Brève Histoire d’amour, Krzysztof Kieslowski (1988)

Le Voyeur arrosé

Krótki film o milosci / A Short Film About Love

Note : 4.5 sur 5.

Brève Histoire d’amour

Titre original : Krótki film o milosci

Année : 1988

Réalisation : Krzysztof Kieslowski

Avec : Grazyna Szapolowska, Olaf Lubaszenko

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On imagine les influences du cinéaste : Le Voyeur, Fenêtre sur cour, Body Double

L’intérêt principal du film réside dans son dénouement : tout le récit ouvre la voie vers cette fin à la fois attendue et crainte, puisque dans toute histoire d’amour, même impossible, l’idée consiste à savoir s’il y aura « conclusion », rencontre — suggérée ici par le titre — éphémère. Des séquences de voyeurisme aux premières relations, l’attente initiée entre Tomek et Magda, tout respire profondément le cinéma dans ce type d’histoires.

Du désir inavouable à l’amour impossible. Une autre manière de transgresser l’image du cinéma : le voyeur quand il est dans le désir peut jouir d’une position de confort et se rend maître de ses émotions, mais quand tout à coup l’objet de ses désirs prend forme sous ses yeux et qu’il devient à son tour objet de désir, la rencontre ne peut être que tragique.

Brève Histoire d’amour (1988) | Zespol Filmowy

Quand on sent que ce dénouement arrive, quand l’éventualité d’une telle rencontre devient possible, le suspense fait son œuvre, et c’est là que Kieslowski manifeste sa parfaite maîtrise du rythme. Beaucoup de séquences brèves comme pour nous induire en erreur, à force de fausses pistes. La mise en scène lente achève de nous tenir en suspens jusqu’à ce que le désir de Tomek se fonde dans le nôtre. Pas de dialogue, car à ce moment, seuls les désirs et les attentes doivent s’interroger et se répondre. L’unité dramatique (Kieslowski s’évertue chaque fois à ne montrer qu’une idée nouvelle, une nouvelle avancée, par séquence) permet alors de concentrer le récit et l’attention du spectateur comme Tomek avec sa longue-vue autour d’un objet unique. Dilemme dramatique et ironique vieux comme le monde, l’arroseur arrosé, le chasseur chassé… Le voyeur capture l’image de sa proie (l’image autorise un jeu de distanciation entre le confort de la savoir à proximité et l’inconfort de devoir la capter, la capturer, au bon moment), et c’est la proie qui, finalement, viendra se saisir de lui, avec précotion. L’objet du désir, cette étrange rose pourpre qui tout à coup s’anime, se gorge de sang et de chair, traverse la barrière de l’écran, de l’espace-temps, et s’empare du voyeur.

La fable exposée conteste ainsi l’idée d’accomplissement du désir. La différence entre vouloir et obtenir, entre chercher et trouver, espérer et réussir, cheminer et aboutir. Ce qui compte toujours, c’est plus la trajectoire ou le chemin que la destination et l’accomplissement de ce désir. La finalité est en fait, au fond, toujours une tragédie, une petite mort. Le désir, l’attente, de l’amour, est en soi une victoire. Elle est action, mise en mouvement, une preuve de vie, alors que l’amour en lui-même ne peut être que bref et l’annonce déjà de notre fin.

Tomek, qu’il soit ou non enchaîné à sa propre névrose, en est parfaitement conscient ; jamais il ne désirera autant que Magda aller au bout d’une logique d’accomplissement : regarder pour lui c’est se tenir en vie, et c’était jusque-là se tenir à distance. Consommer son amour, partager ses désirs, se laisser à son tour regarder : c’est sa mort précoce. Faire, c’est trahir ses désirs les plus secrets ; regarder, c’est ne pas prendre le risque de défaire ce qu’il chérit dans son imagination. Voir à travers l’instrument comme on regarde une œuvre d’art, comme lui-même. Le voyeur la peaufine et se la représente, comme on effleure du regard le mirage de ce qui nous semble un instant infini dans son immuabilité d’œuvre transcendant la réalité, à l’écart de ce monde fini et imparfait dans lequel Tomek ne voudrait surtout pas être « acteur ».

Kieslowski tient ses acteurs dans une intensité comme en les rattachant en permanence à cet objectif final et unique du dénouement. Même quand le récit paraît s’écarter, c’est comme pour marquer l’inéluctabilité de cette rencontre. Il n’utilise pas, au contraire de Véronique, de procédés de montage ou de caméra. Tout est lié à l’identification des personnages et à d’imperceptibles gestes ou regards laissant suggérer qu’ils connaissaient, ou découvraient, petit à petit, l’évidence d’un tel dénouement (on retrouve un thème cher au cinéaste comme si les destins étaient déjà joués à l’avance). La situation seule suffit.

Comme toujours, Kieslowski baigne son film d’une sorte de réalisme poétique froid empreint d’un certain mystère, à la Tarkovski, à mille lieues d’un naturalisme sans charme, sans rythme, sans intensité et sans suggestion. Le rôle de la mise en scène consiste à déformer le temps et l’action, accentuer les variations naturelles des choses, pour en proposer une image tellement différente de la réalité que ce qu’on voit derrière les images compte finalement plus que les images elles-mêmes. Comme l’image de ce que se fait Tomek de sa « proie », l’image d’un film doit produire au-delà de sa simple représentation et s’élancer vers une infinité de possibilités interprétatives : l’image n’est jamais figée tant qu’elle sait éveiller notre désir et notre imagination. D’où la lenteur censée nous inviter à sonder l’œuvre qui est en nous. Cette lenteur peut être tout autant une lenteur du montage qui s’attarde sur les entrées ou les sorties d’événements, comme une lenteur de l’action, qu’une lenteur dans son dénouement (insistance à montrer un événement qui dure) ou dans son exécution (à travers le jeu et l’intensité de l’acteur). La lenteur instaure une étrangeté qui force et interroge le regard, ouvre les portes de l’imagination et du désir. Une image qui s’appesantit fait naître dans la durée un calque, un négatif, un reflet d’elle-même qui s’imprègne non plus sur la rétine, mais directement dans l’imagination du spectateur. C’est une symphonie, et le cinéaste dispose de divers instruments pour en faire varier le rythme, trouver l’alchimie parfaite. Si l’intérêt de la mise en scène était de copier le réel, c’est à la fois beaucoup plus simple (les faussaires sont nombreux, c’est une véritable vocation) et dénué de charme et de magie.

Si le cinéma ne peut être dialectique, c’est en tout cas à travers ces jeux de mise en scène, qu’on s’y rapproche le plus (en cela, on pourrait dire qu’il a l’intention de délivrer un sens, un sens flou, librement interprété par le spectateur). Si le sens qui se cache derrière les choix de mise en scène reste, quoi qu’il arrive, insaisissable, au moins, on est invité à en chercher un. Et puisqu’au mieux chaque spectateur dispose de sa propre interprétation, on pourra dire qu’il n’y a pas un sens, mais une infinité de possibilités. Comment l’art pourrait-il alors dire ? L’art nous dit, oui. Il en dit plus sur nous-mêmes que sur lui. Le cinéma opère comme une sorte de protolangage commun à tous les spectateurs et soumis aux interprétations personnelles et multiples de chacun. Si le sens reste indécis, si, comme l’aurait préféré Tomek pour lui-même, on ne conclut pas, c’est encore mieux, parce que de l’incertitude naît l’espérance, et la beauté, la créativité aussi. Entre les naturalistes, incapables de susciter le désir, et les prêcheurs qui ne délivrent que des évidences lourdes, il y a un juste milieu. L’art n’est pas affaire de morale, mais de proportions, de nuances, de goût et d’harmonie.



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