Maman !, Nobuo Nakagawa (1961)

Maman ! ou la Complaisance du sentier

Note : 3 sur 5.

Maman !

Titre original : ‘Nendo no omen’ yori: kaachan

Année : 1961

Réalisation : Nobuo Nakagawa

Avec : Yûnosuke Itô, Yûko Mochizuki, Terumi Niki

Comédie sociale gentillette un peu tire-larmes. À la même époque Italie et Japon partagent le même attrait pour les ghettos, les petites gens vivant de rien, et on utilise l’humour pour dédramatiser ça, louer le courage de ces personnes, leur bonne volonté, leur déveine, et montrer finalement qu’ils leur restent une chose : la joie de vivre (sorte de valeur que ceux « d’en haut » auraient perdu, et donc l’idée sous-jacente que les pauvres ont des leçons à donner aux biens portants). Tout est souvent question de mesure, trop souvent ici on franchit les limites du ton sur ton. Et Nobuo Nakagawa est moins Fellini qu’un réalisateur plus habile semble-t-il dans les films de fantômes japonais (avec le bien nommé, deux ans auparavant, Histoire de fantômes japonais).

Il y a comme une légère indécence à faire des films où les misérables sont présentés comme des êtres aux valeurs simples mais supérieures aux autres, que ces autres auraient oubliées ou négligées. On n’évite pas le petit paternalisme ou la fable morale qu’on souhaiterait voir appliquée par les autres et pas par soi-même. Un cinéma de bonnes intentions dans lequel Preston Sturges est souvent tombé par exemple. Il n’y a guère que Fellini et Chaplin à avoir le génie, la fantaisie nécessaire, pour me combler à ce niveau.

La trame rappelle celle de La Complainte du sentier, mais on se concentre moins sur les enfants que sur le père de famille (le rapport entre la fillette et l’enseignante est sans doute ce qu’il y a de plus réussi dans le film). On retrouve d’ailleurs la même fin, avec la nécessité pour la famille de quitter leur habitation et de prendre la route vers une destination inconnue…

Un peu à l’image de Michel Simon, je ne me fais pas au visage kilométrique de Yûnosuke Itô dans les comédies (Oh, bomb!).


 

 


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La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura (1967)

L’école de la chair

La Femme du docteur Hanaoka

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Hanaoka Seishû no tsuma

Année : 1967

Réalisation : Yasuzô Masumura

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Hideko Takamine, Yûnosuke Itô, Yatsuko Tan’ami, Chisako Hara

Du beau monde et un savoir-faire attendu pour ce film faisant le récit des expérimentations médicales d’un chirurgien japonais entre le XVIIᵉ siècle et le XVIIIᵉ vu sous l’angle familial, et en particulier à travers les yeux de sa femme et de sa mère.

Techniquement, c’est parfait. Une adaptation de roman biographique dont se charge Kaneto Shindô (le film est très efficace sur le plan narratif avec de très courtes séquences allant droit à l’essentiel et en passant rapidement et sans heurt d’une époque à une autre) ; une mise en scène rigoureuse et précise comme Masumura en réalisera beaucoup au cours de ces années 60 ; un directeur photo ayant notamment opéré sur L’Ange rouge et Une femme confesse (qui partagent avec celui-ci les mêmes choix de lumières) ; et bien sûr une distribution impressionnante avec Ayako Wakao dans le rôle de la femme du docteur, Hideko Takamine dans celui de la mère, et Raizo Ichikawa jouant le rôle-titre du chirurgien.

Cela serait parfait si l’idée de départ ne manquait pas un peu de souffle comme souvent pour les biographies, et plus encore quand il est précisément question de personnages illustres, respectés pour leurs travaux artistiques ou scientifiques. Ça manque globalement d’aspérité, et toute tentative pour créer un peu de frictions dans tout ça semble bien trop fabriquée.

L’intérêt est principalement informatif en rendant hommage et en mettant à la connaissance du public les innovations de ce chirurgien qui du fait de l’isolement du Japon n’auraient jamais été partagées en Occident. C’est que ses recherches ne sont pas anodines. Hanaoka avait une idée fixe et s’est appliqué toute sa vie à résoudre un même problème, à savoir arriver à pratiquer des anesthésies générales pour pouvoir opérer des patients atteints de tumeurs diverses. Ayant rapidement trouvé la fleur possédant les propriétés anesthésiantes désirées, le défi illustré une bonne partie du film sera surtout de trouver le bon dosage.

La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (1)La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (2)

C’est presque aussi passionnant que de voir un film sur Pasteur ou sur Marie Curie, alors pour rendre tout ça un peu plus dramatique, on choisit donc de montrer les événements à travers l’implication des deux femmes de la vie du chirurgien. Ainsi les vingt premières minutes augurent du meilleur : le médecin étant parti faire ses études à Kyoto, on suit les préparations du mariage en l’absence de celui-ci. Quelques années plus tard (quand même), le médecin se pointe, et c’est là que le film prend une tournure plus didactique, forcément dramatiquement moins intéressante, moins intense, car le récit se veut surtout illustratif. L’utilisation des deux femmes permet d’agrémenter l’histoire d’une rivalité un peu accessoire, voire parfois un peu triviale compte tenu des ambitions du médecin. Toutes les deux voulant sauver la face et faire ce qu’il y a de plus honorable en fonction de son rang, c’est à celle qui servira le mieux de cobaye… Que ce soit historiquement exact, peu importe, ça paraît franchement forcé, voire stupide. Heureusement, Shindô ne s’y attarde pas, et on évite de faire tourner ça au pugilat ou au concours grand-guignolesque.

Les années passent, les patients (et les petits chats servant de cobayes) aussi. Le médecin perd un à un les membres de sa famille, sa femme finit aveugle, mais tous ses efforts ne seront pas vains parce qu’il arrivera à opérer sous anesthésie générale et à procéder à l’ablation d’une tumeur cancéreuse au sein (ça va, facile…). L’intérêt aussi réside dans cette représentation crue, plus conforme sans doute à la réalité, loin du folklore historique émanant le plus souvent des films d’époque. Si l’histoire retient le spectacle des morts tragiques des guerres, des conflits, des petits drames sanglants, la mort qui rôde se présente le plus souvent à ses victimes avec un visage bien différent, moins spectaculaire, et contre quoi les hommes sont longtemps restés impuissants : la maladie.

On ne pouvait imaginer meilleur réalisateur que Masumura pour couper dans la chair, c’est certain, lui qui l’avait déjà fait sur un autre mode dans L’Ange rouge.

À voir pour les amoureux de l’histoire de la science et les autres qui apprécient le travail bien fait. Le film compte toutefois parmi la sélection des tops 10 annuels de la revue Kinema Junpo.


La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka | Daiei


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Composition des plans et montage chez Masumura

une femme confesse 1

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Dry Lake (Jeunesse en furie), Masahiro Shinoda (1960)

Tu les trouves jolies mes séquences ? Et mes plans, tu les aimes ?

Note : 4 sur 5.

Jeunesse en furie

Titre original : Kawaita mizuumi

Aka : Dry Lake / Youth in Fury

Année : 1960

Réalisation : Masahiro Shinoda

Avec : Shin’ichirô Mikami, Shima Iwashita, Kayoko Honoo

Curieux de comparer ce film d’une grande modernité technique avec Fleurs de papier tourné un ou deux ans plus tôt. On dirait que quarante ans les séparent.

Masahiro Shinoda réalise un film similaire à ceux de son début de carrière. Des histoires attachées à l’air du temps et pas forcément compréhensibles ou excitantes pour un Occidental aujourd’hui : la jeunesse emprise au monde mouvant du Japon, sa crise identitaire… Sorte de Fureur de vivre à la japonaise.

Cette nouvelle vague japonaise coïncide pas mal avec la française. Pour ses premiers films, Shinoda apparaît légèrement moins formel qu’il le sera par la suite (comme s’il était à l’écoute des nouvelles possibilités narratives et se mettait au défi de pouvoir les utiliser tout en se rapprochant franchement de ce qu’on pourrait identifier comme un cinéma d’auteur : surtout à travers l’éclatement du récit, la distanciation, et en s’écartant des problématiques contemporaines).

Pourtant, sur un mode transparent, sa mise en scène est foisonnante de créativité. Si on n’y prête pas attention, on peut s’y laisser prendre, mais en se désintéressant de l’histoire, paradoxalement, on voit mieux son travail sur la mise en place et le montage. Si sa caméra est le plus souvent transparente, elle n’en est pas moins active. C’est le contraire même du plan-plan attendu, à chaque scène son entrée en matière pensée comme il faut, chaque plan est un parti pris : rester en large ou se rapprocher, mais ne jamais céder à la facilité des face-à-face, utiliser la composition des plans pour illustrer au mieux une situation (et le montage, les mouvements de caméra ou des acteurs ne font pas autre chose). On se tripote souvent sur les travellings parce que c’est ce qu’il y a de plus évident à voir, c’est pourtant ce qu’il y a de plus simple à faire et, forcément, de plus ostensible (donc effet de distanciation : on voit la mise en scène et nous nous écartons de la situation). Or, il y a du génie dans la composition spatiale, à saisir un personnage d’abord en gros plan puis de changer de plan à l’intérieur du plan grâce à l’entrée dans le champ d’un autre personnage et en ajustant le cadre au nouveau “plan” en profitant d’un panoramique d’accompagnement — par exemple. Il fait ça plusieurs fois, et pourtant, ce n’est jamais le même angle ou la même action qui se dessine à l’écran, ce qui laisse une fascinante impression d’inventivité, et surtout de maîtrise, parce qu’on imagine qu’à travers cette créativité et ces choix, Shinoda n’a pu garder que le meilleur ou le plus pertinent. Du montage sans collage tout simplement.

Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (2)Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (3)

Autre procédé lié au montage, cette manière si particulière (surtout au début du film) de composer ses raccords autour de “blancs” statiques vite remplis à la fois de mouvement et de couleurs, c’est-à-dire des débuts de plan neutre où vient presque aussitôt entrer dans le champ un objet ou un personnage. Ce sont des sortes de raccords à froid qui permettent toutes les ellipses possibles à l’intérieur même de la séquence : qu’elles soient temporelles, c’est-à-dire des fragments de temporalité diégétique, ou qu’elles soient spatiales, car en l’absence parfois de plan large, on n’a qu’une représentation parcellaire de l’espace supposé dans lequel les personnages évoluent. C’est alors la piste sonore qui sert de « raccord-maître » (ce qui en cas d’ellipse imperceptible sera évité bien sûr). Voilà pourquoi cela donne une impression de transparence, on ne voit rien venir : son montage ne s’applique pas à cadrer des acteurs et à les restituer tels qu’ils sont dans une scène (plan large, plan maître, plans moyens, etc. et on verra au montage ce qu’on garde), mais il découpe et structure des phrases (ou des phases) ne gardant que le nécessaire. On est en plein dans une conception d’écriture cinématographique forte et délibérée, les actions (ou les plans, mais c’est ici la même chose) servant d’unité sémantique comme la phrase peut l’être en littérature. Chaque plan ayant une attaque (l’entrée dans le cadre au bout d’une fraction de seconde ou la mise en mouvement direct, voire par opposition, l’utilisation de plan fixe appelant le spectateur à se focaliser, lui, sur ce qui est montré — ça évite le systématisme des attaques, mais ces plans fixes ne servent ici que de ponctuation, de pause, quand plus tard Shinoda les utilisera véritablement comme procédés de distanciation et de ralentissement), cela ne nous permet pas de nous évader et de regarder ailleurs ou de penser à quoi que ce soit d’autre. C’est Kinji Fukasaku qui utilisera le même procédé, très utile pour donner du rythme dans les films de yakuza, et procéder par étapes en construisant son film autour du montage, du plan, et non, comme traditionnellement, autour des séquences (c’est-à-dire autour d’une scène, d’un plateau, et pour revenir encore plus loin à Méliès, à un tableau).

C’est en ça que Shinoda est bien plus moderne qu’un Guru Dutt. Malgré tout son brio technique, Dutt, construit son film autour de séquences, parfois même courtes, mais l’unité de base reste encore influencée par le langage du cinéma classique qu’il prend sans cesse en référence (même s’il imite ce qu’il y a de plus moderne dans le classicisme : le film noir et Welles — et Welles, même souvent tenté par la théâtralité, l’est déjà plus tout à fait).

S’il y a une chose qu’a rendue possible le tournage en extérieurs et en décors réels par rapport aux studios, il faut le reconnaître, c’est bien ça. S’affranchir totalement de l’influence théâtrale en se rapprochant des possibilités narratives du roman, en quittant « la scène », en s’émancipant de la contrainte de l’unité spatio-temporelle de « l’ici et maintenant » du théâtre, et en digérant toutes les expériences esthétiques passées (surréalisme, cinéma pur, Eisenstein…) qui allaient dans le sens d’une écriture (presque impressionniste) du cinéma, pour en prendre le meilleur et l’adapter à une forme, somme toute, toujours très classique, puisqu’elle s’attache encore à plonger le spectateur dans une histoire et à jouer des procédés d’identification pour favoriser la catharsis chère aux classiques. Mais avec le plan comme base sémantique, tout à coup, arrive l’idée qu’on peut suggérer quelque chose par un jeu de suggestion ou de montage, et non plus en le faisant suggérer par les acteurs ou la musique… Ce qui pour le coup, avec une histoire et des enjeux un peu lointains, est totalement raté : avec tous les efforts possibles de mise en scène, on ne peut rendre attrayante une histoire qui nous laisse plutôt indifférents.


Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake / Youth in Fury/ Kawaita mizuumi | Shochiku


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Samouraï, Kihachi Okamoto (1965)

Noir Leone

Samouraï

Note : 5 sur 5.

Titre original : Samurai

Année : 1965

Réalisation : Kihachi Okamoto

Avec : Toshirô Mifune, Keiju Kobayashi, Michiyo Aratama, Yûnosuke Itô, Eijirô Tôno, Tatsuyoshi Ehara

— TOP FILMS

Formidable combinaison entre chambara, film noir, western spaghetti, tragédie identitaire…

Le film commence par une embuscade avortée à la porte de Sakura par un groupe de samouraïs visant l’assassinat du premier ministre Ii Naosuke. Cet échec va mener à une seconde embuscade, qui, elle, aboutira : l’Incident de Sakuradamon (sans doute moins connu que l’histoire des 47 Ronins). Tout l’intérêt ici est de travestir l’histoire en faisant intervenir des personnages et des incidents non répertoriés dans les livres d’histoire. Pendant tout le film, un scribe, ou historien officiel, est chargé de retranscrire par le chef des conspirateurs les événements qui feront rentrer le groupe dans la postérité. Et quand certains événements ne leur sont pas favorables, on réécrit l’histoire.

Idée géniale à la fois pour légitimer la possibilité d’une autre version de l’histoire (qui n’est qu’un prétexte à inventer de nouveaux personnages, en particulier celui de Toshiro Mifune, ou pour rappeler une nouvelle fois que ce ne sont jamais que les puissants et les vainqueurs qui l’écrivent, l’histoire), pour faire rentrer le public japonais dans un contexte historique qu’il est censé connaître (en tout cas plus qu’un public occidental), mais aussi parce que c’est de l’or pour construire une histoire épique, les déclamations de ce scribe servant tout au long du récit à intervenir pour expliquer le contexte ou accélérer l’action comme le ferait un coryphée dans le théâtre antique ou une voix off dans un péplum.

On pourrait toujours dire qu’il n’y a rien de naturel dans le récit du scribe, mais c’est justement cette grandiloquence, cette déclamation saccadée, presque criée, qui fait rentrer le spectateur dans une histoire épique. On sent donc ici toute l’influence du théâtre japonais. C’est précisément ce qu’est un jidaigeki. Pas seulement un film en costume, mais avec un style de jeu bien particulier (en dehors des films de Mizoguchi, plus réalistes). On le voit dans la première scène entre Toshiro Mifune et Keiju Kobayashi : ils discutent en marchant dans les couloirs de la résidence du chef de clan, et leur jeu n’a rien de naturel. L’idée est bien d’incarner des héros, des caricatures, et les répliques sont dites de manière outrancière. Mais c’est cette distanciation qui donne du souffle à la fable. Pourquoi se soucier de réalisme ? L’idée, ce n’est pas de rabaisser des héros à la condition de simples hommes, mais au contraire de les élever au rang de demi-dieux. L’acteur ne prétend pas incarner un personnage : il se met derrière comme un marionnettiste sans souci de cacher les artifices de son jeu.

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Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 | Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company

Cette première scène d’ailleurs n’est pas sans rappeler l’introduction, également très théâtralisée, de Kill, que Kihachi Okamoto réalisera quelques années plus tard. L’unité de lieu y fait pour beaucoup. Le récit n’est une suite que de contractions et de distension du temps. Au début, pesant, pour insister sur l’attente, l’incertitude, et ensuite, rapide. On retrouvera le même principe dans la scène finale, et trois ans plus tard dans l’introduction d’Il était une fois dans l’Ouest. L’ajout du personnage de la serveuse, outrancièrement aimable, insouciante, vient en contrepoint avec l’atmosphère lourde de la scène qui ne fait que la renforcer.

L’utilisation de la neige dans ces deux scènes d’introduction et de conclusion offre des images saisissantes (et c’est pourtant semble-t-il un fait historique : voir le lien en fin de commentaire). La neige donc, au début et à la fin ; et tout du long, une pluie incessante. Même quand on ne la voit pas, on l’entend tomber dans chaque scène, ce qui là encore ne fait que renforcer l’atmosphère apocalyptique du film. Et il s’agit bien de la fin d’un monde. L’Incident de Sakaradamon est au cœur du Kakumatsu, cette courte période de chaos succédant à l’arrivée des navires américains au Japon et mettant fin à son isolationnisme. L’une des dernières phrases d’Ii Naosuke avant de mourir, sera d’ailleurs révélatrice : « C’est la fin du Japon, la fin des samouraïs ».

Une fois que l’assassinat est reporté, le film se propose donc de revisiter l’histoire. Si on est Japonais, on sait parfaitement comment doit s’achever le film : par la réussite des conspirateurs dans leur entreprise. L’intérêt n’est donc plus politique et lié à ce seul souci de tuer le ministre (c’est bien cet aspect trop « historique », plan-plan qui m’ennuie dans l’histoire des 47 Ronins), mais de proposer une « petite » histoire à l’intérieur de la « grande ».

Si le plan des conspirateurs a échoué dans un premier temps, c’est que le ministre en avait été informé. Il faut donc trouver le traître qui se cache dans leurs rangs. La dynamique du film vient alors s’articuler autour d’une enquête jouant sur les différences de points de vue. Le personnage de Mifune et celui de Kobayashi apparaissent très vite comme les suspects principaux. On est amené à les connaître à travers l’exposé d’un enquêteur, d’un témoin, d’un ami. Chaque scène d’interrogatoire se transforme alors en flashback. On pourrait être autant dans Rashomon, Barberousse que dans un bon film noir. La même quête de la vérité (idéal pour le « récit épique » : la pièce épique par excellence étant Œdipe roi, qui est une enquête sur les origines), les mêmes mensonges, et surtout la même fascination pour ces tranches de vie racontées. Il faut comprendre les motivations de Mifune et Kobayashi à rejoindre le clan, et pour cela, on doit raconter leur histoire. Celle de Kobayashi, loin d’être une fausse piste, les mènera finalement au véritable traître, et sera surtout le prétexte, cruel, donné à Mifune pour prouver sa loyauté envers le clan…

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (1)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (3)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (4)_saveur

Comme dans Œdipe, ce qui était d’abord une enquête pour résoudre un problème d’ordre général (le traître parmi le groupe), se transforme en une quête personnelle sur les origines. Mifune ne connaît pas son père, et comme dans toutes les familles monoparentales…, ça pose problème. Du pain béni pour l’acteur qui peut jouer son personnage favori de bougon crasseux. Seule différence avec la pièce de Sophocle, c’est le chef de clan qui mène ici l’enquête. Mifune s’est depuis un moment résolu à ne pas connaître son père. C’est donc ce chef qui va découvrir la réalité de ses origines… La dernière demi-heure met ainsi en concurrence deux aspects de la trame, que le chef de clan voudrait éviter de se voir réunis. La petite histoire ne peut devenir la grande. Et cette histoire est bien cruelle. Mifune ne connaîtra jamais la vérité. À l’image de la vérité cachée par le scribe obéissant à son chef…

La morale est claire : si on connaît les événements majeurs d’une histoire, on ne peut en mesurer tout le poids, comprendre les enjeux, et saisir les ambitions ou les histoires personnelles qui se cachent derrière chaque individu. Ce qu’on connaît de l’histoire est toujours la part émergée de l’iceberg. Le ministre a été tué, c’est un fait indéniable. Pour le reste, il suffit d’un nom barré, d’un incident évincé, pour que les raisons et motivations cachées derrière un tel acte demeurent un mystère. Cette image finale du film, qui est probablement bien ancrée dans l’imaginaire nippon*, celle de Mifune, héros hypothétique, oublié, rayé des livres d’histoire, se trimbalant glorieusement avec la tête du ministre au bout d’une pique, c’est un peu le symbole de nos craintes concernant tous les acquis qui nous précèdent : et si nous aussi ne nous trimbalions pas sans le savoir avec la tête de notre père sur une pique ? Derrière chaque événement de l’histoire se cache une ombre, un doute, des héros oubliés, des livres d’histoire trafiqués. Qu’un chambara parvienne, tout en nous proposant des scènes de katana d’une belle inventivité, à nous questionner sur le sens de l’histoire, sur la nature des héros, c’est plutôt jouissif et inattendu. Du spectacle, et du sens.

* L’incident de Sakuradamon (1860) (soierie)

Incident de Sakuradamon (1860)


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