvait lui offrir.

On pourrait là encore arguer qu’un personnage féminin aussi dévoué à un autre (surtout un homme : ici, son frère) n’a rien d’indépendant. Cela se tient. Remarquons encore une fois que l’on est au Japon et que cette représentation d’un personnage féminin, c’est encore probablement ce qu’on trouvera de plus « féministe » dans une société aussi patriarcale. Et aujourd’hui, on ne verrait même plus ces personnages de femmes dans des fictions, c’est dire si le pays semble avoir presque régressé dans le domaine.
Pourquoi indépendante, en dépit de son statut de sœur dévouée, donc ? Parce qu’elle a une idée fixe en tête (innocenter son frère) et que rien ne pourra la faire dévier de cet objectif. Les personnages qui mènent des quêtes nobles, perdues d’avance, et qui se sacrifient pour elles, cela rentre dans le cadre de ce qui me touche le plus dans la fiction (liste perso) : les injustices. En tant que femme débarquant de sa province, sa quête en est d’autant plus difficile (et mon respect pour elle, d’autant plus grand).
Kiriko a par ailleurs toute l’apparence du personnage autosuffisant : pas assujetti (trop) à un travail, pas d’amis, pas d’intérêt pour les choses futiles de l’amour (son dévouement →→→→→→→→→→→→→→→
ira même jusqu’à vendre sa virginité).
Certes, on pourra toujours discuter de cette forme de piété filiale (voire fraternelle), à la fois envahissante dans la société japonaise, régissant tous les rapports humains et freinant peut-être trop, à terme, la quête cette fois émancipatrice des femmes. Mais l’image qu’un tel personnage renvoie aussi à un public féminin japonais des années 60 (et encore plus aujourd’hui) vaut certainement mille discours prônant l’émancipation des femmes. Ambivalence et paradoxes dans le cinéma japonais…
Il s’agit encore et toujours d’une question de gradation : on ne passe pas d’un coup d’une société strictement patriarcale à une autre strictement égalitaire. Cela se fait par palier. Malheureusement, l’escalier représentant l’état de la condition de la femme japonaise dans nombre de films des années 60 a bien pris la poussière deux ou trois générations plus tard. Preuve que les sociétés peuvent régresser. Si l’histoire du cinéma peut aussi témoigner de ces échecs, cela n’est pas plus mal. Ne donner à voir que les victoires laisse à penser une marche du monde vers toujours plus de progrès et de libertés. Rien n’est acquis. La lutte de Kiriko pour innocenter son frère continuerait presque aujourd’hui…

Le printemps du titre représente la jeunesse de Noriko, toujours pas mariée après un quart de siècle de vie solitaire ou presque. Car Noriko s’occupe de son papa. Une indépendance toute relative, donc, et toute japonaise. Pitié filiale oblige.
Quand la pression sociale se fait plus insistante, la jeune femme ne se laisse pas faire. L’art d’Ozu consiste à ne jamais donner d’explications à ce refus. Il y aurait presque une forme d’apprentissage du consentement ici par des chemins de traverse : on parlera rarement de sexualité chez Ozu, mais les relations et les mariages, oui. Pourquoi une femme vivant sereinement son célibat, s’estimant parfaitement indépendante, devrait-elle donner des explications à son refus de se marier ? Non, c’est non. « Pourquoi ne veux-tu pas me donner ton numéro ? » « Parce que. » On en apprend des choses au cinéma : par exemple que « parce que » signifie également « non ». La liberté, c’est de pouvoir dire non. Et l’indépendance, c’est de →→→→→→→→→→→→→→→
pouvoir choisir son poison (tout plaisir possède ses revers et ses contraintes).
Setsuko Hara a souvent représenté chez Ozu ce personnage féminin libre et indépendant, voire asexué. Cet archétype de la femme assumant son célibat réapparaît dans Été précoce par exemple.
Dans Le Repas de Naruse, le personnage d’épouse bafouée qu’interprète l’actrice envisage de gagner son indépendance avant d’y renoncer. À défaut de rencontrer dans le cinéma japonais des femmes installées dans leur statut de femme émancipée, au moins elles essaient. En toutes circonstances, ces femmes restent esclaves de leur milieu. On lutte non sans difficulté face à une société toute entière. C’est ainsi en fonction et à différents degrés qu’il faut apprécier ces accomplissements dans la quête d’émancipation des femmes. Dans Crépuscule à Tokyo, on assiste au même renoncement ainsi qu’à un retour à l’ordre social et conjugal.

Dans le Japon d’hier comme dans celui d’aujourd’hui, une fois le mariage consommé, il n’est pas rare que les passions sexuelles s’évanouissent… et que d’autres apparaissent à leur place. Rien de surprenant, me direz-vous. D’autant plus que par définition, s’il est question d’amour, de passion, comme son titre l’indique, ce film n’a rien à faire dans cette liste.
Certes. Mais de qui s’éprend la femme mariée ? D’une autre femme.
Des amours homosexuelles ? La belle affaire.
Que nenni ! D’abord (mais peut-être parce qu’au Japon, on est plus tordu que partout ailleurs, peut-être parce qu’on ne s’avoue pas encore son homosexualité), on invite son homme dans un ménage à trois qui ne dit pas son nom.
La Maman et la Putain ? Toujours pas.
En réalité, une fois les invitations lancées, il n’est bientôt plus question d’amour, mais de lutte de pouvoir, de tromperie, de manipulation, au point que l’on finisse par ne plus rien comprendre et par douter de qui manipule qui.
La conséquence ? La solitude et la désillusion.
Ce n’est pas encore de l’indépendance, insisteriez-vous.
Certes, mais le Japon n’est toujours pas →→→→→→→→→→→→→→→
l’Occident. La solitude et la désillusion mènent à l’indépendance. Ici, un personnage semble plus indépendant que les autres, celui qu’interprète encore une fois Ayako Wakao : objet de désir de la femme mariée, pour commencer, elle se transforme peu à peu en une créature qui échappe à son amante.
Oui, dans le cinéma japonais, l’indépendance des femmes se manifeste encore trop à travers des personnages égoïstes, voire malfaisants ou démoniaques comme dans Onibaba, mais je persiste à penser que cette indépendance questionne (les concernées, surtout). Loin d’être le fruit d’une aspiration à l’émancipation et à la liberté individuelle, dans la société japonaise, le sujet de l’indépendance se pose quand elle se lie à la nécessité. Le constat demeure inchangé : la société des hommes oppresse les femmes, qui en retour, individuellement, se révoltent. Avant un élan commun d’émancipation, peut-être celui de survie, voire celui de la vengeance.
N’y a-t-il qu’une voie toute tracée menant à l’émancipation des femmes ? Celui emprunté par les femmes en Occident ? Une question à se poser, car le problème reste entier au Japon comme ailleurs dans le monde.
(Aujourd’hui, la fiction ne parle même plus de ces sujets et érige encore parfois les personnages féminins au rang de simple accessoire.)
29. Brassard noir dans la neige (Taeko)
Ayako Wakao
(Mitsuko Mizuashi, Toshio Yasumi/Kenji Misumi, 1967)

Je pourrais citer encore un wagon de films mettant en scène Ayako Wakao. Dans certains films, le ton est parfois plus donné par le jeu des acteurs que par les événements qui s’y passent. Je me suis bien gardé de placer tous les chefs-d’œuvre de Masumura tournés avec l’actrice dans cette liste (Passion, au moins), et j’hésite, en plus de celui-ci, à y intégrer un autre film réalisé par Kenji Misumi : La Famille matrilinéaire (le film illustre une spécificité d’Osaka — l’héritage des riches familles se faisant à travers une fille aînée —, mais la femme au centre du film incarné par Ayako Wakao se révèle surtout complice de son amant, le mari nouvellement défunt de la cheffe de famille ; et cela dans le seul but d’en faire profiter un héritier mâle ; il s’agit donc presque d’un leurre : le personnage féminin gagne certes en indépendance, mais le renversement de situation sonne presque comme une revanche du patriarcat).
Bref, à la manière de Marlene Dietrich et de Greta Garbo, les interprétations de l’actrice japonaise ont rarement varié, quelle que soit la nature du rôle. On peut suspecter, peut-être pas une forme de bisexualité comme chez les deux autres, mais au moins, une asexualité.
La passion amoureuse, ses personnages semblent en permanence la subir, non la partager avec un partenaire masculin, et ne l’accepter que parce que, dans la société japonaise, il faut choisir sa prison (autrement dit, quel mari vous servira de geôlier pour vos prochaines années). Une seule constante paraît traverser l’esprit des femmes qu’interprète Ayako Wakao : survivre, seule contre tous.
Dans Brassard noir dans la neige, Taeko subit d’abord un mariage décevant. Elle se laisse alors séduire par désespoir par un autre homme qui partira presque aussitôt. Sa vie sera ensuite un long parcours d’épreuves, de deuils, et finalement, comme au terme d’un film à élimination, il ne restera plus qu’elle pour diriger l’entreprise familiale.
Voilà l’illustration des libertés que pouvaient espérer les femmes d’artisan au début du vingtième siècle au Japon. Une forme restreinte mais réelle d’indépendance contrebalancée par une servilité à la famille, au mari, aux usages, et dans ce cadre, finir par s’imposer comme une survivante.
30. Lady Yakuza – La Pivoine Rouge (Oryū)
Junko Fuji
(Norifumi Suzuki/Kōsaku Yamashita, 1968)

Tous les ingrédients du récit populaire japonais réunis au profit d’un personnage féminin, étendard d’un nouvel ordre social balbutiant.
La « pivoine » ne se définit plus par son genre : célibataire et décidée à le rester, elle est cheffe de son clan et compte bien l’aider à recouvrer l’honneur et la place qui lui sont dus.
Lady Yakuza pourrait représenter une version du Cid sans Rodrigue et « sans cœur » : ne resterait que Chimène et l’honneur de la famille. Ce pourrait être aussi Carmen délaissant le chant et le flamenco pour l’art de la découpe et de l’équarrissage. Un Cyrano au féminin récitant le katana à la main sa fameuse tirade du « né » :
Ah ! Un « non » ne sera jamais assez court, jeune homme !
En quel terme devrais-je vous le dire ? Oh ! Dieu !… En bien des façons en somme…
En variant le ton — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si vous refusez mon “né”,
Il faudrait sur-le-champ que je vous amputasse ! »
Amical : « Si vous tremblez que mon refus ne vous satisfasse
Pour me voir, enfoncez-vous sagement dans ce clic-clac ! »
Descriptif : « C’est un “non” !… c’est un “niet” !… c’est une claque !
Que dis-je, c’est une claque ?… C’est une virgule ! »
(Sifflement de katana)… : « Je vous émascule ! »
Au Japon, l’aspect « féministe » demeure inexistant et la série n’a rien de sérieux. Mais inverser les rôles permet toujours de se représenter les choses telles qu’elles pourraient être. Et quand on a de l’imagination, au lieu de s’arrêter aux seules images fantasmées d’une lady autoritaire et sexy passant sa vie à sectionner des membres, on peut aussi voir plus loin et reconnaître aux femmes la capacité de mener des équipes, diriger des groupes, prendre des décisions importantes, etc.
Tout progrès social commence par la représentation d’un possible. Réunir deux termes à première vue antinomiques comme « lady » et « yakuza », une fois passée l’étrangeté de l’oxymore supposé, cela finit par faire prendre conscience qu’il n’y a en fait rien d’incompatible. Et d’en prendre acte.
(Malheureusement, peut-être aussi que l’esprit d’appartenance à un clan, au respect presque cornélien, mais tout à fait japonais de l’honneur, ou l’esthétique du film, ont marginalisé l’aspect féministe que l’on pouvait attendre du film.)