Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura (1969)

Note : 3 sur 5.

Nuée d’oiseaux blancs

Titre original : 千羽鶴, Senba zuru

Aka : Thousand Cranes

Année : 1969

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Mikijirô Hira, Eiko Azusa, Eiji Funakoshi, Tanie Kitabayashi

À tourner dix films par an, on finit fatalement par ne plus savoir ce que l’on tourne et par oublier l’essentiel de la mise en scène : diriger des acteurs pour que leur interprétation soit cohérente et trouver exactement la bonne distance en ce qui concerne le ton ou le rythme du récit. Un professeur de théâtre disait toujours que dans une pièce « si la lumière n’était pas allumée dans les premières secondes du film, l’intérêt du public sera toujours éteint ». Au cinéma, c’est pareil. Si, dans les premières minutes, l’approche, le ton, la distance ne conviennent pas, on sait que l’on va passer un mauvais moment.

Dans un univers de studio, avec des réalisateurs et des équipes rodés, la facture générale du film peut faire forte impression : le spectateur habitué des films de Masumura reconnaît son talent pour la composition des plans, placer ses personnages et découper tout ça au montage (c’est de l’orfèvrerie, j’ai probablement dédié mon meilleur article au sujet). Mais très vite aussi, on sent que quelque chose cloche. L’introduction sort un peu de l’ordinaire. On reconnaît le minimalisme de Kawabata, son goût pour les ellipses, pour le formalisme des situations, mais je ne sais pas si c’est son récit qui manque de chair dans cette entame, si l’adaptation de Kaneto Shindô n’a pas saisi le danger d’un récit à l’introduction trop rapide, ou enfin la faute à Masumura, incapable de restituer les subtilités de l’entrée en matière de l’auteur… Quoi qu’il en soit, l’intrigue commence, et au bout de quelques minutes, non seulement l’affaire est pliée et une liaison se noue entre les deux protagonistes, mais on se demande aussi si ce récit ne constituerait pas la suite d’une précédente histoire qui nous aurait échappé. Les personnages agissent ainsi plutôt comme dans un développement, voire un dénouement, avec des excès émotifs qui ne paraissent pas être à leur place. Certes, Madame Ota est censée en faire toujours un peu trop (selon mademoiselle Kurimoto), mais le bonhomme n’est pas obligé de tomber si facilement sous le charme de l’ancienne maîtresse de son père… Lui a peut-être le temps d’être séduit, nous, non. Et pourtant, c’est une des plus belles femmes du cinéma en face. On n’est pas des spectateurs faciles, hein. On ne se couche pas le premier tiers du film !

La cohérence du récit est une chose, la tonalité, encore une autre. Ce qui donne la tonalité, l’atmosphère d’un film, c’est parfois sa musique. Et une musique peut livrer sa propre logique et éclairer le sens d’une histoire. On travaille en petit comité : le coupable se trouve être Hikaru Hayashi, autrement dit un habitué non seulement des films de Masumura (pas forcément les meilleurs), mais aussi de Kaneto Shindô (et les bons, Onibaba et L’Île nue, pour citer les meilleurs). Possible que Hayashi se soit trouvé un peu dépourvu en voyant le montage du film, parce que sa musique semble plus traduire sa perplexité qu’autre chose…

Hikaru, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvu quand la bise fut venue et que madame Ota son pantalon… « Quoi ? Quoi ?… Vite : musique mystérieuse. »

Les notes de musique reflètent un mystère tout aussi forcé que les excès de Madame Ota et nous voilà comme projetés dans un film de Yoshida chez qui la musique expérimentale fait écho à l’incompréhension du spectateur face aux propositions crypto-esthétiques du réalisateur.

« Tu aimes les films avec de la musique mystérieuse, Kikujisa ? »

Est-ce la bonne approche, la bonne tonalité ? Instinctivement, Kawabata, je l’associerais davantage et dans un premier temps à la nostalgie, et seulement après, au mystère, à la solitude, conséquence inéluctable de l’incommunicabilité. De mémoire, Pays des neiges procédait de la même façon avec des ellipses obsessionnelles, des décors restreints, un temps chaotique et inconsistant renforçant l’idée d’isolement, de solitude et de désorientation. J’imagine qu’une adaptation des Belles Endormies fonctionnerait de la même manière : d’abord, la découverte d’une situation, la répétition, l’étrangeté, puis l’obsession d’une idée fixe, d’un vice… Plonger ainsi à brûle-pourpoint dans une forme de mystère pas encore nécessaire, reposer sur des dialogues plus que sur des non-dits, un jeu hiératique ponctué soudain d’excès incompréhensibles ne fait qu’ajouter de l’incrédulité aux incohérences de départ.

Le développement ne parvient pas plus à faire jaillir un peu de lumière dans ce spectacle étrange et éteint. L’alliance du côté solennel, procédural de la cérémonie du thé et des excès émotionnels ou comportementaux des personnages donne l’impression d’assister à un spectacle de robots poussés à se divertir en imitant les humains après leur disparition. Ce serait dans leurs incohérences et leurs maladresses qu’ils révéleraient leur nature. Un tel angle peut toujours avoir son intérêt dans un film dédié à la « vallée de l’étrange » (comme dans Stepford Wives), dans une adaptation de Kawabata, un peu moins.

Effet d’une introduction ratée ou non, difficile pour moi de me passionner pour une telle histoire de fétichisme à la limite de la nécrophilie. Quant à l’héritage amoureux, cet étrange ménage à quatre transgénérationnel, je sais que l’on est dans l’univers d’un homme qui a imaginé des rapports avec de « belles endormies », mais la maîtresse éplorée qui devient la maîtresse du fils de son amant avant que ce fils ait des rapports avec la fille de la maîtresse de son père, voilà un type de téléphone arabe pour le moins déconcertant… Imamura aurait fait de ces personnages alambiqués des monstres et l’on s’en serait amusés (comme l’on se serait amusés d’un réalisateur insistant sur la symbolique sexuelle du fusil dans Winchester ’73). Mais attention, on est chez les kawabatophiles, les rapports tordus, pervers, fétichistes représentent une forme d’idéal ou de normalité dans les cercles intellectuels. Qu’auraient-ils à raconter autrement à leur psychanalyste ?

Boire dans les tasses centenaires qui ont vu passer des générations d’amants, celles que portaient aux lèvres papa et maman, est-ce tromper, docteur ? Les briser, est-ce mettre fin au cercle incestueux de notre héritage pervers ?

J’ai beau apprécier passionnément Ayako Wakao, je suis loin de partager ces tendances fétichistes. Si le thé n’est pas bon, si la cérémonie déraille, et si Ayako me paraît répéter une séquence de dénouement d’un film qu’elle tourne entre deux prises sur le plateau d’à côté, je me lève et je me casse.

Mais brisons là.

La tasse séculaire.

Et allons nous coucher.

Seul.

Repus de médiocrité.

Et de tessons amoureux.

(À relire mon commentaire pour Le Temple des oies sauvages, je me dis que je pourrais réécrire exactement la même critique. Et c’est d’ailleurs un peu ce que j’ai fait. Moi aussi, je fais dans le transgénérationnel. Ah, c’est encore dans les vieilles tasses que ça part toujours en déconfiture.)


Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura 1969 千羽鶴 Senba zuru | Daiei Studios



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Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô (1975)

Kenji Mizoguchi ou la Vie d’un artiste

Note : 4 sur 5.

Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director

Titre original : Aru eiga-kantoku no shogai

Année : 1975

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : acteurs et techniciens du maître

Une suite d’interviews d’un grand cinéaste sur son maître. On se croirait chez Drucker : Shindô ne s’intéresse qu’à cerner la personnalité réputée dure sur les plateaux, timide en dehors, de Kenji Mizoguchi.

Le film se contente donc de faire dans l’évocation, la déférence, et en cherchant à faire le portrait du cinéaste, Kaneto Shindô s’applique surtout à faire celui des acteurs, techniciens, et scénaristes amenés à croiser le chemin de Kenji Mizoguchi au cours de sa carrière. Si l’on apprend essentiellement de sa méticulosité quand il s’agit des techniciens, cela devient beaucoup plus intéressant quand les acteurs prennent la parole. En 1975, voir les acteurs habituels de sa filmographie se remémorer leur relation, cela fait son petit effet, parce qu’à l’image de ce que dit Kinuyo Tanaka quand elle répond à l’amour supposé que beaucoup prêtaient au réalisateur à son égard, eh bien, les acteurs, on les aime pour ce qu’ils dégagent à l’écran. Pas ce qu’on peut en lire dans les journaux ou ce qu’ils peuvent raconter les uns sur les autres en petit comité à propos de leur intimité. Mizoguchi, on aime ses films, on préfère donc quand ses acteurs parlent du cinéaste, plus que de l’homme, parce que ce sont les acteurs qu’il nous a appris à aimer à travers les personnages dans lesquels il les a mis en scène. J’aurais beaucoup moins d’appétit pour leur déférence d’usage quand il s’agit d’évoquer sa vie privée ou de décrire son génie (ça, c’est notre travail, pas le leur).

Le talent est donc là. C’est nous, spectateurs, qui en parlons souvent le mieux. Les voir, eux, évoquer leur travail ou la personnalité de leur maître, c’est surtout l’occasion de les revoir parfois des décennies après leurs apparitions dans nos films préférés.

Tatemae oblige, toujours, on sent parfois poindre quelques hésitations à parler de certains aspects de la vie du réalisateur, dire ce qu’ils pensent réellement, et puis dans un sourire poli, ils se ravisent et sortent les compliments d’usage. Les acteurs sont nés pour vivre de et à travers leur hypocrisie ; le double jeu, c’est leur fonds de commerce. Alors, pour un acteur japonais, vous imaginez… C’est même chez Kinuyo Tanaka l’essentiel de son génie tant on perçoit en permanence un fond caché poindre par petites touches derrière son masque. C’est assez plaisant de voir Kaneto Shindô la pousser dans ses derniers retranchements de femme polie, lui, qui toute sa vie a caché sa relation avec Nobuko Otowa, son actrice principale habituelle, avant de l’épouser seulement deux ans après ce film, en 1977 (il feint de l’interviewer d’ailleurs comme les autres, ou pas, dans un salon discret). Kinuyo Tanaka, dans cette interview, présente quant à elle cette étrange capacité à être spontanée comme il faut tout en parvenant (alors que cela devrait représenter deux qualités contraires) à donner l’impression de dire exactement ce qu’elle veut dire sans en dévoiler trop, avec toujours la même classe distante et polie. Elle prétend qu’elle connaissait très peu le réalisateur dans sa vie privée, mais à l’évidence, certains acteurs n’ont pas besoin de trop surjouer sur un plateau quand il est question de feindre de tomber amoureux de ce genre d’actrices. Vous pouvez la placer devant dix hommes différents, vous lui laissez faire son numéro et la moitié en tombe amoureux. On répète à l’envi que Mizoguchi ne dirigeait pas ses acteurs, on comprend pourquoi. Les acteurs géniaux, comme Kinuyo Tanaka, vous n’avez qu’à les mettre devant une caméra, et le simple fait de respirer intrigue le spectateur et le pousse à les regarder.

On peut juste regretter de ne pas avoir plus d’Ayako Wakao. Ou de ne pas avoir un même type de film sur Masumura. Il n’a pas ça dans ses cartons Michel Drucker ?


 

Isuzu Yamada, Michiyo Kogure, Kinuyo Tanaka dans Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô 1975 | Kindai Eiga Kyokai


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La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura (1962)

Note : 3.5 sur 5.

La Vie d’une femme

Titre original : Onna no issho

Année : 1962

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Machiko Kyô, Masaya Takahashi, Jirô Tamiya

Opus somme toute mineur dans la filmographie de Masumura, faute à un récit trop éclaté et un manque de scènes fortes (sorte de Vie d’O’Haru femme galante vite expédié et surtout sans faire confiance à son actrice principale à émouvoir le spectateur en lui laissant le temps de s’exprimer…). On aurait presque l’impression que les réels conflits et enjeux du film n’appartiennent qu’aux événements historiques et extérieurs à la vie de notre petite famille à travers les décennies. Même chez Ozu ou chez Naruse les événements familiaux, les conflits, y sont parfois plus marquants. Même éclaté sur plusieurs décennies, ça reste très anecdotique. Pour un mélo, on se surprendrait presque à barboter sur les rives d’un lac.

Reste le génie de découpage et de composition des plans de Masumura, surtout dans les petits espaces, rappelant Une femme confesse tourné l’année précédente. Si pour certains cinéastes, on s’applique avec le principe du « une idée un plan », chez Masumura, c’est une sorte de composition binaire dans laquelle à l’intérieur de chaque plan une action suivie d’une autre en réaction doit prendre forme. Action, réaction, et une logique du découpage tournée vers le principe pas si lénifiant du champ-contrechamp.

Dans un champ-contrechamp, parfois, on oppose un visage en gros plan à un autre en gros plan… Jamais ici : Masumura cadre systématiquement ses personnages dans le même plan, et le champ-contrechamp s’opère après un échange de trois ou quatre répliques, rarement plus. Les personnages se font rarement face, puisque c’est vrai que dans une discussion, il y en a souvent un qui veut parler à l’autre, et un autre qui subit et qui chercherait plutôt à fuir la discussion : celui qui fuit s’affaire souvent à une action, répond à l’autre, peut éventuellement devenir celui qui vient interroger l’autre, et les rôles s’inversent et ainsi de suite. Mais toujours le même principe de composition : une action ou une réplique, à laquelle l’autre personnage cadré dans le même plan répondra, un ou deux échanges tout au plus, éventuellement un personnage bougera, ou un autre interviendra, et ainsi de suite.

Autre principe, comme aux échecs, Masumura prend souvent un coup d’avance toujours pour que les personnages qui se répondent soient systématiquement dans le même cadre (l’un de profil, un autre peut-être de dos, mais rarement l’un à gauche et l’autre à droite, pour jouer sur la profondeur, profiter du scope et créer une perspective qui justifiera l’emploie du contrechamp) : la réaction de l’action en cours est déjà en gestation dans le plan à un autre endroit du champ, et cela souvent au premier plan, comme pour préméditer une action ou une prise de parole. En changeant de plan, Masumura ne propose pas seulement un contrechamp, il nous indique que dans le cadre, alors que l’action qui précède (suivant parfois un raccord) se termine, une réaction à cette action va prendre place dans ce nouveau cadre. On guette l’action à venir, et on la voit presque, la devine, avant qu’elle se manifeste. (Foutrement efficace d’un point de vue narratif, mais ça doit aussi être beaucoup plus économe en pellicule, parce que contrairement encore de l’idée qu’on se fait des champs-contrechamps, puisque les personnages bougent sans cesse, aucun réel plan maître ; pas non plus d’échelle de plan, parce que Masumura joue avec la profondeur dans tous ses plans — au premier plan souvent flou, des objets, des parois, au second un personnage, au troisième un autre, au quatrième parfois encore un autre amené à intervenir ou qui est déjà intervenu et qu’on ne voit plus qu’en pointillé… — si bien qu’il filme deux répliques, parfois trois, fait bouger éventuellement ses acteurs, en fait intervenir d’autres, et puis contrechamp. L’astuce, c’est que si dans un champ-contrechamp classique, le troisième plan est presque toujours une copie du premier, là, ça ne marche que par paire : 11 (action-réaction-cut)/ 22 (contrechamp avec même principe d’une action répondant à une autre à l’intérieur du même plan)/ 33 (contrechamp du plan précédent, mais autre angle que le plan antéprécédent 1)/44, etc. ; et cela au lieu du ronflant 1/2-1/2-1. Plus fort encore, tel encore un joueur d’échecs, revenir à un plan bien antérieur laissant presque penser qu’il pourrait avoir un plan maître, alors que ça paraît assez peu probable : 11/22/33/44/1/44/5 (comme dans la séquence finale où il reviendra juste avant un travelling me semble-t-il à un emplacement de caméra en plan moyen utilisé précédemment pour un plan plus rapproché.)

Analyse plus détaillée ici :

Composition des plans et montage en champ-contrechamp chez Yasuzô Masumura


La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura 1962 Onna no issho | Daiei Studios


Liens externes :


Passion, Yasuzô Masumura (1964)

Grand somme

Note : 4.5 sur 5.

Passion

Titre original : Manji

Année : 1964

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Ayako Wakao, Kyôko Kishida, Eiji Funakoshi

— TOP FILMS

Un Grand Sommeil psychologique avec des rebondissements si multiples qu’on finit avec Masumura par en rire… Le film est parfois si drôle, dans le genre de la satire italienne presque, qu’on croit voir par moment Eiji Funakoshi se muer en Vittorio Gassman ou tout du moins en adopter certaines mimiques (Vittorio joue très bien les gueules d’ahuri, les faux-culs).

Voilà un gros et joli supermarché de dupes où chacun, à force de jouer tour à tour les manipulateurs ou les victimes, se demande en permanence où le traquenard psychologique se finira et qui manipulera l’autre en dernier. La saveur des huis clos en somme dans une sorte de carré amoureux troublant et fascinant. Très bavard certes, avec des enjeux quelque peu tortueux, mais comme dans le Grand Sommeil, il faut finir par ne plus chercher à comprendre qui tire les ficelles, et en rire. Le génie de Masumura est là d’ailleurs, parce qu’il tend vers la farce au lieu de plonger dans l’intellectualisme ou le drame ton sur ton. Parce que tout cela devient en effet absurde, et ce n’est plus qu’un jeu où la cohérence psychologique n’est plus de mise.

À noter aussi l’utilisation exceptionnelle de la musique. Masumura sait exactement quand faire entrer en scène les quelques notes lancinantes qui sauront parfaitement illustrer ce que beaucoup de chefs-d’œuvre ont à ce niveau en commun : l’impression d’inéluctabilité, d’un destin qui s’opère quoi que les personnages puissent faire et entreprendre. La tragédie avait cela en commun avec les bons thrillers usant de suspense, c’est que le public, et souvent les personnages mêmes, sait déjà comment ils vont finir. Ils redoutent la mort, craignent continuellement de se faire tromper, et c’est la musique qui vient insidieusement réveiller ces doutes. Toujours la même musique, parce qu’elle n’exprime qu’une seule chose : la suspicion.

Comme il est bon souvent de revoir certains films.


Vu en avril 2012. Revu le 23 janvier 2018

Passion, Yasuzô Masumura 1964 Manji | Daiei

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura (1960)

La segmentation du mensonge

Testaments de femmes

Note : 4 sur 5.

Titre original : Jokyo

Année : 1960

Réalisation : Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa & Kôzaburô Yoshimura

Avec : Ayako Wakao ⋅ Fujiko Yamamoto ⋅ Hiroshi Kawaguchi ⋅ Sachiko Hidari ⋅ Jirô Tamiya ⋅ Eiji Funakoshi ⋅ Machiko Kyô ⋅ Ganjirô Nakamura ⋅ Junko Kanô ⋅ Chieko Murata ⋅ Jun Negishi

— TOP FILMS

Adapté d’un roman (ou d’un recueil de nouvelles) de Shôfû Muramatsu, ce film constitué de trois parties distinctes est un petit bijou. Chaque sketch tournant autour d’une idée commune (celle de femmes manipulatrices et vénales) possède son réalisateur attitré. En vogue dans les années 50 et 60, ce type de films a souvent peiné à trouver une unité. Pourtant, ici, un même souffle émane de cet ensemble : un style et un ton capable à la fois de se faire léger et mélodramatique. La musique joue sans doute un grand rôle dans cette unité. Elle est l’œuvre de Yasushi Akutagawa, habitué de deux des trois réalisateurs.

Masumura selon toute vraisemblance aurait réalisé le premier segment avec Ayako Wakao ; Ichikawa le second avec Eiji Funakoshi et Fujiko Yamamoto ; quant à Kôzaburô Yoshimura (Le Bal de la famille Anjo), il aurait réalisé le dernier segment avec Machiko Kyô.

La première histoire montre une hôtesse de bar dont la malice arrive à soutirer de l’argent à ses clients sans devoir en arriver à la chambre à coucher. Présentée comme une menteuse invétérée, à la fois insouciante, espiègle au travail (elle mord l’oreille de ces amants contrariés, signe de sa jouissance feinte et de la castration permanente qu’elle inflige à ses admirateurs), mais aussi consciente, en dehors, de la nécessité d’investir pour ses vieux jours. Sa seule faille (et on le retrouvera dans les deux autres personnages féminins du triptyque), c’est l’amour, réel cette fois, qu’elle porte pour un jeune homme de bonne famille. La tigresse finira par se faire avoir par son propre jeu, et ultime pirouette mélodramatique, refusera sans doute la seule chance de sa vie de trouver l’amour et le bonheur. Ces garces sont joueuses, et en tout cas pour celle-ci, quand elle baisse la garde et se révèle telle qu’elle est véritablement, elle ne tarde pas à replacer le masque pour ne pas s’avouer sa défaite, ou sa faiblesse. Avoir la plus belle femme du monde pour incarner cette tornade, ça aide. D’abord pour la crédibilité du personnage (tout le monde la désire, personne n’arrive à l’attirer au lit, mais personne ne lui en tient rigueur, on lui laisse tout passer grâce à sa beauté et son insouciance de façade), mais bien sûr, et surtout, parce que Ayako Wakao est une actrice formidable. Déjà trois ans qu’elle apparaît dans les films de Masumura (beaucoup sont encore difficiles, voire impossibles, à voir), et ici, en quelques minutes, le personnage lui permet d’exprimer une gamme impressionnante d’humeurs. La grande réussite de l’actrice et du réalisateur aura été d’arriver à ne pas faire de cette garce un personnage antipathique : elle ne prend rien au sérieux, et c’est à peine si elle se cache de mentir à ses prétendants. Un comble.

À noter également la performance impressionnante de Sachiko Hidari dans le rôle de la confidente. Future actrice de La Femme insecte ou de Sous les drapeaux l’enfer.

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (2)_saveur

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo | Daiei Studios

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (6)_saveur

La seconde histoire manie très bien également l’ironie, grâce au talent de son actrice, Fujiko Yamamoto. Ichikawa retrouve ici son acteur de Feux dans la plaine, Eiji Funakoshi.

Un écrivain porté disparu se réveille sur la plage. Image étrange qui ne réclame aucune explication, comme un rêve, comme une parodie des thrillers (en particulier des histoires de fantômes). Il rencontre une femme à l’air absent, lui révèle que son mari est mort et qu’elle vient brûler ses lettres parce qu’il aimait l’océan. À cet instant, son côté éthéré, on peut toujours y croire, mais le plaisir est là quand on doute de ce qu’on voit et qu’on n’ose pas encore rire. Fujiko Yamamoto joue la funambule entre le trop et le juste assez. La veuve et l’écrivain se quittent et se retrouvent par hasard le lendemain. Elle l’invite dans sa maison. Elle est froide et vide, inhabitée. Elle l’invite à prendre un bain. Et toujours cet air absent, cette voix haut perchée, traînante et naïve. Magnifique cut : gros plan sur l’écrivain, pas franchement rassuré dans son bain. Il a raison, elle vient lui tenir compagnie, nue. Fantasme, réalité ou… fantôme. On rit bien maintenant. Toutes les intonations de voix paraissent fausses. (Pour avoir un peu palpé l’art de la scène, je peux dire que c’est une des choses les plus dures à jouer : être crédible et drôle dans le surjeu parodique. S’il suffisait d’en faire trop et n’importe comment ce serait facile. Or, il faut être rigoureux et garder une humeur fixe, légèrement surjouée, sans perdre le fil. Un peu comme arriver à garder la même note pendant plusieurs minutes…)

Bref, on comprend vite grâce à l’intervention importune d’un autre personnage qu’il s’agit là, comme dans le premier segment, d’une manipulation. L’issue sera la même : la belle se fera prendre à son propre jeu. Les femmes jouent avec les hommes, mais ça leur arrive aussi de perdre. Le dénouement est à la fois amusant et magnifique : quand on ne sait au juste si la tension est celle d’un amour naissant ou celle de représailles qui s’annoncent. Comme deux taches d’encre sur la soie, ces tensions s’unissent, et c’est bien la composition de ces couleurs inédites qui provoque le plaisir du spectateur.

Le dernier segment est peut-être le plus conventionnel. Il permet à Machiko Kyô de montrer en détail tout son génie créatif.

Une “mama”, patronne de bar et responsable d’une maison de geishas après les nouvelles lois encadrant la prostitution, ayant donc bien réussi, refuse de cautionner le mariage de sa sœur. Celle-ci lui lance en retour que malgré sa réussite, elle a échoué à devenir heureuse. On la suit donc dans ses activités de parfaite gestionnaire, mais les reproches de sa sœur semblent encore résonner en elle. En quelques minutes, on en vient à mieux la connaître, à travers des références bien trouvées à son passé, à travers des détails révélant une nature tournée exclusivement vers son désir de réussir. À son autorité naturelle qu’elle montre face aux clients ou ses employées, s’oppose la faille ouverte par sa sœur qui ne va cesser de s’agrandir. C’est ce parcours et cette prise de conscience tardive qui permet de la rendre sympathique aux yeux du spectateur, placé comme en face d’une rédemption silencieuse. On n’attend alors plus que le moment où le basculement va pouvoir s’opérer. Deux fronts : un lentement préparé, qui est l’utilisation très vite dans le récit d’un événement perturbateur. Une classe est venue assister à une représentation de geishas et un des élèves est tombé subitement malade. Au lieu de l’envoyer à l’hôpital, l’enfant est gardé sur place. La “mama” ne s’intéresse d’abord pas à lui ; la maîtresse s’occupe de tout. Le deuxième front qui va permettre ce basculement, c’est l’arrivée imprévue dans la vie de cette femme au monde bien réglé de son premier amour. C’est en quelque sorte le coup de grâce qui lui fait comprendre qu’elle s’est trompée. On met de côté la crédibilité et la cohérence d’une situation un peu forcée, et on plonge dans le pathos (contrairement aux deux autres segments, ici, pas d’ironie). La police vient arrêter cet homme qui venait demandait l’aide, humblement, à cette fiancée qui autrefois l’avait quitté sans prévenir et qui avait été la source de toutes ses misères. Et le basculement est donc là : 1/ elle avoue aimer, aimer un homme hors la loi sans doute, mais elle aime, c’est le début peut-être du bonheur ; 2/ elle fait don de son sang au garçon malade ; 3/ sa sœur vient se présenter à nouveau à elle, cette fois avec son amoureux, et un peu à son étonnement, elle n’aura pas à attendre longtemps avant que sa sœur décide finalement de l’aider.

C’est du classique, un peu grossier (un mélo quoi) mais c’est bien amené. Mais il faut donc faire avant tout honneur ici à Machiko Kyô. Malgré un physique pas forcément avantageux, elle arrive à tenir l’attention grâce à son autorité, sa justesse et sa précision. Elle est capable de se fixer un objectif pour chaque scène, de jouer ainsi en priorité la situation. Et alors chaque réplique devient une évidence : délivrée simplement comme une certitude toute faite, elle envoie tout ça avec le plus grand naturel. C’est trop précis pour être de l’improvisation. De temps en temps, elle ponctue son jeu, en réaction à ce qu’elle entend, apprend, à ce qu’on lui dit. Le langage du corps apporte quelque chose de plus essentiel qui n’apparaît pas dans les dialogues. Ce sont comme des apartés que nous sommes bien sûrs seuls à voir. Ce n’est souvent qu’un geste, un regard perdu. Quand on place les acteurs dans un tel environnement fait d’objets du quotidien, là où on devrait au contraire les retrouver dans un certain confort, il n’est pas aisé d’arriver à jouer sur tous ces tableaux : la force à travers l’autorité, la faiblesse à travers les doutes et des informations sur le passé auxquelles elle semble ne pas réagir, mais qui, à force de la suivre, finissent par ne laisser aucun doute sur la manière dont elle les reçoit. Calvaire pour les acteurs médiocres, ce contexte peut révéler le génie créatif des grands acteurs. Et il n’y a pas de doute, ce que propose Machiko Kyô ici, c’est du grand art.

Voilà, il est dommage que les films à sketchs soient passés de mode. C’était un format assez similaire au recueil de nouvelles qui permettait d’aller droit à l’essentiel. Dans ce type de films, la question de la mise en scène est accessoire : elle doit se mettre au service d’une histoire, et les prétentions esthétiques d’un cinéaste doivent passer au second plan. L’efficacité avant tout. L’académisme aussi. Le film à sketchs permet, en outre, de s’attarder sur trois personnages principaux, et bien sûr, profiter du talent d’actrices exceptionnelles. Nul doute que beaucoup de ces films aient un peu trop souffert d’un manque d’unité, mais on pourrait imaginer plusieurs histoires réalisées par un seul cinéaste. Et puis, on aurait pu également insister sur un genre, qui en littérature ne s’est finalement pas si essoufflé que ça. Quoi qu’il en soit, celui-ci est parfaitement réussi. L’unité est là, elle s’articule autour de femmes manipulatrices, ambitieuses, qui vont être confrontées à des situations remettant en cause leur parcours et leurs choix peu recommandables. Le regard posé sur elles est toujours bienveillant, comme pour souligner encore le rôle de l’art, des histoires que l’on se raconte : la vie est constituée de malentendus, de fautes, de choix lourds de conséquences, d’incompréhension, d’errance ou de chance, mais chacun avance comme il peut ; et si certains, dans ce petit jeu subtil des apparences, parviennent à nous faire croire qu’ils ne sont pas affectés autant que nous par ces désagréments de la vie, c’est que malgré cette adversité, ils avancent droit, avec dignité et confiance. Les histoires, même les plus petites, sont là pour nous rappeler, que si ces héros du quotidien sont capables, même dans leurs travers, de rester fidèles à cette conduite, chacun peut le faire.

Et si on en est incapables, reste toujours le pouvoir d’en rêver. De moins en moins, malgré nos libertés, nous faisons. Ces personnages osent et se veulent maîtres de leur destin, même si — surtout — la vie leur joue des tours, ou qu’ils choisissent une voie moralement discutable. Si le film est si léger, c’est qu’il est rempli d’optimisme. Rien n’est jamais grave. La vie continue. Alors cessons de subir.

(Autre très bon film à sketchs japonais : Destins de femmes, de Tadashi Imai.)

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (1)_saveurTestaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (10)_saveur


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Hanzo the Razor 2 : L’Enfer des supplices, Yasuzô Masumura (1973)

Comme un spoil pubien sur la soupe

Hanzo the Razor 2

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Goyôkiba: Kamisori Hanzô jigoku zeme

Année : 1973

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Shintarô Katsu, Kazuko Inano, Keiko Aikawa, Kô Nishimura

« Inspecteur Hanzo, je vais pardonner ton affreuse grossièreté. Parce que tu as agi par conscience professionnelle. Mais ne t’avise pas de recommencer.— Tu vois, il est gentil ?

— Non. »

→L’insolence.

Hanzo et ses hommes découvrent le corps d’une femme gisant dans sa chambre :

« La fille d’un riche marchand… Mais c’est bizarre, on dirait une pute. Regarde, ses tétons sont tout noirs.

— Qu’est-ce qui a bien pu la tuer ? Pas de trace d’étranglement, aucune blessure…

— Une femme ne révèle rien en surface. Pour savoir ce qui l’a tuée, il faut vérifier là…

Hanzo exerce ses talents de gynéco.

— Elle a avorté. »

→Bizarre, bizarre.

« Je suis l’inspecteur Hanzo. Je vous arrête tous pour avortement ! »

→ Ah, ah !

« Tu dis la vérité ?

— Vous êtes le très méritant inspecteur Hanzo. Comment pourrais-je mentir ?

— Je te crois. »

→Joyeux dupe.

« Qui es-tu ?

— Moi ? Je suis l’officier de l’enfer. »

→Dirty Hanzo.

« Tu vas connaître la fameuse méthode de torture d’Hanzo. Tu as supporté l’enfer. Maintenant je t’envoie au paradis…

— Tu ne pourras rien. Je suis mariée avec Bouddha ! Jamais je ne trahirai !

Il la viole, et tout en la violant continue l’interrogatoire :

— Qui tire les ficelles de cet odieux trafic ? Parle ! Qui ?

— Non…

— Si tu n’avoues pas, j’arrête !

— Non, ne t’arrête pas ! »

Hanzo the Razor 2 : L’Enfer des supplices, Yasuzô Masumura 1973 Goyôkiba: Kamisori Hanzô jigoku zeme | Katsu Production, Toho Company

Voilà, tout Hanzo est là. Un Matamore à la hauteur. Peut-être même plus drôle que le personnage de Corneille, parce que Hanzo, s’il est grossier, grandiloquent et vantard, il est aussi bien futé que puissant. Il y a un peu de Don Quichotte également chez lui, mais là encore si tout frôle la démesure, sa puissance n’est pas feinte et ses ennemis bien réels. Et sa grande réussite, c’est que malgré l’apparence d’un être grossier et d’un caractère libidineux pour qui toute logique passe d’abord à travers celle de son sexe, eh ben derrière ça, c’est étrange de le dire, mais il garde une certaine retenue, je n’ose dire pudeur, qui force, oui, le respect. Ailleurs (en Chine par exemple ou vu par Jerry Lewis), un acteur en aurait rajouté et aurait multiplié les mimiques. Le génie de Shintarô Katsu, il est d’en faire un personnage impassible, comme si le haut du corps gardait une certaine noblesse et que le bas, nu et dressé, était prêt toujours à l’action. C’est ce décalage (et une ambiguïté qui passe également à travers le langage puisque Hanzo paraît toujours désinvolte, contrarié par des pensées bouillantes qu’il parvient toutefois à contenir) qui produit la sympathie et l’hilarité. Comment rire sinon d’une situation où un type viol une femme pour lui faire dire la vérité ?…



Listes sur IMDB :

Jidai-geki à lame

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Le Faux Étudiant, Yasuzô Masumura (1960)

L’Étranger

Note : 5 sur 5.

Le Faux Étudiant

Titre original : Nise daigakusei

Année : 1960

Réalisation : Yasuzô Masumura

Œuvre originale et adaptation : Kenzaburô Oe, Yoshio Shirasaka

Avec : Ayako Wakao, Jun Fujimaki, Jerry Fujio, Eiji Funakoshi, Nobuo Nakamura

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Adaptation d’une nouvelle de jeunesse d’un futur prix Nobel de littérature (Kenzaburō Ōe), A False Student est une œuvre magistrale et complexe. On y retrouve le thème de la culpabilité, de la responsabilité, des faux-semblants, de la folie d’une société toujours en quête d’excellence et de reconnaissance…

Le film commence avec des faux airs de néoréalisme italien, bien aidé par la ressemblance de l’acteur principal avec celui du Voleur de bicyclette. La même présence naïve, une certaine folie, et la bêtise en plus… Ensuite, le film tourne au film politique comme on en verra plus tard, toujours en Italie (la connexion est réelle, Masumura a appris le métier en Italie), alors que Masumura continuera dans la subversion, mais sexuelle le plus souvent, beaucoup moins politique (quand on a Ayako Wakao à disposition, on s’adapte). On suit ainsi la petite imposture de Hikoichi sans se douter qu’il est en train de tisser autour de lui un inextinguible voile d’apparences qui ne cessera alors de jouer contre lui auprès de ceux pourtant qu’il cherchait à plaire.

Le film bascule encore une fois lors d’une longue séquence de séquestration, et gagne en puissance en interrogeant des thèmes tels que la vérité ou la justice, rappelant des films comme Fury (Fritz Lang), Du silence et des ombres (Robert Mulligan) ou L’Étrange Incident (William A. Wellman) ; des thèmes essentiels et universels que la construction d’une société comme celle de l’Ouest américain rendait possible, comme au temps des tragédies grecques. C’est bien de ça qu’il est question : ces étudiants appartenant à une des plus prestigieuses universités de Tokyo veulent réinventer le monde mais se rendent compte très vite qu’en place de leurs beaux idéaux, de la justice, on préfère toujours le petit confort d’une situation, la fuite lâche, opportuniste, face à des responsabilités lourdes, et le déni, voire le mensonge ou le crime pour préserver l’essentiel : son statut et les apparences, réelles et ultimes valeurs d’une société japonaise autant assujettie aux règles strictes de la bienséance et de la tradition.

Le génie ici, et la force du récit, c’est l’opposition poussée jusqu’à ses limites de deux types d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. L’individualiste, ou le solitaire naïf sans grands principes moraux, un peu idiot, désintéressé politiquement, souhaitant s’insérer dans une prestigieuse université qui le fait rêver — l’image idéale de la victime innocente ; et puis les jeunes étudiants, ambitieux, brillants, pleins de beaux idéaux, actifs dans leurs revendications politiques, pas foncièrement mauvais, mais qui, au nom de ces idéaux, au nom de la sauvegarde du groupe, et finalement au nom de la préservation de leur petit confort bourgeois pourtant si méprisé, n’hésiteront pas à flirter dangereusement avec ce qu’ils abhorrent.

Le dur et cruel apprentissage de la realpolitik. La savante exposition de ce qui nous fait basculer à l’insu de notre plein gré dans une forme fine de corruption et de lâcheté. Il y a quelque chose de pourri dans l’Empire du soleil levant — Masumura avait un Oe dessus.

Magistral.

Les Baisers, Yasuzô Masumura (1957)

Les Baisers

Kisses

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Kuchizuke

Année : 1957

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Hiroshi Kawaguchi, Hitomi Nozoe, Aiko Mimasu

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Deux critiques sur IMDb relèvent le fait que le film ressemble à du Godard. C’est plutôt vrai, mais l’influence néoréaliste est plus probable, vu le parcours de Masumura (il a fait ses classes en Italie). L’énergie, le rythme effréné, l’impertinence et l’alliance de la fausse et nonchalante romance avec la nécessité de survivre et de s’entraider pour cela, ce sont là des éléments aussi qui rappelleront plus tard, sans son lyrisme poétique, Wong Kar Wai (on pense au personnage « je t’aime moi non plus » de Faye dans Chunking Express).

Qu’y a-t-il de plus beau que les amours adolescentes ?… C’est un peu la rencontre improbable entre un fragile papillon et un autre plus robuste prétendant être un frelon. Quand il vient à aider le frêle papillon, il décampe et fonce tête baissée devant lui comme un frelon piqué dans son amour-propre alors qu’autour de lui voltige le papillon auquel il a aidé à redonner vie…

— Qu’est-ce que tu veux ? Je suis un frelon, laisse-moi tranquille !

— Pourquoi m’aides-tu ?

— Je ne t’aide pas. Regarde, c’est ma mère. Quelle abeille ! Je ne suis pas un papillon comme toi.

— Bien sûr que tu l’es…

— D’accord, alors suis-moi si tu le peux…

— Aucun problème.

— Bzzzzzz

— Lalallalala

— … Bzzzzzzz

— Maintenant, est-ce que tu peux le dire ? Est-ce que tu m’aimes ?

— Nan.

C’est un peu comme Titi chassant Gros minet. Charmant.

Hiroshi Kawaguchi et Hitomi Nozoe apparaîtront deux ans plus tard dans Herbes flottantes, mais ils seront surtout… mariés et joueront dans plusieurs autres films de Masumura (Hiroshi Kawaguchi jouera, seul, dans Une femme confesse, par exemple). Ils mourront relativement jeunes tous les deux à moins de 60 ans. Hiroshi Kawaguchi est par ailleurs le fils de Matsutarô Kawaguchi, romancier et scénariste de nombreux chefs-d’œuvre dont celui-ci et de l’actrice Aiko Mimasu (ici présente).


Les Baisers, Yasuzô Masumura 1957 Kuchizuke Daiei Studios

La Femme de Seisaku, Yasuzo Masumura (1965)

La Tragédie d’Okane

La Femme de Seisaku

Note : 5 sur 5.

Titre original : Seisaku no tsuma

Année : 1965

Réalisation : Yasuzô Masumura

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Ayako Wakao, Takahiro Tamura, Nobuo Chiba, Yûzô Hayakawa, Yuka Konno, Mikio Narita, Taiji Tonoyama

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Plus je vois les films de Masumura, plus j’ai la certitude que ses films sont l’équivalent au cinéma des tragédies. Le drame terrible qui touche Okane, c’est sa beauté. C’est ce qui va lui attirer la poisse, et c’est ce qui a causé sa mauvaise réputation, son mariage très tôt avec un vieux marchand qu’elle n’a bien sûr jamais aimé et pour qui elle n’est qu’un objet de désir. Si vous naissez belle et riche, ça peut être une chance, mais belle et pauvre, ça ne peut être qu’une tragédie.

Comme dans Une femme confesse, voire dans L’Ange rouge, Ayako Wakao joue une femme résignée face à son sort. Elle ne cherche plus à lutter, elle cherche juste à éviter de provoquer le destin. Elle n’a jamais connu la sympathie des autres, parce qu’on la juge comme une prostituée, et parce qu’elle ne fait rien pour s’intégrer ou être sympathique à son tour. Non pas qu’elle soit à proprement parler antipathique, mais elle refuse le contact avec les autres parce qu’elle sait que cela peut la nuire. Les femmes ne peuvent que la jalouser pour sa beauté ou la suspecter d’en jouer pour attirer les faveurs des hommes ; les hommes ne peuvent qu’être attirés par elle et avoir des arrière-pensées. La beauté qui devrait être une chance n’est qu’une tragédie pour celle qui doit la supporter.

Bien sûr, se tirant des sales pattes du vieux bourgeois avec qui elle s’est mariée, les membres de sa famille crevant comme des mouches autour d’elle, elle finit par attirer l’attention de l’homme le plus en vue du village. Elle sera d’autant plus détestée bien sûr parce qu’elle a (sans rien faire) attiré son attention.

Le regard porté sur les villageois est féroce. Commérages, jalousie, médisance, lynchage. On est loin des valeurs optimistes communautaires, du partage et de l’entraide.

Le noir et blanc est parfait, le montage aussi (superbe densité, le tout finalement ne dépassant pas une heure trente) mais c’est surtout la musique qui apporte un petit plus de tragique. Quelques notes de violons, pas trop apparentes mais insistantes, comme pour marquer la fatalité, comme si tout était déjà joué et que Okane n’avait aucune échappatoire à son destin tragique.


La Femme de Seisaku, Yasuzo Masumura 1965 Seisaku no tsuma | Daiei Studios

La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura (1961)

Un coup pour rien

La Vie d’un homme amoureux

Note : 3 sur 5.

Titre original : Koshoku ichidai otoko

Aka : A Lustful man

Année : 1961

Réalisation : Yasuzo Masumura

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Tamao Nakamura

(Aussi appelé L’Homme qui ne vécut que pour aimer)

Étrange farce du réalisateur d’Une femme confesse et de L’Ange rouge.

On est dans la commedia dell’arte ou pas loin du Casanova de Fellini. Une seule chose intéresse le personnage principal : les femmes. Au contraire de Casanova de Fellini, ici le personnage n’a aucun cynisme, au contraire, il aime réellement les femmes et veut les rendre heureuses. Il est complètement idiot, fils d’un riche commerçant, il n’hésite pas à dilapider l’argent de son père pour faire plaisir aux femmes. Sa philosophie de la vie est très limitée, mais il s’y tient. Son caractère est plus naïf que celui de Casanova, mais il est tout aussi absurde. Il a la mémoire d’une bête. Capable de s’émouvoir de la mort d’une femme qui l’a rendue heureux et de se consoler aussitôt avec une autre…

Le rythme du film est très rapide, et on passe d’une séquence à une autre, d’une conquête à une autre, sans avoir le temps d’intégrer ce qui précède. La psychologie est délibérément réduite à néant : c’est un pantin qui ne pense qu’à ses femmes. Et elles lui rendent bien parce qu’elles sont le plus souvent à ses pieds.

Le film se termine avec l’actrice fétiche du cinéaste, Ayako Wakao, que ce bon gros casanova n’arrivera jamais à rendre heureuse…

Dispensable.


La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura 1961 A Lustful man, Koshoku ichidai otoko | Daiei


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