Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956)

Les bretteurs de flûte

Note : 4 sur 5.

Gompachi au chapeau

Titre original : Amigasa Gompachi / 編笠権八

Année : 1956

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Mieko Kondô, Tokiko Mita

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Parmi les meilleurs films dans lesquels Misumi était à la baguette, il y a les comédies de vagabondages et il y a les drames amoureux. Avec un de ses premiers films, Gompachi au chapeau, on tire le meilleur des deux genres, et on en fait ainsi un drame romantique de vagabondage. L’alliance parfait des tragédies à larmes et des aventures à lames.

En à peine plus d’une heure, le film pourrait laisser craindre qu’il soit expéditif. Mais il n’y a en fait rien à ajouter (ou à retrancher). Tel un haïku mis en lumière, le film semble disposer de sa durée naturelle. D’habitude, les histoires qui traînent sur une heure trente forcent quelques tours et détours dans leur développement, on s’installe, et on se dit qu’on a compliqué la chose artificiellement. En une heure à peine, l’intrigue est celle d’une nouvelle. On connaît l’exigence de la nouvelle pour la concision. Ce qui importe, c’est moins le développement que la force des idées. Si ensuite, on a surtout l’impression de voir un moyen métrage (ce qui ressemble le plus, avec le sketch, au rythme et à la structure de la nouvelle), c’est que Misumi prend, comme à son habitude, un soin tout particulier à la direction d’acteurs, aux moments non dialogués (c’est peut-être même le premier film où il prend autant de libertés, joue autant avec des plans sur des réactions à peine esquissées, sur des vues presque subjectives, et où il se permet de jouer sur la tension amoureuse et meurtrière – ce qui, ici, est la même chose).

Les images sont aussi à couper le souffle. On n’est pourtant pas encore à l’époque de la couleur et de l’écran large.

À cheval entre l’emploi de jeune premier et de bretteur génial, Raizô Ichikawa est sublime. Je le préfère bien plus dans ces personnages lumineux que dans ceux où il force son autorité et baisse le timbre de sa voix jusqu’à ressembler à un crapaud cherchant à jeter un tour à un bœuf imaginaire : cette grosse voix, héritée sans doute de sa formation kabuki, ne passe jamais avec moi. Qui peut le plus peut le moins : ce qu’il y a à garder dans cette formation, c’est l’exigence de postures claires et expressives, l’autorité aussi que procure la nécessité de ne pas jouer sur tous les mots ou de gesticuler. Et il est si mignon avec ses yeux de biche qu’il en deviendrait presque une figure de héros romantique androgyne (la même qui s’imposera par la suite dans les animes).

Si Gompachi au chapeau possède un récit qui évoque le conte ou la nouvelle, il y a également un côté théâtre classique à la Racine qui ne pouvait que me séduire. Gompachi s’apprête à quitter Edo où il a fait la démonstration de sa supériorité au sabre dans un tournoi de démonstration, mais les petits saligauds qu’il a humiliés cherchent à se venger de lui en le prenant par surprise selon les bons codes du bushido (ah, non, pardon, ce n’est pas ça). Un samouraï plus sage qu’eux tente de s’interposer, mais les saligauds le blessent. Le samouraï meurt et Gompachi poursuit sa route. Un autre samouraï qui n’a pas assisté à la scène demande ce qu’il s’est passé et, au lieu de dire la vérité, les sagouins font porter le chapeau (d’où le titre ?) à Gompachi. Jusque-là, c’est classique, révoltant comme il faut, et bien exécuter de la meilleure des manières. Là où ça devient plus original, c’est que parmi le clan du samouraï tué qui se met en tête de poursuivre celui qu’on accuse injustement de ce meurtre se trouvent ses deux filles. L’honneur de la famille…

Gompachi ne sait pas encore qu’il est recherché, mais il se sait désormais en danger après cette agression et décide de partir de la capitale. Grosse influence à ce moment de Tange Sazen, l’un des personnages les plus populaires du cinéma japonais, parce que Gompachi était acoquiné avec une geisha follement amoureuse de lui, toujours suivie de son frère. Ces deux personnages ne semblant mener une existence qu’à travers celle de leur ami, cela pourrait être vu comme un défaut souvent pointé du doigt dans les principes de dramaturgie, mais quand on est convaincu de la supériorité d’âme (et d’arme) du personnage principal ainsi mis en avant, le spectateur est peut-être plus enclin à accepter (et apprécier) ce genre de facilités « populaires ».

Sur la route entre Edo et Kyoto qui semble être la route mythique où toutes les histoires de vagabondages semblent prendre place dans le Japon féodal, Gompachi sauve une femme qui manque de se faire violer dans une auberge. Le serviteur de la demoiselle supplie alors Gompachi d’aider sa maîtresse à apprendre à manier le couteau pour assouvir sa vengeance. Nous, on le sait déjà, mais Gompachi l’ignore, c’est une des deux filles du samouraï qu’il est accusé d’avoir tué. En deux ou trois jours, Gompachi donne ses cours à la demoiselle (on est dans le conte, toujours, on ne force jamais le réalisme alors qu’on pourrait se dire que c’est tiré par les cheveux, alors que c’est presque conceptuel comme dramaturgie, on se fout de la cohérence). Et les deux tombent amoureux. Voilà Racine. L’honneur, le devoir, la passion, l’interdit. (On applaudit au passage Matsutarô Kawaguchi, collaborateur habituel de Kenji Mizoguchi, qui a écrit ici cette histoire et que Misumi retrouvera par la suite.)

La demoiselle retrouve ensuite son clan, et celui qui dans toutes les histoires de samouraï est toujours là à traîner pour souffler sur les braises et à chercher à se mesurer au héros, le ronin de l’ombre, lui suggère que la technique au couteau dont elle vient faire la démonstration pourrait être celle du tueur de son père (certains ronin sont des homosexuels refoulés, je ne vois pas d’autres explications à leur obstination, surtout quand le héros en question a de jolis yeux de biche). D’un magnifique et puéril « non, ce n’est pas la même ! » en parlant de la technique employée, la demoiselle s’en va alors dans sa chambre pour pleurer un bon coup sous la lune qui la nargue d’avoir succombé au meurtrier de son père.

Entre-temps, Gompachi, ayant compris que c’était lui l’objet de la vengeance de sa belle, l’appelle façon Roméo et Juliette mais à la flûte ; et une fois réunis sous un lit de branches mesquines fondant la lune et le brouillard, il confirme être celui qu’elle et son clan recherchent. Il propose qu’elle le tue, mais elle refuse. Il lui répond alors qu’elle seule pourra le tuer. Et il s’enfuit.

Tout ce petit monde arrive à Kyoto (si j’ai tout compris). Gompachi se rend à un temple où il pensait retrouver sa belle, mais c’est un guet-apens. Sa belle retrouve la geisha et son frère, les amis de Gompachi, car tous ont compris que Gompachi avait été trompé et risquait d’être tué. Au temple, Gompachi achève une partie des hommes du clan venus l’assassiner. Le frère de la geisha révèle, parce qu’il y était, que Gompachi n’a pas tué le samouraï, mais que ce sont ses hommes accidentellement qui l’ont tué en cherchant à s’attaquer à son ami. Tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les processeurs calculent les implications de cette nouvelle embarrassante : le dilemme, c’est que pour des samouraïs, seul l’honneur compte (à savoir, les apparences, pas ce qui est dicté hypocritement dans le bushido). Si le clan est en tort, ça ne change rien, car s’ils acceptent cette réalité, ça ne ferait que discréditer le clan tout entier. Gompachi doit donc mourir.

La sœur aînée s’approche donc à son tour de Gompachi pour le défier, mais sa sœur cadette s’interpose et dit qu’il faudra d’abord la tuer si elle veut s’en prendre à son amoureux (qu’elle connaît depuis trois jours — toujours cette cohérence des contes). Vaincue par la détermination et l’amour que porte sa cadette à son homme, l’aînée renonce à le tuer. Et à l’image de ce qu’on avait vu par exemple dans le Samouraï d’Okamoto, on aime bien trafiquer l’histoire pour la réécrire à notre convenance. Le clan décide donc que les amoureux partiront sur la route tandis qu’ils les feront passer pour morts. Tout le monde est sauf (l’honneur des oppresseurs surtout).

On retrouve quelque chose de la trame amoureuse de La Courtisane et l’Assassin : de jeunes amoureux réunis par le hasard dont les circonstances interdisent la relation. Dans les deux cas, le couple impossible doit faire face à des crapules cherchant à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : opposition claire entre l’innocence de l’amour précoce et le machiavélisme occasionnellement assassin des personnes bien établies jamais rassasiées par le pouvoir. Et dans les deux cas, l’intrigue ne s’encombre pas de fioritures (au contraire par exemple de Komako, fille unique de la maison Shiroko dans lequel le schéma dramatique apparaît plus sophistiqué et garni, et dans lequel le katana est moins de sortie).

Pas de bons drames amoureux sans alchimie entre les deux acteurs principaux. Misumi pourrait se démener tant qu’il peut pour leur donner la place pour s’exprimer, s’il n’y a pas les acteurs qu’il faut, le public ne suivra pas. On croit sans mal à l’amour des deux innocents (la cohérence, il faut plus parfois la laisser aux acteurs qu’aux facilités d’une trame) ; Raizô Ichikawa et Mieko Kondo sont parfaits.

Difficile à croire qu’il s’agit d’un film de 1956 : on y retrouve toutes les qualités des drames romantiques futurs de Misumi. Et pour autant, le studio lui fera très vite toucher à tous les genres. Misumi, c’est Hawks et Sirk à la fois.


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La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962)

Sakura en pleurs

Note : 4.5 sur 5.

La Lignée d’une femme

Titre original : Onnakeizu / 婦系図

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Masayo Banri, Michiyo Kogure, Koreya Senda, Eiji Funakoshi, Mitsuko Mito, Mako Sanjô, Saburô Date, Akihiko Katayama

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Somptueuse adaptation d’un roman déjà adapté quatre fois au cinéma de Kyoka Izumi, auteur de nombreuses histoires qui seront adaptées au cinéma, dont Le Fil blanc de la cascade de Mizoguchi.

Aucune de ces précédentes versions n’est disponible. La première version réalisée par Hôtei Nomura voit Kinuyo Tanaka interpréter le rôle de la geisha devenue femme du personnage principal. On doit la seconde à Masahiro Makino pour la Toho en 1942 dans un film cité par les 300 de Tadao Sato dans son ouvrage de référence (Hideko Takamine joue la sœur cadette amoureuse de son frère adoptif et une autre actrice de Naruse, grande star des années 30, Isuzu Yamada, interprète le rôle de la geisha). La Daiei propose avant celle-ci une première version sortie en 1955 avec Teinosuke Kinugasa derrière la caméra et notamment Fujiko Yamamoto devant. Enfin, en 1959, la Shin-Toho en réalise une dernière version avant celle de Misumi (au cinéma, parce que le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations à la télévision). Autant dire qu’on a affaire à un classique de la littérature et du cinéma ; ce qu’on voit là, ce n’est encore probablement que la partie émergée d’un gros iceberg camouflé dans le brouillard…

Je ne vais pas mentir. J’ai toujours eu un goût prononcé pour les contextes historiques composites rarement exposés au cinéma, les périodes intermédiaires et mouvantes. Le fait qu’en Occident on voit le plus souvent les productions nipponnes de manière dichotomique entre d’un côté les productions classiques en costumes prenant forcément place à l’époque Edo, et de l’autre, toutes celles qui sont contemporaines à leur récit (au mieux, les années 20-30), cela revient à écarter malheureusement le milieu de l’ère Meiji durant laquelle le Japon s’ouvre au monde, s’industrialise, s’éduque et connaît par conséquent un changement majeur dans la structuration et les usages de sa société (curieusement, le cinéma américain souffre du même déficit d’image, j’avais vu ça avec La Fille sur la balançoire). La période n’est pas pour autant délaissée des films que l’on peut souvent découvrir à travers notre angle auteuriste du cinéma, mais il est souvent trompeur, car on y voit finalement assez peu de ces changements d’usage (pas autant qu’il me plairait de les voir en tout cas : on reste cantonnés aux quartiers de plaisirs, à la campagne, certaines adaptations des romans prenant place à cette époque montrent assez peu du pays, et ce sont finalement peut-être les films de yakuzas qui dévoilent le plus de cette époque durant laquelle tous les instruments de cette modernité envahissante — lunettes, costumes à l’occidental, revolvers, premières automobiles — sont les attributs ostensibles de personnages déviants sans « code d’honneur »). Misumi réalise d’ailleurs l’année suivante une biographie d’un des acteurs de ces réformes, Ôkuma Shigenobu, à travers laquelle ces usages composites et mouvants sont encore plus notables que dans La Lignée d’une femme.

L’un des premiers usages qui tranche ici avec ce qu’on est habitué à voir, c’est la manière dont le personnage central de cette histoire, Hayase, un jeune pickpocket, est pris en main puis adopté au début du film par Shunzo Sakai, un professeur à l’Université impériale de Tokyo. Quelques années plus tôt, cette figure paternelle aurait été un samouraï ou un vaurien (comme le personnage de Shintarô Katsu dans L’Enfant renard). Et cela continue avec la séquence qui suit : devenu adulte, Hayase finit ses études et devient traducteur d’allemand. Confusion des classes et ouvertures nouvelles sur le monde, rien de mieux pour aiguiser mon imagination.

Après ce premier choc lié à la singularité et au caractère hybride de son sujet, vient pour moi un autre choc, esthétique, cette fois. Si la période Meiji est source de beaucoup d’étrangetés visuelles apparaissant parfois à l’écran, je dois faire un autre aveu : j’ai un faible pour les vitres au cinéma. Ce n’est pas un intérêt métacritique ou symbolique, comme certains, pour le surcadrage, c’est purement visuel. Les vitres permettent la mise en évidence d’arrière-plans travaillés dont l’intérêt est justement de n’en saisir qu’une infime portion et de deviner le reste. Comme les portes coulissantes ou les paravents, les vitres permettent aussi de structurer des espaces marqués à différents niveaux de profondeur. Ce que ces cadrages symbolisent, je m’en moque ; ce qu’ils rendent possible, en revanche, c’est surtout des ouvertures sur un monde disparu reproduit, ou suggéré, le plus souvent en studio. Des vitres donc, mais aussi un agencement propre aux petites maisons japonaises intégrant des éléments venus d’Europe tout en proposant dans un même plan des espaces de vie sur différents niveaux, des ruelles en arrière-plans qu’on devine juste au bord d’une fenêtre ouverte sur toute sa latéralité, des minuscules parcelles de jardin combinant dans un désordre factice une variété de végétaux et d’ustensiles exotiques, des panneaux pour délimiter les propriétés, mais derrière lesquels on devine déjà toute une vie disparue, il y a tout ça dans le film. Une vitre, un espace structuré, c’est un piège à hors-champ, un fouet à l’imagination. Et encore une fois, si la plupart du temps, ces vitres, shôji ou panneaux soulignent des espaces devenus familiers à force de les dévoiler au cinéma, c’est d’autant plus excitant ici que cela concerne un monde rarement mis aussi bien en évidence au cinéma.

C’est que le budget artistique (art design, décors, costumes et accessoires) doit affoler les compteurs.

Une fois sous le charme des premières minutes (sujet et direction artistique), il faut encore que le sujet réponde aux promesses initiales.

C’est une constante, au Japon comme ailleurs : quand les classes fractionnées tentent de se recoller pour former une société nouvelle que l’on espère apaisée, les vieux réflexes réapparaissent, et on tend à faire appel à des fondamentaux sociocomportementaux pas si désuets que ça. Devenu adulte, Hayase, l’ancien pickpocket adopté par un notable, compte bien se marier avec la femme qu’il aime, Otsuta, une geisha. Cette dernière n’y croit pas beaucoup, et pourtant, sans le révéler à sa famille, aidé seulement de deux serviteurs, le jeune homme, fraîchement diplômé, se marie et s’installe avec Otsuta qui a tout à apprendre du rôle de la femme au foyer. Parallèlement à ce bonheur conjugal naissant, c’est surtout la question de la fille légitime de son père que la famille devra régler. Car Taeko est amoureuse de son frère adoptif et n’est pas pressée de voir les prétendants se masser à la porte du patriarche. Les difficultés commencent quand Eikichi Kono, le fils d’une importante famille de Shizuoka se met en tête de se marier avec la demoiselle. Sa mère qui joue les entremetteuses pour ce mariage n’arrive pas à convaincre Shunzo Sakai, le père de Taeko. Seulement, Eikichi connaît Hayase et après une première demande infructueuse trouve moyen de faire pression sur lui : il apprend d’abord qu’il est secrètement marié avec une geisha alors que ces alliances sont prohibées au sein de l’institution où il exerce désormais en tant qu’interprète, et il assiste à un vol dans lequel Hayase est impliqué malgré lui et le dénonce à la police pour se venger de lui.

Les conséquences négatives s’enchaînent alors pour Hayase. Eikichi s’étant assuré que la presse ait eu vent de son histoire, l’ancien pickpocket perd d’abord son emploi ; son père apprend du même coup son mariage avec une geisha. Shunzo Sakai demande alors à son fils de faire un choix : soit il quitte sa femme indigne, soit il reste avec elle et il coupe les ponts avec lui. À cette occasion, on se rend compte surtout que l’hypocrisie de cette nouvelle classe dominante a tout de celle de la génération précédente. Car Sakai a lui-même longtemps entretenu une geisha : l’ancienne « okami » d’Otsuta. Et une fille est née de cette relation : Taeko. (On est dans le mélo, je me régale.) L’histoire ne fait que se répéter.

À ce sujet, petit intermède. Les amateurs de la politique des auteurs et aficionados de la psychanalyse pourront également se régaler parce que deviner qui est justement issu d’une union illégitime entre une geisha et un riche marchand ? Kenji Misumi (c’est du moins ce qu’on apprend sur la ressource des sans ressources). On peut donc légitimement penser que le sujet du film le touchait particulièrement.

On n’en est pas à la moitié du film, et c’est pourtant à cet instant qu’apparaît la grande scène à faire. Dans un jardin magnifique, baigné dans une atmosphère brumeuse et poétique, au milieu des sakuras en fleurs (symbole de la beauté et de l’amour éphémère), Hayase dit à sa femme qu’ils vont devoir se séparer. Elle ne comprend d’abord pas, pensant, naïvement, et certaine de l’amour qu’il lui porte, que c’est elle qu’il a choisie quand son père l’a mis au pied du mur. Dans tous les films de Misumi, on retrouve ces face-à-face décisifs entre amants ou ennemis (c’est la même chose), et chaque fois, c’est bien le sens du cinéaste à diriger ses acteurs, ralentir le rythme, jouer sur les regards et sur l’incertitude qui ressort. Misumi n’est pas le cinéaste des sabres qui s’agitent, fer contre fer, mais bien celui des face-à-face qui précèdent les explosions de violence ou les séparations. Un homme rencontre une femme, comme disait Wilder qui s’amusait que cela puisse représenter l’idée la plus géniale qui soit au réveil d’un scénariste un peu ivre. On n’a jamais trouvé mieux.

L’avantage parfois des adaptations de roman, c’est que ceux-ci ne sont pas exactement calibrés pour le cinéma. Les adaptateurs s’y cassent souvent les dents, mais pour qui a le génie d’un Yoshikata Yoda, cela peut être l’occasion de surprendre le spectateur et de faire le pari d’un nouvel élan. Une fois la grande scène de la séparation finie, on a ainsi l’étrange impression qu’en plein milieu du film, une tout autre histoire commence (tandis qu’un autre amour éphémère prend forme : le scénariste de Mizoguchi entame ici une première collaboration avec Misumi ; ils se retrouveront sur trois autres grands drames, La Famille matrilinéaire, Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto et La Rivière des larmes).

Les dénouements précoces, je n’y crois pas beaucoup. C’est pourtant parfaitement réussi ici. Poussés ou émus par cette séparation soudaine, cruelle et brutale, on voit le film parvenir à rester sur la même émotion. De la même manière que le silence qui suit une musique de Mozart reste du Mozart (dixit Sacha Guitry), Yoda et Misumi arrivent à surfer sur le deuil de cette histoire d’amour sincère. À moins que la force du récit à ce moment soit de nous raccrocher à des enjeux pas si nouveaux que ça, avec des cheminements narratifs qui reprennent de plus belle… Quoi qu’il en soit, alors que l’on reste désarçonnés par l’émergence de ce dénouement précoce, tout donne l’impression par la suite d’apparaître à l’écran pour la première fois, comme si l’histoire qui se développait maintenant à l’écran n’avait jamais été racontée. Une impression étrange, renforcée par les décors exceptionnels et en couleurs de ce monde reconstitué de milieu de période Meiji.

L’une part dans le village de son enfance pour devenir coiffeuse ; l’autre se met en tête de partir pour Shizuoka rencontrer la famille d’Eikichi pour se venger à son tour de ses bassesses. C’est que Hayase a découvert que Madame Kono, celle qui était venue enquêter et jouer les entremetteuses auprès de sa sœur Taeko… a une fille aînée née d’une relation extra-conjugale. Il arrive à la faire chanter et au moment où il allait révéler le secret à sa fille, Madame Kono tire sur Hayase avec un revolver. (Je me régale : c’est du mélo et elle lui tire dessus à travers une vitre !)

Et on se régale ainsi une vingtaine de minutes supplémentaires. Évidemment, si on goûte peu au mélo, l’addition risque d’être amère. Car ces minutes sont loin d’être apaisées. On meurt et on pleure beaucoup. Taeko vient rendre visite à celle qu’elle ne sait pas être sa mère et à Otsuta, désormais malade : ayant appris le mariage de son frère aimé avec l’ancienne geisha, Taeko ne montre aucune rancune envers elle et lui montre au contraire toutes les meilleures attentions du monde. Avant que la dernière fleur de cerisier soit arrachée de son arbre…

L’honneur est sauf, pour cette fois, l’arbre généalogique d’une « femme indigne » s’arrête là sans avoir donné à cette joyeuse société d’hypocrites le moindre fruit pourri.

S’il y a une mince réserve, ce serait l’interprétation de Masayo Banri en Otsuta. Une femme magnifique, à la beauté presque plus moyen-orientale que japonaise avec un grand nez, mince et étroit. Jolie, mais peut-être pas assez innocente pour le rôle, plus faite pour la comédie avec son œil enjôleur et sa bouche moqueuse (elle joue Otane la même année dans Zatoïchi et est, à ce jour, comme c’est de coutume de le dire pour ces témoins de l’âge d’or du cinéma japonais, toujours vivante). En voyant qui l’avait précédée dans les versions antérieures, cela laisse songeur… Autre acteur à contre-emploi, Eiji Funakoshi, habitué des rôles d’hommes sages et éduqués, qui interprète ici le serviteur.


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Les Carnets secrets de Senbazuru, Kenji Misumi (1959)

Qui est le ninja ?

Note : 3.5 sur 5.

Les Carnets secrets de Senbazuru

Titre original : Senbazuru hicho / 千羽鶴秘帖

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Jôji Tsurumi, Sachiko Hidari, Tamao Nakamura

Petit bonbon plein d’aventures populaires qui ne vole pas très haut, mais qui fait bien plaisir à voir. Une sorte de Robin des bois ninja accompagné d’un nain (joué par un enfant façon Spy Kids) s’interpose entre un clan dont le chef cherche à venger son père et un autre bien plus puissant ayant ses entrées dans les arcanes du pouvoir shogunal. Cela a beau être de la pure fantaisie (avec beaucoup de politique dedans), on peine à comprendre qui combat qui au juste pendant un long moment. À se demander si le public japonais n’identifie pas immédiatement certains codes vestimentaires qui aideraient à séparer les uns et les autres, un peu comme un Occidental reconnaîtrait sans problème dans une adaptation des Trois Mousquetaires qui appartient aux mousquetaires du roi et qui roule pour le cardinal, ou si ces histoires n’ont pas toutes déjà été racontées cinquante fois… L’occasion de se demander, par exemple, si toutes les pastilles (mon) identifiant chaque clan ou région et apparaissant un peu partout des lanternes, aux kimonos en passant par les bandeaux cérémoniels (de deuil par exemple) sont toutes réelles dans les fictions (on reconnaît, la principale, pour les moins initiés, au moins celle des Tokugawa) ou si la fiction a l’habitude d’en inventer. Si elles sont facilement identifiable par le public japonais, cela pourrait expliquer qu’on ait parfois l’impression d’être laissés sur le carreau au milieu de ces forêts de clans. Au-delà des codes, il doit y en avoir d’autres qui restent invisibles pour un public non initié et pour qui ces récits sont tout à fait divertissants, mais parfois un peu obscurs.

On retrouve ici beaucoup des éléments récurrents des récits populaires, et cela, dans n’importe quelle culture au monde : la quête de l’objet disputé par divers partis (MacGuffin nippon) ; le gang ou le clan qui complote dans l’ombre et vole les honnêtes petites gens ; le chevalier au grand cœur qui se charge (ou est chargé comme ici) de ramener l’ordre et la justice ; son acolyte dévoué (Passe-Partout, pour les intimes) ; la femme de mauvaise vie qui vient mettre des bâtons dans les roues de notre héros et qui finit par en tomber amoureuse ; et, enfin, le seigneur qui, du haut de sa stature de chef intouchable, donne les bons points (et les têtes coupées) à la fin de la partie.

En plus de la présence réjouissante de Raizô Ichikawa (que je vais finir par mieux apprécier dans les comédies que dans les films où il prend une grosse voix de grand garçon), on remarque la présence assez inattendue de Sachiko Hidari avant qu’elle participe (alors que tout ce petit monde restera le plus souvent à Kyoto tourner des chefs-d’œuvre en robe de chambre) à la nouvelle vague japonaise (on peut même dire qu’elle a déjà commencé si on considère le style et la présence au scénario de Shôhei Imamura sur Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo). Elle vole la vedette à un peu tout le monde dans l’épilogue du film en à peine dix secondes durant lesquelles elle a le temps de désacraliser la séquence des sentences des accusés (parodie ou pas des séquences de jugement dans Rashômon). Mademoiselle (ou Madame, puisqu’elle s’est mariée en cette même année) joue dans un chambara sans prétention, mais c’est bien elle qui tue déjà toute la concurrence en tirant la couverture à elle. C’est Giulietta Masina dans les années 50, et avec la nouvelle vague, ce sera bientôt Anna Magnani. Actrice formidable. On voit d’ailleurs, bien avant ce finale plein de dérision, une séquence où elle s’énerve qui change totalement avec le jeu très codifié encore en rigueur à l’époque. Elle n’a pas encore cette voix criarde et plaintive qui fera plus tard sa caractéristique, mais la spontanéité et la justesse de ton, associées au respect des gestes précis et codifiés du genre, je crois que c’est du jamais vu.

Bref, je sors mes propres carnets et pars à mon tour (et sans nain) en quête d’informations. Nous sommes en 1959, c’est donc la même année que Le Fantôme de Yotsua et surtout quelques mois après le plus ancien film vu jusqu’à présent du bonhomme : Les Carnets de route de Mito Kômon. On remarque ici, comme pour ce dernier, un certain mélange des genres qui expliquera peut-être pourquoi Misumi sera plus tard affecté à la réalisation de Zatoïchi (jusqu’à exagérer encore le trait avec Hanzo). Diriger des acteurs dans une comédie, là où le rythme, les mimiques et la compréhension parfaite des soubresauts qui animent la situation d’une séquence, ce n’est pas donné à tout le monde, même si ce n’est pas vraiment ce qu’on retient de Misumi (peut-être à tort — moi le premier, quand je m’extasie de sa maîtrise sur Brassard noir dans la neige ou sur Tuer !).

À force de voir toujours les mêmes têtes d’ailleurs, on peut virtuellement reconstituer une certaine idée (probablement loin de la réalité) du fonctionnement d’un studio pour les films en costumes. Beaucoup de ces acteurs sont issus de la scène kabuki. Et pour les plus en vue, ils sont les héritiers de familles prestigieuses. C’est le cas ici, par exemple de Raizô Ichikawa (le patronyme « Ichikawa » semble évoquer une série d’acteurs d’une même lignée). Comme on peut le voir dans Herbes flottantes sorti la même année, on a affaire à un milieu où on reprend le flambeau d’une génération à l’autre, où on adopte des disciples, et où on travaille en troupe sur plusieurs années. Peut-être plus que dans les productions de films modernes, tout ce petit monde sous contrat vit et travaille probablement aux alentours de Kyoto pour bénéficier à l’occasion des extérieurs de l’ancienne capitale ; certaines majors y possèdent par ailleurs des studios ; et de nombreux acteurs issus de la scène y sont originaires (avec Osaka).

On aurait tendance en bons Français que nous sommes à tout voir sous l’angle du désir du réalisateur quand le système se rapproche probablement plus du système hollywoodien de l’âge d’or avec des artisans et des techniciens sous contrat (ce qui explique en grande partie le rythme de production qu’on jugerait indécent aujourd’hui : les techniciens, dont fait partie le réalisateur, travaillent à l’année, pas sur une œuvre en particulier). Dans ce cadre, la norme, ce serait donc les employés (acteurs ou techniciens) qui formeraient le gros des personnes présentent sur un lieu de tournage, et ces groupes de travail se retrouvant sans cesse d’un film à l’autre sur plusieurs années (c’est le cas ici, on voit toujours les mêmes têtes). Ces employés de studio seraient alors à l’occasion rejoints par des acteurs ou des techniciens disposant d’un contrat ponctuel afin de pouvoir répondre à des exigences propres d’une production (on emploie un acteur spécifique comme on court la campagne pour trouver un spot répondant à l’exigence d’une séquence spécifique en somme). Ce serait le cas pour Ozu sur Herbes flottantes d’ailleurs (remake de la même histoire de troupe de théâtre tourné vingt ans plus tôt), le film étant exceptionnellement réalisé par Ozu avec les moyens de la Daiei. Et c’est donc ainsi que techniciens et acteurs du film sont en contrat avec la Daiei (imposés par conséquent au réalisateur). L’acteur principal du film, Ganjirô Nakamura, comme Ozu à ce moment-là, ne semble pas être soumis à un seul studio.

Nakamura semble être l’équivalent d’un Louis Jouvet ou d’un Laurence Olivier. Il n’a pas été choisi au hasard pour Herbes flottantes : il est lui-même un acteur fameux de kabuki et, à en croire sa fiche biographique wiki, c’est un art qu’il a hérité de son père et qu’il a lui-même transmis à son fils. Voire… à sa fille, Tamao Nakamura. Les deux ont souvent travaillé ensemble dans les films de Misumi qu’on a pu voir lors de cette rétrospective à la Cinémathèque française (elle a un rôle dans ce film). Elle a le plus souvent joué des rôles de faire-valoir, mais le plus amusant (et le plus éclairant), c’est que si on continue de fouiller les carnets roses et blancs des pages wiki, on apprend qu’elle s’est mariée en 1961 avec un autre acteur fameux de la firme (enfin, peut-être est-il devenu “fameux” une fois mariée avec la fille du Laurence Olivier local) et bientôt producteur de ses propres films : Shintaro Katsu. Réunissez Kenji Misumi, Shintaro Katsu, Tamao & Ganjirô Nakamura et vous avez le casting quasi complet déjà des Carnets de route de Mito Kômon en 1958. Un petit monde, ces studios.

Un monde surtout qui marche d’un même pas, probablement donc plus dicté par les patrons des studios que par un réalisateur. C’est pourquoi, quand on sort nos habituelles tournures critiques pour attribuer à un réalisateur la responsabilité de tout ce que l’on voit à l’écran, parfois même de l’histoire, on ferait bien de se rappeler qu’à l’image des acteurs d’Herbes flottantes (ou au hasard, des Acteurs ambulants) et de toutes les troupes au monde, un seul homme ne décide pas de tout. On en a connu d’autres des réalisateurs de l’âge d’or nippon qui, une fois les studios écroulés, n’étaient plus capables de proposer quoi que ce soit de bien enthousiasmant (même chose pour des cinéastes hollywoodiens). Coupez un réalisateur de toutes ses équipes techniques travaillant comme lui pour le compte d’un studio et qui a su peaufiner sans relâche une méthode de travail, film après film, et vous vous retrouvez, comme dans Les Acteurs ambulants, avec une tête de cheval toute cabossée vous laissant démunis face au spectateur. Impression d’autant plus renforcée que lors d’une séance suivante, une responsable des Archives du film japonaises précise qu’à l’occasion de la rétrospective Misumi sur laquelle celle de la Cinémathèque française a calqué la sienne, elle avait interrogé d’anciens collaborateurs du cinéaste qui indiquaient que sur le plateau de tournage, le réalisateur s’occupait uniquement de la mise en scène (des acteurs, s’entend). Cela ne signifie pas qu’en amont, Misumi ne se soit pas mis d’accord sur les effets à produire avec la caméra avec son directeur de la photographie habituel (Chishi Makiura, à partir de 1960), mais c’est une indication relativement importante quand on a l’habitude de faire d’un réalisateur l’auteur du film.

Pas sûr toutefois que critiques et amateurs aient l’envie de heurter ce qui n’est au fond qu’une facilité. Ou un mythe séduisant. Quelle belle histoire à se raconter que de présumer que le réalisateur ayant collé son nom en face du titre de “réalisateur” au générique d’un film soit maître de tout ce qui apparaît à l’écran (et que par nos seules déductions plus ou moins éclairées, on vienne à en décrypter les… intentions). Le réalisateur démiurge. L’hauteur omniscient. Un peu trop souvent, nos icônes, nos jalons pour nous y retrouver dans le noir, nos doudous pleins de bave que l’on agite fièrement encore assis sur cinq centimètres de couche. Avec des conséquences troublantes et embarrassantes quand on propose ainsi des rétrospectives (bienvenues, mais parfois un peu tordues) en programmant des séries de films sans en montrer la fin quand un volet final est réalisé par un autre ou carrément quand le début d’une série manque à l’appel. Bon, les limites de la logique des auteurs et des monographies, c’est aussi, un peu un problème de riches, il faut le reconnaître (commentaire soufflé par les non-Parisiens). Dans le film du jour (celui que j’ai vite, comme à mon habitude, mis de côté), il y a les carnets secrets du titre, et il y a une boussole. Il semblerait qu’on cherche tous à notre manière cette boussole une fois perdus dans cette forêt de films ; et certains jouent peut-être un peu trop bien le rôle de la femme de mauvaise vie cherchant à nous faire perdre le nord… Il faudrait aux cinéphiles des pastilles identitaires (mon) pour savoir qui est qui et qui fait quoi dans un film, mais tous se dérobent, exprès : ce sont des ninjas !

Qui est le ninja ?

Image (sans doute promotionnelle) piochée sur le site de la Cinémathèque.

En attendant, je reviens sur mon doudou du jour : on se demande bien pourquoi Sachiko Hidari a tourné après celui-ci si peu de jidaigeki. On pourrait tout bonnement se dire que son style était beaucoup plus approprié aux films de la nouvelle vague, tout comme on pourrait se dire… qu’une fois mariée à un réalisateur précisément de la nouvelle vague, elle n’avait plus grand-chose à faire à Kyoto. Doit-on y voir alors une forme… d’intention de l’actrice, auteure de sa propre carrière ? Boh (avec l’accent japonais).

Il faut que j’arrête de lire les carnets blancs, moi… Promis, le prochain film, je paraphrase l’histoire du film et essaie d’y comprendre les intentions de l’auteur.

Qui ?

Image promotionnelle du film avec Sachiko Hidari et Raizô Ichikawa (dégottée sur un site de fan de l’homme aux yeux de biche)


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Jidai-geki à lame

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Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto (1962)

Note : 4 sur 5.

Le Secret du ninja

Titre original : Shinobi no mono

Titre international : Ninja, a Band of Assassins

Année : 1962

Réalisation : Satsuo Yamamoto

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Yûnosuke Itô, Katsuhiko Kobayashi, Tomisaburô Wakayama

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Réalisation, atmosphère, musique, photo, décors intérieurs comme extérieurs… : la grande classe du début des années 60 au Japon.

Quelques mouvements de caméra que l’on qualifiera « d’encerclements » parfaitement merveilleux, car subtils et toujours utiles à façonner une atmosphère. Des stars à toutes les sauces (on peut croiser l’actrice de La Femme des sables et l’acteur de Baby Cart, entre autres). Un complot diabolique et machiavélique bien réel digne des meilleurs romans-feuilletons. Des trappes en veux-tu en voilà : au plafond, sous le plancher, dans un mur. Des passages et des cabinets secrets, des intrusions nocturnes, des échappées sur les toits, les façades, les poutres et les arbres. Des assassinats camouflés en accident. Des prostitués qui semblent sortir du couvent. Des intrus cachés dans la nuit. Des combats expéditifs (avec une musique tragique, non héroïque, parce que, oui, tuer des opposants, même très méchants, ce n’est jamais anodin). Des mèches explosives, du poison qui suinte sur un fil, des étoiles de ninja qui sifflent comme des balles, des chausse-trapes lancées au sol pour préserver sa fuite, des grappins qui se faufilent entre les branches ou sur le rebord des façades. Voilà un catalogue non exhaustif qui explique que je me régale.

On y retrouve aussi, dans le parcours du personnage principale, une certaine filiation avec le destin de Miyamoto Musashi (le soldat brillant, un peu trop attiré par le côté obscur de la Force avant de suivre, après ces premiers échecs, la voie de la lumière…). Assez peu convaincu par les prestations de Raizô Ichikawa en général, il l’est ici tout à fait dans un registre qu’on qualifierait en France de « jeune premier » (c’est dès qu’il doit jouer l’autorité ou la comédie qu’il est moins à mon goût).

La suite est à voir assurément.


Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto 1962 | Daiei Studios


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Le Fils de famille, (Bonchi) Kon Ichikawa (1960)

Homme de paille et socquette en velours

Note : 3.5 sur 5.

Le Fils de famille

Titre original : Bonchi

Année : 1960

Réalisation : Kon Ichikawa

Avec : Raizô Ichikawa, Tamao Nakamura, Mitsuko Kusabue, Machiko Kyô, Ayako Wakao, Fubuki Koshiji

Chroniques des amours et des conquêtes “honnêtes” de l’héritier d’une famille de fabricants de tabi (socquettes blanches traditionnelles). L’histoire d’un homme bien donc, assez bon pour s’enticher de plusieurs femmes et de ne jamais chercher à échapper à ses responsabilités, assez bon pour ne jamais s’opposer aux désirs de sa mère et de sa grand-mère qui voudraient perpétuer la “règle” dans la famille, celle de voir les femmes contrôler tout dans la famille. Pour cela, elles rêvent que notre bonhomme leur ponde une héritière dont elles se chargeront alors plus tard de choisir un bon “mari”, à savoir encore et toujours un mari docile qui laisserait « l’héritière » se charger de décider de tout…

Si les enjeux de cette histoire sont assez compliqués à saisir dans un premier temps pour qui ne connaît pas les usages japonais, et s’il faut donc parfois s’accrocher pour comprendre les intentions de chacun, c’est au moins un sujet original, car il prend à revers tous les codes des films de ce genre tournés à l’époque dans lesquels ce sont toujours les hommes qui décident de tout quand les femmes doivent se contenter de subir sans broncher.

La réussite du film, au-delà du sujet, c’est le ton qu’adopte Kon Ichikawa. Pour cela, son homonyme (Raizô, que je traite assez souvent de mollasson) est parfait dans son rôle d’homme certes intéressé par les plaisirs de la chair, mais un “maître” bon, soucieux du devenir de ses maîtresses et de ses enfants, manquant passablement d’autorité. C’est qu’on flirte assez souvent avec la comédie, mais on ne rit pas franchement, c’est une sorte d’humour pince-sans-rire face à des situations cocasses. Il y a une sorte de subtilité et d’originalité, parfois imperceptible et difficile à saisir, qui fait le charme du film, et il faut reconnaître que le jeune Raizô donne parfaitement le ton, sans jamais céder à la facilité qu’aurait été de faire de son personnage un idiot complet. Mais la tonalité étrange du film, c’est peut-être aussi son principal défaut, parce qu’à force de suggérer, surtout pour un esprit occidental qui n’en comprendrait pas les subtilités, on risque de perdre le spectateur.

Une des clés pour mieux saisir les enjeux et les règles exposés dans le film réside sans doute dans son titre. Bonchi serait un peu le fils aîné incapable, le fils à papa, un héritier bon à rien. C’est presque aussi difficile à comprendre que le It girl. Les joies des films concepts… Un peu déroutant tout de même. Mais on peut s’amuser de voir ces rôles inversés, ses femmes se succéder dans la vie de notre héros, voire ses mères le prier de trouver une femme convenable capable de lui offrir une fille, et lui échouer lamentablement mais avec toujours autant d’élégance avec ces femmes. On s’amusera alors franchement à voir suite aux bombardements incendiant la maison familiale et les usines de l’entreprise toutes ces femmes, maîtresses, mère et grand-mère, venir une à une se réfugier auprès de leur “homme” dans l’unique entrepôt encore en état. Embarrassant ? Même pas. Après tant d’années, il est bon de faire connaissance.

Le contre-pied toujours.

La même année la Daiei produisait l’excellent film à sketchs Testaments de femme dans lequel (Kon) Ichikawa et Ayako Wakao avaient travaillé. L’actrice commençant à peine sa carrière de femme adulte. Plus amusant, l’année suivante, on retrouvera Ichikawa (Raizô) et Ayako Wakao, et toujours pour la Daiei, dans le négatif presque de ce film, et sous la direction de Masumura, dans L’homme qui ne vécut que pour aimer. Le titre est assez explicite : on est un peu dans le même cas de figure, la grande différence étant dans le respect que le personnage principal portera pour les femmes qu’il séduira ou tentera de séduire tout au long du récit…

La reconstitution est sympathique (le film court sur toute la première moitié du XXᵉ siècle), mais les couleurs sont cliniques et dignes des pires Sacha Vierny. 1960, le noir et blanc est parfois préférable.


Le Fils de famille, (Bonchi) Kon Ichikawa 1960 | Daiei


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La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura (1967)

L’école de la chair

La Femme du docteur Hanaoka

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Hanaoka Seishû no tsuma

Année : 1967

Réalisation : Yasuzô Masumura

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Hideko Takamine, Yûnosuke Itô, Yatsuko Tan’ami, Chisako Hara

Du beau monde et un savoir-faire attendu pour ce film faisant le récit des expérimentations médicales d’un chirurgien japonais entre le XVIIᵉ siècle et le XVIIIᵉ vu sous l’angle familial, et en particulier à travers les yeux de sa femme et de sa mère.

Techniquement, c’est parfait. Une adaptation de roman biographique dont se charge Kaneto Shindô (le film est très efficace sur le plan narratif avec de très courtes séquences allant droit à l’essentiel et en passant rapidement et sans heurt d’une époque à une autre) ; une mise en scène rigoureuse et précise comme Masumura en réalisera beaucoup au cours de ces années 60 ; un directeur photo ayant notamment opéré sur L’Ange rouge et Une femme confesse (qui partagent avec celui-ci les mêmes choix de lumières) ; et bien sûr une distribution impressionnante avec Ayako Wakao dans le rôle de la femme du docteur, Hideko Takamine dans celui de la mère, et Raizo Ichikawa jouant le rôle-titre du chirurgien.

Cela serait parfait si l’idée de départ ne manquait pas un peu de souffle comme souvent pour les biographies, et plus encore quand il est précisément question de personnages illustres, respectés pour leurs travaux artistiques ou scientifiques. Ça manque globalement d’aspérité, et toute tentative pour créer un peu de frictions dans tout ça semble bien trop fabriquée.

L’intérêt est principalement informatif en rendant hommage et en mettant à la connaissance du public les innovations de ce chirurgien qui du fait de l’isolement du Japon n’auraient jamais été partagées en Occident. C’est que ses recherches ne sont pas anodines. Hanaoka avait une idée fixe et s’est appliqué toute sa vie à résoudre un même problème, à savoir arriver à pratiquer des anesthésies générales pour pouvoir opérer des patients atteints de tumeurs diverses. Ayant rapidement trouvé la fleur possédant les propriétés anesthésiantes désirées, le défi illustré une bonne partie du film sera surtout de trouver le bon dosage.

La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (1)La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (2)

C’est presque aussi passionnant que de voir un film sur Pasteur ou sur Marie Curie, alors pour rendre tout ça un peu plus dramatique, on choisit donc de montrer les événements à travers l’implication des deux femmes de la vie du chirurgien. Ainsi les vingt premières minutes augurent du meilleur : le médecin étant parti faire ses études à Kyoto, on suit les préparations du mariage en l’absence de celui-ci. Quelques années plus tard (quand même), le médecin se pointe, et c’est là que le film prend une tournure plus didactique, forcément dramatiquement moins intéressante, moins intense, car le récit se veut surtout illustratif. L’utilisation des deux femmes permet d’agrémenter l’histoire d’une rivalité un peu accessoire, voire parfois un peu triviale compte tenu des ambitions du médecin. Toutes les deux voulant sauver la face et faire ce qu’il y a de plus honorable en fonction de son rang, c’est à celle qui servira le mieux de cobaye… Que ce soit historiquement exact, peu importe, ça paraît franchement forcé, voire stupide. Heureusement, Shindô ne s’y attarde pas, et on évite de faire tourner ça au pugilat ou au concours grand-guignolesque.

Les années passent, les patients (et les petits chats servant de cobayes) aussi. Le médecin perd un à un les membres de sa famille, sa femme finit aveugle, mais tous ses efforts ne seront pas vains parce qu’il arrivera à opérer sous anesthésie générale et à procéder à l’ablation d’une tumeur cancéreuse au sein (ça va, facile…). L’intérêt aussi réside dans cette représentation crue, plus conforme sans doute à la réalité, loin du folklore historique émanant le plus souvent des films d’époque. Si l’histoire retient le spectacle des morts tragiques des guerres, des conflits, des petits drames sanglants, la mort qui rôde se présente le plus souvent à ses victimes avec un visage bien différent, moins spectaculaire, et contre quoi les hommes sont longtemps restés impuissants : la maladie.

On ne pouvait imaginer meilleur réalisateur que Masumura pour couper dans la chair, c’est certain, lui qui l’avait déjà fait sur un autre mode dans L’Ange rouge.

À voir pour les amoureux de l’histoire de la science et les autres qui apprécient le travail bien fait. Le film compte toutefois parmi la sélection des tops 10 annuels de la revue Kinema Junpo.


La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka | Daiei


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Article connexe :

Composition des plans et montage chez Masumura

une femme confesse 1

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Tuer ! Kenji Misumi (1962)

Raizô, The Cherry Razor

Kiru

Note : 4.5 sur 5.

Tuer !

Titre original : Kiru

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Mayumi Nagisa

— TOP FILMS

Misumi peut être le réalisateur de grands chambaras comme Hanzo the Razor, Baby Cart ou La Légende de Zatoichi, ce Kiru n’est pas un film de chambara à proprement parler (d’ailleurs Le Sabre non plus). S’il est question de samouraïs ou de duel au katana, l’approche est concentrée ailleurs que sur l’action. La force du film, c’est son récit. Épique, elliptique, concis, il adopte sans doute les qualités du roman dont il est tiré, et il profite d’un des meilleurs raconteurs d’histoires, adaptateurs et metteur en scène de la seconde moitié du XXᵉ siècle : Kaneto Shindô. Le but est donc moins de montrer les diverses galipettes des sabreurs que de raconter une histoire, un destin, et de ne s’intéresser à des détails que pour accentuer une tension, celle qui résulte d’un duel, avant, après, mais rarement pendant : le cling cling des lames d’acier étant finalement toujours le même, autant s’en passer.

Ce qui ne change pas en revanche, c’est le cling cling pour découper la structure d’un récit traditionnel. J’y reviens souvent, mais les principes et les techniques restent immuables. L’isolationnisme finalement, ça peut avoir du bon. Pendant des siècles, la culture japonaise s’est construite sur des modèles de récits anciens, tellement communs aux cultures qu’on peut se demander s’ils ne relèvent pas de traditions communes à une époque où les petits humains se racontaient des histoires au moyen d’une protolangue originelle (qui fait toujours débat, faute d’enregistrements grommelesques d’époque). J’aurais tendance à dire que l’intelligence, voire le désir de partager, précède la capacité à articuler des phrases. On pourrait donc voir dans ces similitudes la preuve d’une transmission d’histoires, de mythes communs, bien avant que la langue puisse se fixer, et finalement s’articuler autour d’une multitude de protolangues à la base de toutes les langues de la planète. À moins bien sûr, que tous ces principes résultent d’une logique des choses. Ma logique reposant sans doute plus sur un brouillamini d’australopithèque que sur un homo rationnicus academicus, j’opterais pour la première option (l’origine de mythes anciens, fondateurs, dont les codes communs à toutes les cultures seraient les derniers vestiges).

Peu importe. Le Japon a su préserver une certaine tradition dans sa manière de raconter des histoires. Avant le roman, invention occidentale qui traîne en longueur, les contes, les récits épiques, les fables, les chroniques animaient l’imaginaire commun. Et tout ça est sorti, villes et jardins, de la tasse de thé de mon conteur australopithèque. Au contraire du roman usant de grossières digressions, de piteux bavardages ou de considérations personnelles, tous ces styles de récit vont à l’essentiel et ne s’attachent le plus souvent qu’à raconter une chose : le destin d’un homme. La transmission d’une telle histoire avait sans doute valeur d’initiation. Parler des malheurs des autres aidait à se préparer à la vie dure préhistorique. L’imagination comme meilleur outil de l’homme afin de s’émanciper des contraintes de l’environnement. Raconter, c’est prévoir ; raconter, c’est vivre à la place de : le monde virtuel avant l’heure.

J’y reviens presque toujours quand je m’extasie (en pauvre australopithèque que je suis) devant le génie narratif de certains auteurs… Parmi ces techniques, la plus efficace, la plus évidente, la plus utilisée, c’est probablement l’ellipse. Elle résulte d’une logique, d’une fin en soi. On ne coupe pas une chronologie des événements comme on s’amuse avec son katana pour découper une à une les fleurs d’un cerisier. Il faut comprendre et donner un sens à la fable. Ce qui compte, comme chez l’acteur, c’est la finale (l’intention finale). Toutes les actions référencées sont tournées vers un même but. Tout ce qui sort de ce cadre doit être supprimé ; on ne garde que ce qui reste au fond de la batée. Miette par miette, on réunit une suite chronologique d’événements qu’il faut désormais lier. La magie du récit fait qu’entre deux événements, s’ils sont intrinsèquement signifiants, ce sera à l’intelligence du spectateur d’en faire le lien. Pourquoi expliquer ce qu’on peut comprendre tout seul ? On va non seulement plus vite, mais le spectateur tient essentiellement son plaisir dans ce travail d’imagination. C’est le pouvoir évocateur de l’ellipse.

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Tuer !, Kenji Misumi 1962 Kiru | Daiei

Tuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (7)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (2)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (3)_saveur

Les ellipses structurent le film. Les plans ne s’intègrent pas dans une logique de tableaux ou de scènes, mais dans une logique d’ensemble. Le montage alterné apparaît naturellement, sans insister : un plan pour évoquer une idée, puis une autre. Le récit avance et ne redonde pas. Si l’on parle souvent de langage pour le cinéma, c’est surtout significatif dans ce type d’histoire. Il n’est pas question d’un langage de tous les jours où l’on cherche à reproduire une impression de réalité. C’est toute une rhétorique de l’image qui s’agglutine pour construire un récit. Les images ne parlent pas, elles racontent. Avec leur part de malentendu et de liberté. Derrière chaque plan, on pourrait presque entendre la voix d’un narrateur suivre le cours du récit. Tel un conte. Ce n’est pas pour rien que la plupart des films japonais muets utilisaient des benshi. Le benshi appartenait à une tradition de l’oralité dans laquelle une histoire était racontée par une voix unique. Le cinéma a fini par adopter naturellement la longueur de ces contes qu’on imagine suivre les soirs au coin du feu. Une heure et demie, deux heures… En dehors de ses expérimentations, le cinéma muet occidental ne faisait pas autre chose : les images, parfois soulignées d’une musique, suivaient le fil d’un récit qu’on racontait à travers des images, mais le sens et le rythme étaient là. C’était déjà celui des contes, de la littérature, et beaucoup moins celle du théâtre ou de la vie où l’on reste esclave d’un espace fini. Eisenstein avait vu juste quand il pensait que deux images montées ensemble avaient un sens (l’effet Koulechov utilisé comme base ou lien sémantique). L’idée était bonne, l’exécution, faute d’être intégrée dans un récit et d’une logique plus large, l’était un peu moins. Ce qu’il faisait à l’échelle d’une scène pour accentuer des effets, des enjeux ou une tension propre à une séquence, il aurait fallu le mettre au service de l’histoire : ne pas jouer sur les séquences, mais sur la fable, comme on dit à un acteur de ne pas jouer sur chaque mot, mais de chercher le sens général d’un texte.

Ce cinéma est donc encore du cinéma de benshi. La voix reste muette, mais les images et le montage parlent à sa place. La technique est d’ailleurs employée assez souvent dans d’autres films : en transition, on rajoute un titre, une voix off. Mais là, tout pourrait être commenté par un narrateur : s’il a besoin d’évoquer dans son récit une scène qui peut être résumée en une phrase, il n’hésite pas, il va droit à cet essentiel et se désintéresse du reste, ça fait partie d’un tout. Ne reste que le murmure, le souffle du conteur : la musique.

Un autre procédé commun, employé le plus souvent de la même manière, si bien qu’il finit par ne plus être que la preuve d’une utilisation systématique de ce « langage » narratif : le plan large d’introduction, voire le gros plan sur un détail du décor (un objet, des animaux, des arbres…). Même principe dans tous les arts, une fois que l’on connaît les codes et qu’on sait les utiliser pour éveiller l’imagination du lecteur, du spectateur, il faut arriver à le surprendre à l’intérieur même de ces codes. Si l’on use toujours d’une même ponctuation pour distiller les événements, on appauvrit considérablement le sens de son histoire. Un écrivain ne doit pas seulement choisir les événements les plus significatifs, mais aussi utiliser les mots les plus justes pour sortir de la banalité des choses. L’auteur possède de nombreuses possibilités par exemple pour traduire le passage d’une période à une autre, créer un lien signifiant entre deux événements (on reste dans l’ellipse), par le biais de connecteurs logiques : « plus tard », « après le… » « lorsque… » « en arrivant à… » « d’ordinaire… » « en marge de » « ce ne fut que… ». Si l’on ne cesse de répéter les « pendant ce temps » ou les « et puis », la saveur est tout autre. Ici par exemple, Misumi commence direct par un gros plan, d’abord de profil, puis de face. C’est un angle fort qui ne s’écarte pourtant pas du cadre qui se dessinera tout au long : il nous décrit ce personnage avant de la mettre en action. Et l’on entend la petite voix du benshi nous dire que ce visage appartient à un personnage important, mais qu’il faut bien le regarder parce qu’on ne le verra plus : on comprend petit à petit, non pas en nous l’expliquant, mais en nous distillant des informations qui nous mettent d’abord sur la voie, avant d’en être certains. Toutes les entrées en matière se ressemblent (il faut mettre en scène l’élément déclencheur, celui qui va tout provoquer, la faute originelle), mais la liberté, on la trouve dans la manière d’évoluer à l’intérieur des contraintes. Mille angles possibles une fois que l’on connaît le cadre à ne pas dépasser.

Le film est ainsi constitué d’évocations multiples. Des plans qui n’auraient aucun sens pris séparément, mais qui, en se combinant, prennent tout leur sens. Comme en littérature ou dans un récit oral quand on peut évoquer facilement certains détails du passé. On trouve ici beaucoup d’inserts de plans reliés à l’histoire de sa mère, donc la sienne. Aujourd’hui, on dirait que ce sont des images qui dévoilent ses pensées. On reste dans une logique de voix narrative : au lieu d’un « je me rappelle », ce serait plutôt un « il se rappelle », voire un « rappelez-vous, spectateur ».

Tuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (4)_saveurTuer ! Kenji Misumi 1962 Kiru Daiei (5)_saveur

On bannit également tout mouvement accessoire ou détail non signifiant. Quand le héros retrouve son maître assassiné, il le prend d’abord dans ses bras, puis le relève pour le coucher sur le dos. On peut remarquer un léger faux raccord entre les deux plans. On pourrait presque penser qu’il a traîné son maître sur vingt kilomètres pour le faire changer de pièce, et comprendre ce faux raccord comme une ellipse temporelle. Ça aurait été logique de sucrer cette action ridicule assez peu signifiante du samouraï traînant son maître pour le coucher ailleurs… Il s’agit de la même pièce, et pourtant le faux raccord ne saute pas tant que ça aux yeux. Parce que peu importe si le raccord de mouvement n’est pas exact ; la logique, l’essentiel, est là. Il ne s’agit pas de la même phrase. Un plan le montre d’abord prendre son maître dans ses bras ; un autre (son contrechamp) dévoile sa réaction… Même logique, même phrase, qu’on ne pourrait scinder en deux paragraphes : le samouraï découvre son maître assassiné. Mais ensuite, peu importe le raccord : désormais, ce qui compte, c’est d’illustrer ses excuses. Un idiot se serait soucié du détail chronologique et aurait tenu à reconstruire la scène telle qu’elle aurait pu se dérouler dans un monde réel ; or, on s’en moque, on sait que c’est du cinéma, donc une histoire racontée, on n’est pas plus gênés par cette légère incohérence quand c’est un benshi qui commente et joue tous les personnages, ou quand c’est un orateur qui nous évoque des images par la seule puissance des mots. Un récit, c’est le contraire du réel : c’est du réel sélectionné. On ne garde que le signifiant, et le meilleur.

On retrouvera la même idée dans l’utilisation des scènes dialoguées. Encore et toujours le même principe qu’un conte ou un roman. Les mauvais conteurs se perdent en bavardages. Le spectateur n’a pas besoin de beaucoup : quelques informations, un contexte, une situation, une ligne dramatique cohérente, une atmosphère… Une fois qu’on a donné l’essentiel, il faut passer à autre chose. Alors on parle peu, on évite de s’échanger les banalités d’usage ; on n’arrive pas, et l’on ne repart pas d’une scène, on y est déjà : si l’on y est, c’est qu’on y est bien arrivé, et si l’on est arrivé ailleurs, c’est donc bien qu’on l’a quittée, non ?… (C’était bien l’accumulation de ce genre de péripéties anodines que je reprochais au 47 Ronin d’Inagaki où chaque séquence était ponctuée par l’arrivée ou le départ d’un personnage avec tambours et trompettes.)

Le seul écueil quand on joue du katana au montage, c’est la possibilité d’un manque d’identification au personnage principal, à sa quête, son destin. C’est le seul reproche que je puisse faire au film. Je ne sais pas si c’est parce que je peine à trouver Raizô Ichikawa particulièrement brillant, ou si le film manque de chair autour de cette structure bien léchée, mais j’ai bien l’impression qu’un peu moins de rectitude pour nous laisser nous familiariser avec le personnage principal n’aurait pas fait de mal. Manquait un grand acteur capable d’attirer la sympathie et l’adhésion en un rien de temps, entre deux ellipses. Le personnage est certes un idéaliste, une bonne âme, mais Raizô Ichikawa, avec son œil de biche, fait justement un peu trop ton sur ton. Le trait noir, ce n’était pas sur les cils qu’il aurait fallu le faire, mais en travers. Une bien grande, façon balafre. « Fais gaffe à ce que tu dis, toi, sinon je te fourre mon cerisier bien profond ! » Raizô, The Cherry Razor.




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Le Sabre, Kenji Misumi (1964)

Lamoyant

Le Sabre

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Ken

Année : 1964

Réalisation : Kenji Misumi

Adapté de Yukio Mishima

Avec : Raizô Ichikawa, Yûsuke Kawazu, Hisaya Morishige, Keiju Kobayashi

Le film est bien écrit, parfaitement réalisé, rien à dire là-dessus. Seulement quelque chose me titille dans cette histoire. L’idée sans doute était de faire le lien entre les valeurs du Bushido, supposées disparues un siècle plus tôt avec la fin de l’époque d’Edo, et les valeurs contemporaines jalonnant la société japonaise (au travail comme à l’université par exemple). S’il y a un lien évident (honneur, exigence, dignité, rigueur), il me semble un peu forcé et peine à faire ressortir une dynamique propre aux événements. Certains éléments de l’histoire paraissent trop artificiels pour obéir à cette idée initiale et ça nuit à la crédibilité de l’histoire, aux enjeux et à l’intérêt porté aux personnages principaux. Le récit possède ainsi les défauts de ses qualités. Certes, c’est original, l’idée de départ est louable, mais à force d’être entre deux genres, deux époques, on est nulle part et sans code, on ne peut s’attacher à rien d’autre qu’à des subterfuges un peu grossiers pour donner du sens au récit (comme le personnage féminin qui est bien trop utilitaire, à tel point qu’on la fait apparaître dans la scène finale alors qu’elle n’a a priori rien à y faire).

D’abord, ce qui est réussi, c’est le traitement psychologique des deux personnages principaux. Une concurrence saine entre deux leaders, c’est un classique. L’opposition entre le leader droit, sage et dévoué à son art, et l’autre plus talentueux, mais plus orgueilleux. Le parcours psychologique est intéressant parce qu’on va plus loin que les apparences et on arrive à suggérer des contradictions, voire des troubles profonds derrière le masque (il y est fait d’ailleurs allusion assez habilement dans la scène du bain). L’orgueilleux ne mènera jamais une fronde contre le “capitaine” comme on aurait pu le croire (ou si peu), ce qui l’intéresse, c’est la compétition, et il n’a qu’une idée : être le meilleur. Quant au capitaine, il ne se révèle pas si droit : bien sûr, la fin donnera au moins une autre vision, mais il ne faut pas oublier cette unique scène avec sa mère où peu de choses sont dites, mais le regard du personnage à ce moment et le comportement de sa mère en disent peut-être un peu plus sur les démons qui l’habitent (sans oublier la scène du pigeon). Il fallait deux excellents acteurs pour suggérer toute une psychologie en contradiction avec les mots, et ça, c’est parfaitement réussi.

J’en viens au moins réussi. Ce qui est fascinant dans un film de chambara, c’est la présence permanente du danger. C’est pour ça qu’on le rapporte souvent au western : l’homme face à la nature sauvage. Ça parle à tout le monde. Or ici, les enjeux sont finalement assez futiles, et pourtant ils sont traités avec force comme si à chaque instant les protagonistes jouaient leur vie. Le film renonce (ou échoue) à nous rendre cela un peu plus crédible. On est focalisé sur l’aspect entraînement au kendo et on ne voit rien d’autre. On sent mal l’enjeu du futur championnat, on fait apparaître des femmes quand on en a besoin, et les péripéties pour en faire une véritable guerre psychologique entre les deux principaux personnages ne sont pas assez nombreuses pour en faire pleinement un drame psychologique. Les scènes d’entraînement ont en cela aucun intérêt et ne font que ralentir l’action et le déroulement du récit. La solution aurait été de développer une vie en dehors de la salle d’entraînement : à l’université avec des personnages qui ne prennent pas part aux entraînements, avec des objectifs et des intrigues parallèles signifiants enrichissant un peu plus les rapports entre les deux personnages. Parce que si leur parcours individuel est intéressant, il est vite tracé et souffre du manque d’opposition. On attend le moment où cette confrontation doit venir et elle n’arrivera jamais. La seule scène de climax proposée, c’est quand toute la bande se fait choper en rentrant d’une baignade à la mer… Grand silence, pesant, pourtant rien ne se passe. Et une fois qu’une sanction est donnée, on l’accepte sans broncher, encore une fois en se refusant à la confrontation. C’est trop rigide, à force de jouer sur une opposition psychologique, on comprend qu’il n’y aura plus d’explosion, et on ne la craint plus. Pas la peine de nous faire un gros plan sur la bombe, on a compris qu’elle n’explosera pas.

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Le Sabre, Kenji Misumi 1964 Ken | Daiei Studios

En fait, je comprends mieux pourquoi le film est bancal après avoir vu que c’était tiré d’un roman de Mishima… On peut imaginer qu’il y ait le thème de l’homosexualité traité dans l’œuvre originale. Or ici, on ne voit rien. Il y aura matière, c’est certain, ça expliquerait le fanatisme de l’élève pour son capitaine (ça c’est autobiographique, et il faudrait y voir une confrontation entre les valeurs de la masculinité qu’on retrouve dans ces histoires où les femmes sont bannies, et une homosexualité refoulée dans l’affirmation d’une masculinité forte), mais aussi l’obstination du leader orgueilleux à rentrer en compétition avec l’autre leader, cette manière de lui mettre une femme entre les pattes pour se convaincre que c’est pour le détourner du droit chemin quand c’est en fait pour se confronter à son désir pour lui en se prouvant qu’il peut n’y porter aucune importance. C’est suggéré par quelques dialogues, dans la scène de la voiture, mais c’est tellement peu appuyé qu’on passe à côté. Je ne crois pas du tout que le film ait été réalisé en suggérant une quelconque homosexualité. Si on gomme tout l’aspect sexuel des œuvres de Mishima, c’est sûr, il manque quelque chose… Le sujet initial a été travesti pour en faire une sorte de chambara moderne en occultant les origines du drame. Ça ne veut plus rien dire, et je comprends mieux maintenant pourquoi c’était bancal.

Et si on n’est pas convaincu (sans avoir lu la nouvelle de Mishima), il suffit de lire la quatrième de couverture de Ken et de Martyre : « Comment qualifier les sentiments ambigus qu’éprouvent l’un pour l’autre Hatakeyama et Watari ? Les deux adolescents hésitent entre haine, désir, fascination et cruauté. Jusqu’où leurs jeux troubles peuvent-ils les conduire ? L’équipe de kendô a pour capitaine Jirô, l’un des meilleurs sabres (ken) du Japon. Tous lui envient sa force, sa beauté et son talent. Lorsque le club part faire un stage d’une dizaine de jours, les ambitions et les rivalités entre les membres de l’équipe s’exacerbent… Deux nouvelles raffinées et cruelles qui mettent en scène des adolescents à la sexualité trouble. »

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La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura (1961)

Un coup pour rien

La Vie d’un homme amoureux

Note : 3 sur 5.

Titre original : Koshoku ichidai otoko

Aka : A Lustful man

Année : 1961

Réalisation : Yasuzo Masumura

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Tamao Nakamura

(Aussi appelé L’Homme qui ne vécut que pour aimer)

Étrange farce du réalisateur d’Une femme confesse et de L’Ange rouge.

On est dans la commedia dell’arte ou pas loin du Casanova de Fellini. Une seule chose intéresse le personnage principal : les femmes. Au contraire de Casanova de Fellini, ici le personnage n’a aucun cynisme, au contraire, il aime réellement les femmes et veut les rendre heureuses. Il est complètement idiot, fils d’un riche commerçant, il n’hésite pas à dilapider l’argent de son père pour faire plaisir aux femmes. Sa philosophie de la vie est très limitée, mais il s’y tient. Son caractère est plus naïf que celui de Casanova, mais il est tout aussi absurde. Il a la mémoire d’une bête. Capable de s’émouvoir de la mort d’une femme qui l’a rendue heureux et de se consoler aussitôt avec une autre…

Le rythme du film est très rapide, et on passe d’une séquence à une autre, d’une conquête à une autre, sans avoir le temps d’intégrer ce qui précède. La psychologie est délibérément réduite à néant : c’est un pantin qui ne pense qu’à ses femmes. Et elles lui rendent bien parce qu’elles sont le plus souvent à ses pieds.

Le film se termine avec l’actrice fétiche du cinéaste, Ayako Wakao, que ce bon gros casanova n’arrivera jamais à rendre heureuse…

Dispensable.


La Vie d’un homme amoureux, Yasuzo Masumura 1961 A Lustful man, Koshoku ichidai otoko | Daiei


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