Jardin d’été, Shinji Sômai (1994)

Note : 4 sur 5.

Jardin d’été

Titre original : 夏の庭, Natsu no niwa

Aka : The Friends

Année : 1994

Réalisation : Shinji Sômai

Avec : Rentarô Mikuni, Chikage Awashima

Une forme largement empruntée aux animes : un rythme de séquence rapide, des angles de caméra recherchés, des costumes travaillés qui répondent à une logique de carte postale ou d’images d’Épinal, une musique directive et un style général très expressif, très classique.

Cela a son efficacité, mais cela a aussi au début ses limites. Quand on a des cinéastes ainsi tout dévoué à la forme, le jeu d’acteurs laisse parfois à désirer. Les êtres humains ne suivent pas la même logique que les formes inanimées… : il ne suffit pas de les placer ici ou là pour avoir fait le travail. Résultat : les trois gosses agacent rapidement à crier leur texte comme d’autres le font en classe quand ils ont appris leur leçon ou comme les personnages d’animes. Aucune nuance, aucune logique à porter ainsi la voix dans des situations où les garçons doivent se cacher, aucune justesse dans les comportements. Ça jacasse jusqu’à donner mal à la tête.

Et puis, la présence de Rintaro Mikuni apporte plus de sérénité et un contrepoint bienvenu (d’autant plus que le récit manque d’inclusivité : avec les filles qui apportaient gentiment leur soutien et avec les deux camarades qui s’intéressaient à leurs « aventures », vites exclus par les trois « friends »).

L’histoire n’a rien de bien original, mais elle est touchante bien que parfaitement prévisible. Le conte laisse assez peu de place aux développements personnels, aux détours, à la mise en profondeur des uns ou des autres. Le rythme se ralentit et le sujet se focalise alors sur l’unique sujet du film : une fois le jardin défriché et aménagé, c’est le vieux solitaire qui se dévoile.

La caméra semble toujours se désintéresser autant des petites subtilités de « l’âme » adolescente (en se refusant à laisser plus de place aux jeunes acteurs). Les trois bambins entrent en quelque sorte dans le terrier d’Alice, et c’est à travers leurs yeux que l’on découvre le monde du vieil ermite. Leur destin n’a alors plus vraiment d’importance.

Quand, sur la fin, le film tourne franchement au mélo, la force du récit l’emporte sur le reste, et ce sont les vieux (au centre du jardin secret se trouve évidemment une femme), avec leur lenteur, leur imagination, leurs défaillances et leurs doutes qui focalisent l’attention. Les enfants ne sont plus là, avec leur agaçante vivacité, que pour servir la fonction de contrepoint, au début assumée par le personnage du vieillard.

Magnifique dernière séquence pour illustrer le temps qui passe, l’effacement de l’humanité, de sa présence, de sa mémoire, derrière l’espace (celui du jardin). Elle nous ramène ainsi, d’une manière très poétique et désincarnée, à ce que nous sommes. Des passants, des êtres éphémères, face à la quasi-immuabilité des choses. Les bâtiments et les jardins gardent un temps les traces de notre passage, mais comme un verni, ils s’altèrent, se craquellent et tendent à disparaître pour nettoyer la terre et l’espace de toute présence humaine. Derrière ces artifices se cache la réalité du monde.

Je me suis soudainement souvenu du film après une séance ratée précédente. Il se compare aisément avec Un été chez grand-père d’Edward Yang qui vient de me laisser un goût d’inachevé. Je préfère d’un cil celui-ci pour l’efficacité de son écriture (sa radicalité — pour reprendre ma logique du moment — en assumant jusqu’au bout son côté anime/manga), mais les enfants du film de Yang (comme l’ensemble des personnages) me sont cent fois plus sympathiques. Un été chez grand-père prend également la forme du conte (estival, comme il en existe énormément, notamment dans le monde soviétique : on peut citer par exemple Le Jardin des désirs, La Belle ou Cent Jours après l’enfance), preuve que Shinji Sômai aurait très bien pu demander à ses jeunes acteurs de prioriser la justesse, la délicatesse (et une certaine forme d’attention à la tranquillité de l’autre et de respect toute japonaise) à la force et à la surexpressivité (d’autant que Sômai est déjà auteur de l’excellent Typhoon Club, épargné par ces outrances vocales). Tout n’est pas bon à manger dans l’anime.


Jardin d’été, Shinji Sômai 1994 | Natsu no niwa Yomiuri Telecasting Corporation


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Un matin couleur de sang, Li Shaohong (1990/92)

Note : 4.5 sur 5.

Un matin couleur de sang

Titre original : Xuese qingchen/血色清晨

Titre international/alternatif : Bloody Morning

Année : 1990/92

Réalisation : Li Shaohong

Avec : Zhaohui Gong, Hu Yajie, Lu Hui ,Wong Kwong-Kuen, Yan Xie, Zhao Jun, Kong Lin, Ju Xingmao, Miao Miao, Linlang Ye

— TOP FILMS

Remarquable adaptation du roman de Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée. Le film navigue entre Kiarostami (tendance sac de nœuds, comme Où est la maison de mon ami ? ou Close Up, tournés d’ailleurs à la même époque) et Asghar Farhadi (même tendance sac de nœuds, spécifiquement judiciaire).

Le récit dans les deux premiers tiers du film se partage entre l’enquête qui suit le crime d’honneur dont a été victime le maître d’école (la voix off du policier — forcément bienveillant comme dans n’importe quel film de dictature — ponctue le récit), les flashbacks censés rapporter une version des faits (un peu à la manière de Rashômon et de Nous et nos montagnes, mais il n’y a pas vraiment de contradictions dans le récit des personnages, c’est surtout un prétexte narratif pour changer de temporalité et se focaliser sur les différents sujets abordés lors de l’enquête) et les conséquences (surtout psychologiques) du crime avant que les deux assassins ne quittent le village pour être jugés.

Le dernier tiers du film livre une conclusion à tout cet engrenage parfois complexe en montrant une version plus linéaire des faits au matin du meurtre. On quitte alors un type de récit à la Rashômon pour épouser un dénouement, toujours sous forme de flashback, plus à la Agatha Christie (tendance Le Crime de l’Orient-Express) parce qu’en réalité, les deux assassins ont tout fait pour que les divers villageois à qui ils ne cachaient pas leur dessein les empêchent de passer à l’acte. Mais un mélange de circonstances malheureuses et de pleutrerie générale a fait qu’ils ont dû suivre ainsi la macabre tradition de ce qui est une constante dans les cultures du monde : quand la fille à marier se révèle ne plus être vierge à la nuit de noces, un crime d’honneur (la victime en est le plus souvent la mariée, ici, il s’agit du fautif supposé, l’instituteur) s’impose pour sauver la face… Ironiquement, lors du mariage, la troupe de théâtre semblait proposer un numéro consistant à rappeler l’importance de s’assurer de la virginité de la fiancée avant le mariage (« semblait », parce que le plan sert de virgule avant de passer à autre chose)… Au petit matin, tout le monde a su, personne n’y a vraiment cru, et une fois tout le village massé autour des trois protagonistes, les deux frères ne pouvaient plus reculer… Chaque individu de cette chaîne défaillante, accroché malgré lui à une tradition barbare et rétrograde possède sa part de responsabilité aux côtés des deux assassins. La morale de ce conte funèbre pourrait ainsi être : « Si vous trouvez ça révoltant, faites en sorte que l’on ne pratique plus cet odieux crime d’honneur dans nos campagnes. La Chine doit entamer cette révolution ! »

En Iran, comme en Amérique du Sud, comme en Union soviétique, et donc comme en Chine, cette même capacité à évoquer par le conte et par la parabole, une morale universelle susceptible de ne pas trop froisser la dictature en place. Car si le roman initial et cette adaptation (à laquelle il faut ajouter la version italienne dont je n’ai aucun souvenir) divergent quelque peu, les crimes d’honneur constituent bien une constante universelle dans des sociétés du monde n’ayant aucun rapport entre elles et censée protéger le lignage des familles. Le film montre d’ailleurs bien à la fois le choc culturel opposant ces usages ancestraux aux usages modernes condamnant ces pratiques, mais aussi l’opposition entre le monde des campagnes, héritières d’un autre, millénaire et en décomposition (les extérieurs, composés de maisons ou de bâtiments en ruines vieux de plusieurs siècles, évoquent parfois, dans un univers toutefois plus escarpé, les décors du Printemps d’une petite ville), et le monde des villes qui n’est pas encore celui des mégalopoles chinoises actuelles, mais des villes moyennes dans lesquelles les paysans peuvent s’enrichir.

Le film gagnerait à être vu une seconde fois tant il s’est révélé compliqué à suivre. Le film a les défauts de ses qualités : sa structure est très dense, pleine d’ellipses, de personnages et de flashbacks, au point que l’on ne sait parfois plus qui est qui et que le sens de la situation nous échappe (les mariages arrangés imposent une forte verbalisation des rapports, une marchandisation des liens à créer, et quand on évoque le nom d’un personnage, puis celui d’un autre, on est vite perdus). Au milieu du film, je n’y comprenais plus rien. Façon Le Grand Sommeil. Qui s’en plaindrait d’ailleurs ? Le confusionnisme a ses avantages (si toutefois on sait se laisser porter par les quelques instants de grâce d’une réalisation). J’ai ainsi dû reconstituer a posteriori un puzzle laissé inachevé pour m’assurer, après des recherches, par exemple, que la mariée n’avait jamais avoué avoir eu une liaison avec le maître d’école comme j’en avais eu l’impression au visionnage (ayant gardé son livre de poèmes, il est raisonnable de l’imaginer amoureuse du fiancé de sa meilleure amie, mais à la manière d’un récit à la Asghar Farhadi, ce détail joue surtout sur les apparences et entretient le flou sans rien apporter de concluant sur la réalité de leur relation). Une fois l’identité de chacun mieux établie, j’ai ainsi mieux saisi la manière dont le mariage avait été arrangé : le marié (qui répudiera sa femme la nuit du mariage), jouissant d’une bonne situation dans le village voisin, tombe sous le charme de la fille et pour convaincre son frère de lui accorder le mariage, il lui propose de se marier le même jour (à 36 ans, aucune femme ne veut de lui) avec sa propre sœur… handicapée. Après avoir constaté que sa femme n’était pas vierge, le mari la renverra donc dans sa famille la nuit même et pillera les cadeaux que la famille avait reçus en dot… (Le récit pratique ici la technique de la douche écossaise qu’affectionnait, dans mon souvenir, John Ford et Akira Kurosawa — mais je n’en suis plus si certain, mes recherches sur le Net pour m’en assurer… me renvoyant vers des pages de mon site ! —, qui consiste à alterner une séquence douce, lente, avec une autre, brutale et rapide. Ici, le pillage nocturne des biens du second mariage répond ainsi à l’autre nuit de noces et à la tendresse naissante entre le futur assassin et sa femme handicapée. Le frère « déshonoré » repartira même avec sa sœur, touchée par une crise d’épilepsie…)

Vive les mariages d’amour.

D’autres détails encore, plus subtils, ou évocateurs d’une réalité, prennent alors tout leur sens. La marque des grands films. Le soin apporté à chaque personnage secondaire du village, par exemple, du bambin martyrisé par ses voisins et qui échoue à passer le message que sa sœur lui avait demandé de faire parvenir à l’instituteur, à la grand-mère qui a perdu la tête, en passant par les diverses femmes du village, loin d’adopter la moindre bienveillance et sororité à l’égard de la fiancée mise en cause. Et cela se fait à travers des plans brefs, généralement des plans de coupe, révélant l’esprit de tous ces personnages secondaires dans des situations dont souvent, prisonniers de leur point de vue, ils ne peuvent mesurer la portée.

Le film a été réalisé à la grande période du renouveau du cinéma chinois quand on découvrait notamment en France les films de Zhang Yimou et de Chen Kaige. Il partage ainsi certaines qualités spécifiques de cette tendance : jolie lumière ; élégance de la réalisation à travers de légers mouvements de caméra et des angles recherchés ; un découpage serré, mais lent, capable de créer des atmosphères à la fois réalistes et poétiques ; usage parcimonieux et judicieux de la musique (à l’opposé des productions futures se vautrant dans le lyrisme pompier) ; et une direction d’acteurs stupéfiante de précision et de naturel (deux spécificités souvent contraires)…

Comment un tel film a-t-il pu disparaître des radars alors qu’il avait été primé, et donc remarqué, au Festival des trois continents ? Les distributeurs, Arte, ont-ils fait le job alors qu’à la même période le cinéma chinois était à la mode ? Est-ce que c’est parce que Li Shaohong est une femme ?… Parce que le film nous perd parfois ? Mystère. La Cinémathèque française l’a diffusé dans une salle minuscule (et à « guichet fermé ») à l’occasion d’une rétrospective dédiée aux femmes cinéastes chinoises.


Un matin couleur de sang/Bloody Morning/Xuese qingchen/血色清晨, Li Shaohong (1990/92) | Beijing Film Studio


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Un homme presque parfait, Robert Benton (1994)


Caresser le chien

Note : 3.5 sur 5.

Un homme presque parfait

Titre original : Nobody’s Fool

Année : 1994

Réalisation : Robert Benton

Avec : Paul Newman, Jessica Tandy, Bruce Willis, Melanie Griffith, Dylan Walsh, Philip Seymour Hoffman, Josef Sommer, Gene Saks

Coïncidence heureuse (ou forcée), je suis en plein dans la lecture de Faire un film, de Sidney Lumet, dans lequel le réalisateur explique que selon son scénariste deux types de scènes prédominent : celles où on caresse le chien et celles où on lui botte le cul. Or, selon Lumet, les studios cherchent toujours à imposer une seule vision : celle où on caresse le chien. Les stars ne font d’ailleurs pas autre chose pour préserver leur capital sympathie auprès du public. Elles peuvent ainsi faire retoucher des scénarios pour que leur personnage paraisse plus humain, positif, question « d’identification » (c’est en fait un principe hérité du théâtre qui est légèrement dévoyé à mon avis : je renvoie à mes cours dans lesquels mon prof insistait sur le fait d’« éclairer » les personnages antipathiques ; c’est loin de chercher à en gommer tous les aspects négatifs).

C’est ce qui a failli se passer avec son film, Le Verdict. Une star dont il ne révèle pas l’identité (IMDb évoque Robert Redford) a fait faire de multiples versions pour adoucir le personnage. David Mamet qui avait écrit la première version avait refusé de participer à ces réécritures qui coûtèrent un pognon de dingue. Finalement, le film s’est fait avec la condition que soit adaptée la première mouture et… avec Paul Newman qui n’avait pas fait autant de difficultés.

Avec Faye Dunaway, c’est le contraire qui s’est passé. Lumet raconte qu’elle avait la réputation d’être difficile, mais quand pour Network, il lui a demandé de ne pas insister pour rendre sympathique son personnage, tomber dans le sentimentalisme, expliquer les raisons de son comportement, elle a accepté sans difficulté et a eu le rôle.

Toute cette introduction pour en arriver à l’hypothèse que Paul Newman fait partie de ces acteurs qui n’imposent pas des changements drastiques dans un scénario pour les présenter sous leur meilleur jour. Il a en effet tourné Le Verdict. Seulement, si je peux me permettre, Sidney, Paul Newman n’a pas eu besoin de changer une ligne de dialogue parce qu’il appartient à cette autre trempe d’acteurs qui, contrairement à ce que l’on raconte au sujet de l’Actors Studio, compose peu ses rôles et offre toujours à ses personnages la même mine sympathique et… éclairée. Quoi qu’ils jouent, leur personnalité et le souvenir qu’ont les spectateurs des films précédents altèrent toujours la réalité du personnage et ses actions.

Comme point de comparaison, prenons par exemple Mikey and Nicky que je viens de voir. Peter Falk et John Cassavetes interprètent deux connards insupportables. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’y mettent pas beaucoup du leur pour « éclairer » leurs personnages. Ce sont des acteurs qui composent et n’hésitent pas à aller du côté obscur de la force. À leurs risques et périls. On sait que le personnage de Falk est une crapule, et ce n’est pas l’image qu’il nous reste de lui dans Columbo (au contraire, lui, toujours lumineux) qui influencera en bien notre perception du personnage qu’il interprète dans ce film.

Dans Le Verdict, vous ne verrez pas Paul Newman prendre ce genre de risques. Comme bien des stars avant lui, il ne compose pas : il se contente donc de réciter son texte avec talent en prenant soin de garder son air de bon gars à l’écran. Et ça marche. Dans Le Verdict comme ici dans Un homme presque parfait. Son personnage est un raté, il n’y a guère que sa logeuse qui « parie encore sur ce maudit cheval », mais au fond, ce que n’arrêtent pas de nous dire entre les lignes Robert Benton et Paul Newman, c’est : « ça reste un bon gars ; malgré son mauvais caractère, malgré son individualisme, ce raté est un bon gars ». Et il n’y a que de bons gars dans le film. Sérieusement, deux crétins n’arrêtent pas de se voler une déneigeuse, et ils continuent de jouer au poker ensemble comme si de rien n’était ? Ne nous y trompons pas : si rien ne porte à conséquence, c’est que le film est une comédie déguisée. Ce genre de situation ne peut pas exister dans la réalité. Derrière les allures un peu crasseuses du film, ses personnages ordinaires, c’est bien du pur Hollywood que l’on voit. Hollywood a parfaitement ingurgité les nouvelles avancées techniques et esthétiques de la nouvelle génération de cinéastes pour qu’à la fois les critiques du cinéma valident l’aspect pseudo-social du film et qu’en y insufflant un souffle positif, les spectateurs y adhèrent complètement. Résultat ? On caresse beaucoup, beaucoup le chien (on le bourre même de somnifères pour que l’on ait pas à lui botter les fesses).

Autre conséquence : le film devient un parfait véhicule pour la route aux Oscars. Sans la musique et sans certaines redondances dans les dénouements pour conclure des arcs narratifs gros comme des bâtisses en ruine, le film ne concourrait pas pour les Oscars, mais pour Sundance.

Dernier élément évoqué par Lumet que je me suis amusé à détecter pour voir s’il avait un fond de vrai pendant le film : le cinéaste parle à un moment de « canard en plastique ». Pour lui et son scénariste, il s’agissait d’un détail dans un scénario arrivant souvent aux deux tiers qui servait à expliquer les raisons du comportement (dégueulasse, presque toujours ; les bons gars n’ont pas besoin de se justifier dans les standards hollywoodiens). L’idée était à nouveau d’échapper au misérabilisme et aux personnages antipathiques en inventant une excuse psychologique en carton (ou en plastique) à ses erreurs et méfaits. Mais Lumet prétexte au contraire qu’un personnage ne doit pas justifier son comportement autrement qu’à travers ses actions. « Un jour, quelqu’un lui a volé un canard en plastique et c’est ce qui a fait de lui un tueur. »

Et vous savez quoi ? C’est exactement ce que l’on trouve ici. Enfin, pas tout à fait, puisque ce n’est pas aux deux tiers que l’explication traumatisante une fois révélée justifie le comportement du personnage principal, mais un peu avant la moitié du film. Le canard en plastique est ici la vieille maison où le personnage principal a vécu : son père alcoolique battait sa mère, et bien sûr, un jour, lui, le bon gars en devenir traumatisé, s’est interposé… Touchant n’est-ce pas ?

Certaines coïncidences peuvent être délicieuses. Mais les leçons de Sidney Lumet ont beau être parfaites, elles ne peuvent pas pour autant tout expliquer d’un film, qu’il soit réussi ou non.

Parce que malgré tous ces artifices, ces justifications pour forcer la sympathie, pour éclairer et « positiver », je dois être un bon spectateur (sans doute parce que je suis un « bon gars »). Non, ce n’est pas ça. Je suis une mouette.

Justifier psychologiquement les comportements négatifs ou jouer les bons gars quand vous avez manifestement raté la vie des autres en plus de la vôtre ; ajouter une grosse musique de mélo ; insister sur tous les effets en prenant bien son temps entre quatre yeux pour bien se faire comprendre qu’entre nous, en champ-contrechamp, on se comprend ; puis fermer, une à une, toutes les portes ouvertes par le récit après avoir bien pris soin d’en faire « une scène à faire »… ; non, ça ne me fait pas peur. Je ne boude pas mon plaisir. Bonne pomme, je ne saute pas pour autant au plafond. Moi aussi, je suis un romantique. Je garde un côté innocent et je crois toujours qu’à la fin les bons gars arriveront à prouver leur valeur.

Mon côté Jessica Tandy.

C’est un des plus grands mensonges du cinéma. Parfois, on a juste besoin d’y croire. C’est mal, ça nous abrutit. Et peut-être que c’est ça la foi au fond. La foi, non pas en une force surnaturelle, mais à la logique des hommes et de la civilisation qu’ils ont contribué à bâtir. Comment le monde pourrait-il être tel qu’il est (encore debout et pour combien de temps), si les hommes étaient foncièrement mauvais, intéressés et névrosés ? Tous, un peu comme dans Mikey and Nicky ?

Si vous n’y croyez, mettez peut-être la musique d’Howard Shore un peu plus fort. Et alors peut-être, tous les dobermans vous sembleront gris.

En attendant, je finis Faire un film, de Sidney Lumet. Il doit bien avoir quelque chose à dire sur la musique caressante et les dénouements multiples en forme de révélation altruiste sur la nature des hommes… La culture typique du happy end : ne retrouverait-on pas ça depuis A Christmas Carol ? Trouve-t-on de la même manière ce goût du dénouement en forme de rédemption (toute chrétienne) dans la culture narrative française ? C’est une autre histoire…

(Chapeau à la directrice de casting qui a su réunir toute une panoplie de seconds rôles au sommet de leur art : Bruce Willis, Melanie Griffith, Jessica Tandy, Philip Seymour Hoffman.)


Un homme presque parfait, Robert Benton (1994) Nobody’s Fool | Capella International, Cinehaus, Paramount Pictures


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Allemagne 90 neuf zéro, Jean-Luc Godard (1991)

Monde sans Jean-Luc année zéro

Note : 3 sur 5.

Allemagne 90 neuf zéro

Année : 1991

Réalisation : Jean-Luc Godard

Avec : Eddie Constantine

Encore et toujours les mêmes aphorismes d’images chez le bon Jean-Luc. Il faut au moins lui reconnaître une chose, on ne s’ennuie jamais (enfin pas toujours) avec ses films. L’atout des aphorismes, c’est qu’ils sont courts. Leur désavantage, c’est qu’il faut les multiplier pour faire un film.

Et je commence à me demander si la source d’inspiration théorique (ou esthétique) de Godard, ce ne serait pas Eisenstein avec son montage des attractions. Godard ne cesse de faire interagir des images et des sons ayant un champ lexical proche (ici, tout ce qui inspire le bonhomme à travers le titre du film), et ça donne comme quelque chose qu’on pourrait qualifier de « recueil de sonnets des attractions aphorisant ». En somme, il a souvent un décor qui lui sert de base, d’espace scénique ou de page blanche découpée dans un journal, une bribe de situation (une attraction, donc, au sens de sketch, de saynète), et puis, il l’interrompt et le découpe à l’aide de virgules, d’enjambements visuels ou sonores censés comme chez Eisenstein faire sens ou procurer une émotion.

C’est pour ça qu’on ne s’ennuie jamais devant un Godard. Tout le monde aime jouer au jeu de devinettes cinq minutes : faire percuter des images et des sons, avec des panneaux de titres « abs cons » (pour faire comme Jean-cuL), ça pousse toujours un peu à la réflexion ou à la recherche de sens face à une étrangeté comme on le ferait devant des paréidolies. Sur un malentendu Jean-Luc Dusse pense peut-être que le spectateur conclura à sa place : ainsi, il crée l’écran de fumée, à charge au spectateur d’y voir un sens.

Moi, par exemple, j’ai cru voir Don Quichotte, tel Greta Thunberg, partir à l’assaut des monstres de fer grignotant la terre en recherche de charbon…

« Le rêve d’un État est d’être seul. Celui d’un individu est d’être deux. »

Ça me fait rire tellement l’escroquerie est belle. Mais j’aime bien les poètes escrocs. C’est pour ça qu’en dehors des films des années 70 franchement lourdingues, il y a toujours quelque chose à tirer des films de Godard.

Chacun devrait s’exercer tous les jours à inventer ce type d’aphorismes barbares : monter des images, des mots et/ou des sons comme des attractions eisensteiniennes, et regarder comment ça sonne. Certains font des pompes ou des mots croisés pour se maintenir en vie, les cinéastes, au moins, ou les poètes devraient s’exercer à monter de tels aphorismes d’images ou de mots. Tant que c’est encore possible. Parce que bientôt, ce seront les robots conversationnels comme ChatGPT ou les générateurs d’images intelligents comme DALL·E 2 qui les inventeront à notre place. J-L. Dieu l’avait peut-être compris, c’est sans doute pour ça qu’il a décidé de tirer sa révérence.


Montage koulechovien : Trouvez un sens à ces images dont le titre est L’Ouest s’arrête-il à l’Amérique ?

Allemagne 90 neuf zéro, Jean-Luc Godard 1991 | Antenne 2, Production Brainstorm, Gaumont, Périphéria


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Les voix du public (interprétations, perception, heuristiques et relativisme) :

 

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Une histoire du cinéma français

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Menace II Society, les frères Hughes (1993)

Violence II Society

Note : 2.5 sur 5.

Menace II Society

Année : 1993

Réalisation : les frères Hughes

Avec : Tyrin Turner, Larenz Tate, Samuel L. Jackson, Charles S. Dutton

Je poursuis mon voyage à travers les films de gangs des ghettos de Californie après Boyz’n in the Hood.

Assez peu convaincu. La distance avec la violence me paraît toujours suspecte. Dans l’ensemble, malgré la morale de l’histoire et l’usage du récit à la première personne, le film manifeste une certaine complaisance envers tout ce que véhicule de toxique cette société. Dès la première séquence, deux guignols s’en prennent à un couple coréen qui tient une supérette parce que le commerçant aurait dit quelque chose de travers (on apprend sur IMDb que la phrase proférée au départ était censée être ouvertement raciste, alors que « je plains ta mère » serait plus subtilement raciste… une manière de justifier le meurtre, on rêve).

La suite est du même acabit : ça tire sur n’importe qui à cause d’un mot de trop, et cette violence semble irriguer tous les aspects du quotidien au point qu’on peine à concevoir un autre mode d’expression ou de recours pour régler des conflits souvent mineurs. En dehors du racisme sous-jacent de ces brutes qui tirent sur des Coréens, qui s’injurient en permanence en se traitant de « négro », la même vision sexiste déjà observée chez John Singleton, traverse le film. Ajoutons ici l’homophobie.

Ce sont des brutes, certains pourraient arguer que le film a une valeur illustrative. Après tout, dans Les Affranchis, Scorsese explore une violence similaire. Je n’en suis pas sûr. Soit un film de gangsters montre une société pourrie à tous les stades de son développement et l’on en dévoile tous les aspects à travers les yeux de quelques personnages qui navigueront dans cet univers (certes parfois avec une certaine fascination, mais non pas sans distance : ces univers mafieux deviennent des allégories de toutes les sociétés), soit il montre des personnages qui sont victimes de leur environnement bien plus qu’ils en sont acteurs volontaires. Rien de tel, ici. Au contraire des personnages paumés, victimes de leur environnement, eux l’acceptent et ne cherchent jamais à le questionner (seuls les grands-parents et les femmes semblent prendre conscience de l’environnement particulièrement toxique dans lequel ils évoluent, tous les personnages qui sont acteurs de cette violence l’acceptent comme une société où il faut faire ses preuves, où il faut se faire justice soi-même).

Et puisqu’on n’a pas non plus un regard transversal ou exhaustif, un regard capable de « mystifier » ces relations mafieuses entre divers types de truands et victimes pour en faire des éléments exceptionnels de la société représentée, mais au contraire, puisque ce regard est concentré sur un groupe d’amis gangsters sans envergure, on n’a même pas la distance sociale ou pédagogique (voire, oui, souvent ludique) des films de gangsters qui permettent un pas de côté pour ne pas laisser supposer qu’on adhère à ce que l’on décrit. Le point de vue porté sur ces personnages devient nécessairement moins distant et interdit toute critique possible : ce ne sont pas des archétypes, des modèles, des antihéros qu’on met en scène, mais des « monsieur tout le monde » vers lesquels on demandera puisqu’ils sont « communs » un effort d’identification. On accepte le côté ludique des films de gangsters comme on le fait avec tous les films de genre observant des codes spécifiques et adoptant la parfaite distance.

Je peux prendre d’autres exemples : si un Joe Pesci est dépeint comme un psychopathe dans ses personnages de mafieux chez Scorsese, c’est balancé par le regard « distant » qu’apporte alors son comparse Robert De Niro qui, lui, malgré ses agissements ne « joue » pas les fous (ce qui peut poser d’autres problèmes, mais l’effet est paradoxal : on prend de la distance avec le sujet parce que son personnage nous paraît moins réaliste en s’approchant de la normalité ; s’identifier à lui, c’est s’écarter de la violence qu’on nous présente).

Pour le spectateur, ces films possèdent toujours l’espoir, à travers cette « normalité psychologique affichée », qu’ils puissent à tout moment regretter la violence qu’ils déploient. Leur culpabilité et leur brutalité résulteraient de leur condition de victimes d’abord consentantes d’un milieu. À force d’en tolérer les règles, ils finiraient par se sentir coupables. C’est tout le sens d’ailleurs de certaines thématiques liées à la rédemption ou à la réhabilitation dans ce type de films. Nous en acceptons la violence si au moins quelques personnages reconnaissent le rôle néfaste qu’ils tiennent dans leur société. Dans Scarface, par ailleurs, le protagoniste est fou, mais le récit se place à bonne distance. Ce que l’on y voit, c’est le parcours d’un jeune arriviste, un peu lunaire, plein d’enthousiasme et d’une soif de réussir maladive : montrer son ascension sans son violent déclin n’aurait aucun sens (à moins d’adopter une approche plus distante dès le début en se plaçant dans le registre de la satire, de la comédie ou de l’esthétique). Ce que révèle Scarface, c’est la réalité d’un mirage, celui de l’argent facile, celui de la criminalité glamour. Le mirage, à l’image d’une drogue, dévoile très vite ses revers et finit par vous être fatal.

Ce sont des parcours initiatiques, des récits qui se veulent mythologiques. Ici, comme dans Tueurs nés (avec des protagonistes ouvertement présentés comme fous de violence), aucune distance, aucune réhabilitation possible. On nous incite à prendre plaisir à partager cette violence gratuite avec les personnages. Elle ne possède pas non plus, comme chez Tarantino ou John Woo, une valeur esthétique, lyrique, voire poétique, et elle ne dispose pas d’un pouvoir cathartique sur les truands qui la déploie.

Ce serait d’ailleurs tout le danger de vouloir imiter les approches de Scorsese ou de John Woo sans en maîtriser les nécessaires outils de mise à distance (ces deux réalisateurs ont prouvé également qu’ils pouvaient rater cet objectif, par exemple dans Le Loup de Wall Street). Comme chez Scorsese, la caméra s’infiltre et vagabonde entre les personnages (si Scorsese avait donné le ton, et si ça deviendra la norme dix ou vingt ans après un peu partout au cinéma, à l’époque, les caméras sont bien plus statiques, et ça offre une modernité assez saisissante au film, bien plus que le film de Singleton). Mais Scorsese utilisait le procédé pour finir par isoler le personnage appelé (dans le meilleur des cas) à s’isoler de cet environnement, à lui tourner le dos. Et les fusillades ne manquent pas de jouer des ralentis. Sauf que chez John Woo, ces séquences stylisées sont le but avoué des histoires racontées : là encore, il n’y a pas de complaisance avec la violence exposée à l’écran si l’on produit clairement un film d’action, un film de gangsters, sans aucune volonté de dénoncer le milieu décrit qui pourrait tout autant ne pas exister (aucun naturalisme). Sans justifications alambiquées de la violence, paradoxalement, on évite la compromission et la violence : tout est prétexte à montrer des chorégraphies de balles qui volent et de coups de poing à la figure.

Rien de tout ça avec Menace II Society : c’est l’effet Tueurs nés. En cherchant à dénoncer la violence (ici la facilité avec laquelle on tue, et meurt), on la cautionne. Cela aurait été plus acceptable si le personnage qui raconte son histoire montrait réellement une volonté de sortir de son ghetto, s’il énonçait au fil de son récit des regrets, de la compassion envers ses victimes ; au lieu de ça, il ne vaut guère mieux que la plupart des autres guignols écervelés et machistes qui l’accompagnent. Son histoire à la première personne consiste presque à le faire passer pour une victime, alors que les victimes de ses violences sont traitées avec indifférence. Pour la rédemption, on repassera.


 

Menace II Society, les frères Hughes (1993) | New Line Cinema


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Boyz’n the Hood, John Singleton (1991)

Boys, boys, boys

Note : 3 sur 5.

Boyz’n the Hood

Année : 1991

Réalisation : John Singleton

Avec : Cuba Gooding Jr., Laurence Fishburne, Hudhail Al-Amir, Angela Bassett

Le film a peut-être une valeur documentaire importante, et a sans doute ainsi le mérite de montrer la réalité des quartiers noirs de Los Angeles à la fin du siècle dernier. À se demander si en plus de devoir subir les carences de l’éducation et l’absence de moyens institutionnels, en plus des discriminations dont elles sont victimes depuis toujours, ces populations ne sont pas placées face à un mur supplémentaire. En manque de repères, les sociétés stigmatisées ont tendance à se recroqueviller autour de valeurs réactionnaires qui passent prioritairement par l’affirmation outrancière de soi au détriment des autres, par une masculinité exacerbée, toxique, aux conséquences souvent morbides. Loin de présenter une option endémique en Californie, cette option plus contrainte que réellement choisie, semble correspondre à une trajectoire commune, promise à différentes populations délaissées du monde issues de l’immigration forcée et de la colonisation.

Quand une société abandonnée se coupe (involontairement) de ses racines culturelles profondes, que votre histoire collective s’appuie sur un passé de soumission et de barbarie, que cette part n’est même pas ajoutée au grand récit national et que cette possibilité de s’identifier à des figures autrement plus positives et marquantes que des acteurs locaux du banditisme vous est interdite, vous tenter, tant bien que mal, de vous raccrochez aux premières branches disponibles sur le bas du tronc nu de l’arbre. La violence et la masculinité apparaissent alors à portée de mains comme des solutions à qui saura s’imposer en haut de la pyramide : l’inégalité implicite arrange la classe bourgeoise ou blanche. Diviser les pauvres pour mieux régner. La même logique de ghetto s’applique dans le monde entier : ces microsociétés sont le fruit du rejet de leur société mère, pas des microsociétés qui s’établissent en autarcie. Charge à cette société mère de réintégrer d’abord ses enfants au sein de la canopée commune. Un territoire, un seul peuple : la fraternité s’impose à tous. En priorité, elle doit émaner de ceux qui ont les moyens de tendre le bras. Autrement, violence et masculinité morbide ne cesseront d’y faire la loi, et ceux n’en sont pas victimes continueront à penser et dire que la plus grande part, voire la seule, des responsabilités de cette misère en revient à ceux qui en sont victimes. Ce serait un peu comme leur donner un bâton pour qu’ils puissent mieux s’entre-tuer. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une allégorie : dans les années 80, l’administration Reagan a favorisé ces violences à travers son système judiciaire — on voit ça, illustré, de mémoire, dans la série documentaire The Power of Nightmares.

Se toiser en permanence entre hommes du même groupe pour éveiller sa part masculine ou éprouver les limites virilistes de ceux qui en sont exclus ; siffler les filles dans la rue sans porter intérêt à la peur qu’on inspire dans un milieu où le viol ne doit pas être le dernier crime perpétré ; les traiter invariablement de « putes » tout en espérant finir dans les bras de l’une d’elles avant d’aller voir ailleurs ; avoir une logique de clan (ou de meute), quitte à protéger son territoire face à un autre clan ; défendre (sic) les siens quand ils sont humiliés par des « étrangers » qui ne manqueront pas à leur tour de se venger sur eux avec une arme toujours un cran au-dessus sur l’échelle de la violence ; voilà les signes d’une masculinité mal placée, dangereuse et toxique.

Si l’absence de l’État est coupable, il est à noter que presque toujours, c’est cette virilité envahissante, exposée et éprouvée en toutes circonstances, qui devient alors chaque fois l’étincelle qui embrase un environnement construit autour de cette concurrence virile. Quand la mère du personnage (censé être le « bien élevé » du lot) dit à son ex-mari que c’est à lui de montrer à leur fils comment un homme doit agir, le père, honnête, a beau représenter une image positive dans le film, c’est ce type de logiques qui perpétue une culture fortement sexuée et oppressive. Ceux qui la promeuvent en sont aussi directement victimes : les hommes pas assez « virils » et les femmes qui ne resteraient pas à leur place ne peuvent être tolérés. Ces dernières ne sont souvent réduites d’ailleurs qu’à leur seule condition de pute ou de mère. Ni choix ni alternatives pour elles : les hommes définissent quand ça leur chante laquelle des deux, entre la pute ou la mère, elles doivent être. Même quand elles parviennent à s’émanciper de ce milieu (comme le personnage joué par Angela Bassett), elles ne peuvent s’extraire des codes sociaux qui régissent leur environnement passé et donc de sortir de cette logique d’oppression constante largement genrée qui est en partie à l’origine de leurs problèmes…

Difficile de trouver la juste distance pour mettre en scène ces réalités crues. Quand il devient nécessaire d’illustrer ou de dénoncer certaines formes de violences, le même écueil se présente toujours : le risque d’en faire la promotion. Se contenter d’en montrer les victimes, mettre en avant ceux qui cherchent à en sortir (avec succès ou non), finir sur une note sanglante pessimiste, tout cela peut se révéler souvent inutile si au cœur du récit, on assène des messages contraires qui instillent la confusion ou si on adopte des mouvements de caméra, un montage ou une musique qui laissent entendre qu’on prend en réalité fait et cause pour ce culte de la toxicité masculine…

Heureusement que la distribution exceptionnelle atténue l’écœurement qui nous envahit face à un tel déversement de misère et de violence sociale ou physique : ça fait plaisir de voir Laurence Fishburne jeune et toujours aussi charismatique ; Cuba Gooding Jr et Ice Cube crèvent l’écran par leur talent et joueront souvent par la suite les utilités pour l’industrie cinéma des beaux quartiers blancs de la ville.


 

Boyz’n the Hood, John Singleton 1991 | Columbia Pictures


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M. Butterfly, David Cronenberg (1993)

M. Butterfly

M. Butterfly Année : 1993

5/10 IMDb

Réalisation :

David Cronenberg

Avec :

Jeremy Irons, John Lone, Barbara Sukowa

N’importe quel pékin sait que derrière les femmes de l’Opéra se cachent de hommes… Une confusion des genres risible tant notre René, tout naïf et forcément français qu’il est, s’efforce de ne pas voir le « poteau rose » sous la robe pudibonde de son M. Butterfly chéri.

En fait, le film est déjà fini quand on comprend la méprise. Lors de la première scène, j’avoue m’être laissé prendre : on se dit : « Bon, cette Chinoise n’est pas particulièrement jolie… » La suite est un désastre. Comme l’impression de voir un film sur un gosse de quinze ans qui croit encore au père Noël à qui l’entourage n’arrive pas à dire qu’il n’existe pas. Parce que moi je suis faible, et je suis un mufle cinéphile : toutes les femmes dans les films, je les embrasse en même temps que le héros (seulement si c’est consenti bien sûr, sinon je m’insurge avec elle, toujours). Et un chanteur d’opéra, j’avoue que c’est tout en bas dans les cartons de ma garde-robe à fantasmes (oui, j’ai une garde-robe).

Remarque, grâce à ce film, je crois avoir compris l’origine de l’expression « faire un bébé dans le dos ». Aussi, pour répondre à un personnage avec une poitrine dans le film, la position favorite de René, ce n’est en effet pas le missionnaire, sinon on l’aurait très tôt ramassé à la « petite cuillère » (à moins tiens, qu’en bon Français, René préfère les « petites grenouilles »…).

À oublier.


M. Butterfly, David Cronenberg 1993 | Geffen Pictures


Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles, Chantal Akerman (1994)

Note : 3 sur 5.

Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles

Année : 1994

Réalisation : Chantal Akerman

Bien écrit, bien réalisé, mais comme à son habitude, Chantal Akerman dirige mal ses acteurs. Manque la fantaisie de J’ai faim, j’ai froid tourné dix ans plus tôt.

À noter deux séquences que Chantal Akerman montera dans son autoportrait tourné pour la télévision, les deux meilleures du film : le tout début montrant l’errance du personnage féminin décidant de faire l’école buissonnière ; et un plan-séquence tout en légèreté d’une danse à la boom, la caméra s’attardant le plus souvent sur Michelle, mais captant également les autres personnages, puis finissant sur elle en un long gros plan où elle regarde son amie partie avec un autre… La première séquence marche parfaitement parce qu’elle est improvisée, et démontre là encore une certaine fantaisie, un humour bien particulier (qui bien qu’improvisé est la marque du meilleur des Akerman) ; la seconde est sans dialogues, visuelle et très cinématographique.

Toujours les mêmes qualités et les mêmes défauts. Quand il y a des dialogues, quand on n’a pas une actrice formidable pour lui apporter un style et du rythme, ça ne marche pas. Ce n’est pourtant pas si mal écrit, comme toujours, mais Akerman vient du cinéma expérimental, et ça se voit. L’emploi de la caméra pourtant, a minima et durant tout le film, est formidable : quelques travellings latéraux (l’une des marques de fabrique de la réalisatrice), mais surtout une caméra mobile alternant les sujets, gros plans, plans à deux, permettant des champs contrechamps souvent dans le même plan.

À force d’expérimentation, en tout cas en fiction, au lieu de la recherche de l’expérience au sens « maturité », « expertise », Akerman donne l’impression de se chercher sans jamais trouver l’approche adéquate. Elle montre plus de certitude et de régularité dans ses documentaires.


Le film, tourné pour la télévision, fait partie de la collection d’Arte, Tous les garçons et les filles de leur âge, un des symboles de la nouvelle production française naissante dans les années 90, dont on trouve notamment Travolta et moi, US. GO Home ou la version TV des Roseaux sauvages.


Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles, Chantal Akerman 1994 | La Sept-Arte, IMA Productions


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Daugthers of the Dust, Julie Dash (1991)

Retourne à la poussière

Note : 1.5 sur 5.

Daugthers of the Dust

Année : 1991

Réalisation : Julie Dash

La plus mauvaise direction d’acteurs que j’ai dû voir depuis une éternité, et par conséquent des acteurs affligeants.

Une écriture incompréhensible. Et pire que tout, un montage insupportable alternant longues séquences dialoguées et montages-séquences* avec musique qui sent bon les années 80 façon Bagdad Café.

Assimilé à du Malick durant la présentation. Il y a de ça. Du pire de ce qu’on trouve chez Malick : cette contemplation complaisante des petits riens de la nature : et vas-y que je te foute des ralentis, des gros plans, une caméra qui virevolte entre les éléments sans intérêt du décor… Un longue hommage abrutissant à on ne sait quel groupe afro-américain ayant si longtemps gardé ses racines en dépit de tout, abandonné sur on ne sait quelle île idéale de Caroline loin du continent. On aimerait en savoir un peu plus derrière le vernis esthétique qui étouffe tout jusqu’au sujet.

Il y a pas un gramme de sincérité dans tout ça. Tu respectes l’histoire de ce groupe, tu évites d’y foutre cette espèce de world musique insupportable.

L’Amérique qui est si douée à nous proposer des films pour nous parler de son histoire est toujours aussi mauvaise à nous parler de ce sujet. Parce que le politiquement correct enfonce les portes ouvertes avec des massues de bienséance. Parce qu’un film sans points de vue multiples, sans doute, où seule la voie de l’histoire « correcte » et martelée au bon peuple pour lui faire la leçon, ce n’est pas un bon film, ce n’est pas de l’art, c’est de la propagande et de la dictature. L’art interroge, il ne propose pas des leçons d’histoire.

Le cinéma n’est pas fait pour les évidences. Parce que l’art n’est fait que de fausses évidences. L’art dévoile, ne dicte pas. Et ce cinéma n’égratigne rien, ne fait que caresser dans le sens du poil là où se dessinent les cicatrices trop bien refermées.

Le film est rentré au Nation Film Registry, le repère des films de la bonne conscience de l’Amérique.

*article connexe : l’art du montage-séquence

Daugthers of the Dust, Julie Dash 1991 | Geechee Girls, American Playhouse, WMG Film


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Crépuscule, György Fehér (1990)

Nous, les Maudits

Crépuscule

Szürkület

Note : 4 sur 5.

Titre original : Szurkulet

Année : 1990

Réalisation : György Fehér

Avec : Péter Haumann, János Derzsi, Judit Pogány

— TOP FILMS

Il y a des films qui nous ramènent à l’essence de l’art, qui nous transportent en nous-mêmes, et qui sont au-delà des mots, des codes et des habitudes. Crépuscule est une expérience. Une expérience qui définit radicalement ce qu’est le cinéma en le réduisant à sa plus simple expression, autrement dit à des images en mouvement et de sons, des noirs et blancs, des bons et des méchants. Une expérience qui offre aux spectateurs — ceux qui accepteront de jouer le jeu, ou de se laisser envoûter, hypnotiser — la possibilité d’accéder à un monde qui leur ressemble parce que c’est le leur.

Encore faut-il jouer le jeu. En imagination comme en hypnose, il faut de bons sujets réceptifs.

Au bout de ce film court, lent, simple et un peu obscur, arrive le temps où il faut bien le comparer à d’autres morceaux de choix pour l’étalonner en quelque sorte à ce qui nous est familier. Deux références apparaissent alors évidentes : Tarkovski et Tarr. La succession des séquences faite de tableaux lâchement agencés autour d’une trame de moins en moins perceptible, m’a rappelé l’expérience mitigée — car mêlée à la fois de fascination et d’ennui, d’inconfort et d’incompréhension — que fut pour moi Nostalghia. Dans une galerie d’art, on peut en fonction du tableau, ne se voir renvoyer à la figure que des couleurs et des formes qui ne nous inspirent qu’un profond désintérêt, ou au contraire rencontrer quelque chose qui nous dépasse, nous émeut, nous interroge ou nous fascine. Nostalghia, j’aimerais pouvoir en regarder chaque tableau séparément sans être obligé de me taper les longues minutes d’ennui qui parcellent et parsèment l’œuvre en rondelles indistinctes. Honte à moi sans doute, mais quitte à me faire baiser par des frêles manipulateurs sachant saillir au mieux leurs picturaux, préférant s’adresser à l’impalpable imagination du spectateur plutôt qu’à son sens commun ou à sa logique, je veux encore être libre de choisir les positions et les tableaux qui me siéront le mieux au théâtre des impostures. Même dupé, le client est toujours roi.

Dire que le film ait su à de nombreuses reprises éveiller mes sens, à défaut de m’avoir transporté totalement dans son ailleurs, représente (même en le comparant au film de Tarkovski) une immense différence avec l’expérience du cinéma de Tarr (je dis « cinéma » parce que je suis incapable de me rappeler si ces expériences filmiques traumatisantes se comptent à la singulière ou à la double peine ; et je dis « Tarr » parce qu’il est tard et que la nuit est belle à croquer). C’est que chez Tarr, tout me laisse de marbre. L’histoire coule sur moi comme une ombre chinoise traduite par un créole polonais et l’orgie de travellings pointant mystérieusement vers la gadoue flasque et tremblante me laisse plutôt l’impression d’un voyage omnibus à bord d’un transsibérien souterrain : on s’arrête et ça repart, on s’arrête et ça repart… À se demander si le noir et blanc n’a pas comme utilité de cacher la réalité d’une gadoue verdâtre que le spectateur aurait lui-même rendue.

On s’y ennuie donc un peu dans ce Crépuscule, mais comme lors d’une bonne après-midi humide passée à flâner au musée. L’ennui, c’est celui qui jalonne nos pas entre les différentes pièces exposées quand les salles sont bondées, quand les visiteurs marchent au pas en attendant que ceux qui les précèdent aient parfaitement reluqué de leurs yeux idolâtres l’objet en terre cuite ou le peigne millénaire présentés comme les trophées de la victoire de l’homme sur le temps, mais aussi objets quasi magiques capables d’exciter l’imagination à travers les dernières prières païennes que l’homme moderne dispose encore en stock. Une situation d’attente de l’éveil pas si éloignée de celle de l’enquêteur chargé de trouver des indices sur une scène de crime et voyant son imagination mise en suspens comme un aveugle tâtonnant dans le vide sans rien trouver à s’agripper. Une prière, l’attente d’une révélation. Un ennui, un vide, qu’on espère créatif, initiateur de bribes et de grumeaux plus ou moins verdâtres.

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film (7)_

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet | Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film

On avance donc attentif et concentré, travelling après travelling, comme coulissant latéralement dans un ralenti convulsif, pour faire face enfin à la révélation espérée. Puisqu’il s’agit d’un jeu, on est prêt au pire, comme pour nous exorciser de nos peurs, au point de pouvoir accepter que ces objets qui se dévoilent sous nos yeux puissent venir creuser en nous l’empreinte du mal. Comme le rideau de douche de Marion Crane glissant latéralement, lentement, anneau après anneau, déflorant pile poil l’horreur la plus brutale. Ici, cette horreur n’est jamais montrée dans sa pleine révélation : ce qui précède suffit à notre fascination. Le rideau ne s’ouvre jamais, les travellings ne sont là que pour nous faire croire le contraire, et on voit déjà tout dans deux gros plans de jeunes filles interrogées par le meurtrier (ou l’enquêteur — ou les deux). La révélation importe peu : qui, quand, comment ? Seule l’horreur compte. Ou plutôt, l’imagination de l’horreur. La plus cruelle, la plus vile.

Si le rideau ne s’ouvre jamais, c’est que ces travellings sont comme un regard posé sur une frise. L’histoire qu’on y lit, c’est la nôtre, celle qu’on (notre imagination) décidera de voir. Voilà pourquoi, comme chez Tarr, c’est vrai (ou Tarkovski), à l’intérieur de ces travellings fantomatiques s’agencent des détails qui ne semblent pas avoir été jetés là par hasard. Comme dans une peinture pensée à l’avance. L’histoire est connue, déjà figée dans un Parthénon des horreurs. Quand la caméra traverse la salle de classe où on imagine les enquêteurs questionner un à un les élèves, on les voit figés, comme déjà morts. Nous avançons, nous, déjà, vers le prochain tableau que l’on sait tout autant figé — un instantané à l’écoute du temps. En attendant, comme au musée, notre regard s’efface de la pièce animée de fantômes, et c’est là que la magie, ou l’hypnose, s’opère. C’est là que l’on entre en jeu. Ou plutôt notre imagination. Si l’on est réceptif. L’attente et l’ennui, baignés dans la fascination, nous poussent à voir plus loin en nous-mêmes. Si on peut résister à entrer dans le jeu de Tarr, c’est que le contrat qu’il propose est trop lourd, trop contraignant : à la fois trop évident dans ses intentions, et trop obscur dans sa mise en œuvre. Une séance d’hypnose, passé une heure, c’est du lavage de cerveau ; des flâneries au musée, passé une heure, c’est une randonnée pédestre. Alors des images poussées par le vent à ne rien y comprendre, on a l’imagination qui s’excite deux minutes, et on fuit. C’est qu’il manque chez Tarr l’étincelle, celle qui au départ du film initiera toutes les possibilités à venir. Dans Crépuscule au contraire, après une introduction classique en voiture, symbole du trajet pour se rendre au pays des songes, l’enjeu du film apparaît sans détour. Le récit ne s’en écartera jamais.

L’histoire est ainsi banale. Les grandes lignes sont connues par avance. C’est assez pour inspirer confiance au spectateur, le mettre à l’aise, le faire entrer dans son monde. Le récit s’effrite alors peu à peu pour laisser place à des doutes et à des incompréhensions. On laisse le spectateur s’amarrer confortablement ; on glisse imperceptiblement vers un monde incertain (ce qu’on ne voit pas dans les films de série B dont le souci est de bien rester dans les clous sans chercher à heurter ou réveiller la conscience du spectateur qui doit se croire encore au port). Être dans un rêve et comprendre soudain que c’en est un… Se retrouver en pleine mer et tâcher de comprendre quelle bouche étrange nous y a abandonné. Télescopage des distances, entre plongée sidérante dans le monde de l’ailleurs, l’identification, et le recul brutal, le retour à la conscience, de la distanciation. C’est une respiration. Un champ contrechamp qui donne le rythme au film et qui permet de ne pas finir, après dix minutes, étouffé, noyé, dans le silence des images et en se sentant embarqué comme captif à bord d’une galère infernale.

Je veux bien croire que le talent de Tarr n’y est pour rien dans mon refus de me laisser guider à bord. Ça relève sans doute plus de la sensibilité de chacun. Si une œuvre est un contrat passé entre un cinéaste et le spectateur, rarement on verra ce dernier adhérer rationnellement à une conception esthétique. Du moins pas toujours. Le ton sur ton, ou l’obscurantisme, que j’invoque pour expliquer mon refus de l’approche « tarrdive », il ne m’est pas impossible d’y adhérer à travers une conception et des arrangements différents. J’ai pu encore en faire l’expérience avec le Faust de Sokourov. La perception de ces tonalités a sans aucun doute dans l’esprit des spectateurs une résonance particulière. Chaque sensibilité est unique, et si on tend à découvrir ce que l’on aime, ce en quoi on veut adhérer, on ne peut préjuger de rien. Il faut se laisser surprendre et happer. La composition d’une œuvre est un choix de nuances subtiles, de partis pris, de cohérences propres et floues ; elle est comme une paire de bottines à mille lieues de convenir à tout le monde. À chaque explorateur, le luxe de traverser les rayonnages de son imagination pour y trouver chaussure à son pied ; à lui de se laisser guider par ces bobines hypnotiques, posées devant nos yeux comme des instantanés imitant l’évanescence du souvenir, par ces jalons à la forme figée, autour desquels, seul celui qui regarde interprète, bouge, évolue. Si l’auteur dispose de la bonne clé, c’est au spectateur qu’échoit la responsabilité de la tourner. Il y a des rencontres peu évidentes, rares et imprévisibles qui ne peuvent se produire qu’avec la radicalité d’un auteur — la rencontre de deux sensibilités : celle d’un cinéaste et la nôtre.

Je peux ainsi sans scrupule me désintéresser, sans nostalgie, de quelques éléments du film. La répétition des scènes en voiture par exemple. La toute première scène permet d’entrer dans l’ambiance, de pénétrer dans un monde baigné d’horreur, à l’image du Shining de Kubrick ou du Cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft. Quand par la suite le même principe réapparaît autrement, là ça ne me parle plus et je pense inévitablement à Tarr et à ses travellings d’accompagnement vides de sens. La plupart des séquences filmées en extérieur sont d’ailleurs assez pénibles de lenteur. Les scènes de paysages font joli ; à part une ou deux exceptions, on ne voit rien arriver, et l’intérêt de nous y perdre finit de nous endormir.

Disons que ces scènes chlorophylmées permettent à notre esprit de se libérer des contraintes classiques du récit, de procéder à un reset de notre mémoire vive… On expire… Vient ensuite la grande inspiration des scènes d’intérieur (et c’est peut-être l’astuce du film : commencer par une lente inspiration, pour se permettre ensuite d’expirer… — l’apnée à vide peut produire d’étranges effets suffocants…).

Composition des plans, mouvements de caméra dans la latéralité, que ce soit pour accompagner un personnage, ou tout à coup pour la quitter et venir à la rencontre d’une image significative, tout est parfaitement agencé. Comme un orgue de barbarie qui joue mille fois la même rengaine. Aucune place laissée à l’imprévu : la caméra sait tout et prévoit tout à l’avance. Un personnage doit intervenir, et hop, il entrera dans le champ précisément là où l’objectif a déposé notre regard. La lenteur des mouvements ajoute alors une impression de fatalité, d’immuabilité. Rien de réaliste évidemment, c’est un théâtre de marionnettes. Et un cauchemar qui nous tenaille d’autant plus que tout semble y être millimétré.

Le film est par ailleurs curieusement structuré autour de deux séquences étrangement identiques, les plus remarquables, les plus fascinantes, sans doute :

Le même personnage (censé être le meurtrier), de dos, fait face à une fillette et l’interroge. Elle apparaît en gros plan sur le côté droit du cadre tandis que le meurtrier se tient à gauche, comme dans un champ-contrechamp saboté puisqu’aucun contrechamp ne répondra au gros plan de la fillette. Le meurtrier, comprend-on vaguement, est une figure impersonnelle, il n’existe pas ou sinon qu’à travers nos propres yeux. C’est le regard de la fillette qui, en lui répondant, suffit à nous transporter ailleurs. Si dans la première scène, on se perd dans les identités et que la présence de la gamine, parce qu’elle est présentée comme une obsession, nous rassure, dans la seconde, elle devient sous nos yeux l’objet du désir du meurtrier (ou de celui qui pourrait être le meurtrier). Ces deux gamines représentent le réel. Leurs réactions naïves, leurs réponses spontanées, leur beauté juvénile, tranchent avec la mécanique figée du film. Ce n’est plus la caméra qui hante les espaces extérieurs dans des travellings lancinants. En se rapprochant du sujet, des victimes ou des témoins, on bascule dans un espace irréel dans lequel, à travers le gros plan, la caméra opère un recul, pour nous montrer ce qu’on ne voyait pas, celui, peut-être, qui hante ces mêmes espaces : le meurtrier. Une fois qu’on croit le tenir, il disparaît derrière la caméra pour reprendre ses errances inquiétantes. Qui est le meurtrier ? Où est-il ? Peu importe : c’est nous. Tentez de lui coller un M dans le dos, retournez-vous, c’est sur vous que la lettre apparaît. Et à ce flou de rôles répond une certitude, une unique réalité : ces fillettes. Des objets de désir morbides. Des orbes de lumières naissantes convoitées par les tentacules de la nuit. Le crépuscule.


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