Une page folle, Teinosuke Kinugasa (1926)

Mûr Nô

Une page folle

Note : 4 sur 5.

Titre original : Kurutta ippêji

Année : 1926

Réalisation : Teinosuke Kinugasa

Bel exercice de style. On sent derrière les influences, voire les hommages. De Eisenstein à Gance, en passant par Murnau ou par l’avant-garde française.

Dès le début, on a droit à des plans rapides en montage alterné. J’ai eu peur un moment que ça zieute plus volontiers vers Brakhage que vers Eisenstein, mais finalement ces séquences rapides à la montage des attractions ne sont pas si nombreuses, et surtout elles ont un sens. Ce n’est pas fait pour faire joli ; c’est pour créer une atmosphère ; et comme le sujet, c’est, en gros, la folie…, rien de plus normal de nous faire tourner la tête.

Une fois ces délires visuels passés, on sent la volonté d’être dans le cinéma comme langage : successions rapides des plans, mais mesurée (une fois qu’on a compris, on « dit » autre chose). Pas un plan ne se ressemble. C’est cohérent, on évite la redondance des images…

Puis, arrivent les mouvements de caméra… Alors, bien sûr, on dit toujours « ouais, bon, c’est facile, tu fais bouger la caméra, et voilà tu es un génie ». Oui et non. D’abord, il y a bien sûr la performance. J’ai un vague souvenir de mouvements de caméra dans M le maudit, et ce n’était pas franchement très fluide. Ici, ça l’est, mais surtout, c’est toujours fait à bon escient. C’est toujours pour accentuer, accompagner, une émotion. Le plus souvent, c’est celle du père concierge. C’est là où ça rejoint Murnau : on est dans la caméra subjective. J’avoue ne pas me souvenir beaucoup du Dernier des hommes, mais il semblerait que Kinugasa ait été impressionné par le film. J’ai revu vite fait des extraits, et c’est vrai que les ressemblances sont troublantes. La seule différence, c’est qu’ici les décors sont un peu cheap. Or, le sens d’utiliser une caméra virevoltante, subjective, c’est bien de montrer l’étendue des différents décors. C’est peut-être pour ça d’ailleurs que le film a parfois été référencé comme expressionniste, avec son côté « décor de théâtre », presque unique (pas loin d’un huis clos). Or, ces décors, bien que sombres, uniques, sont parfaitement réalistes ; aucune volonté d’en faire quelque chose d’expressionniste. Tout juste s’applique-t-il à mettre en relief, par les obliques à la Frank Miller ou à la Yoshida (oui je me doute bien que ça devait être une grande influence pour Kinugasa…), la géométrie des décors, mais l’accentuation se fait avec la caméra, pas avec le décor en lui-même.

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Une page folle, Teinosuke Kinugasa 1926 | Kinugasa Productions, National Film Art, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Productions

Dans quelques scènes, on peut voir à l’évidence l’influence du Dernier des hommes, tout en s’appropriant les techniques en les mariant avec d’autres effets. Murnau utilisait les travellings (approche subjective ou travelling d’accompagnement) pour se mettre au service de son histoire. Alors qu’ici, l’histoire est assez confuse et a finalement peu d’intérêt, si bien que ces effets lorgnent surtout sur l’approche esthétique avant-gardiste. On comprend bien que l’inspiration d’Eisenstein ou de Gance, c’est moins pour s’appliquer à rendre service à une histoire qu’à expérimenter des techniques (que plus personne n’utilisera par la suite). Dans ces scènes donc, Kinugasa à la fois des mouvements de caméra mais aussi des techniques de montage. Et là, franchement, c’est fort. Murnau « se contente » de faire un panoramique rapide par exemple pour passer d’un personnage à un autre un peu comme si l’observateur tournait la tête. Ici, Kinugasa fait donc encore mieux : il rajoute des plans en surimpression, soit pour accentuer l’effet de flou, soit pour lier deux plans en fondu… Ainsi, le père voit sa femme et son gamin, la caméra se détourne de la scène, revient vers la gauche, surimpressions, on retourne dans la prison, toujours mouvement vers la gauche, et on retrouve le père, regardant vers la droite, là où, dans notre représentation, se trouve hors-champ, la scène de sa femme et de son gamin… Un souvenir vécu comme un rêve… Peu de temps après, il utilise la même méthode ou presque pour arriver à un effet tout autre : la caméra zigzague d’un visage de fou à un autre, la fluidité de Murnau est là, mais lui y ajoute ce même effet de fondu et de surimpressions pour marier deux plans (ou plus) dans un même mouvement. L’effet est spectaculaire, on a l’impression d’être un observateur, avec des jumelles, passant rapidement d’un visage à un autre ; ou un peu aussi comme si on feuilletait un livre en nous arrêtant au hasard des pages (d’ailleurs, les panoramiques font bien un mouvement vers la gauche, comme pour lire un livre au Japon). Kurosawa utilisera même une technique assez similaire, celle des fameux volets, sauf qu’il n’utilisera plus le mouvement de caméra et ne gardera que l’effet de montage.

Autre lien avec le Dernier des hommes : l’histoire. Bien sûr, ici, c’est un peu abscons, mais justement, on comprend mieux en connaissant celle de Murnau. Le personnage principal est un portier dans un grand hôtel que la direction rétrograde à un service moins reluisant (celui de dame pipi) et au final, un homme fortuné lui lègue sa fortune… Ici, le personnage a certes des liens avec une des folles, mais pour le reste : il semble être une sorte de gardien au début (il a une casquette et un uniforme sommaire), et à la fin, on le retrouve simple concierge à nettoyer le sol. On retrouve un retournement de situation identique, un peu comme si « tout cela n’était qu’un rêve ou une fantaisie ». On passe de la bonne société cliente des hôtels dans le Murnau, les quartiers populaires à… un asile de fous. Ça se tient, c’est la même chose…

Maintenant, il y a un point qui me tracasse un peu. Je peux apprécier le cinéma d’avant-garde, expérimental… dans des courts-métrages où il n’y a rien à raconter. Vite fait, bien fait. Dans un film d’une heure, baser tout sur « l’expérience », les images, les atmosphères, et présenter une histoire somme toute assez opaque, je ne suis pas très convaincu de la chose. Pas d’intertitre (Murnau en utilisait déjà très peu, mais on comprenait les situations les unes après les autres). Je veux bien croire qu’avant le parlant, c’était une option envisageable : faire du cinéma, un art purement visuel, fait d’expériences, de ressentis, d’impressions… Mais le voir aujourd’hui, alors que le parlant a donné au cinéma une tout autre dimension, ça paraît un peu vain. Tous les beaux montages à la Abel Gance ou à la Eisenstein, ça tombe à l’eau, quand on peut utiliser des mots pour expliquer une situation, faire passer des sentiments, au lieu de se triturer le cerveau pour faire comprendre la chose en images. C’est un peu comme trouver un intérêt à parler en langage des signes entre personnes parfaitement aptes à communiquer de vives voix. Bien sûr, l’âge d’or avec le parlant, c’était ça : on parle, on parle, on parle. Et puis, on danse aussi, et on chante… Ici, on danse, d’accord. Sans musique, c’est un peu vain (oui j’ai regardé sans la musique additionnelle). Le cinéma dit d’art et d’essai, ou expérimental (peu importe), ce n’était déjà pas très populaire au temps du muet, mais alors après… Les exigences du parlant étaient tout autres, moins esthétisantes, plus liées à l’histoire, collées aux dialogues. C’est donc tout un art ou un usage qui s’est perdu. On peut bien y ajouter une musique, ce n’est probablement pas pareil. Et la question que je me pose, c’est que, en l’absence d’intertitres, est-ce que ce film utilisait comme cela se pratiquait pour n’importe quel film, les narrateurs benshis. Le spectacle était à la fois sur l’écran, mais également dans la salle où ces benshis improvisaient les répliques, accompagnés, comme ce qui se faisait également en Occident, par un petit orchestre. Alors, est-ce que ce film doit être pris ainsi, sans rien y comprendre de la trame ou presque, ou est-ce qu’on a perdu le sens premier de l’histoire qui était donné par ces benshis ? On peut se demander si des films expérimentaux étaient projetés avec une narration, ou pas… On peut également bien sûr apprécier le film pour ce qu’il est aujourd’hui, avant tout une formidable expérience esthétique.

Une page folle, Teinosuke Kinugasa 1926 Kinugasa Productions, National Film Art, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Productions (3)_saveurUne page folle, Teinosuke Kinugasa 1926 Kinugasa Productions, National Film Art, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Productions (5)_saveur

Quoi qu’il en soit, c’est un peu un miracle de voir ce film échapper à la disparition quand on sait que peu de films de cette époque au Japon ont passé l’épreuve du temps (souvent à cause de l’indifférence ou des bombes de la seconde guerre). Ça aussi, ça lui donne une valeur particulière. Une sorte de film déterré dans la vallée du grand rift.

Pour ce qui est de l’interprétation des masques à la fin, on retrouve encore une référence au Dernier des hommes. À la fin du Murnau, il y a une pirouette qui fait que le « pauvre » devient riche. Eh bien, il y a de ça ici à mon avis. Le nô a une valeur presque divine, et revêtir des fous de ces masques, c’est un peu leur offrir une certaine noblesse ; c’est même presque un geste christique, plein d’empathie…

Pierre Arditi est formidable dans le rôle du vieux concierge. Ah, j’ai un doute…, c’est un concierge ou pas ?


Une page folle, Teinosuke Kinugasa 1926 Kinugasa Productions, National Film Art, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Productions (1)_saveurUne page folle, Teinosuke Kinugasa 1926 Kinugasa Productions, National Film Art, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Productions (6)_saveur

Trois Sœurs au cœur pur, Mikio Naruse (1935)

Paradoxe sur le comédien

Trois Sœurs au cœur pur

Note : 3 sur 5.

Titre original : Otome-gokoro – Sannin-shimai

Année : 1935

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Chikako Hosokawa, Masako Tsutsumi, Ryuko Umezono

Naruse a sans doute trouvé là son credo dès son premier parlant en adaptant, et avant Le Grondement de la montagne, le futur prix Nobel Yasunari Kawabata. Des histoires de femmes et la transition culturelle.

Ce qui frappe surtout dans la technique de jeu des acteurs, c’est de voir que Masako Tsutsumi a exactement les mêmes attitudes et les mêmes intentions que plus tard Hideko Takamine sous la direction de Naruse. On a l’impression de voir Takamine avec un autre visage. Alors, soit les techniques des acteurs à l’époque étaient assez proches du jeu mécanique fait de lazzi de la commedia dell’arte où chaque personnage représente en emploi et où dans ce théâtre, un peu comme chez Guignol, on représente toujours les mêmes personnages. Ici, c’est tout à fait ça. On retrouve sans cesse les mêmes personnages chez les acteurs nippons, mais surtout ici, la différence, c’est que ce ne sont pas des caricatures. Sinon, Hideko Takamine a passé ses jeunes années à essayer de reproduire les attitudes de Tsutsumi. Ou est-ce encore une demande de Naruse ? En tout cas, arriver à ce point de mimétisme, c’est assez étonnant. Et on trouve d’autres exemples : Toshira Mifune copiant les attitudes et les gestuelles de Tsumasaburo Bando ou Denjirô Ôkôchi.

Le film en lui-même est assez anecdotique. La même impression d’hybridité qui ressort de ces films japonais des années 30. Le shomingeki n’adapte pas encore tout à fait les codes (ou les similitudes) qui seront beaucoup plus habituels dès la fin de la décennie suivante et qui liera le style de Naruse à celui d’Ozu notamment : les séquences récurrentes autour d’une table basse ou dans des logis de personnages bien identifiés de la classe moyenne encore faiblement influencée par les usages et le mobilier occidental (au contraire des habits où le passage au lieu intime qu’est le foyer est souvent l’occasion de changer l’habit de salary man contre un kimono), des personnages beaucoup apprêtés (sauf quand il sera question de geishas, mais généralement, lors de ces films des années 30, on a souvent l’impression qu’à la fois les femmes et les hommes sont habillés pour aller danser), les séquences à un bar, un restaurant ou un magasin (lieu typique de la classe moyenne), les discussions en travelling d’accompagnement dans la rue, etc.


Trois Sœurs au cœur pur, Mikio Naruse 1935 Otome-gokoro – Sannin-shimai | P.C.L. Eiga Seisaku-jo, Toho Company

 


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Le Lac de la femme, Yoshishige Yoshida (1966)

Okada et fugue en ré mineur

Le Lac de la femme

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Onna no mizûmi

Aka : Le Lac des femmes

Année : 1966

Réalisation : Yoshishige Yoshida

Avec : Mariko Okada, Shigeru Tsuyuguchi, Tamotsu Hayakawa

Moins pesant et long que Eros + Ennui. Des images toujours aussi belles et une histoire plus simple, des dialogues moins bavards. Ça tourne encore autour du cul et de la liberté sexuelle, il y a des longueurs à la Antonioni (dont on ne peut s’empêcher de penser, notamment quand ils sont sur la plage à traîner). Déjà dans Eros il y avait une sorte de référence Godard-Tarkovski qui sentait le renfermé.

L’histoire est parfaitement prévisible (ce n’est pas un reproche), parce que dès qu’il est question dans l’exposition que l’amant prenne en photo la femme, nue, on comprend que ça va être tout le problème du film… Elle se fait voler les négatifs et là commence un chantage un peu particulier. Celui qui la fait chanter ne veut pas d’argent…

Rapport malsain entre « l’homme » et sa « proie ». L’amant dit qu’elle a un visage magnifique et elle ne semble pas comprendre. Pourtant, dans une des scènes, les plus fortes du film, elle manque de se faire avoir « à cause de sa beauté ». Une femme aussi belle ne peut être que la proie des hommes. Elle attise leur appétit sexuel, leur lâcheté, leur animalité. Quand elle rencontre un homme à la gare, elle lui demande si c’est lui qu’elle a eu au téléphone et qui la fait chanter… L’homme répond que c’est lui sans en dire plus, et elle ne cherche pas à en être certaine, alors qu’il lui propose de rentrer avec elle. Au dernier moment, une annonce dans la gare lui est adressée, et elle comprend qu’elle ne suit pas le bon homme… L’incommunicabilité à la sauce nippone.

Les personnages se disent trois phrases par scène, et on n’en sait jamais plus. Ils n’arrivent pas à communiquer, ils ne savent finalement pas ce qu’ils veulent, et la sexualité apparaît comme une dernière chance de communiquer. Plus intéressant que Eros où ça papotait à l’infini pour savoir si c’était bien de coucher avec untel ou untel… Masturbation préliminaire, déjaculation et précaution. Chacun se tripote et jouit dans son coin. Yoshida inventait l’incoïtniquabilité.

Pour un tel rôle, il faut une actrice crédible. Et Mariko Okada l’est assurément. Entraperçue chez Ozu ou Naruse sans qu’elle crève réellement l’écran. Dans Fin d’automne, je m’étais questionné en la comparant à Yôko Tsukasa sur ce qu’était la beauté japonaise. Il y a un mystère derrière tout ça… Elle ne m’avait pas paru bien jolie… C’est qu’elle y tenait un rôle d’idiote. Tout le contraire ici. Avec six ans de plus, avec le masque de l’incommunicabilité en plus, elle apporte à son personnage dignité et autorité alors qu’elle est manipulée jusqu’à l’accessoiriste qui s’amuse à changer pratiquement la couleur de sa robe entre chaque séquence. Noire, blanche, noire, blanche, comme une fugue stroboscopique. Une femme finalement, plus on la regarde, et plus on la trouve belle… Surtout quand elle oublie d’être idiote. Il faut la voir gracieuse et d’une féminité tout occidentale avec cette robe et ce foulard sur la tête à la Audrey Hepburn. Il n’y a pas un brun de tradition dans ce film, alors que Eros naviguait entre deux périodes opposées. Et fort heureusement, ce n’est pas encore la géométrie écrasante de Purgatoire eroïca.

Il y a ici une alchimie qui apparaît moins évidente dans les autres films. Dans la collection Yoshida, je serais en tout cas avec ce Lac de la femme à mon plus haut orgasmanémique.

Et comme à son habitude Yoshida propose un concert d’images géométriques étourdissant, les lignes de fuite structurant le plus souvent la composition des plans, quand ce n’est pas une ligne d’horizon imaginaire (voire en contrechamp, une ligne de plongée suivant alors mécaniquement la direction d’un fil à plomb…), le tout pour ne jamais mettre les sujets du film au centre de l’objectif et les enfermer au contraire comme des objets dans un cadre trop grand pour eux. L’impression d’harmonie en tout cas est réelle :

Le Lac de la femme, Yoshishige Yoshida 1966 Onna no mizûmi | Gendai Eigasha


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1966

Liens externes :


Le Grondement de la montagne, Mikio Naruse (1954)

Les Choses de la vie

Le Grondement de la montagne

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Yama no oto

Année : 1954

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Setsuko Hara, Sô Yamamura, Ken Uehara, Chieko Nakakita, Yôko Sugi, Teruko Nagaoka, Yatsuko Tan’ami, Yatsuko Tan’ami

— TOP FILMS

Une femme vit avec son mari avec les parents de ce dernier, mais ils ne s’aiment pas et le mari court après une ou deux femmes. En secret, le père de famille et la femme s’aiment, mais ils ne se le diront jamais tout au long du film. Le dilemme est là. Ils le savent, ou pas, peu importe, ça se voit, et ils ne font rien pour aller contre la bienséance. Ils poussent tous deux l’autre au bonheur, tout un sachant qu’il est impossible l’un sans l’autre.

Une œuvre d’une grande désespérance. On retrouve les personnages typiques des films de Naruse : la femme fidèle mais mal aimée et délaissée, le mari lâche et coureur, le père protecteur dont les usages sont tombés en désuétude, la mère naïve et quelque peu casse-pieds comme sa fille égocentrique avec son enfant mal élevé.

Les mêmes acteurs aussi comme toujours.

Il ne se passe finalement pas grand-chose. Très peu de péripéties. C’est un film, encore plus que dans les autres, sur le rapport à l’autre, sur les non-dits.

Encore un très bon film, adapté cette fois de Yasunari Kawabata.


Le Grondement de la montagne, Mikio Naruse 1954 Yama no oto | Toho Company

Le Repas, Mikio Naruse (1951) Meshi

La Dînette

Le Repas

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Meshi

Année : 1951

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Ken Uehara, Setsuko Hara, Yukiko Shimazaki

— TOP FILMS

Le Repas est le second film présenté sur le câble il y a quelques années dans le cadre d’un cycle Naruse. Et le commentaire qui suit est donc « d’époque ». C’était une vraie découverte, et le début d’une passion folle pour ce réalisateur. Les remarques stupides, naïves sont surtout dues à mon ignorance (l’usage du Cinémascope dans le cinéma japonais est plutôt grossier), et c’est assez savoureux de les relire aujourd’hui (bien que je sois encore capable d’en raconter de belles — ce serait trop triste autrement).


Je n’avais pas été transcendé par Nuages flottants… Un film qui ressemble pas mal à ce qu’il se faisait à cette époque au Japon. Dans la forme, ça ressemble évidemment à du Kurosawa. Mais dans l’histoire, le thème, l’angle, la manière de présenter la fable, ça ressemble bien plus à du Buñuel ou à du Chabrol (en plus maîtrisé), voire du Ozu si on reste au Japon. Kurosawa avait une manière très occidentale de présenter ses histoires (il adorait les westerns, Tolstoï, Shakespeare…).

Le film ressemble à un autre que j’avais beaucoup apprécié de Buñuel, période mexicaine (Tourments, 1953). La même concision (à la Tourneur) avec rarement des scènes qui font plus de trente secondes, le même thème affreusement banal de problèmes de couple, mais qui justement parce que c’est une chose qui touche tout le monde, atteint l’universel. Là encore, le même plaisir de découvrir, comme avec Buñuel ou d’autres, une société totalement étrangère, avec des coutumes qui même après plusieurs films japonais continuent de marquer. On idéalise souvent une société qu’on découvre au cinéma ; c’est au fond ce qu’on fait classiquement avec la société américaine avec leur film, mais c’est en fait la même chose pour tous les cinémas, toutes les sociétés : comment ne pas être fasciné par la société brésilienne en voyant la Cité de dieu, la société polonaise en regardant le Décalogue de Kieslowski, la société française même, en regardant, par exemple La Double Vie de Véronique de ce même Kieslowski ou l’Esquive, la société autrichienne en regardant Funny Games ou Benny’s Vidéo, la vieille société turque en regardant Amercia America, la société chinoise en regardant Vivre, russe avec Partition inachevée pour piano mécanique, canadienne avec de Beaux lendemains, indienne avec un film de Satyajit Ray, hong-kongais avec In the Mood for Love

Il y a d’ailleurs beaucoup de similitudes avec In the Mood for Love. Comme cette scène où la femme marche aux côtés de son cousin, qui n’est pas son amant mais c’est tout comme, et que la caméra les suit en travelling d’accompagnement, à la fois si proche et si lointain comme de jeunes enfants amoureux qui n’osent se prendre la main ; avec cette musique sans cesse présente dans le film, qui souligne comme dans une chanson de geste, comme dans un conte chaque instant du déroulement de l’histoire…

Le Repas, Mikio Naruse (1951) Meshi | Toho Company

Tous ces films, souvent naturalistes, en montrant le quotidien d’une société, en dévoilant toute la complexité des rapports humains derrière la simplicité d’une vie ordinaire, nous montrent toujours autre chose, à nous qui sommes étrangers à ces sociétés, et gagnent paradoxalement en exotisme, là où on imagine bien qu’à la base tout est fait pour limiter les effets “folkloriques”. Ils ont une valeur universelle, parce qu’en s’adressant le plus souvent à leur société, en montrant le quotidien de leurs habitants présents ou passés, ils s’adressent finalement à tous. Voir l’un de ces films, c’est s’émouvoir que rien ne sépare une société, un ménage, du XIXᵉ siècle au japon d’un autre en 1950 au Mexique, ou d’un autre en 1900 en Russie… Qu’importent l’endroit et l’époque où l’on se trouve sur la planète, ses histoires sont toujours les mêmes. Et le plaisir de découvrir ces films, s’ils sont suffisamment maîtrisés, il est justement là : découvrir des mondes inconnus ou lointains, des mondes différents, qui sont toujours ou ont été. C’est le même plaisir que la découverte d’une société de science-fiction… Pas besoin de nous mettre dans un grand huit pour nous faire ressentir de grandes émotions : faire la découverte de personnages qui paraissent si éloignés de nous et se rendre compte qu’ils sont finalement exactement pareils, c’est parfaitement jouissif…

Quel plaisir de voir les Japonais vivre si près du sol. Les Européens ont toujours vécu dans des porcheries. Ils se sont élevés du sol pour être au propre. Les tables et les chaises sont un résidu de nos sols. Et encore, il suffit de voir un film muet pour voir le progrès dans ce domaine. Au Japon, la maison est un lieu de vie “aseptisé”. Dès qu’on entre, on laisse ses chaussures dans un sas et le rez-de-chaussée est une sorte d’entresol, de faux planchers où non seulement on traîne pieds nus, mais où on garde un contact sensuel avec le sol. On mange « par terre », le cul directement posé sur un tatami ou sur un petit coussin, souvent assis en seiza (les fesses posées sur les talons) ou en tailleur. On dort sur des futons, par terre. C’est un usage qui est partagé par de nombreuses sociétés de par le monde, souvent dans les pays pauvres pour des raisons bien compréhensibles, mais un usage qui existe aussi en Occident, il faut le rappeler, pour comprendre notre regard, notre fascination (en tout cas la mienne) sur cette pratique… chez les tout-petits. Un gamin quand il joue, il le fait à terre, on n’a pas encore corrompu nos mômes au point de vouloir les faire jouer sur des tables ; souvent les siestes à la maternelle se font sur des tapis de sol… Et c’est un plaisir tout particulier qui, j’en suis persuadé, favorise le développement de nos sens, de notre équilibre. Et je peux en témoigner, j’ai dormi quelques années par terre en boudant mon lit qui était le stéréotype du lit à l’Occidental : un lit de plus d’un mètre. Parce qu’on méprise tellement nos sols que, non seulement on ne dort qu’à l’étage, mais en plus un matelas ne nous suffit pas ; il nous faut le sommier et les pieds. On s’éloigne de la poussière, mais on crée des monstres sous les lits.

Les Japonais ont donc gardé cette “authenticité”, cette proximité avec le sol en faisant de lui une part entière, importante, de leurs salles de vie. Partager un sol commun, entretenir son sol, le choisir, c’est un peu comme partager une assiette commune avec son voisin, c’est une autre idée du partage, de la communion. Partager et vivre sur un sol commun, c’est profiter à plein de l’hospitalité de son hôte, c’est avoir un lien sensuel avec le reste des membres de sa famille. Et c’est surtout l’étrangeté de découvrir, pour nous occidentaux, d’autres codes de vie. On ne met pas ses coudes sur la table… On n’écarte pas les coudes pour ne pas gêner son voisin… Rien d’indécent ne se passe sous les tables… Il y a tout un système des relations sociales, de politesse, qui sont à découvrir et qui, quand on voit un de ces films, reste pour nous totalement incompréhensible. Nos tables ont fait de nous des êtres coupés en deux. On a conscience de notre corps comme s’il y avait un haut et un bas : c’est ainsi que depuis Descartes nous faisons une distinction entre l’âme et le corps (le “schisme” corporel bas/haut n’est que le prolongement de cette séparation de notre culture entre l’âme et le corps). Il nous est alors tout naturel (et obligatoire) de porter un bas de vêtement, et un haut ; l’idée de porter un vêtement uni serait pour nous une idée ridicule (« le peignoir… ah, ah ! mort de rire… », d’ailleurs, pour nous moquer, on parle bien des Asiatiques et de leurs « robes de chambre »). Ainsi, cette société nous paraît tellement étrangère que tout comme il nous est impossible de déceler le sens d’une phrase en Japonais, d’y déceler le moindre sous-entendu, accent de vulgarité ou de noblesse, de même, tout nous échappe dans leur langage secret du corps. Et ça participe grandement à la fascination qu’on peut avoir en regardant ces films. Le Japon, c’est plus qu’une curiosité anthropologique, c’est de la science-fiction.

Sur le plan formel, avoir des personnages « en pied », assis par terre, c’est en soi déjà un plan rapproché. Le plan coupé, dit « plan américain » (un autre résidu de notre perception du corps coupé par les tables) n’existe pas (ou peu, on passe directement du plan moyen au gros plan). Les Américains ont créé le cinémascope pour rivaliser avec la TV, ils ont saisi l’occasion pour exprimer leur goût pour les grands espaces. Au Japon, il n’est plus question de partir à la quête des grands espaces, mais plus de rentabiliser un espace. Le cinémascope pour un Japonais n’a pas de sens, c’est du gâchis. Un plan doit être ramassé, composé dans sa propre profondeur de champ, non en s’étalant dans la largeur comme un gamin qui chercherait à savoir qui en a la plus grosse… Les pièces au japon sont compactes et rappellent parfois le format d’un livre, d’un livre haïku, accentué par cette écriture verticale japonaise, et les plans dans la pure tradition du 4/3 font plus penser à cela, alors que le cinémascope américain, c’est le format des chéquiers, des cartes de visite, des cartes de crédit, des billets… L’horizontalité, c’est quelque chose presque d’obscène, ça ramène toujours à l’opulence, à la quête de la propriété…, et quand ils ont affaire à la verticalité, c’est encore pour en faire quelque chose d’obscène, comme leurs gratte-ciel qui s’élèvent non pas vers la spiritualité mais comme des phallus géants… Dans ce cinéma, pas besoin de couper systématiquement le corps « à l’américaine » ; car comme au théâtre, c’est le corps même qui dicte la distance de la caméra, de l’œil-objectif : même en « plan moyen » un Japonais qui se met en seiza est en gros plan, on peut le mettre dans un coin du cadre et le plan est déjà tout trouvé. Une caméra posée sur le sol, au niveau de ces personnages, semble plus humaine, plus humble, plus proche. Aucune société n’est finalement aussi cinématographique, photogénique que celle-ci : des plans tout trouvés avec des personnages debout ou assis, une grande densité des objets dans la verticalité, que ce soit dans les intérieurs ou dans ces villes construites sur des plans non unis (un peu à l’image de San Francisco), des décors très proches des acteurs comme dans une maison de poupée où chaque chose est à portée de bras, où chaque décor offre un cadre à l’intérieur même du cadre de l’objectif, donnant ainsi à l’ensemble du film une harmonie. Des portes coulissantes (shoji) s’ouvrent latéralement comme les volets dans les effets de transition des films de Kurosawa. Une porte qui s’ouvre, c’est un mouvement oblique qui est comme une menace, quelque chose qui vient interrompre l’harmonie du cadre, alors qu’un shoji a quelque chose de plus harmonieux, de plus doux — et pourtant son ouverture est souvent brutale, rapide…

Dans ce film de Naruse, donc, pas de grandiloquence, pas d’éclat, pas de grandes épopées ni de grands sentiments. La douceur et la complexité du quotidien comme dans la rigueur et la simplicité d’un poème japonais. Il est juste question d’un couple qui ne se comprend plus. L’incommunicabilité, toujours… Le mari, sans être odieux, traite sa femme un peu trop comme une bonniche. L’élément déclencheur qui va tout remettre en question, c’est l’intrusion dans la vie du couple d’une jolie nièce. On n’est pas dans le drame, donc il ne se passera rien de bien méchant entre le mari et la nièce, mais assez pour éveiller les soupçons de la femme, au moins la faire prendre conscience qu’il y a quelque chose qui cloche. Elle flirte de son côté avec un cousin (« plutôt bel homme »), mais encore, on ne pèche qu’en pensées. La femme décide de prendre du recul en rejoignant ses parents dans la capitale, et on suit les deux vivre chacun de leur côté, comme deux inséparables voués à se retrouver. Rien de rock’n’roll ni de très subversif là-dedans, surtout quand on voit la fin et sa morale très « petit-bourgeois ». Malgré tout, le mari et la femme se retrouvent, il n’existe pas de véritable bonheur, le seul bonheur qu’il puisse exister, c’est celui d’être ensemble, malgré les désaccords, les incompréhensions… Le charme discret de la bourgeoisie, c’est tout à fait ça. Jamais on ne se chamaille. On se parle, mais on ne se comprend pas. Et malgré tout, on sourit. C’est peut-être propre à une époque où il était mal vu de se plaindre, où il fallait accepter son sort (en tout cas pas chez nous où on passe notre temps à nous plaindre…, comment faire des bons films avec des personnages aussi antipathiques que les Français ?). On est toujours entre la tristesse et le sourire. On ne se force pas à sourire. On accepte son sort, mais ce n’est pas pour autant qu’on ne va se priver d’un petit plaisir tout simple comme celui de prendre le bonheur qui passe… « Il ne tient qu’à vous d’être heureux… » Que c’est beau de voir des gens faire autre chose que sauver le monde, devenir quelqu’un, tuer quelqu’un chercher à résoudre un mystère…, des gens vivre simplement, sans que ce soit misérabiliste… Le malheur, comme le bonheur, n’est qu’un état passager et quand elles se surprennent à se complaire dans leur « malheur », c’est là que les Japonaises sourient. « Vous pensez que je suis triste ? »… On ne dit pas « vous pensez que je suis malheureuse ? » Le malheur n’existe pas…, seuls les malheurs de la vie peuvent nous frapper de temps à autre, on y survit la plupart du temps. Il n’y a que des gens tristes… qui sourient. La vie, qu’on habite en Chine à Sydney ou à Madrid, aujourd’hui comme hier, c’est un bonbon qu’on suce qui n’est ni sucré ni acide, mais simplement doux amer et qui dure, dure, jusqu’à la fin…

Meshi, monsieur Naruse, pour cette leçon.