L’universitaire et le zététicien

ou la rencontre improbable entre la tenante de la « science folle » (historienne du cinéma amoureuse de Freud) et le réalisateur amateur qui tel Monsieur Jourdain fait du cinématographe sans le savoir

Commentaire, donc, suite à la vision de la table ronde « Les films qui disent la VERITE ».

La vidéo : 


Rencontre étonnante et improbable de deux mondes rarement appelés à se rencontrer. Il y a quelque chose d’assez truculent à voir jaillir tout d’un coup la croyance d’une intervenante en une pseudoscience dans une conférence dédiée aux dérives de la désinformation. Ou comment foutre un gros malaise au détour d’un commentaire que l’on croit anodin et qui met presque en perspective l’idée d’emprise mentale propre aux dérives sectaires. C’est aussi d’un côté une sorte de Madame Jourdain qui applique sans le savoir les méthodes des pseudosciences et de l’autre un Monsieur Jourdain, s’amusant avec une caméra pour moquer les codes des faux documentaires, et à qui on dit qu’il est cinéaste. « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je fais du cinéma sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. »

Pour illustrer le sujet de la table ronde, un documentaire contenant des passages parodiques des documentaires complotistes réalisé par l’équipe de la Tronche en biais est donc présenté. Après le film et quelques minutes d’échanges, de manière quasi anodine, Ania Szczepanska (historienne du cinéma, maîtresse de conférences et visiblement spécialiste des documentaires du monde de l’Est) questionne le choix jugé problématique de mêler tout à coup vrai et faux* en prenant comme exemple le discours d’un des intervenants expliquant qu’il avait commencé à déconstruire ses propres croyances quand il a douté de la psychanalyse. Idée qui semble bien saugrenue à notre universitaire, troublée que l’on puisse considérer la psychanalyse comme une pratique à laquelle il faudrait se détourner. Un échange un peu surréaliste commence alors avec Alexis Seydoux (vice-président de l’Association de Lutte contre la Désinformation en Histoire, Histoire de l’art et Archéologie) et Thomas C. Durand (« réalisateur » du film en question, créateur de la chaîne La Tronche en Biais et membre de l’Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique).

*Le documentaire est pourtant assez clair. Il reproduit plus ou moins les codes des documentaires de télévision (plus rarement de cinéma) dans lesquels divers experts sont amenés à être interrogés sur un sujet spécifique. Et pour illustrer la crédulité des spectateurs à croire en des théories alternatives, le film est ponctué par des séquences censées, elles, reprendre les codes des faux documentaires (c’est une parodie, une exagération, la part documenteur du documentaire). Les intentions du film sont clairement définies en présentation, puis rappelées en guise de conclusion, face caméra. Ce n’est pas un film d’art, mais bien en document à visée éducative : les auteurs du film partagent les orientations des experts sélectionnés, mais le discours est bien celui des experts, et en dehors des impératifs du montage qui par essence ne peut produire l’intégralité d’un discours, on peut difficilement suspecter une intention de travestir leurs propos ou une volonté d’en tirer un discours propre. Aucun sens caché, donc, à chercher derrière les effets produits, les choix de mise en scène, les cadrages, etc. Le film est à voir ici.

Thomas Durand semble totalement décontenancé par la défense d’une pratique dont il s’applique depuis des années à relever le caractère non scientifique et qu’il ne pensait sans doute pas trouver ainsi aussi bien défendue lors d’une conférence dédiée à la désinformation. L’autre intervenant semble moins surpris, peut-être plus habitué à voir des tenants de la psychanalyse dans les cercles universitaires. Aidée par quelques étudiants outrés dans la salle, Ania Szczepanska vient alors à questionner le travail de Thomas Durand sur le film et la pertinence de choisir son film pour introduire la table ronde. Le Youtubeur se trouve alors sommé de justifier ses choix de mise en scène (sic), et le voilà, expliquant un peu incrédule qu’il n’est pas professionnel du cinéma, que les sujets ou les intentions qu’on lui prête en tant que réalisateur ne sont pas les siennes. On lui rétorque qu’en tant que réalisateur, son devoir serait d’être conscient des effets qu’il produit… Il aura beau expliquer, tel un lapin aux yeux ahuris qui ne comprend pas ce qu’il se passe quand une voiture lui fonce dessus, qu’il n’est question que d’une… parodie, d’un film qui ne se prend pas au sérieux et qu’il n’a aucune prétention « artistique », le malentendu est consommé. Deux mondes ne parlant pas la même langue se rencontrent et ce n’est pas beau à voir.

Une réalisatrice de films documentaires pour le service public vient un peu à la rescousse du vulgarisateur cueilli par les critiques déplacées dont il fait l’objet, mais le mal est fait si on peut dire, et ces interventions lunaires de « sachants » montrent à quel point, encore, le monde universitaire est gangrené par une logique interprétative des œuvres qui se voudrait objective alors que c’est impossible. Tous les ingrédients des déviances que l’on pourrait retrouver dans la psychanalyse.

Quand je vois que ce petit monde est encore autant imprégné par cette idée que l’étude d’un film se fait uniquement à travers les signes, les symboles ou les intentions révélés de ceux qui font les films, interrogeant perpétuellement l’auteur et non le film même, s’interdisant d’accepter l’idée que leurs interprétations ne puissent être que purement spéculatives, le plus souvent sans aucun rapport avec les intentions parfois exprimées des cinéastes, je me dis qu’il y aurait encore pas mal de travail à faire pour « débunker » ces dérives au sein de ce milieu. J’en parle souvent ici, mais ce discours hautement interprétatif qui baigne aussi tout le milieu critique du cinéma pose un véritable problème tant il est envahissant, voire exclusif quand il est question d’analyser ou de parler des films. C’est ce qui arrive quand on ne maîtrise aucune technique de l’art qu’on commente, qu’on refuse obstinément de se placer à la même hauteur que n’importe quel spectateur, et que pour légitimer son droit à présumer des intentions d’un auteur, du message d’un film ou de la nature universelle des effets produits, on en vient à développer toute une « science » ne reposant sur rien. La ressemblance avec la psychanalyse est ironiquement… troublante. Pas mieux qu’une conférence où l’on se fait rencontrer deux mondes pour parler de désinformation pour mettre en lumière l’absurdité de cette « science folle » que peut parfois être l’exégèse cinématographique. (Je dis bien « parfois », car les universitaires ou les critiques, quand ils en viennent à analyser l’esthétique d’un film, sa forme, ses techniques, peuvent au moins faire reposer leurs commentaires sur des éléments concrets, lesquels peuvent ainsi être réfutés ou questionnés. Mais comment réfuter quelqu’un qui prétend étudier les « signes », les intentions ou le message d’un film oubliant qu’une œuvre d’art n’est pas un discours ? Et cela, encore plus quand il est question d’un documentaire de forme télévisuelle où le discours s’attache à reproduire au plus près à celui des experts : pas de voix off, pas d’effets de mise en scène, une structure à l’arrache et des intentions clairement définies qu’on peut difficilement suspecter de chercher à faire dire autre chose de ce qui est montré à travers un montage ou une mise en scène prétendument porteuse de sens forcément caché…)

On n’aura jamais aussi bien démontré, à travers une simple rencontre que l’on pensait anodine, en quoi certaines méthodes d’analyse des films dans le milieu universitaire et critique ressemblent à celles utilisées par la psychanalyse. Il serait temps que le milieu « critique » du cinéma procède à une évaluation de ses propres méthodes. Ce qui reste hautement improbable : comme dans n’importe quel milieu de ce type, faire la critique de ceux qui vous précèdent, c’est s’en exclure automatiquement. Seuls ceux qui obéissent au dogme, en acceptent les règles de l’entre-soi peuvent prétendre à en faire quelques critiques. Mais elles ne viendront jamais bousculer les principes qui reposent sur du flan : faire de l’auteur l’élément central d’un film (et non le film lui-même, voire celui qui le regarde, voire le contexte dans lequel il a été produit) et axer toute son analyse sur ce que celui-ci aurait « voulu dire ». Une fois qu’on a décidé que l’art avait toujours un discours, même caché, la partie est finie. Et pour justifier cette erreur (ou cette prétention) initiale, tous les instruments que l’on déploie pour appuyer ses prétendues analyses n’ont plus aucun sens. Et dès lors, ironiquement ou perversement, les critiques venant seules de l’intérieur finiront par créer… de nouvelles obédiences, avec de nouvelles propositions d’interprétation, mais avec jamais aucune remise en question du fondement infondé sur lequel repose tout cet univers. En psychanalyse, on voit alors Jung, puis plus tard Lacan débarquer. Mais ça reste les mêmes balivernes. Nul doute que l’on connaît les mêmes querelles de chapelle dans le milieu de l’analyse filmique.

L’incapacité à sortir de cette logique interprétative expose ceux qui en sont esclaves à sortir des âneries qu’une personne extérieure décèlerait tout de suite (voire à se protéger mutuellement, comme dans toute logique sectaire). On le voit par exemple ici. L’universitaire et les étudiants mélangent les différentes formes de « documenteurs » en ignorant, volontairement ou non, qu’il y a tout simplement des films qui ont vocation à tromper (s’il est question de parler des intentions des auteurs, ça la fout mal) et qui sont l’œuvre de charlatans ou de manipulateurs, et des films qui ont vocation à tromper pour parodier ou pour mettre en garde contre la crédulité du spectateur. En principe, un documenteur, c’est un film qui ne ment pas sur ses « intentions » : il fait du documentaire, il use des outils et des codes du documentaire, mais n’affirme pas que ce qui est présenté dans le film est vrai. Le film d’un charlatan a au contraire vocation à révéler des réalités cachées et prétend donc être dans « le vrai » (sans l’être). Pas étonnant, remarque, que des tenants de la psychanalyse aient quelques problèmes pour distinguer « pseudo ou faux documentaire » et « documenteur », tant leur perception du vrai et du faux pose problème… Ça interroge aussi leur capacité à comprendre les « intentions » des auteurs alors que c’est le cœur de leur travail et alors même qu’ils sont incapables de distinguer les intentions implicites d’un documenteur et celles d’un documentaire réalisé par un escroc.

Il y a également une confusion entre documentaire et films de propagande quand il est question des films d’Eisenstein : il faut que l’autre universitaire lui rappelle que le cinéaste soviétique réalisait des… fictions. Quand on en arrive à ce niveau de confusion, c’est qu’on a beau déployer tous les efforts pour construire un discours cohérent, tout ne sera jamais qu’illusion et prétentions. Triste monde, et tristes étudiants condamnés à errer toute leur vie dans les limbes d’un univers parallèle qui ne les connectera jamais au monde réel. Une secte, en somme. Belle ironie quand on voit le sujet du jour.


Table ronde & débat organisé à l’Institut National d’Histoire de l’Art (Les films qui disent la VERITE)



Autres articles cinéma :


Et si on oubliait nos déchets nucléaires ?, Linguisticae (2024)

Une fois n’est pas coutume. Petit commentaire sur un documentaire YouTube :

Je suis souvent avare de compliments, mais là, chapeau. J’ai toujours préféré les épisodes décalés de X-Files parce qu’ils arrivaient à sortir d’un cadre bien codifié et attendu tout en parvenant à garder un « (x)fil » directeur propre. Ici, c’est un peu la même chose.

Le sujet est déjà inattendu, on comprend la part personnelle qu’il peut avoir pour son auteur ; auteur qui essaie de le recadrer pour revenir sur ce qu’il maîtrise. Puis, finalement, l’angle s’affine pour évoquer un angle mort de la question des déchets — tous les déchets.

Je ne sais pas si l’art est politique (il l’est probablement toujours — surtout pour celui qui le regarde). En tout cas, il arrive que certains documentaires le soient réellement. Et cela, sans pour autant tomber dans l’amateurisme militant ou le complotisme (à la Arte).

Tout simplement parce qu’ils soulèvent des questions qui concernent toute la société, voire notre mode de vie et notre civilisation, et parce qu’il me semble bien cadrer les enjeux qui devraient être les nôtres pour que notre confort d’aujourd’hui ne crée pas les conditions de l’inconfort que l’on impose aux générations futures…

L’accent a peut-être été plus mis sur les déchets (et leur oubli) que sur les accidents industriels et environnementaux inhérents à l’exploitation que l’on croit infinie des ressources, mais le doc n’en reste pas moins profondément, captivant, honnête et nécessaire.

Puis, réponse à ce commentaire : « Justement, l’enfouissement catastrophique de Stockamine concerne d’autres déchets que les déchets nucléaires, avec le risque en ce moment que la plus grande nappe phréatique d’Europe en soit contaminée. On triche, puis on dit qu’on ne peut plus rien y faire : fait accompli. »

Il n’y a pas de solution parfaite. Actuellement, l’enfouissement semble le procédé le moins hasardeux. Le documentaire pointe du doigt excellemment bien le fait que ces difficultés de stockage chimique sont autrement moins médiatisés et donc normés que ceux des déchets nucléaires.

C’est un angle mort de notre société et, accessoirement, cela pose surtout la question de la durabilité d’une civilisation basée sur la surexploitation minière de notre environnement. L’extraction de ressources pour satisfaire notre consommation irréfléchie produit irrémédiablement des déchets et provoque parfois des accidents industriels et environnementaux.

C’est une chose de condamner un site ou là, mais à force de prélever ces ressources et de tout mettre sous le tapis avec le risque d’accident (souvent plus que pour le nucléaire), c’est tout notre environnement qui finit par être affecté, et par ricochet notre santé.

Il arrivera sans doute un moment où l’on basculera vers une forme de saturation et où l’on ne pourra plus faire face. Surtout dans un monde appelé par ailleurs à répondre à la menace du réchauffement climatique.

On parle de 300 ans ou de 500 ans dans le documentaire, mais au rythme où l’on va, on n’aura peut-être même pas besoin de se poser la question de la mémoire parce que la société aura autrement plus de difficulté à faire face à des problèmes de toxicité des sols, d’inondations ou d’autres phénomènes climatiques extrêmes capables de mettre à bas une société malade.

Cela voudra dire qu’elles ont survécu à bien pire. Et si l’on ne s’applique pas aujourd’hui à remettre en question la soutenabilité de notre place sur Terre, il est même probable que jamais personne n’ait un jour à devoir déplorer que la mémoire se soit perdue.


Et si on oubliait nos déchets nucléaires ?, Linguisticae/Monté (2024)


Koko, le gorille qui parle, Barbet Schroeder (1978)

Anthropo-Koko

Note : 3.5 sur 5.

Koko, le gorille qui parle

Année : 1978

Réalisation : Barbet Schroeder

Avec : Koko, Penny Patterson

Au-delà de l’humour parfois un peu pince-sans-rire que Barbet Schroeder délivre parfois dans sa narration et des commentaires pas toujours très scientifiques pour les standards actuels des chercheurs interviewés, il faut reconnaître au film la vertu d’avoir documenté un petit événement dans le domaine des comportements animaux. Si Koko est devenue une star, comme cela arrive parfois en science, l’expérience dont elle a fait l’objet a probablement permis non seulement de dessiner les limites de certains protocoles de recherche faisant appel à des animaux, mais elle a participé aussi à faire tomber certains préjugés cognitifs qui avaient encore cours à cette époque. Malgré le caractère pas toujours très rigoureux, on peut penser que l’expérience a servi de référence (même négative) aux expériences futures. À son échelle, elle a permis l’éclosion de tout un pan de la recherche en matière d’intelligence animale et aidé à faire évoluer la perception du bien-être animal. On en sait maintenant beaucoup plus sur « l’intelligence » des autres primates et de bien d’autres animaux. On en est même venus à faire évoluer la définition même d’intelligence. À un moment, le cinéaste interroge les droits de Koko en tant qu’individu, aujourd’hui, on n’aurait pas forcément besoin de lui donner des droits en vertu de son intelligence et de ses capacités à communiquer, on reconnaîtrait tout bonnement un droit spécifique des animaux à vivre. On a cessé de prendre en permanence comme seul référentiel, tout ce qui est applicable à l’être humain. Ainsi, on n’évalue plus l’intelligence des animaux en fonction des capacités humaines, mais en fonction d’un environnement, d’un système collectif d’interaction au sein d’une même espèce ou en fonction de caractéristiques spécifiques propres à une espèce. On n’évoquerait plus aujourd’hui l’intelligence d’un seul spécimen comme Koko (ramenée à un niveau humain), mais des spécificités cognitives d’une espèce en tâchant de les comparer à d’autres.

On poserait aujourd’hui la question du droit des animaux à vivre d’une tout autre manière, c’est bien à ce niveau que l’expérience controversée raisonne dans le public aujourd’hui différemment qu’elle le faisait à l’époque. Certes, lors de la séance, j’ai pu assister à des rires idiots, ceux des petits singes que nous sommes quand nous allons au zoo et que face à la découverte de l’altérité animale, on s’émerveille, tels les êtres supérieurs que l’on pense encore parfois être, des capacités anthropomorphiques de certains animaux, et a fortiori de nos plus proches cousins primates. Au lieu de découvrir l’altérité animale à travers un regard, un geste d’attention, ou le plus souvent à travers une totale indifférence à notre égard (les chats sont bons pour nous faire ressentir cette forme d’altérité contrariée), l’expérience de Koko menée par Penny Patterson vise surtout à faire adopter au gorille tout un arsenal de comportements proprement humains. Il n’est en réalité plus question d’altérité, mais d’aliénation. On ne rit pas vraiment de l’altérité tout à coup découverte de l’autre, on rit de l’incongruité et du travestissement d’un animal à qui on demande d’en singer un autre. Le regard porté du directeur de zoo sur la chercheuse n’est pas loin d’être ainsi celui du directeur de cirque qui se sent floué par un autre. Penny Patterson étant psychologue, c’est donc en tant que psychologue qu’elle a mené ses recherches. Son sujet d’étude, ce n’est pas l’animal, mais la psychologie spécifique d’un gorille appelé à imiter ceux qui l’élèvent. Difficile parfois de savoir ce qui procède alors du seul conditionnement. Alors certes, Patterson explorait des voies inconnues, et il fallait sans doute en passer par là pour ouvrir un nouveau champ de recherche, mais cela passe aujourd’hui un peu comme du cirque ou comme une initiative personnelle éloignée des impératifs scientifiques.

Aujourd’hui (je suis loin d’être spécialiste, mais j’ai picoré ici ou là des émissions ou des documentaires sur la question), il y aurait peu de sens à étudier la psychologie d’un animal en particulier sorti totalement de son environnement. Certes, les recherches comportementales sur des animaux captifs se poursuivent, mais on ne va plus dans les excès anthropomorphiques de Penny Patterson. On ne cherche plus à connaître les capacités d’un animal par rapport à l’humain, à en faire un singe savant, un imitateur, une exception digne de devenir la vedette d’un film (ou d’un cirque), mais à comprendre le fonctionnement comportemental d’une variété d’animaux, tout en se gardant de tomber chaque fois dans la comparaison avec des indicateurs et des référentiels qui nous sont propres. Penny Patterson aurait été éthologue ou primatologue, elle n’aurait pas conduit ses recherches au sein de son université avec un seul animal qui la prend pour sa mère, mais dans les forêts africaines afin de comprendre, in situ, les comportements et les formes d’intelligence d’individus variés au sein d’un même groupe.

Car si on a progressé depuis cinquante ans, de ce que j’en sais, c’est qu’on a compris que l’intelligence n’est qu’une résultante de comportements complexes et d’une histoire évolutive. Étudier l’intelligence d’un animal dans un laboratoire peut certes avoir son intérêt, mais on en apprendra tout autre chose si on ne le tire pas de son environnement. On comprend alors que ce ne sont pas certains animaux extraordinaires qui peuvent révéler des aptitudes « humaines » spécifiques, mais que c’est l’humain qui possède des aptitudes comportementales communes à beaucoup d’autres animaux. L’animal n’est pas la machine que l’on a longtemps pensé qu’il était : on sait désormais que c’est un être sensible, pensant, possédant pour certaines espèces (notamment l’ensemble des mammifères) de l’empathie, que certaines notions universelles qui faisaient alors le « propre de l’homme » (le partage, la patience, la coopération, la projection, les alliances, la mémoire, etc.) nous sont communes, et que leurs comportements sont infiniment plus complexes que ce que l’on pensait jusque-là. Comprendre cette complexité n’est plus perçu comme de l’anthropomorphisme, car c’est nous qui ressemblons finalement aux autres espèces. Ce sont nos propres capacités qui sont ramenées à la hauteur des autres. Nous ne sommes plus les êtres exceptionnels que nous pensions être, et nous prenons conscience que ce que nous pensions être propre et unique à notre espèce est en fait partagé par d’autres. Le comprendre, c’est comprendre l’évolution dont nous sommes le fruit, c’est comprendre que l’humain appartient à une histoire et que cette histoire ne s’est pas faite, isolée des autres espèces. Nous ne sommes plus seuls. Nous appartenons à un tout et partageons une histoire commune, donc des capacités communes, avec les espèces qui nous sont les plus proches. On sait également aujourd’hui que des singes ont, notamment dans certains domaines, comme la mémoire à court terme, des facultés supérieures aux humains. Et les enjeux des recherches actuelles visent surtout à comprendre désormais à travers les capacités cognitives des primates celles qui auraient pu être développées par des ancêtres communs. On est loin des « singes savants » et de Koko.

Reste que nous sommes bons encore et toujours à une chose dans laquelle aucune autre espèce ne saurait exceller : expérimenter. C’est exactement ce que fait Penny Patterson. Elle s’est trompée, elle est allée trop loin, ces travaux avaient peut-être été à faire une fois pour en connaître les limites, et on passe à autre chose. Expérimenter, c’est aussi beaucoup se tromper et aller explorer ailleurs. Chose que n’a sans doute jamais cessé de faire Barbet Schroeder pour chacun de ses films…


Koko, le gorille qui parle, Barbet Schroeder 1978 | Les Films du Losange


Sur La Saveur des goûts amers :

Top des meilleurs films documentaires (non inclus)

Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Liens externes :


Girl Model, David Redmon et Ashley Sabin (2011)

Note : 3.5 sur 5.

Girl Model

Année : 2011

Réalisation : David Redmon et Ashley Sabin

Rencontre de la souris nourrie aux belles promesses et du chat capitaliste. Exploitation des plus fragiles avec au milieu une entremetteuse chargée de rabattre les fillettes. Au Japon, on a gardé la culture de la gestion des prostituées par d’anciennes prostituées, et celle de la pédophilie à peine masquée. Avec le concours bienveillant d’une société proxénète de ses propres enfants : qui donne à lire à des gamines des publicités et de rêves de glamour avec des gueules d’ange ? Qui surexploite l’image des enfants et de la femme ? Si les Japonais ont un problème avec la sexualisation des gamines tout juste pubères, c’est bien la société de consommation toute entière qui exploite et entretient la première ce culte de la jeunesse et de la maigreur.

Le film donne malgré tout peu à voir. On suit une gamine de 13 ans dans son parcours au Japon. Elle en repart pleine de dettes comme au temps des geishas incapables de rembourser la leur. Choc des civilisations, surtout, exploitation ordinaire des forts sur les faibles avec la promesse d’une vie meilleure (la leur, pas celle des exploitées). Le tout sous les yeux complices d’une ancienne mannequin américaine venant glaner les petits culs et les minois innocents au milieu de la Sibérie pour le marché asiatique. Elle et son pote, agent, ont beau disserter sur les risques du métier, la drogue, le passage facile à la prostitution, on les sent à peine conscients qu’ils participent à ce marché de l’exploitation facile des enfants. « Si ce n’est pas nous, ce sera quelqu’un d’autre, alors, autant prendre l’argent, passer quelques mauvais jours en Sibérie ; et puis, on ira se reposer au bord de la piscine », pensent-ils sans doute. Être autant déconnecté du monde tout en passant sa vie à le parcourir. Société aveugle et malade…

Pas de quoi fouetter un chasseur de souris (Arte produit ou diffuse ce genre de films à la chaîne : sur le même modèle, on a déjà vu le film sur la star russe du porno en ligne).

Une pensée pour tous les exploiteurs de la planète pour qui la guerre de la Russie en Ukraine a porté un petit coup à leur business lucratif de la misère (et, du même coup, à celui des documentaires sur la misère humaine et sur les dérives du capitalisme et de la mondialisation).


Girl Model, David Redmon & Ashley Sabin 2011 | Dogwoof, Carnivalesque Films


Liens externes :


Bad Axe, David Siev (2022)

Note : 4 sur 5.

Bad Axe

Année : 2022

Réalisation : David Siev

Poursuite de la rétrospective « American Fringe » à la Cinémathèque. L’occasion de voir souvent des films seuls dans la salle. Ici, on était une trentaine, dont la moitié semblait être des équipes des autres films (la réalisatrice de Black Barbie était présente et papotait sans honte avec sa voisine).

Une petite pépite en tout cas. Les documentaires personnels, il ne faut jamais hésiter à y aller à fond : ils seront toujours le témoignage d’une époque. On est entre Taming the Horse/Comme un cheval fou et Minding the Gap. Un jeune cinéaste new-yorkais « profite » de la pandémie pour retourner auprès de sa famille qui tient un restaurant dans un coin perdu de l’État voisin. C’est sans doute le cas de beaucoup de créateurs de 2020, il se met à filmer ce qu’il voit sans cacher sa présence à ses parents ou à ses sœurs bien démunis face d’abord aux conséquences sur leur activité, puis face au désordre social ayant agité les divers pans de la société américaine.

Toute une première partie évoque donc les difficultés auxquelles doivent faire face les parents restaurateurs du cinéaste en pleines restrictions sanitaires et fermetures de commerces. Et puis, une fois que l’on pense que les affaires vont pouvoir reprendre à l’été de la même année, la famille doit faire face au public pro-Trump récalcitrant à porter un masque et le fait savoir, puis, c’est l’assassinat de George Floyd qui scinde un peu plus la société américaine en deux, en particulier cette petite communauté de la côte est des États-Unis.

La sœur du cinéaste se montre par exemple très engagée, remontée contre les suprémacistes de la région, et cela aura des répercussions sur la sécurité de la famille. Face à la bêtise raciste ordinaire et souvent menaçante, le cinéaste choisit d’y opposer l’histoire de son père échappé du génocide au Cambodge.

Jusque-là, le film était déjà très convaincant, mais le cinéaste aurait alors produit une première monture du film qui aurait fait parler et il n’en aurait pas pour autant cessé de filmer sa famille. C’est désormais les conséquences sur sa famille du film réalisé sur et avec eux qu’il filme puisqu’elles ne sont pas loin d’être dramatiques. Retournement heureux, à l’américaine, on pleure (bien aidé toutefois par une musique un peu trop présente, mais bon, c’est la loi du genre) et on applaudit.

Ma voisine semble avoir apprécié. David Siev a réussi là où elle, réalisatrice de Black Barbie, avait renoncé à se rendre. Une fois qu’on s’embarque dans un film personnel, il ne faut plus s’embarrasser de pudeur ou de fausses excuses (sans compter que le documentaire « sur le vif » est bien plus vivant qu’un documentaire statique basé sur des témoignages et un décor installé).


Bad Axe, David Siev (2022) | The deNovo Initiative

Black Barbie : A Documentary, Lagueria Davis (2023)

Note : 3 sur 5.

Black Barbie : A Documentary

Année : 2023

Réalisation : Lagueria Davis

Le film touche aux limites du documentaire basé presque exclusivement sur des personnalités. Arte fait ça très bien, la télévision en général, mais le cinéma devrait avoir autre chose à proposer que des interviews pépères dans un décor préparé. Quitte à faire dans le personnel, autant y aller de sa petite personne et développer un rapport plus intime entre la réalisatrice avec ce dont elle dit elle-même n’avoir jamais été amatrice : les Barbie. Ses interrogations, sa curiosité pour un phénomène auquel elle a toujours été indifférente, auraient été les nôtres. Cela aurait questionné son propre rapport au corps et aux stéréotypes auxquels sur ce cas précis elle échappait.

Si le peu de références historiques qu’on peut avoir dans le film et si le rapport aux Barbie des fans ou des professionnels peut être intéressant, la critique faite par les intervenants ne s’attarde que sur la question raciale de la poupée. Or, on peut difficilement pointer du doigt un problème de stéréotypes tout en faisant l’impasse sur un autre et la question du sexisme de ces jouets pour enfant. Si, la firme semble avoir fait des efforts pour casser les codes raciaux, on en est encore loin avec les codes sexistes persistants. La réalisatrice aurait peut-être dû s’interroger sur sa propre perception des choses, battre la campagne pour partir en quête de réponses différentes que celles, toutes faites, apportées à travers des bavardages. Pourquoi d’ailleurs n’évoquerait-elle pas par exemple l’absence de Barbie réalisatrice ou de Barbie obèse ?…

Certains moments avec les psychologues ou avec les enfants sont passionnants, mais le dispositif est trop éloigné de ce qu’on attend d’un documentaire de cinéma. À la question posée aux enfants s’il leur paraissait naturel de jouer tout autant avec des Barbie noires ou blanches, tous avaient répondu que c’était une évidence. Quand on leur demande alors s’ils pensaient, puisqu’eux étaient tous Noirs ou Asiatiques, si les Blancs verraient la chose de la même manière, qu’il en serait de même si on demandait à des enfants blancs, ils répondaient avec la même certitude. Il y avait là des enfants garçons ou filles, des Noires et des Asiatiques, mais pas un Blanc. Or, il aurait été intéressant de voir si les enfants blancs (alors que les enfants présents reconnaissaient la prépondérance de la Barbie blanche sur toutes les autres tout en pensant que ça n’affecte pas les stéréotypes de leurs copains blancs) montraient le même attrait pour toutes les formes de représentations (j’en doute, mais le demander à cette nouvelle génération, voilà qui aurait été intéressant, à défaut d’être cinématographique).


Black Barbie : A Documentary, Lagueria Davis (2023) | Just A Rebel


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders (2023)

Les ailes du menhir

Note : 3 sur 5.

Anselm, le bruit du temps

Titre original : Anselm – Das Rauschen der Zeit

Année : 2023

Réalisation : Wim Wenders

Avec : Anselm Kiefer

Entre biographie servile et illustration de l’œuvre du plasticien monumentaliste et post-apocalyptique Anselm Kiefer.

En 2014, Wim Wenders avait illustré le travail d’un autre artiste, cette fois, un photographe, Juliano Ribeiro Salgado, dans Le Sel de la terre. De mémoire, le film n’était pas qu’illustratif, c’était une véritable rencontre avec un homme, son art et ses sujets. Wenders documentait et interrogeait le travail de l’artiste, son évolution, ses sujets, ses influences. Et quoi de mieux pour documenter et illustrer le travail d’un photographe que le cinéma ? Cette fois, l’idée de Wim Wenders pour rendre hommage au travail d’un plasticien pourrait être excellente : choisir la 3D. Rien de plus logique. Le hic, c’est que l’approche séduit moins que pour ce précédent portrait. Le bonhomme étant bien moins loquace que son prédécesseur, le film ne consiste qu’à un patchwork distant et servile, illustrant, servant, documentant le travail de l’artiste, et même si son travail est certes impressionnant, j’avoue que ça ne m’impressionne pas beaucoup.

D’abord, le style. Je n’ai jamais été bien friand de travaux plastiques basés sur la fascination de la fin du monde, de l’après. Dans un espace décoratif visant à recueillir autre chose, pourquoi pas, mais comme sujet principal d’une exposition, la proposition me paraît bien trop éculée et facile. Au cinéma, il y a ce que j’appelle les films de greniers qui consistent peu ou prou à multiplier les ustensiles de théâtre, récupérer du matériel dans des décharges, rafistoler des machins avec d’autres pour créer un choc des concepts (la version plasticienne presque du « montage des attractions »), et chez les plasticiens, il y a la récupération et le carton-pâte. La différence avec un décorateur de théâtre maniant bien souvent les mêmes matériaux ? Le cadre, le monumentalisme et la permanence (quand bien même on irait dire que tout est éphémère et petit, comme le fait ici Kiefer, il y a bien une volonté de laisser derrière soi les traces monumentales de ses inspirations ; avec un décor de théâtre, une fois qu’il a rempli sa fonction, il disparaît). Comme nombre d’artistes prisés par la presse ou les amateurs d’art, Kiefer est très bon pour vendre et expliquer son travail (ça permet d’être commenté ensuite et d’être mis en lumière avec ce qu’on voit de son travail ; un travail de service après-vente bien plus lucratif que si on se contente de « faire » en étant incapable d’assurer le « faire savoir »), et il dit quelque chose de très juste en évoquant une ancienne usine à briques transformées en atelier : « Le chaos, vous le mettez dans un cadre, c’est de l’art. Les murs de cette usine, c’est le cadre dans lequel les tas de poussière amoncelés en gros tas épars prennent vie. » (Je paraphrase.) Et tant mieux si ce cadre se compte en dizaines de mètres ; tant mieux si, par l’entremise de l’intelligence de celui qui regarde, du chaos naît autre chose : des formes, des oppositions, des mariages saugrenus, et finalement, une intention (une intention que l’on prêtera plus volontiers à l’artiste forcément génial qu’au hasard). Mais j’ai beau être d’accord sur la vision et le principe, c’est autre chose de m’éblouir avec de gigantesques structures et de leur faire dire quelque chose après quelques manipulations et un simple écriteau nous invitant à être convaincu qu’on est en face d’art. C’est de l’art, certes. Mais le monumentalisme, peu pour moi. Kiefer donne parfois l’impression de jouer à « celui qui a la plus grosse », et faisant partie du clan des petites bites, je suis loin d’être impressionné.

Même si je lui reconnais un indéniable talent (même plus que ça) à la composition. D’accord, mais j’ai le droit de ne pas être séduit ou impressionné. Justement parce que le monumentalisme, surtout quand il ne participe pas à une volonté collective et ne vient pas s’insérer dans une urbanité (tous les travaux du plasticien sont montrés isolés à l’écart du monde), ce monumentalisme paraît illusoire. Ces œuvres ont tout d’éléphants blancs et de caprices mégalomaniaques d’un homme ayant les moyens de se payer de tels excès.

Deuxième critique que je pourrais formuler sur le travail de Kiefer tel qu’illustré par Wenders : le gaspillage. Wenders et Kiefer sont des boomers, et ça se voit. À une époque où chacun doit ou devrait faire attention au moindre de ses gestes pour rendre la planète et notre bail sur son territoire plus durable, créer des œuvres monumentales qui n’ont d’autres fonctionnalités que de satisfaire à la mégalomanie de leur auteur, multiplier les matières en les transformant par le biais de diverses manipulations chimiques ou physiques, ce ne serait que du recyclage, passe encore, mais à cette échelle, bof. Si certains ont pu à une époque comparer le travail de Kiefer avec l’art fasciste, je qualifierais plus volontiers son travail « d’industriel ». Un artiste de son temps. Les humains des cavernes peignaient dans leurs grottes, de Vinci peignait sur des panneaux de bois, les Chinois peignaient des panneaux en soie, César faisait des compressions et Kiefer construit et détruit tout ce qu’il touche. Art industriel. Il y a l’art fin de siècle, et il y a l’art de la fin des Trente Glorieuses. La fin de l’abondance, demain, peut-être.

Dernière critique (celle-là plus personnelle et plus adressée à la fausse bonne idée de Wenders). Je suis loin d’être un fan de la 3D. Je comprends l’intérêt pour mettre en valeur des œuvres conçues dans des volumes, un environnement, un cadre. Et le film met sans doute bien en valeur cet aspect des choses. Magnifique publicité pour un artiste qui n’en avait sans doute plus besoin. Mais pour les autres séquences, est-ce que la 3D apporte quelque chose ? Non. Mon cerveau ou mes yeux ont peut-être du mal à intégrer la 3D, mais je trouve le procédé insatisfaisant : le rendu des flous sont parfois mauvais, surtout avec les objets situés en premier plan et qui ont l’air de dévorer l’espace entre l’écran et nous (même tonalité que pour Kiefer, remarque, avec un côté « regarde comme elle est grosse »). Au lieu d’être subjugué par un éventuel choc des volumes censés renforcer la réalité des choses, on a parfois plus l’impression de se retrouver face à un hologramme : on perçoit les volumes, mais les transparences rendent impossibles la perception de la consistance des objets. Et comme Wenders ne s’interdit pas les fondus enchaînés ou les transparences, la matière n’en paraît que plus fantomatique, fausse, fabriquée, comme si la lumière pouvait la transpercer pour en révéler la nature factice. Et ça pose un réel problème si le but est de rendre la nature des matériaux utilisés. C’est comme voir les volumes, mais ne jamais y croire parce qu’on sait qu’on ne peut les toucher ou que la lumière peut à tout moment les désagréger. Cela crée à mon avis une étrange impression qui pourrait être comparable à « la vallée de l’étrange » : plus ça paraît réel et moins on a envie d’y croire ou d’y souscrire. Un étrange malaise émane de ces “volumes” artificiels, et au lieu d’être captivé par le procédé et par les objets qu’ils mettent en lumière, on esquisse une grimace d’incrédulité, voire de dégoût. Soit c’est une impression toute personnelle, soit ceux qui l’emploient n’ont pas conscience de cet effet sur le public et cela dénature l’objectif qu’ils pouvaient avoir en tête en choisissant un tel procédé. J’ai aussi l’impression de faire un effort pour capter ce que la 3D me montre, le cerveau doit être perturbé, et ça, ça altère le plaisir et le confort. Aucun spectateur au monde ne peut accepter de voir un film qui les épuise. Je suis dyslexique, lire m’épuise. Avec la 3D, c’était comme si tout le monde était dyslexique : on sent en permanence un hiatus entre ce que l’on nous montre et ce que nos capacités nous permettent de faire. Le public se retrouve dans la situation du myope obligé de plisser les yeux pour mieux voir : rapidement, il s’épuise.

Le film demeure intéressant, l’expérience qu’il propose est à vivre au moins une fois dans une vie et avec un tel sujet, mais je suis trop amoureux de ces tableaux animés que sont les films, et des histoires avant tout, pour être beaucoup plus séduit par une telle expérience. À revoir en 2D sur Arte, un jour. Avec un cerveau capable d’apprécier plus le fond que la forme… Les formes. Même si pour le coup, c’est un peu le sujet du film.


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders 2023 | Road Movies Filmproduktion


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Cannibal Tours, Dennis O’Rourke (1988)

Note : 4 sur 5.

Cannibal Tours

Année : 1988

Réalisation : Dennis O’Rourke

Joyeux malaise et choc des civilisations. La caméra de Dennis O’Rourke prend part à un safari touristique en Afrique équatoriale et se mêle aux touristes allemands, italiens ou américains en quête de folklore tribunal. Sans le moindre commentaire, il oppose ainsi la présence saugrenue de ces Occidentaux dans des villages autochtones tout dédiés au commerce de leur passé et de leur héritage culturel. Le montage alterne interviews des populations locales exprimant leur totale dépendance aux attentes de leurs visiteurs et cirque touristique indécent d’hommes et de femmes cannibalisant du regard les usages, les costumes ou l’artisanat produit à leur attention.

Personne ne se comprend. D’un côté, des locaux agacés de voir que les Occidentaux n’achètent rien ou marchandent leurs produits quand ils savent que, pour eux, quand ils vont en ville, les prix sont fixes et ne se marchandent pas. Des locaux également circonspects sur le fait d’être visités sans pouvoir en retour se rendre dans les pays de leurs visiteurs ; puis, aigris de voir que ces visiteurs, raffolant de babioles qui fera leur petit effet une fois accrochées à un mur, sont les mêmes qui, des décennies avant, leur en interdisaient la représentation et l’usage. Et de l’autre, des touristes qui exploitent sans retenue des populations, victimes contemporaines de cette forme moderne de colonisation qu’est la mondialisation, forcées de s’adapter et de se plier à l’exploitation grotesque de leur « folklore » pour survivre à l’intrusion implacable de ces hordes de touristes. Une forme de commensalisme à l’échelle humaine en somme…

Tout le monde aura sa petite photo, son objet artisanal et de jolis souvenirs folkloriques qui ne manqueront pas d’être partagés à leur retour pour les faire passer pour des explorateurs et des témoins avancés, proto-ethnographes pour certains, d’un monde dont ils ont contribué à la disparition.

On y trouve ici la même autosatisfaction puérile de l’homme industriel et consumériste, témoin des effets dévastateurs sur le climat et l’environnement de son mode de vie autodestructeur, inconscient d’assister à sa propre mort, mais tout heureux d’être aux premières loges pour en faire partager son petit cercle personnel.

« La fin du monde ? Tu es sûr que c’est maintenant ? Chouette ! Je vais faire un selfie et le posterai sur les réseaux sociaux. J’espère avoir le plus de vues possible. »


Cannibal Tours, Dennis O’Rourke (1988) | Institute of Papua New Guinea Studios

Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple, Joris Ivens & Marceline Loridan (1968)

Note : 4 sur 5.

Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple

Année : 1968

Réalisation : Joris Ivens & Marceline Loridan

Deux heures dans les tranchées au plus près des Vietnamiens dans la zone nord bombardée par les Américains. D’astuce en astuce, d’une attaque après l’autre, les deux cinéastes montrent la persévérance des villageois à faire face aux envahisseurs. Rarement, on aura montré aussi bien l’absurdité d’une guerre injuste menée par des brigands dont les crimes de guerre contre ces populations valeureuses n’ont bien sûr jamais été reconnus. On peut certes se demander jusqu’à quel point le couple a dû suivre les pas de la propagande et se garder de ce qui fâche (les moments de doute, les avancées ennemies), mais bien d’autres documentaires (tout en adoptant au contraire le point de vue américain faute d’accès à l’autre camp, celui des victimes) ont montré une cruauté similaire venant du pot de fer s’abattant contre le pot de terre vietnamien. Cet accès à « l’autre camp » change pourtant beaucoup de choses.

Loin des yeux, loin du cœur. C’est peut-être ça la contribution aux guerres du cinéma : sans images, les morts ennemis comptent pour du beurre, mais quand on prend conscience à travers les images que leurs vies valent tout autant que les « nôtres », on commence peut-être à douter de la légitimité à imposer sa force aux « plus petits » (même si les guerres actuelles tendent aussi à nous montrer que le témoignage des images n’a que peu d’effets sur notre perception des injustes batailles que certains prétendent mener en notre nom). Si les Américains ont tardé à le comprendre, et s’ils se sont encore échinés malgré les images et les morts à agresser un peuple souverain, depuis, même si occasionnellement, on fait mine de l’oublier en espérant à des batailles vite gagnées, la valeur portée à la vie et le regard surtout porté sur d’éventuels ennemis semblent avoir changé. Ce qui n’empêche pas quelques crétins à choisir toujours de partir en croisade…


Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple, Joris Ivens & Marceline Loridan (1968) | Argos Films, Capi Films

Sur l’Adamant, Nicolas Philibert (2023)

Note : 3.5 sur 5.

Sur l’Adamant

Année : 2023

Réalisation : Nicolas Philibert

Sympathique, mais un peu facile. Après les enfants, les fous. Bien sûr qu’ils sont attachants ces fous, mais peut-être aussi parce que ce sont des fous triés sur le volet. Une péniche pour des artistes essentiellement. Tous poussent plus ou moins bien la chansonnette, alors vous pensez bien que tout cela devient follement photogénique. Philibert est cependant peut-être plus proche de Freaks que de Frederick Wiseman dont le réalisateur semble se revendiquer (l’un étant venu découvrir le film de l’autre dans la salle) : une fois qu’on a compris à qui on avait affaire, on attend le prochain tour offert par ces fabuleux freaks. Le pouvoir du montage, de l’insolite, des « bons clients » susceptibles d’illustrer au mieux par leurs histoires personnelles, leur détresse bien souvent, leur originalité, la face sombre d’une humanité qui préfère ne pas voir les maux de ces sociétés-là.

Et puis, on commence à se questionner sur son propre regard, sur celui, presque indécent, du réalisateur (avec des enfants, les parents donnent le consentement, avec des fous, vu la détresse et l’isolement général de ces personnes, on peut douter qu’ils puissent mesurer les conséquences de l’accord donné à utiliser leur image). Et comme le film ne propose rien d’autre (sinon des plans de coupe admiratifs sur la structure architecturale plantée sur la Seine), on n’échappe pas à l’effet « bêtes de foire ». Est-ce finalement la meilleure manière d’honorer les sujets qu’on exploite ainsi ? On entend déjà Elephant Man nous beugler à la tête : « je ne suis pas un animal »…

Philibert cherche pourtant à nous adresser un message (les panneaux indicatifs en introduction et en conclusion, on a connu plus subtil, plus délicat) : un message selon lequel la société abandonne ses fous (cela sera sans doute pire demain avec la fermeture des lieux). Et là, on ne peut s’empêcher de suspecter que le documentaire soit alors le fruit d’un copinage entre psychanalystes œuvrant dans les lieux et le milieu bien parisien du cinéma.

Ce qui est appréciable chez Wiseman, c’est que tous ses films dévoilent d’infinis détails sur situations qui, assemblées, prennent une valeur universelle. Ce qui y est décrit, c’est le monde réel. Je me trompe peut-être, mais je doute que derrière les dispositifs mis en œuvre pour illustrer la misère ou des univers clos dans ses documentaires se cachent une quelconque amitié. La force de la répétition laisse en tout cas penser que ce ne pourrait être possible à grande échelle. Ici, au contraire, on ne dévoile pas les conditions de vie dans un centre psychiatrique pour parler de tous les centres psychiatriques, pour parler de tous les fous, de tous les humains, on décrit un centre psychiatrique bien particulier, pas forcément le moins bien loti, on exploite et loue son caractère unique, exceptionnel, et on craint sa fermeture. La démarche est à l’image d’une société qui s’émeut à chaque fait divers et qui vit au rythme d’événements tragiques éphémères pas forcément représentatifs de la société. On voudrait généraliser à partir d’une exception. Mais l’exception ne peut pas et ne doit pas être la règle. Faire un film centré sur L’Adamant, c’est un peu comme faire un film sur la détresse adolescente au lycée Henri IV. Elle existe sans doute comme partout ailleurs, mais son caractère exceptionnel lui interdit d’être représentatif de toutes les détresses adolescentes. L’angle peut alors devenir le caractère exceptionnel, unique, de ces lieux, mais encore faut-il pour y adhérer que ces lieux aient une réelle spécificité, une excellence que d’autres par définition ne peuvent avoir. Un centre de soin psychologique unique peut-il être la Comédie française ou le Louvre des centres de soin ?

Reste le respect qu’on s’efforce à avoir pour tous les pensionnaires. Eux ne mentent pas et ont vraiment du talent. Plus sans doute que celui qui tourne sa caméra vers eux.


Sur l’Adamant, Nicolas Philibert 2023 | TS Productions, France 3 Cinéma, Longride, Les Films du Losange


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