Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928)

Note : 4 sur 5.

Les Mendiants de la vie

Titre original : Beggars of Life

Année : 1928

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Wallace Beery, Richard Arlen, Louise Brooks

Le « calcul » aux échecs consiste ni plus ni moins à envisager et à simuler diverses suites de coups afin de voir laquelle finit gagnante au bout d’échanges, de prises, des parades et d’attaques successives. Quelque chose me dit, pour un réalisateur, qu’imaginer une scène de film (dans le cinéma muet, de surcroît) procède de la même logique de « calcul ».

Un bon réalisateur n’improvisera pas au moment du tournage : il devra prévoir au moment de l’écriture diverses manières de placer ses acteurs ou sa caméra ; imaginer des échanges de regards ; faire intervenir de nouveaux éléments dans le champ ; jouer sur la profondeur ; opter pour un angle lui offrant la meilleure stratégie possible ; forcer un « tempo » ou prendre de l’avance sur un plan, en gagnant du terrain et en se rapprochant des personnages ou en prévoyant un emplacement avant de commencer un champ-contrechamp ; définir à l’avance la grosseur des plans adéquats ; placer ses personnages dans des situations illustrant au mieux les menaces et les conflits auxquels les personnages sont confrontés (user d’un même plan large ou d’un champ-contrechamp) ; imaginer les expressions et les gestes des acteurs ; calculer la longueur des plans et des séquences ; etc.

Le cinéma parlant, le cinéma muet possédait ce petit quelque chose de millimétré comme un roman-photo ou une bande dessinée en mouvement. Certains s’aident d’ailleurs d’un storyboard pour mieux calculer leur(s) coup(s). Si Wellman s’est révélé si efficace dans les deux périodes du cinéma (parlant et muet), c’est peut-être qu’il avait (comme les quelques dizaines de génies qui ont passé la barrière du son) cette capacité de « calcul ». Avant de parler, les plus judicieux tournent leur langue sept fois dans leur bouche, les grands réalisateurs tournent sept fois le film à faire dans leur tête. Ils pensent le film en imaginant la stratégie gagnante qui illustrera de la meilleure des manières le sujet ; ils confrontent différentes approches afin d’en faire ressortir celle qui remportera le plus aisément possible l’adhésion du public ; grâce à leurs simulations imaginatives et à leurs « calculs », ils auront identifié les principaux écueils de l’histoire et de sa réalisation.

Si l’histoire des Mendiants de la vie n’a rien de follement imaginatif ou de passionnant, rien dans sa construction, son découpage, ses placements et ses déplacements d’acteurs, ses expressions ne dépasse. Aucun temps mort, aucune situation développée à la hâte ou mal agencée ; les regards comme il faut qui sont comme des attaques à la découverte (« Je te regarde, je te menace. Comment vas-tu parer ça parce que tu sais que tu es à ma merci si tu bouges le petit doigt ? »), histoire de préparer le plan suivant et de maintenir une menace constante ; des gestes francs et précis qui illustrent en une seconde une prise de décision, une pensée, une réaction, une attention vis-à-vis d’une menace, etc.

Il est vrai, en revanche, que si le sujet ne brille pas pour son originalité, les rapports de force qui s’y trament se prêtent à une telle logique de la confrontation et de la menace rappelant les échecs : Wallace Beery se retrouvera d’ailleurs impliqué dans une adaptation célèbre reprenant ce jeu de menaces et d’alliances à plusieurs coups, L’Île au trésor. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier des deux joueurs qui fera un faux pas aura une tapette. »

« N’importe quel pion avancé doit monter à la promotion. Et pour ce faire, être protégé. Si ce n’est par une tour, ce sera par un cavalier. Au bout du chemin, le pion deviendra dame. »

Le cinéma muet arrive tout juste à la perfection avec ses codes, quelques audaces formelles sont encore permises si elles servent le récit (ici, Wellman s’autorise un passage en surimpression pour décrire le récit du meurtre qui sert d’hamartia, de faute initiale, obligeant les personnages à la fuite), mais les meilleurs réalisateurs ont de manière générale compris les « trucs qui marchent » : des montages alternés constants entre les divers groupes d’une histoire (les gentils, les méchants, les alliés – même si tous ces archétypes sont ici inversés) ; un rapport continu entre extérieurs et intérieurs (le théâtre, en cinq mille ans d’existence, n’en a jamais été capable, donc on se régale de cette nouvelle opportunité qui donne l’impression de voir des romans mis en images en privilégiant les sujets offrant des décors variés) ; et enfin, une densité dans le découpage technique pour illustrer des histoires rarement plus longues que deux ou trois jours (si l’on marie densité et temps diégétique long, il faudra que le film soit allongé en conséquence, autrement, ça passera pour une facilité, une facilité que l’on commence déjà beaucoup à rapprocher du mélodrame).

Le cinéma parlant s’imposera bientôt, et tout sera à refaire. Ou presque. Car si vous changez quelques règles aux échecs (comme le meilleur d’entre eux s’est amusé récemment à le faire en reprenant une vieille idée de Bobby Fischer), les capacités de « calculs » des réalisateurs qui s’étaient déjà montrés plus habiles que d’autres à se représenter des films avant de les réaliser demeurent. Après, je veux bien croire que certains filmaient sous tous les angles et laissaient ensuite le monteur « calculer » à leur place. Mais ce n’est clairement pas le cas ici. Tout est trop bien découpé, les gestes et les regards participent si bien au montage que ça ne peut être fait après coup.

La seule paresse ou négligence que je peux reprocher à Wellman, c’est le manque de réalisme dans certains espaces intérieurs. De mémoire, dans ses films parlants, il n’aura aucun problème à tourner des séquences censées prendre place en extérieur… en studio. Pour les plans de nuits, les plans rapprochés, ça peut parfois se révéler inévitable, mais Wellman, pour diverses raisons, n’a jamais trop pris au sérieux la parfaite reproduction ou logique dans la représentation de certains espaces qu’ils soient extérieurs ou intérieurs (sans doute justement parce qu’il était issu du muet où les exigences n’étaient pas au même niveau). Ses extérieurs sont ici parfaits, spectaculaires (trains en mouvement, ravins), mais certains intérieurs laissent trop apparaître qu’il s’agit d’un plateau dans un studio avec le recul nécessaire et suffisant pour y placer une caméra. C’est un peu, aux échecs, comme disposer d’un fou attaqué et hésiter à le déplacer de quelques cases ou l’envoyer le plus loin possible… Les calculs sont pas bons, William.

Je te pardonne. Ça se laisse mater sans difficulté.

William composerait une symphonie (un film) avec trois bouts de ficelles (un sujet sans grand intérêt), mais aucun réalisateur ne pourrait jouer à la place de ses acteurs. Louise Brooks rayonne comme il faut en garçonne en fuite ; Richard Arlen convainc sans mal dans un rôle parfaitement crédible (non) de bon samaritain sans le sou ; mais quand Wallace Beery passe quelque part, toute l’assistance se tait et regarde… L’acteur se montre tout aussi précis dans son « découpage » que le réalisateur, et propose en permanence un geste ou une expression qui vous laisse béat d’admiration. S’il y a une forme d’intelligence à tramer à l’avance tout un film dans son découpage et dans les mouvements, les gestes, les expressions des acteurs… que dire des acteurs qui, quel que soit le type de personnage joué, lui offriront toujours cette impression frappante de facilité, de charisme, d’autorité… L’intelligence de l’apparence. L’œil alerte, les mains qui dirigent ou commentent l’action et les autres personnages, l’imagination active qui s’exprime en un instant avant de rebondir pour donner à voir quelque chose de différent… Et cela, sans surcharger les cases de son échiquier : chez Feydeau, il faut laisser le spectateur « recevoir » les répliques afin qu’il ait le temps de rire ; avec les acteurs qui jouent la menace, la logique est la même : « Je joue un coup, à ton tour. Sauras-tu parer cette menace ? (Petit temps.) Pas grave. J’ajoute un attaquant. »

À regarder Beery, il est plus facile de comprendre comment certaines crapules arrivent à tirer à eux des alliés et des victimes. Roublards, voleurs, magouilleurs…, il rend tous ses personnages à la fois… calculateurs et tout à fait inoffensifs. Pire, le sachant même du côté des fripouilles et des escrocs, à cause de son bagout, de son charme, de ce je-ne-sais-quoi, il compte parmi les hommes que l’on pourrait suivre les yeux fermés. Et à la fin, ceux qui en ont été victimes trouveront toujours un moyen pour dire : « Il n’était pas si méchant dans le fond. » Edward G. Robinson ou James Cagney avaient cette même faculté à attirer le regard, à rendre sympathiques des crapules (Harrison Ford avait aussi ce talent, mais il a vite cherché à profiter de son statut de star pour ne plus interpréter que les bons samaritains, sans comprendre justement que quand les mecs roublards et charismatiques apparaissaient à l’écran, les spectateurs ne voyaient plus qu’eux, jusqu’à éclipser le gentil de l’histoire… « La Rebellion s’est ruinée par ce Han Solo, mais au fond, c’est un chic type. »).

Les deux pièces principales du plateau quittent l’écran sans que l’on se préoccupe beaucoup de leur sort ; le roi adverse meurt au dernier plan et recueille tous les suffrages du public en imaginant plusieurs décennies à l’avance le coup de Mais où est passée la septième compagnie : « J’ai glissé, chef ! ». Littéralement, la meilleure chute possible. Roque and roll.

Beau travail, William & Wallace. Back to back W.


Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928) Beggars of Life | Paramount Pictures


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Un matin couleur de sang, Li Shaohong (1990/92)

Note : 4.5 sur 5.

Un matin couleur de sang

Titre original : Xuese qingchen/血色清晨

Titre international/alternatif : Bloody Morning

Année : 1990/92

Réalisation : Li Shaohong

Avec : Zhaohui Gong, Hu Yajie, Lu Hui ,Wong Kwong-Kuen, Yan Xie, Zhao Jun, Kong Lin, Ju Xingmao, Miao Miao, Linlang Ye

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Remarquable adaptation du roman de Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée. Le film navigue entre Kiarostami (tendance sac de nœuds, comme Où est la maison de mon ami ? ou Close Up, tournés d’ailleurs à la même époque) et Asghar Farhadi (même tendance sac de nœuds, spécifiquement judiciaire).

Le récit dans les deux premiers tiers du film se partage entre l’enquête qui suit le crime d’honneur dont a été victime le maître d’école (la voix off du policier — forcément bienveillant comme dans n’importe quel film de dictature — ponctue le récit), les flashbacks censés rapporter une version des faits (un peu à la manière de Rashômon et de Nous et nos montagnes, mais il n’y a pas vraiment de contradictions dans le récit des personnages, c’est surtout un prétexte narratif pour changer de temporalité et se focaliser sur les différents sujets abordés lors de l’enquête) et les conséquences (surtout psychologiques) du crime avant que les deux assassins ne quittent le village pour être jugés.

Le dernier tiers du film livre une conclusion à tout cet engrenage parfois complexe en montrant une version plus linéaire des faits au matin du meurtre. On quitte alors un type de récit à la Rashômon pour épouser un dénouement, toujours sous forme de flashback, plus à la Agatha Christie (tendance Le Crime de l’Orient-Express) parce qu’en réalité, les deux assassins ont tout fait pour que les divers villageois à qui ils ne cachaient pas leur dessein les empêchent de passer à l’acte. Mais un mélange de circonstances malheureuses et de pleutrerie générale a fait qu’ils ont dû suivre ainsi la macabre tradition de ce qui est une constante dans les cultures du monde : quand la fille à marier se révèle ne plus être vierge à la nuit de noces, un crime d’honneur (la victime en est le plus souvent la mariée, ici, il s’agit du fautif supposé, l’instituteur) s’impose pour sauver la face… Ironiquement, lors du mariage, la troupe de théâtre semblait proposer un numéro consistant à rappeler l’importance de s’assurer de la virginité de la fiancée avant le mariage (« semblait », parce que le plan sert de virgule avant de passer à autre chose)… Au petit matin, tout le monde a su, personne n’y a vraiment cru, et une fois tout le village massé autour des trois protagonistes, les deux frères ne pouvaient plus reculer… Chaque individu de cette chaîne défaillante, accroché malgré lui à une tradition barbare et rétrograde possède sa part de responsabilité aux côtés des deux assassins. La morale de ce conte funèbre pourrait ainsi être : « Si vous trouvez ça révoltant, faites en sorte que l’on ne pratique plus cet odieux crime d’honneur dans nos campagnes. La Chine doit entamer cette révolution ! »

En Iran, comme en Amérique du Sud, comme en Union soviétique, et donc comme en Chine, cette même capacité à évoquer par le conte et par la parabole, une morale universelle susceptible de ne pas trop froisser la dictature en place. Car si le roman initial et cette adaptation (à laquelle il faut ajouter la version italienne dont je n’ai aucun souvenir) divergent quelque peu, les crimes d’honneur constituent bien une constante universelle dans des sociétés du monde n’ayant aucun rapport entre elles et censée protéger le lignage des familles. Le film montre d’ailleurs bien à la fois le choc culturel opposant ces usages ancestraux aux usages modernes condamnant ces pratiques, mais aussi l’opposition entre le monde des campagnes, héritières d’un autre, millénaire et en décomposition (les extérieurs, composés de maisons ou de bâtiments en ruines vieux de plusieurs siècles, évoquent parfois, dans un univers toutefois plus escarpé, les décors du Printemps d’une petite ville), et le monde des villes qui n’est pas encore celui des mégalopoles chinoises actuelles, mais des villes moyennes dans lesquelles les paysans peuvent s’enrichir.

Le film gagnerait à être vu une seconde fois tant il s’est révélé compliqué à suivre. Le film a les défauts de ses qualités : sa structure est très dense, pleine d’ellipses, de personnages et de flashbacks, au point que l’on ne sait parfois plus qui est qui et que le sens de la situation nous échappe (les mariages arrangés imposent une forte verbalisation des rapports, une marchandisation des liens à créer, et quand on évoque le nom d’un personnage, puis celui d’un autre, on est vite perdus). Au milieu du film, je n’y comprenais plus rien. Façon Le Grand Sommeil. Qui s’en plaindrait d’ailleurs ? Le confusionnisme a ses avantages (si toutefois on sait se laisser porter par les quelques instants de grâce d’une réalisation). J’ai ainsi dû reconstituer a posteriori un puzzle laissé inachevé pour m’assurer, après des recherches, par exemple, que la mariée n’avait jamais avoué avoir eu une liaison avec le maître d’école comme j’en avais eu l’impression au visionnage (ayant gardé son livre de poèmes, il est raisonnable de l’imaginer amoureuse du fiancé de sa meilleure amie, mais à la manière d’un récit à la Asghar Farhadi, ce détail joue surtout sur les apparences et entretient le flou sans rien apporter de concluant sur la réalité de leur relation). Une fois l’identité de chacun mieux établie, j’ai ainsi mieux saisi la manière dont le mariage avait été arrangé : le marié (qui répudiera sa femme la nuit du mariage), jouissant d’une bonne situation dans le village voisin, tombe sous le charme de la fille et pour convaincre son frère de lui accorder le mariage, il lui propose de se marier le même jour (à 36 ans, aucune femme ne veut de lui) avec sa propre sœur… handicapée. Après avoir constaté que sa femme n’était pas vierge, le mari la renverra donc dans sa famille la nuit même et pillera les cadeaux que la famille avait reçus en dot… (Le récit pratique ici la technique de la douche écossaise qu’affectionnait, dans mon souvenir, John Ford et Akira Kurosawa — mais je n’en suis plus si certain, mes recherches sur le Net pour m’en assurer… me renvoyant vers des pages de mon site ! —, qui consiste à alterner une séquence douce, lente, avec une autre, brutale et rapide. Ici, le pillage nocturne des biens du second mariage répond ainsi à l’autre nuit de noces et à la tendresse naissante entre le futur assassin et sa femme handicapée. Le frère « déshonoré » repartira même avec sa sœur, touchée par une crise d’épilepsie…)

Vive les mariages d’amour.

D’autres détails encore, plus subtils, ou évocateurs d’une réalité, prennent alors tout leur sens. La marque des grands films. Le soin apporté à chaque personnage secondaire du village, par exemple, du bambin martyrisé par ses voisins et qui échoue à passer le message que sa sœur lui avait demandé de faire parvenir à l’instituteur, à la grand-mère qui a perdu la tête, en passant par les diverses femmes du village, loin d’adopter la moindre bienveillance et sororité à l’égard de la fiancée mise en cause. Et cela se fait à travers des plans brefs, généralement des plans de coupe, révélant l’esprit de tous ces personnages secondaires dans des situations dont souvent, prisonniers de leur point de vue, ils ne peuvent mesurer la portée.

Le film a été réalisé à la grande période du renouveau du cinéma chinois quand on découvrait notamment en France les films de Zhang Yimou et de Chen Kaige. Il partage ainsi certaines qualités spécifiques de cette tendance : jolie lumière ; élégance de la réalisation à travers de légers mouvements de caméra et des angles recherchés ; un découpage serré, mais lent, capable de créer des atmosphères à la fois réalistes et poétiques ; usage parcimonieux et judicieux de la musique (à l’opposé des productions futures se vautrant dans le lyrisme pompier) ; et une direction d’acteurs stupéfiante de précision et de naturel (deux spécificités souvent contraires)…

Comment un tel film a-t-il pu disparaître des radars alors qu’il avait été primé, et donc remarqué, au Festival des trois continents ? Les distributeurs, Arte, ont-ils fait le job alors qu’à la même période le cinéma chinois était à la mode ? Est-ce que c’est parce que Li Shaohong est une femme ?… Parce que le film nous perd parfois ? Mystère. La Cinémathèque française l’a diffusé dans une salle minuscule (et à « guichet fermé ») à l’occasion d’une rétrospective dédiée aux femmes cinéastes chinoises.


Un matin couleur de sang/Bloody Morning/Xuese qingchen/血色清晨, Li Shaohong (1990/92) | Beijing Film Studio


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Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969)

Note : 4 sur 5.

Nous et nos montagnes

Titre original : Մենք ենք, մեր սարերը / Menq enq mer sarery

Année : 1969

Réalisation : Henrik Malyan

Avec : Sos Sargsyan, Frunzik Mkrtchyan, Khoren Abrahamyan, Armen Ayvazyan, Artavazd Peleshian, Azat Sherents

Henrik Malyan met de côté les formes expérimentales et esthétiques de ses collègues du Caucase pour adapter ce qui semble être un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine arménienne. L’auteur, Hrant Matevossian, s’est chargé lui-même de l’adaptation de la nouvelle qui semble l’avoir fait connaître, publiée en 1962 selon la page française de Wikipédia — 1967, pour le recueil de nouvelles selon la page anglaise de l’encyclopédie en ligne. Malyan est passé par une école de théâtre et de cinéma à Moscou avant, semble-t-il (toujours selon ma source du pauvre), de prendre la direction de divers théâtres en Arménie.

La Russie a inventé le jeu moderne, et ses acteurs ont tout au long du vingtième siècle suivi les principes du jeu intériorisé et psychologique qui s’exportera jusqu’à New York avec l’Actors Studio. C’est précisément le type de jeu que l’on voit ici. En plus d’être la meilleure méthode pour mettre en évidence une histoire, elle a surtout l’avantage de paraître naturelle et de proposer deux niveaux d’interprétations simultanées. Elle distingue la part dramatique de la fable suivant le fil des événements (souvent rapportée à travers les dialogues), de la part illustrative, qui consiste à mettre en scène les personnages dans des activités annexes. Ces deux niveaux se manifestent généralement dans notre activité du quotidien : nous sommes capables de parler d’un sujet sans rapport avec ce que nous faisons, et quand l’on s’arrête (temporairement ou non), cela souligne le fait que la situation a gagné en gravité. Une fois mise au service d’un récit, ce principe a la vertu de pouvoir jouer en permanence sur les deux tableaux et de porter à la connaissance du spectateur un contexte naturaliste et sociologique d’envergure (même si Marlon Brando en conclura qu’un acteur doit se gratter les fesses pour paraître « naturel »).

Voilà pour la forme d’apparence classique. Sa mécanique repose d’ailleurs sur une sophistication bien plus élaborée qu’elle en a l’air. Si les audaces et les étrangetés « brechtiennes » d’approches plus visibles et plus distanciées à la Sergueï Paradjanov ou à la Tenguiz Abouladze sont plus adaptées aux histoires traditionnelles et folkloriques (voire baroques), pour servir une fable moderne et absurde, la forme classique et naturaliste paraît plus appropriée.

Sur le fond, l’histoire de Hrant Matevossian rencontre énormément de similitudes avec les récits postérieurs de ses voisins iraniens. Pour éviter la censure et le risque de se voir suspectés d’offrir au spectateur une critique de la société dans laquelle ils vivent, les réalisateurs iraniens passeront volontiers par la fable (mettant en scène bien souvent des enfants). Dans ces films produits sous dictature, les auteurs arrivent toujours à faire preuve d’une puissante subtilité allégorique ou thématique qui mènera forcément à l’universalisme, car les exemples trop spécifiques pourraient heurter le pouvoir en évoquant des contextes domestiques. Et cela, en se pliant aux exigences d’une représentation policée de l’autorité : un gendarme se doit d’être un modèle de droiture, de fermeté, mais aussi d’humanité… La fable tire vers l’universel, ce qui lui permet d’échapper aux contextes sociaux ou politiques. Au contraire du théâtre italien, par exemple, dans lequel les archétypes sociaux dominent, dans la fable, les personnages ont une fonction qui les extrait de leur particularisme comme dans la mythologie ou les légendes. Peu importe que les bergers soient ici cultivés, cela reste un détail, et un détail d’ailleurs assez en phase avec un idéal soviétique d’éducation pour tous (ou de labeur pour tous) : il convient en revanche que les héros appartiennent à un type de personnages universels. Et quoi de plus universel que des bergers ?

Ensuite, comme dans n’importe quel mythe, chacun des bergers représente une manière distincte d’appréhender les choses. La fable offre toujours au lecteur un sens moral aux événements : les caractères et les réactions différentes des bergers face au gendarme qui les interroge sont censés viser une forme d’exhaustivité. Les personnages adoptent chacun une stratégie opposée et complémentaire. La fable use alors de la répétition pour les interrogatoires comme dans Les Trois Petits Cochons ou dans Le Petit Chaperon rouge. Dans une sorte de Kafka rural, le style tire vers l’absurde, mais la structure du récit s’appuie sur une mécanique mythologique et morale. L’absurdité naît des pinaillages et des réticences de chacun à vouloir élucider ou masquer les détails d’un événement dont la logique traditionnelle s’oppose à la rationalité et à la temporalité du droit au sein d’une société dans laquelle tout acte, tout accord, toute vente est transposé à l’écrit avant de pouvoir être consulté et vérifié : vous payez, vous vendez, les registres sont comptables de la moindre de vos transactions passées. Comment une société rurale étrangère à ces usages donnera-t-elle la preuve d’un accord tacite ? La réponse sera d’autant plus incertaine que l’on n’est pas sûrs qu’un tel accord existe. Le berger lésé, lui, reste vague sur ses allégations, et les accusés peuvent se jouer d’un gendarme quelque peu pointilleux sur les principes du droit en interprétant à son intention une sorte de remake parodique de Rashômon. Qui vole un mouton finit petit-bourgeois et digne du goulag… Ou pas, si tu tournes bien la chose…

Comme dans toutes ces fables qui opposent la ruralité à la modernité (dont les caractéristiques sont partagées avec certains westerns et donc avec certains films iraniens), l’espace reflète cette opposition. L’environnement commun est celui de la nature domestiquée par l’homme, mais sur laquelle la civilisation n’a pas encore tout à fait la main. Si le gendarme peut interroger les suspects à son poste de police, il paraît bien seul pour mener son enquête, et il apparaît surtout comme l’unique représentant non seulement de la loi, mais de l’« empire » comme son usage intempestif du russe pour marquer son autorité le rappelle. Et alors, une fois l’enquête terminée, que fera-t-il ? Il « transhumera » avec les accusés et le plaignant vers la ville et son tribunal. On retourne presque au temps des mythes grecs quand les héros « transhumaient » d’une cité à l’autre. Ces « odyssées » (souvent pédestres) occasionnaient des rencontres néfastes prévues par les oracles, des expériences initiatiques ou révélatrices. Œdipe tuera son père sur un tel chemin alors qu’il croyait précisément l’épargner en s’éloignant de lui. Ici, en guise de Sphinx et de conclusion au film, cette joyeuse troupe de personnages ralliant la ville croisera d’autres bergers à qui ils « révéleront » à voix haute et de façon répétée leur méfait (comme un plaider-coupable adressé au seul tribunal auquel ils se soumettent : les collines de leur pays). (Preuve du caractère universel du genre, ce recours aux « mythes des itinérances » se retrouve tout aussi bien dans les récits traditionnels japonais — les jidaigekis de Kenji Misumi par exemple — que dans les road movies du Nouvel Hollywood.)

Avant ce geste tout à la fois loufoque et symbolique, le film contient toutes sortes de détails amusants et tout aussi parlants. Le gendarme, d’ordinaire si soucieux de rendre le droit dans une campagne qui semble s’affranchir de toutes contrariétés légales, traverse un verger en chapardant un fruit sur son arbre. Son entrain à finir ses bouchées marque bien l’idée qu’il a conscience d’agir en contradiction avec ses principes : « qui vole une pomme, vole un mouton, qui vole un mouton, vole un œuf (non, ce n’est pas ça) ». Volontaire ou non, le vol prend un caractère autrement plus symbolique, de nombreux fruits étant originaires du Caucase (sorte de trésor national). Mais le gendarme échappera aux pépins, lui.

Enfin, lors d’un simulacre de tribunal que les bergers et le gendarme organisent le temps d’une halte dans les collines rocailleuses pendant leur voyage vers la ville, chacun se prête au jeu et intervertit les rôles sans amoindrir ses responsabilités. Jusque-là, Hrant Matevossian s’était contenté de citer Shakespeare. Avec ces inversions des rôles, ces travestissements censés dévoiler la véritable nature des personnages, on est en plein dedans. L’absurdité et la critique du droit rejoignent celle par exemple du Marchand de Venise (l’excès des conditions posées par Shylock, le travestissement à des fins révélatoires et la parodie de procès). Rarement le cinéma aura aussi bien illustré l’idée d’intelligence empathique : la capacité à se mettre à la place de l’autre.

Quelques notes de musique au début rappellent Nino Rota. Et à travers ses alpages pleins de rocailles, d’herbes et de ruisseaux, le style du film évoque parfois le cinéma italien. Pâques sanglantes, par exemple. Le monde caucasien n’a pas l’air si différent du monde méditerranéen. L’air commun des latitudes, peut-être, des mythes partagés depuis des millénaires aussi…


Nous et nos montagnes, Henrik Malyan (1969) Մենք ենք, մեր սարերը We and Our Mountains | Armenfilm


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L’Incident, Larry Peerce (1967)

Note : 4.5 sur 5.

L’Incident

Titre original : The Incident

Année : 1967

Réalisation : Larry Peerce

Avec : Tony Musante, Martin Sheen, Beau Bridges, Brock Peters, Ruby Dee, Jack Gilford, Thelma Ritter, Gary Merrill, Jan Sterling, Donna Mills

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Variation new-yorkaise et brutale du Crime de l’Orient-Express. Le film reprend un des gimmicks favoris du cinéma qui consiste à développer une poignée de personnages avant de les réunir dans un même espace (la réunion se passe dans une rame de métro, pile à la moitié du film). Le procédé sera particulièrement apprécié dans les futurs films catastrophe des années 70 et connaîtra un regain d’attention avec des variations moins « chorales », plus narratives, dans les années 90 avec les films de Quentin Tarantino. Autres références et sous-genres associés : le film de transport. De Lifeboat (canot) à Airport (avion) en passant par H-8 (bus), quel que soit le moyen de transport, le huis clos (souvent partiel) fait toujours son effet. On pense également ici particulièrement aux Pirates du métro (1974). En général, les récits qui mêlent ces deux thèmes narratifs procèdent de manière opposée : on passe du transport à un autre huis clos. Le modèle du genre est Boule de suif, qui a inspiré consciemment ou non Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Ici, le récit se construit plutôt dans une logique de convergence dans laquelle différentes lignées finissent par se ramifier en un seul point (une spécialité d’Agatha Christie, même si cette convergence a toujours lieu au début – ici, elle intervient au milieu du film).

Dans ce genre d’exercice périlleux, tout repose sur un bon scénario, mais surtout sur une distribution parfaite. Le spectateur entre de plein fouet dans une situation que l’on comprend n’être qu’un prétexte à définir le caractère des personnages. Avant que tout ce petit monde se retrouve confiné dans un même espace, tout l’intérêt de l’intrigue repose non pas sur l’action, sur une suite d’événements, mais sur la personnalité et le talent des personnages et de leur interprète. Les acteurs ont toujours adoré ce type de rôles qui les remettent au centre du jeu. On est à New York, ça ne devait pas être bien difficile de trouver des acteurs de talent issus des nouvelles méthodes de jeu. En dehors d’un ou deux vieux dont le jeu caractéristique de l’ancienne école (l’inusable Thelma Ritter par exemple), avec leurs tunnels pas forcément maîtrisés, passe assez mal la rampe (de métro), les acteurs sont remarquables une fois réunis. Ils aident ainsi à parfaitement retranscrire la tension de la situation.

Sur le fond, le sujet peut également être vu comme une allégorie de nos sociétés égocentriques, surtout citadines, dans lesquelles on se laisse aliéner par nos terreurs individuelles et finit par montrer notre impuissance à faire « société » au milieu d’individus hétéroclites. Depuis, me semble-t-il, ces réactions apathiques ont été étudiées par les comportementalistes en confirmant qu’à partir d’un certain seuil ou en fonction de conditions spécifiques, les responsabilités se diluent et personne n’agit, surtout si aucun des témoins ne tire l’alarme en premier pour appeler « à faire bloc » contre un danger ou pour aider au contraire une personne en danger (les deux cas se présentent dans le film : d’abord avec l’ivrogne inconscient laissé pour mort dans l’indifférence générale, puis avec les agresseurs qui s’en prennent tour à tour à chaque entité de la rame).

En faisant quelques recherches, je tombe sur ce papier qui stipule que les travaux de ce type ont commencé après un fait divers étant survenu… à New York en 1964 : une femme aurait été tuée sans qu’une trentaine de témoins osent intervenir. (Le film n’a rien à voir, c’est un remake d’un film de télévision diffusé en 1963, mais la coïncidence mérite d’être notifiée.) Dans ce papier, on peut ainsi lire : « En présence de témoins passifs, une personne tend à rester elle-même passive, et d’autre part, des groupes de trois individus ont moins de chance de rapporter l’incident que des individus isolés. » (C’est significatif, mais dans le film, la question se pose d’intervenir directement, donc de se mettre soi-même en danger. L’étude date un peu, compte tenu des difficultés à faire des expériences sociales, possible que des travaux plus récents montrent des informations plus éclairantes.)

À supposer que dès qu’un premier témoin montre la voie, tous les autres suivent, ici, au bout d’une demi-heure de terreur et d’agressions diverses, c’est l’un des plus « démunis » qui finit par lever la main (sa seule valide) pour s’opposer aux agresseurs, tandis que les autres resteront les bras ballants. Jusque-là d’ailleurs, c’était presque toujours ceux que l’on considère comme les plus faibles qui osaient le plus répondre aux agresseurs : une vieille dame qui donne une claque à l’un des deux voyous, une autre qui se lève pour leur demander d’arrêter d’importuner l’un d’eux. Les hommes (et plus encore le soldat valide) se distinguent pour leur lâcheté. Un événement subtil à la fin du film témoigne également des tensions raciales de l’époque : quand les passagers arrivent enfin à stopper le métro et à appeler la police, instinctivement, les agents appréhendent le seul Noir de la rame… (Ils s’en prenaient aux Noirs sans tabou.) C’est peut-être un détail, mais ça veut dire beaucoup…

Autre allégorie possible (plus hasardeuse encore, mais jouons les « critiques de cinéma », rarement à court d’audaces interprétatives…) : la rencontre tumultueuse entre la jeunesse turbulente et insaisissable qui s’emparera bientôt d’Hollywood et toutes les figures conservatrices du cinéma de papa. Le vagabond (qui fait faux bond) ; le Noir qui ne veut pas faire de vague parce qu’il se sait sur la sellette (figure classique de Sidney Poitier depuis Graine de violence) ; le rebel without a cause affublé de sa veste coupe-vent inspirée des letter jackets d’université ; le bon soldat en permission ; l’homosexuel forcément tourmenté ; l’ancien alcoolique à l’affût d’une seconde chance ; la femme de professeur insatisfaite ; la mère écervelée qui a le cœur sur la main ; le couple de vieux qui se chamaille depuis le premier jour de leur mariage et qui déteste voir que le monde leur échappe…

Parce qu’effectivement, le cinéma est à un tournant. Le film est sorti en 1967, année charnière dans la production américaine : Hollywood sort enfin la tête de l’eau avec Bonnie and Clyde et Le Lauréat. L’Incident n’a pour autant pas grand-chose à voir avec le Nouvel Hollywood. Filmé sur la côte est, il aurait d’abord été financé de manière indépendante avant que Zanuck sauve le film de la faillite et en assure la distribution pour la Fox. Le film n’en reste pas moins le produit d’une époque qui, par contraste, éclaire l’éclosion de ce nouveau système.

Martin Sheen sera une des figures du Nouvel Hollywood, un peu plus tard, avec La Balade sauvage, de Terrence Malick (sorti en 1973). Beau Bridges sera vite employé à Hollywood, mais pas vraiment dans de grands films représentatifs de l’époque comme ce sera le cas pour son frère (il faudra attendre Norma Rae, de Martin Ritt, en 1979, mais une autre ère a déjà débuté). Brock Peters a souvent tourné dans des films avec Charleton Heston (allez savoir pourquoi) et est apparu dans des films d’Otto Preminger (Carmen Jones, Porgy and Bess), de Lumet (Le Prêteur sur gages) ; il tenait un rôle clé dans Du silence et des ombres (l’un des seuls acteurs noirs de premier plan à cette époque avec Sidney Poitier – qu’il a croisé sur Porgy and Bess). Quant à Larry Peerce, il suivra une carrière de réalisateur à Hollywood plutôt anecdotique selon les standards actuels (loin du Nouvel Hollywood, les studios continuent à produire des films de supermarchés, éventuellement rentables, mais ne laissant aucune trace dans l’histoire). Notons toutefois Un tueur dans la foule pour lequel il renoue avec le thriller confiné, mais dans un genre opposé (grand spectacle) et dans lequel, presque dix ans après L’Incident, il s’offre à nouveau les services de Brock Peters et de Beau Bridges.


L’Incident, de Larry Peerce 1967 The Incident | 20th Century Fox, Moned Associated


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No Lies, Mitchell Block (1973)

Note : 4 sur 5.

No Lies

Année : 1973

Réalisation : Mitchell Block

Avec : Shelby Leverington, Alec Hirschfeld

Un petit chef-d’œuvre du cinéma vérité traitant de la question du viol et de sa perception avec une mise en abyme pouvant rappeler le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache ou de quelques autres. Le film français reposait sur un exercice de style explicite de reproduction de la « vérité ». Aucun moyen ici de savoir ce qu’il se cache derrière la conception du film : s’agit-il d’une improvisation, d’une improvisation dirigée, de la reproduction d’un texte créée pour l’occasion, d’un témoignage réel ? La réponse à cette question reste ouverte. Et l’intérêt de ces quinze minutes repose sur le renoncement à y répondre.

Faut-il que les questions des spectateurs soient aussi obscènes que celles posées par un idiot de cameraman à une femme qui lui avoue avoir été violée ?

Un homme muni donc d’une caméra suit une femme chez elle alors qu’elle se maquille. Sorte d’interview impromptue comme on peut en faire quand on n’a rien préparé, ils plaisantent et cherchent un sujet de conversation digne d’être évoqué. L’extrait qui semblait alors sortir d’un catalogue des grandes banalités prend un tour inattendu quand la femme évoque tout à coup le viol qu’elle a subi la semaine précédente. Les questions du cameraman se font alors insistantes, obscènes, malvenues. Et l’on assiste, consternés, à l’épouvantable mise à l’épreuve de la parole livrée. Instant volé, séquence préparée ? Mystère.

Les victimes de viol souvent placées face au dilemme de parler, de témoigner, de porter plainte, d’être crues sans savoir comment, voient les conséquences cruelles de ce dilemme s’ajouter à leur traumatisme initial. Parler au risque de devoir se justifier, forcer les autres à se déterminer sur une vérité à laquelle ils n’ont pas accès ? Subir la suspicion, l’incrédulité, les maladresses ?

Cette courte séquence illustre bien ce dilemme de la victime craignant une forme de double peine si elle parle. Et à cela s’ajoute, pour nous, spectateurs, un double sens qui questionne : la place de la caméra peut tout aussi bien servir de facilitateur, aider à faire jaillir la vérité, que représenter un exercice de pure mise en scène. Au même titre qu’une femme qui témoigne de son viol et dont le récit est mis en doute, on ne sait ici si l’on peut croire ce que l’on nous raconte. La perception de la fiction et de la réalité devient trouble : le spectateur doit-il croire ce qu’il voit ?

Imaginons par exemple que le récit de ce viol soit exact et non une histoire racontée par nécessité du moment, non une improvisation (dirigée ou non) : en dehors de la situation un peu clichée et statistiquement moins vraisemblable qu’un viol commis par une personne connue de la victime (sauf si aux États-Unis à l’époque les viols pouvaient plus arriver dans un recoin sombre avec un inconnu brandissant un couteau pour vous menacer), le récit contient nombre d’éléments propres aux témoignages effectués par les victimes de viol. Incrédulité et mise en doute de la violence subie face à la manière dont la victime réagit ; difficulté à aller porter plainte et à fournir des preuves de son agression ; réactions déplacées de la personne à qui la victime se confie accentuant son traumatisme ; la peur ou la lassitude de ne pas être crue ; injonction à se comporter de telle ou telle manière, etc. En ce sens, on aurait tout lieu de croire que le film puisse aujourd’hui servir de support informatif dans le cadre de l’éducation à la sexualité, au consentement et au viol…

Reste le double sens du film : rien ne dérange plus que cette mise en abyme du doute. Notre incapacité, en tant que spectateur, à déterminer le vrai révèle immanquablement notre impuissance à réagir face à de tels aveux. Ce confusionnisme renforce, par analogie, le malaise et l’incertitude de la situation dans laquelle le vrai demeure insaisissable. Suspendre son jugement, mais à quel prix ? Si les doutes exprimés du cameraman frôlent l’indécence et s’ajoutent au traumatisme du viol, qu’en est-il des doutes du spectateur ?

En plus du film d’Eustache précédemment cité, il faut rapprocher No Lies du Symbiopsychotaxiplasm de William Greaves (1968) et du Bébé de Mâcon de Peter Greenaway (1993). Le court métrage de Block diffère des deux films expérimentaux (d’Eustache et de Greaves) dans le sens où l’on ne saura jamais le sens réel du film, de sa part de réalité et de préparation. Le film de Greenaway joue, lui, de la même manière, et grâce à la mise en abyme, avec la perception du réel ; le viol n’est plus seulement évoqué : il se produit devant les yeux du spectateur (mais lequel ?). Dans le film de Block, des questions demeurent. S’agit-il d’une séquence préparée entre l’actrice et le cinéaste ? Dans ce cas, le récit est-il authentique (l’un n’étant pas directement lié à l’autre : ils auraient pu se mettre d’accord pour raconter une expérience bien réelle) ? La séquence filmée n’est-elle que le résultat d’une improvisation dans laquelle tout serait inventé pour les besoins du film ou le fruit d’un aveu spontané et sincère (comme un appel à l’aide) ? Faut-il savoir pour comprendre ?

En matière de faux documentaires, de films d’improvisation, le spectateur (voire le critique) se sent souvent investi d’une étrange mission : picorer des informations dans le but de répondre à toutes ses questions. La suspension de jugement procure une forme d’inconfort qui doit être étouffé : certains savent forcément le « vrai ». Mais les questions de spectateurs sont-elles toutes légitimes ? L’inconfort doit-il sans cesse être combattu ? Et quand dans la vie, vous vous trouvez face à l’impossibilité de juger, sans « exégètes » pour aiguiller votre jugement, que faites-vous ? L’inconfort altère-t-il l’expérience et le sens que l’on donne à une œuvre ? Puisque l’art est essentiellement fait de malentendus, pourquoi aller courir aux nouvelles, après les vérités, et prendre le risque de dénaturer un film quand la réussite de celui-ci consiste justement dans le fait qu’il n’intègre aucune résolution capable d’étancher notre soif de vérité.

Il n’y a pas à croire : suspendre son jugement n’impose pas de méjuger les implications traumatisantes d’un crime. Si dans le réel, la formule performative « je te crois » peut s’adresser aux proches d’une victime qui se confie, face à un film, a fortiori face à un film vieux de plusieurs décennies, aucune intimité ne nous oblige à de telles précautions. L’ami, le parent, voire la simple personne à qui une victime ferait part du viol qu’elle a subi, n’est ni juge ni avocat. Il peut « croire ». Dans ce cas, le cameraman dans cette séquence est-il, lui, un paparazzi ?… Libéré de cette obligation de croire, le spectateur peut s’autoriser à questionner le vrai et mettre à l’épreuve sa capacité à suspendre son jugement (croire ou savoir si le dispositif proposé relève du mensonge de la création ou de la sincérité). Son ignorance ainsi mise en perspective avec celle du proche (ou du cameraman) qui exprime ses doutes doit lui faire prendre conscience du dilemme auquel sont confrontées les victimes quand elles font face à l’incrédulité de leur entourage ou quand elles préfèrent ne rien dire. Son privilège à lui, spectateur, il est de pouvoir éviter les maladresses et les indélicatesses. Ce confort relatif (confort du spectateur qui n’a pas à « croire », relativisé par l’inconfort de ne pas savoir si une séquence « dit le vrai ») doit le forcer à s’interroger non plus sur la réalité des faits, mais sur la manière dont lui réagirait face à un tel témoignage. Un film, littéralement, expérimental.

Pas mal pour une séquence d’un quart d’heure prise sur le vif (ou pas).

Revisionnage après des années à chercher parfois la référence de ce film indispensable (il figure d’ailleurs dans la liste de 1973). Le film a été placé à la banque des films du Congrès (The National Film Registry). Disponible ici.


No Lies, Mitchell Block 1973 | Direct Cinema Limited

Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita (2005)

Note : 4 sur 5.

Linda Linda Linda

Titre original : リンダ リンダ リンダ

Année : 2005

Réalisation : Nobuhiro Yamashita

Avec : Bae Doona, Aki Maeda, Yû Kashii, Shiori Sekine

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Formidable comédie estudiantine et musicale dans laquelle un groupe se constitue autour de la dernière venue choisie comme un défi lancé au hasard, un coup de tête mélancolique et superstitieux : « La prochaine qui passe devant nous sera la chanteuse du groupe. » Après un premier refus (« c’est nous qui posons les conditions »), le sort désigne une Coréenne en échange « interculturelle » dans leur classe. On sait à peine si la lycéenne comprend ce que ses camarades lui demandent et voilà maintenant ce groupe qui semble sortir d’une parodie de film d’Antonioni (les joies de l’incommunicabilité) se préparer pour jouer un morceau à la fête de l’école.

L’histoire ne propose rien de bien original. On prend un peu de Jeunes Filles en uniforme, de Typhoon Club, de Sunny (Kang Hyeong-Cheol, 2011), de Whiplash, et de je ne sais quoi, avec un enjeu couru (connu) d’avance et un crescendo parfaitement familier avec tous ses passages obligés : premières répétitions, découragement, entraînement solitaire au milieu de son environnement familial, conseils extérieurs, jalousie ou circonspection des camarades, rencontres amoureuses, progrès stimulants, deniers écueils et finale en apothéose. Une forme d’exercice de style en somme. Et qu’est-ce qui produit la réussite d’un exercice de style ? L’exécution, l’atmosphère, l’interprétation. Contrat rempli : on ressort du film avec la banane et la larme à l’œil.

C’est surtout dans les détails que Yamashita vise juste : les plans de coupe sur les lycéennes offrent toujours un spectacle tendre, complice et réjouissant, les gestes ou petites attentions sans dialogues illustrent cette idée (assez japonaise) que le langage non verbal, les non-dits importent plus que les vaines paroles (comme les plans sur le prof que l’on devine vivre seul et solitaire, mais qui autorise les filles à venir répéter la nuit ou à laisser les élèves — lui-même peut-être un peu envieux — s’accorder en harmonie sans trop y mettre son grain de sel). La fantaisie douce-amère, presque ozuéenne, joue également son rôle (le choix superstitieux du début, la séquence du rêve, celle de la déclaration d’amour), signe souvent d’un bon film quand les effets sont bien dosés entre comédie et drame. Distance et équilibre parfaits : cette mise à distance ironique, absurde aiguise la curiosité du spectateur. Jean qui pleure et Jean qui rit. L’incertitude profite toujours au récit.

Le montage, déjà bluffant au sein des séquences (en relevant le meilleur des regards, des attitudes et des mimiques des actrices), à l’échelle plus globale de l’écriture (tout en montage alterné et en montage-séquence), nous permet de suivre le parcours du quatuor vers le finale attendu, entre académisme d’un récit sans surprises et juste prise de risque qui vous évite de tomber dans l’effet tape-à-l’œil.

La grande idée du film consiste bien sûr à faire d’une Coréenne avec qui la communication n’est pas facile le moteur du groupe et l’élément épicé qui donne en réalité tout le sens de cette quête initiatique. On n’assiste pas seulement à la naissance d’un groupe cherchant à tirer le meilleur de lui-même pour répondre aux attentes, mais à une rencontre de l’altérité, à l’altérité vue comme un atout. On réussit ensemble, avec nos différences, nos différends. Une idée lumineuse et universelle, mais les relations Japon/Corée étant ce qu’elles sont, cette promotion de la différence exogène, de la singularité (contraire aux principes d’unité de l’esprit japonais, que ce soit au sein de la nation, de l’entreprise ou du lycée), doit avoir une saveur particulière pour les spectateurs des deux pays. Depuis 2005, l’industrie de la Kpop et des dramas a inondé l’archipel (du moins dans les jeunes générations).

(Je suis en train de lire Claudine à l’école, le ton se fait plus mélancolique, plus réservé, là où le caractère vif et rebelle du personnage principal anime le récit de Colette, mais l’un, chez moi, a sans aucun doute infusé dans l’autre…)

On y retrouve ici une interprète qui participera à pas mal de films coréens ou internationaux du début du siècle (des navets surtout) : Bae Doona (Sympathy for Mr. Vengeance, Cloud Atlas, The Host, A Girl at My Door, Je suis là, avec Alain Chabat). À mon sens, c’est de loin la meilleure performance de l’actrice (même si dans le film de July Jung, dans un registre opposé à celui qu’elle tient ici, elle était déjà remarquable malgré la faiblesse du film) : le handicap de la langue l’a sans doute obligé à s’exprimer davantage à travers les yeux et le corps. N’en faisons pas pour autant une spécificité : toutes les actrices du groupe (et les acteurs du film) semblent communiquer davantage de cette manière qu’à travers la parole. L’actrice nous dévoile par exemple son sens comique dans la scène dans laquelle un adolescent lui déclare sa flamme (à la japonaise, de manière très formelle, assez peu subtile) : d’un côté, on sent le gouffre culturel qui sépare les deux lycéens, un ou deux détails absurdes accentuent le ridicule de son aveu (il la croise près des poubelles, et elle n’a jamais prêté attention à lui) ; d’un autre, elle n’a qu’une envie, aller retrouver ses copines pour répéter (rock sororité, mec, n’encombre pas le passage).

Quelques astuces de scénario révèlent également un petit brun d’humanité (ou d’humilité) qui va bien. Après avoir répété toute la nuit, les adolescentes tombent de sommeil juste avant de passer leur chanson. Et pour couronner le tout, il pleut à verse. Dans un film américain, on aurait placé la réussite au cœur de tout. Ce qu’on honore ici au contraire, ce sont plus les clubs de musique (et tous les autres) auxquels les Japonais participent l’après-midi et les événements auxquels ils doivent prendre part tout au long de l’année dans un esprit à mille lieues de l’individualisme occidental. Le public suivait ainsi très sporadiquement les performances musicales qui se tenaient sur scène (c’est une kermesse, chaque « club » propose des activités différentes au public dans l’ensemble du lycée). Puis, avec la pluie, les visiteurs s’abritent dans la salle/gymnase. Se succèdent alors deux filles à la guitare et a cappella en attendant le groupe. Après un premier groupe de rock capté sur le tard (avec l’effet chez nous de les faire passer pour des nuls hurleurs), les deux adolescentes (que l’on avait déjà brièvement croisées au cours du récit) se pointent sur scène, et c’est dans leur simplicité qu’elles sont émouvantes. Quand le quatuor arrive enfin, le public s’est massé devant la scène, prêt à les écouter. Après une intro tranquille, le rythme s’accélère d’un coup et les spectateurs deviennent bouillants. L’art du contrepoint et de la douche écossaise (c’est le cas de le dire). La fin attendue, en apothéose. L’humanité en plus. Ce n’est pas la réussite d’un groupe, mais la réussite du vivre ensemble. Avec un brin de nostalgie : l’amour attendra.

Parmi tous les films cités, dans sa tendresse, sa simplicité, sa description des amitiés féminines, c’est encore à Sunny que le film ressemble le plus (Sunny, étant un film d’époque, il jouait davantage encore sur la fibre nostalgique).


Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita 2005 | Bitters End, Covers & Co, Vap/Cave


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La lune était bleue, Otto Preminger (1953)

Note : 4 sur 5.

La lune était bleue

Titre original : The Moon Is Blue

Année : 1953

Réalisation : Otto Preminger

Avec : William Holden, David Niven, Maggie McNamara

Remarquable comédie américaine qui semble assez renouer avec l’esprit des années 30, voire avec celui du pré-Code. Quelques situations et lignes de dialogues étonnent encore aujourd’hui tant les films de cette époque nous ont habitués à être beaucoup plus aseptisés. On y parle ouvertement de rapport sexuel, et cela sur un ton plutôt badin, voire absurde et innocent pour ne rien arranger. Rien que le terme « sexuel » quand il jaillit à l’écran, dans la bouche d’une jeune femme faussement candide vous fait écarquiller les yeux et ajoute au plaisir de cette joyeuse comédie romantique et loufoque.

Une version revisitée de la pièce aurait quelque chose de savoureux et d’instructif. Certains sujets de préoccupations bien actuels sur les rapports entre homme et femme sont évoqués ici : le consentement, l’écart d’âge entre prétendants, l’égalité des traitements ou les préjugés concernant les mœurs attendues d’une innocente demoiselle… Avec quelques retouches et une approche différente, en accentuant ici ou là, le film parlerait de notre société comme on n’ose pas trop le faire encore aujourd’hui.

C’est que très vite, quand le film s’introduit sur une rencontre entre un homme censé avoir trente ans (William Holden en avait en réalité cinq de plus, soit dix ans de plus que sa partenaire) et une fille à peine devenue adulte, pendant tout le premier acte, on ne quitte pas ces deux personnages principaux. La lune sera peut-être bleue pour nos tourtereaux, mais à se demander si la lune n’est pas aussi le lieu d’origine de cette étrange créature qui s’étonne de tout, sauf peut-être, des hardiesses séductives et si peu originales de son prétendant architecte.

Là où au cœur des années 50 à Hollywood, on pourrait s’attendre à du glamour et à des répliques convenues, pleines de repartie, l’audace, l’innocente (feinte ou non), la candeur loufoque et absurde de Patty désarçonnent autant le dragueur petit-bourgeois qu’est Don que le spectateur. Au contraire des personnages que Judy Holliday incarnait par exemple à la même époque (en particulier trois ans avant, déjà avec William Holden, dans Comment l’esprit vient aux femmes), Patty n’a rien d’une idiote. On peut le croire aux premiers instants, trompés par son air lunaire et surtout par sa spontanéité renversante. Mais à de nombreuses reprises, elle démontre qu’elle ne s’en laisse pas conter tout en parvenant à garder son détachement. C’est là tout le charme non pas romantique du personnage, mais son charme tout court : on ne peut cesser de porter notre attention sur elle tant son comportement intrigue. On attend la prochaine réplique faussement innocente qui laissera penser qu’elle a parlé un peu trop vite avant de subodorer qu’il y a un fond de bon sens et… de folie dedans.

L’une des interrogations de notre époque concerne la manière dont il faut prendre au sérieux les atteintes à la dignité des femmes et aux agressions quand elles se trouvent seules avec des hommes. Paradoxalement, c’est en mettant en scène ces situations et en les (dé)dramatisant que le sujet peut être traité. La spontanéité de Patty révèle qu’elle est loin d’être dupe. Un peu comme dans une expérience de pensée sans conséquence, elle se jette ainsi presque innocemment dans la gueule du loup. Ce dernier finit tellement estomaqué par le caractère insaisissable et unique de cette jeune actrice sans talent qu’il perd toute contenance, tout appétit, et n’entreprend plus rien pour forcer les choses (en dehors d’un baiser volé qui ferait froncer un sourcil aujourd’hui).

Tout le premier acte glisse ainsi dans un romantisme loufoque qui donnerait presque une voix (pré-Code) au personnage de It Girl qu’incarnait Clara Bow au temps du cinéma muet. Ce dévergondage n’est pas sans rappeler aussi celui de Ginger Rogers, surtout dans The Major and The Minor, différence d’âge oblige, mais le film jouait avant tout sur un quiproquo et le personnage était forcé de feindre l’ingénue et de se travestir (comme plus tard le duo de Certains l’aiment chaud). Patty est beaucoup moins terre-à-terre : issue d’une classe sociale modeste, la Grande Dépression n’est plus qu’un vieux souvenir. Avec l’esprit des années folles, et sans la malice des années 30, elle semble avoir été parachutée dans le monde pour le conquérir.

Mais l’actrice à qui fait bien plus penser Maggie McNamara, moins clownesque que la partenaire de Fred Astaire (quand elle ne danse pas avec lui), c’est Audrey Hepburn. La même allure fluette, la même élégance de danseuse classique, les mêmes mimiques, et une certaine fantaisie, loin des contraintes terre-à-terre de la crise, héritée de Veronica Lake dans Ma femme est une sorcière ou de Jennifer Jones dans La Folle Ingénue. Seulement, la future Sabrina (toujours avec William Holden) n’était alors pas une star : le phénomène Hepburn commencera avec Vacances romaines, sorti… deux mois après La lune était bleue. Certaines tendances parfois semblent flotter dans l’air…

Un vaudeville ne peut tourner autour du même couple plus d’un acte entier (à moins de savoir d’une manière ou d’une autre y injecter un nouveau carburant). On aurait pu en rester là, après tout, le meilleur vaudeville de Feydeau, Feu la mère de Madame, se consume en un acte… Mais à Broadway comme à Hollywood, la norme, c’est les trois actes. La comédie prend un nouveau départ et se poursuit dans une veine loufoque, avec des accents britanniques en plus et quelques gouttes d’alcool (on se croirait dans The Thin Man). L’apparition du personnage qu’incarne magnifiquement David Niven sert de carburant à ce nouveau départ. Son incrédulité ahurie mais toujours distinguée malgré le coup dans le nez représentait sans doute le contrepoint parfait aux audaces et aux envolées absurdes de Patty. L’écart d’âge s’accentue, et l’inconséquence feinte (ou pas) de Patty, passant innocemment des lèvres d’un homme à celles d’un autre, ne semble pas avoir beaucoup enthousiasmé les précepteurs de la censure (le film n’aura son agrément qu’en 1961 et a dû faire face à quelques interdictions dans le pays).

Elle est là la modernité du personnage de Patty. En cassant tous les codes, elle donne quelques pistes aux femmes actuelles pour arriver à déjouer, par l’absurdité, les avances des hommes (même si elle finit dans le film, pas à céder, mais à prendre, elle, les devants). Le point à retenir : Patty est libre. J’aurais presque envie de dire aussi qu’il y a du Hamlet en elle. Le personnage de Shakespeare, insaisissable, peut être joué des millions de fois différentes. On y trouvera toujours des incohérences parce que Hamlet est incohérent. Patty est incohérente parce qu’elle est sotte comme elle est intelligente ; elle paraît être d’une effrayante naïveté avec les hommes, pourtant elle n’est dupe de rien (il faut penser à l’épisode de l’aiguille durant lequel elle fait mine pendant tout ce temps de jouer le jeu de la parfaite demoiselle capable d’aider le pauvre homme en détresse, alors que l’on comprend sur le tard qu’elle avait tout vu venir sans chercher pour autant à déjouer le calcul puéril de l’architecte ; en dehors du baiser volé, elle semble par ailleurs toujours initier ou guider les avances des hommes qu’elle séduit) ; tout paraît la surprendre, comme une fille de la campagne qui débarquerait dans la haute société (c’est ainsi qu’elle est en tout cas perçue par sa concurrente, la fille du personnage de David Niven et ancienne fiancée de celui de William Holden), mais elle montre à diverses occasions que l’on ne lui fait pas…

Un tel personnage insaisissable, on en rêve tous les jours quand on est acteur. Allez savoir pourquoi, par la suite, seule Audrey Hepburn (qui héritera de personnages et de films versant un peu moins dans la fantaisie et plus dans le romantisme en couleurs) deviendra une star. Il n’aurait en tout cas pas été impossible de voir l’actrice débuter dans un tel film. Le succès aurait été identique, et de la même manière, immédiat. Maggie McNamara n’aura pas cette chance, peut-être faute de talent, d’opportunité…

Jolie réussite et quel plaisir de voir autant d’audaces et d’à-propos dans une comédie dirigée par Otto Preminger alors que Billy Wilder, George Cukor et Howard Hawks menèrent la décennie, et alors que l’industrie du cinéma américain semblait plutôt délaisser les adaptations des pièces aux ambitions modestes de la scène de Broadway ou d’ailleurs au profit de plus grosses productions… Un relent vrillé et bienvenu du début des années 30.


La lune était bleue, Otto Preminger (1953) The Moon Is Blue | Otto Preminger Films


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Les indispensables du cinéma 1953

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Meurtre à l’italienne, Pietro Germi (1959)

L’humour ascensionnel, entre cynisme et humanisme

Note : 4 sur 5.

Meurtre à l’italienne

Titre original : Un maledetto imbroglio

Année : 1959

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Pietro Germi, Claudia Cardinale, Franco Fabrizi, Cristina Gaioni, Claudio Gora, Eleonora Rossi Drago, Saro Urzì, Nino Castelnuovo

Juste un point.

Joli arlequin : tous les genres y sont mêlés. Une ambition pas toujours couronnée de succès, mais Germi réussit parfaitement son coup.

Le cinéphile-cinéaste qui présentait la séance affirmait que le film constituait un tournant dans la filmographie de Germi, expliquant que, jusque-là, ses productions étaient encore influencées par le cinéma américain et qu’on y trouvait un certain sentimentalisme ; après cela, Germi serait passé au cynisme et à la comédie grinçante. Il note avec justesse que le personnage d’inspecteur qu’incarne Germi ici est comme à la croisée de ces chemins : à la fois sentimentaliste, mais aussi cinglant.

Il y a de ça, c’est vrai, mais si l’on voit Germi comme un humaniste (le cinéphile en question parlait également d’empathie, ce qui n’est déjà plus tout à fait pareil), on pourrait tout aussi bien dire que ce « sentimentalisme » qui se transforme bientôt en cynisme ne révèle en fait que les deux faces d’une même pièce. Les cyniques sont des humanistes contrariés. Pour être désenchanté, il faut peut-être avoir été enchanté. Quand on n’espère rien des hommes ou de la société, aucune raison de verser ensuite dans le cynisme quand cette société tourne le dos à ses idéaux.

Quand je pense à Séduite et Abandonnée, par exemple, je continue à y voir de l’humanité. C’est même tout le talent des satires de cette époque dans le cinéma italien : si ces comédies amères pouvaient à la fois être des farces féroces et des films sensibles (les films de Risi viennent également à l’esprit), c’est que leurs auteurs ne se lançaient pas dans la satire pour le plaisir de la critique basse et méchante, mais bien parce qu’il y avait quelque chose de désabusé dans ce miracle économique italien de l’après-guerre.

Ce regard désabusé sur le monde a même quelque chose d’étonnamment actuel, à une époque où l’on a l’impression que les plus grandes avancées de la société s’organisent toujours au profit des mêmes nantis et que la prospérité promise aux populations les a surtout lobotomisés à travers la consommation et le pouvoir d’achat. Germi avait peut-être toutes les raisons encore de croire en un monde meilleur au milieu des années 50, mais à l’image des attributs du fascisme qui réapparaissent dans le film dans un placard, les vieux démons ressurgissent toujours. Il faut que tout change pour que rien ne change.

Meurtre à l’italienne est plein de férocité parce qu’il passe plus d’une heure à côtoyer les bourgeois avec leurs affreux travers, avec le désir presque absurde et futile de trouver le coupable parmi eux (les policiers ne se privent d’ailleurs pas de leur dire en face combien ils sont déçus de ne rien avoir à leur reprocher parce qu’ils « ne les trouvent pas sympathiques »), alors que le coupable était à la fois le premier suspect vite écarté, mais aussi le plus pauvre… Celui que personne (à part les bourgeois) n’aurait voulu voir être le meurtrier.

Le film pourrait être refait exactement de la même manière aujourd’hui : un certain mépris pour ces classes dominantes en rejaillirait toujours en grattant le vernis de la respectabilité ; beaucoup de moqueries animeraient cette grande conjuration d’imbéciles ; et finalement, le dénouement désignerait un immigré noir et musulman comme coupable. Un « tout ça pour ça » désabusé.

Mais il n’y a que les personnes dépourvues d’empathie et d’humanité qui se satisferaient d’une telle fin. La satire italienne n’a toujours marché que parce qu’elle proposait un regard bienveillant sur les dominés. L’humour, la méchanceté, la caricature sont des gestes moqueurs réservés aux dominants. J’avais expliqué ça une dernière fois au sujet de la blague de Guillaume Meurice (j’évoque souvent cette idée). L’humour est vertical et ne peut être qu’ascensionnel : quand il regarde vers le haut et s’adresse aux puissants, on rit de bonne grâce ; quand il regarde vers le bas et moque les petites gens, on grince des dents. C’est même le sens probablement de l’humour à l’anglaise : c’est un humour généralement détaché de toute raillerie (sinon subtile) en y préférant les mots d’esprit ou l’autodérision, justement parce qu’il est issu des classes supérieures (les domestiques peuvent en rire parce qu’ils ne sont pas visés). L’humour anglais ne peut pas être réactionnaire s’il est tourné vers celui qui le prononce (autodérision). À contrario, l’humour de droite en France (puisque l’humour français se forge principalement autour de la moquerie et de la dépréciation) est un oxymore qui provoque le plus souvent l’indignation.

La fin de l’âge d’or du cinéma italien pointera le bout de son nez quand les moqueries regarderont de haut les moins bien lotis. Lorsque Chaplin incarne un vagabond, il en fait un personnage lunaire : il est ridicule, mais on l’adore. Et peut-être qu’à sa manière, Chaplin a participé à changer le regard sur les pauvres… On peut dénoncer la misère à la Dickens, restait à montrer qu’un vagabond subissait la violence plus qu’il en était à l’origine… pour en rire. La comédie italienne, elle, flirtait entre farce et tragédie, entre humanisme et misanthropie. Depuis les Grecs, on sait que l’une (la tragédie) ne va pas sans l’autre (la farce). D’une manière ou d’une autre, une société ne peut tenir sans désacraliser les princes et les prêtres. La révérence est la première marche vers la tyrannie ; la farce descensionnel, un marchepied pour Berlusconi. Et si la comédie italienne (la satire, sous sa meilleure forme) a été si précieuse avant de disparaître, c’est qu’elle arrivait à rester bienveillante envers les dominés tout en étant mordante avec les dominants. Les deux faces d’une même pièce. Germi, me semble-t-il, a toujours joué cette même et seule pièce.


Meurtre à l’italienne, Pietro Germi 1959 Un maledetto imbroglio | Riama Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Une vie difficile, de Dino Risi (1961)

Le Veuf, Dino Risi (1959) 

Les Femmes des autres, Damiano Damiani (1963)

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L’Homme de paille, Pietro Germi (1958)

Séduite et…

Note : 4 sur 5.

L’Homme de paille

Titre original : L’uomo di paglia

Année : 1958

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Pietro Germi, Luisa Della Noce, Franca Bettoia

Quelle est l’histoire la moins originale que l’on puisse imaginer pour être une des situations les plus courantes dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps ? Celle de l’homme, peut-être, qui trompe sa femme avec une fille ayant deux fois son âge. Qu’est-ce que le talent ? La capacité, peut-être, à sublimer les matériaux bruts, sans charme ni profondeur comme la plus banale des histoires.

Voilà. La signification du titre m’échappe (une référence, semble-t-il, au poème de T.S. Eliot, The Hollow Men), comme les mathématiques, mais j’ai au moins compris que Germi avait un talent fou. Ils s’y étaient pourtant mis à quatre pour produire cette histoire (dont Germi) ; et même si, évidemment, leur film ne sombre jamais dans le mélodrame aussi grâce à une écriture qui échappe à tous les écueils possibles du mauvais goût et de l’excès, le film aurait été réalisé par n’importe qui d’autre que Germi, on aurait à coup sûr hissé les épaules, plein d’incrédulité face à tant de conformisme.

Germi est un humaniste. Il aime les êtres désespérés. Mais au lieu de venir exposer ces créatures emplies de remords et de doutes au public pour les prendre à témoin et leur soutirer des larmes, Germi fait tout le contraire. Il se tait et laisse chacun sentir le poids de l’inextricabilité des relations qui se nouent, mesurer les forces de l’indicible qui, si elles lâchent, verront le monde s’écrouler autour d’elles. Des âmes mortes errant dans un ailleurs qui ne compte plus, le cœur vide, rempli de mousse… ou de paille.

Eh bien, tu vois que tu as compris le rapport avec T.S Eliot…

Il peut être question de l’histoire la plus ordinaire du monde, Germi et ses acolytes y mêlent quelques éléments singuliers au milieu d’épouvantables banalités (peut-être intentionnelles, d’ailleurs). Les mélos touchent plus volontiers les classes supérieures. Les auteurs parlent de ce qu’ils connaissent. Comme souvent, Germi choisit un milieu ouvrier. Andrea n’est toutefois pas un petit ouvrier, on dirait aujourd’hui un « ouvrier qualifié ». Une situation qui lui permet d’avoir un bel appartement dans la capitale et d’aller à la chasse tous les dimanches. Un ouvrier de première classe (si on peut dire) aurait eu cinquante enfants et son appartement aurait été tout crasseux. Cet ouvrier-là, d’ailleurs, Germi et ses scénaristes le caricaturent peut-être sous les traits du père de celle qui deviendra sa maîtresse. Et il a un peu perdu la boule. Rita (son futur amour de passage donc) n’appartient pas non plus au pire de la classe ouvrière : elle est dactylo. Pas le pire des situations au milieu des années 50. Autant dire qu’il est question ici de monsieur et de madame tout le monde. Ni réels ouvriers ni bourgeois. Monsieur et madame Smith. Cette volonté d’éviter « les extrêmes » (dirait-on aujourd’hui – ou pas) se manifeste de la même manière dans le style du film : réalisme pur. Ni mélo ni néoréalisme. Ni de gauche ni de droite. On se demanderait presque si Germi ne prend pas un soin tout particulier à éviter de tomber dans un genre spécifique : la comédie y est aussi présente par touches subtiles. Ça ne ressemble tellement à rien que ça pourrait être du Flaubert. (C’est un compliment.) Ou du Hollande. (Ce n’est pas un compliment.)

En même temps.

Le pire, auquel on ne peut malheureusement échapper, il faut le trouver dans une certaine forme de male gaze. Je suis loin d’être un grand partisan de cette théorie selon laquelle les hommes cinéastes poseraient un regard typiquement masculin sur les choses (et en particulier les femmes*), mais force est de constater qu’on nous offre ici un point de vue exclusivement masculin qui, malgré toute l’humanité dont il peut par ailleurs faire preuve quand les personnages sont à l’écran, invisibilise à mon goût un peu trop la souffrance de la véritable ou principale victime de cette histoire : la jeune femme de 22 ans, trompée à sa manière par l’homme dont elle est sottement tombée amoureuse.

* Je viens d’écrire que les femmes sont des choses. Ne prêtez pas trop attention à mes maladresses. Je pleure les jours de mes anniversaires et je parle fort aux enterrements. Maintenant que l’on sait (vous et moi) que je suis loin d’être fréquentable, merci de finir le paragraphe.

Je peux même déflorer la fin parce qu’elle révèle beaucoup de cette violence implicite, peut-être évidente à notre époque, moins pour des auteurs et un public, tous italiens, du milieu du siècle précédent dans un pays fortement catholique. On peut être socialiste, humaniste et par ailleurs manifester des réflexes petits-bourgeois… On dirait aujourd’hui que Germi est d’extrême centre sans doute. Autant allié de la gauche (dont Germi semble se revendiquer) que de la droite. Ensemble. Un bourgeois en devenir peut-être. Et pourquoi pas après tout. La prospérité devrait être pour tout le monde. Si l’on parle de progrès, toutefois, parce que pour ce qui est des valeurs, c’est peut-être bien là où ça coince.

Dans un film japonais, on aime bien que les choses reviennent en ordre à la fin des petites tragédies. Tout ça pour ça. Le Repas illustre parfaitement cette tendance. Et de la même manière, dans L’Homme de paille, on trompe, on ne se dispute pas ; mais on se quitte, on se fout en l’air sans « hystérie » (sans échapper toutefois à la qualification pour expliquer un geste d’humeur) ; et à la fin, tout revient en ordre. En ordre… pour la petite famille bourgeoise en devenir. La dactylo passera, elle, par pertes et profits (sans « pertes et fracas »).

Le film use habilement de la voix off, comme pour introduire le récit d’un drame dont Andrea est à la fois le héros malheureux et le principal témoin (et la cause) d’un plus grand drame encore. Mais celle à qui cette voix fait référence passe un peu facilement à la trappe. Plus troublant : à la fin, pour la première fois, me semble-t-il, c’est la femme d’Andrea qui se joint dans sa voix off pour conclure ce récit. Étrange manière d’évoquer une disparue. On vous invite à un enterrement, et vous en profitez pour vous raccommoder avec votre ex-femme (peut-être en parlant un peu trop fort.) Pour le dire autrement : le film commence par le récit d’une idylle qui n’aurait jamais dû se faire, une relation dont le ton de la voix off dévoilait déjà tout de sa tragique issue, et pour achever votre histoire, vous honorez l’amour indéfectible d’un couple de mariés plutôt que d’avoir une pensée pour la victime. C’est moi et je retourne pleurer pour mon anniversaire ou l’on frôle le faux pas petit-bourgeois ?

Bref. Toutes les femmes que j’ai aimées, je leur ai écrit de longs commentaires… sur ce qu’il ne me plaisait pas en elles. Je fais la même chose avec les films.

Quatre paragraphes pleins pour critiquer Germi et sa bande, alors que j’étais parti pour louer leur bébé.

Je sèche mes larmes, rafistole ma chemise pour cacher la paille qui commençait à poindre, et je repars.

Peu avant que Rita sente qu’Andrea commence à lui échapper, elle lui dit qu’elle l’aime. Elle n’attend aucune réponse de son amoureux parce qu’elle baigne dans le bonheur. Amour avoué est à moitié pardonné. À 22 ans, on a la culture de l’instant. Tout peut prendre des proportions dramatiques. Quand, dans une scène suivante, elle espère une réponse, il est déjà trop tard. Vous pouvez tromper votre femme tout le temps ; vous pouvez tromper tout le monde un certain temps ; mais vous ne pouvez tromper votre maîtresse bien longtemps.

Pas convaincu ? Alors, je m’empresse de dire en termes simples en quoi Germi est au-dessus de la banalité de l’histoire qu’il raconte : la délicatesse.

Flaubert aurait fait un roman de cette histoire, aucun lecteur n’aurait seulement songé à défendre Andrea. Dans ses actions, c’est un goujat. Un homme d’âge mûr, beau, avec une bonne situation, et qui sait sans aucun doute le pouvoir d’attraction qu’il produit sur les jeunes femmes jouit d’un certain capital sur le marché des sentiments. Certes, Rita devait être déjà un peu toquée : elle ne se laisse pas séduire par hasard, car elle dira à Andrea qu’il l’avait vu s’installer avec sa femme. Quand elle le croise d’abord sur la plage, elle sait donc qui il est. Il est là le male gaze. Même avec ce type de personnages masculins, quelle jeune femme lui donnerait tous les signes d’ouverture possible ? Quelle femme avoue à son amant l’avoir repéré du coin de l’œil et ne pas être restée insensible à son charme ? Je veux dire… j’ai l’âge pour le rôle, ne suis ni qualifié ni beau et n’ai aucune idée à quoi peuvent ressembler des signes d’ouverture sinon quand on les voit au cinéma, mais là, difficile de ne pas concevoir cette situation autrement que comme un fantasme de cinéaste, de scénaristes, même (tous mâles). Aucune femme au monde ne donnerait à un homme, même s’il lui plaît, tous les signes possibles afin qu’il profite d’elle. Regarder du coin de l’œil, se laisser séduire de loin par la présence de l’autre, voilà un comportement typiquement masculin, non ?

Bref, je continue à massacrer le film, c’est dire si je l’aime.

Admettons que cette incohérence soit possible, qu’est-ce que fait Germi de ce goujat ? Un homme délicat, pris au piège, victime, incapable de résister à une force qui le dépasse : l’amour (on devient très sentimental tout à coup quand on a envie de tirer son coup). Il y a la délicatesse, mais il y a aussi l’exploit de parvenir à illustrer les premiers instants de l’amour naissant (Stendhal parlerait de cristallisation). Comme chez Zurlini : des regards qui se croisent et qui ne peuvent plus se quitter. Et des sourires aussi.

Les choses sont parfois étranges. Il y a le male gaze appliqué aux cinéastes, mais y a-t-il un male gaze du spectateur ? Certains cinéastes prétendent devoir tomber amoureux de leur actrice pour produire de bons films (comme c’est pratique), mais les spectateurs masculins tombent-ils un peu amoureux du charme des personnages féminins ? (Et vice versa concernant le héros masculin d’un film comme celui-ci. Mais si, même moi, avec des aptitudes en perspicacité limitées, y trouve une forme de male gaze, ce serait étonnant qu’une femme, habituée à tenir à distance les hommes, se laisse attendrir par le personnage joué par Germi. Quel que soit le charme par ailleurs du bonhomme.)

Ma première réaction devant l’actrice qui incarne Rita dans cette première séquence à la plage a été : « Tiens, elle a un côté Emmanuel Béart. Un air un peu sordide. Pas un grand charme. On ne la reverra probablement plus. »

Et soudain, lors de la scène suivante, on la voit sourire. « On ne va plus la quitter. »

Je parlais de la délicatesse dans l’approche de Germi. Même dans un simple sourire, il y a une manière de diriger ses acteurs dans un sens qui les rend humains, simples, charmants. Germi, l’acteur, à ce moment, répond par un sourire. Lui aussi est dans la délicatesse. Rien de graveleux, rien de prémédité ou de mécanique. On sait que ce sont des acteurs, mais leur simplicité, leur délicatesse nous laissent croire le contraire. Et alors, temps qu’elle sourit, on aime Rita avec Andrea. On « cristallise » avec lui. Et Rita sourit beaucoup.

Mais Rita sourit de plus en plus tristement…

L’astuce (peut-être bourgeoise) du film, c’est que la femme d’Andrea, Luisa, lance exactement les mêmes regards et sourires à son homme après des années de vie commune. Le message pourrait être subliminal et conservateur : les couples mariés s’aiment toute leur vie parce que Dieu a béni leur amour. Je préfère penser que tous les personnages de Germi sont touchés par la grâce. Parce que Germi est un humaniste, un homme délicat, et qu’il aime montrer les gens sous leur meilleur jour. Dieu n’est pas dans le ciel, il est, caché derrière un peu de paille, dans nos cœurs… Luisa aurait pu être une femme impossible, vieillie, et le spectateur aurait trouvé une raison facile à cet amour interdit. Non, Luisa est une femme formidable, encore belle, et tous les deux se regardent et s’aiment comme au premier jour. Alors, quoi ? Pourquoi ? Pourquoi céder à l’amour facile et passager ?

Parce que la vie est cruelle. Si Germi est délicat avec tous ses personnages, si vous ne trouvez aucun être réellement antipathique chez Germi, c’est peut-être parce qu’il sait que la vie est cruelle.

Et que les hommes sont… des hommes.

Quand Luisa se suicide, les hommes qui ont écrit cette histoire n’en ont que pour la peine et le désarroi d’Andrea. Germi s’attarde sur son ouvrier qualifié qui doit désormais porter le deuil d’un secret. Si vous ne savez pas pourquoi certains pleurent à leur anniversaire, songez qu’il y a des hommes qui pleurent leurs liaisons restées dans l’ombre. Personne ne connaît les raisons du suicide d’une femme de 22 ans. Vous, l’amant, vous savez.

Et puis Andrea, rongé par le remords ou la solitude d’un secret trop lourd pour lui, décide de révéler toute l’histoire à sa femme. Luisa arrête de sourire. Dix ans de vie commune, et jamais le soupçon d’une liaison, jamais la moindre jalousie. Un bonheur de dix ans. Une cristallisation impossible. Il y avait bien eu ce parfum sur le pull de son mari, et cela avait été l’occasion pour Germi de jouer magnifiquement (peut-être trop) sur la rupture et le non-dit. Sinon, rien. Alors quand Andrea soulage sa conscience pour en faire porter le fardeau sur elle, Luisa fait ce que toutes les femmes qui peuvent se le permettre font : partir. Comme dans les mélodrames bourgeois, Luisa jouit d’un privilège rare : ne manquer de rien et, par conséquent, si la nécessité s’en faisait ressentir, être en mesure de quitter le foyer conjugal. Si les quatre hommes qui ont écrit cette histoire savent se mettre à la place d’une femme dans ces conditions comme leur personnage masculin gère la maison en l’absence quelques semaines de sa femme, le manque de cohérence sociale à cet instant peut se comprendre. Maladresse et délicatesse peuvent faire bon ménage, que voulez-vous. Les auteurs gauches… pas assez à gauche ont leur petit charme.

Alors, si « toutes les histoires d’amour finissent mal en général », les histoires de drame de remariage ne devraient pas être des histoires d’amour : parce que les femmes finissent toujours par revenir à la maison. Happy End. Tout en délicatesse, mais happy end tout de même.

Et pas pour tout le monde.


Franca Bettoia, qui joue ici cette jeune dactylo, est décédée il y a peine un mois à Rome.


L’Homme de paille, Pietro Germi (1958) L’uomo di paglia | Cinecittà, Lux Film, Vides Cinematografica


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L’obscurité de Lim

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My Young Auntie/Lady kung-fu, Liu Chia-liang (1981)

Vaudeville martial

Note : 4 sur 5.

Lady kung-fu

Titres originaux : My Young Auntie/Zhang bei

Année : 1981

Réalisation : Liu Chia-liang

Avec : Liu Chia-liang, Kara Hui, Hou Hsiao

— TOP FILMS —

Quel régal… Je me répète, j’ai un faible pour les genres à la croisée des chemins, pour les prises de risque stylistiques, ou pour le simple goût du baroque (au sens premier du terme presque, quand divers genres ou thématiques peuvent cohabiter sans problèmes dans un même univers). Dans ce contexte, la dernière fois que je me suis autant régalé, c’est sans doute avec Pékin Opera Blues et Swing Kids. L’alliance du burlesque, de la screwball (où les femmes imposent leur présence ; or, ici, on frôle la comédie de remariage) et de la chorégraphie (qu’elle soit exécutée à travers un art martial comme ici ou à travers la danse comme dans Swing Kids) fonctionne pour mon plus grand plaisir.

Notons un dénominateur commun à ces films « d’humour baroque » ou de fantasme assouvi de « théâtre total » : la parfaite mise à distance avec l’impératif narratif que l’on connaît sous le terme de « suspension volontaire de l’incrédulité ». Le burlesque (qui tient ça des apartés de la commedia dell’arte) peut s’autoriser une plus grande mise à distance avec ce principe de vraisemblance et d’immersion dans le récit. C’est même souvent cette mise à distance qui provoque l’étrangeté et le rire. On dit que dans un vaudeville mieux vaut laisser le spectateur recevoir les répliques débordantes de reparties qui s’enchaînent à une allure soutenue, à défaut de quoi il peut finir noyé par le trop-plein de bons mots ou de situations hilarantes qui montent crescendo. Ce principe se retrouve dans les autres types de comédies quand elles sont réussies : la mise à distance se produit sur différents tableaux. On accorde le temps par des ruptures de rythme, et presque par de brèves mises en pause, pour que le spectateur digère, assimile et profite des effets à travers une forme de contentement de son propre rire. Il faut un certain talent pour savoir se détacher d’une situation pour ne jamais donner l’air de se prendre au sérieux et, au contraire, pour provoquer une connivence avec le spectateur. Cette mise à distance produit paradoxalement un rapprochement vers le spectateur (principe de l’aparté).

Ce n’est pas tout de ne pas se prendre au sérieux. Si du scénariste aux figurants, tout le monde doit être sur la même longueur d’onde, il faut aussi trouver le ton idéal qui suggère au spectateur que les acteurs (essentiellement) s’amusent comme des fous sur le plateau. Une réussite à mettre sans doute au crédit de Liu Chia-liang. C’était déjà la marque de son précédent film projeté dans le cadre de cette rétrospective sur le kung-fu à la Shaw Brothers : Le Singe fou du kung-fu. Si l’on reconnaît cette tonalité pince-sans-rire et généreusement facétieuse chez Liu (acteur), on se doute que c’est bien grâce à sa virtuosité à diriger ses interprètes autrement que par les chorégraphies que tous s’accordent pour proposer une même vision à base d’autodérision. Tous suivent une partition identique et renoncent à cette logique de vraisemblance stricte au profit d’un apparent « plaisir de jouer », d’un détachement ironique constant (œil qui frise, fantaisie) et de l’abandon pur et simple de toute psychologie.

La principale réussite de ce tour de force burlesque, c’est d’avoir mis au centre de cet humour une femme (ce sera le cas également dans Pékin Opera Blues). Derrière la volonté de Liu d’imposer Kara Hui, peut-être est-ce l’influence directe (ou une influence à trois bandes) de La Guerre des étoiles qui se fait ressentir : le film de Lucas venait tout juste de remettre au goût du jour la dérision typique des années 30 à Hollywood. Les incarnations féminines (et l’humour) faisaient défaut par exemple aux Cinq Venins mortels ; beaucoup de ces films d’action ou de comédies hongkongais réduisaient les rôles de personnages féminins à des héroïnes potiches quand ils n’étaient pas simplement absents. Lorsque l’on songe que l’emploi de Liu serait plutôt celui du père sage et un peu lunaire, toujours bienveillant, et que celui d’Hou Hsiao serait celui du fils exubérant, il manque en tout état de cause une figure qui représente un « yang » dominant dans cette jolie affaire familiale. Et c’est donc à une femme qu’incombe cette fonction de cheffe indiscutée. Dans une farce, cet inversement des valeurs et des stéréotypes est du pain béni. Véritable matamore au féminin, ce rôle central qui tient son petit-neveu par le bout du nez et qui tient en respect son aîné grâce à son caractère inflexible n’est pas pour autant épargné par l’esbroufe grotesque et la défiance puérile renvoyant à la réalité de sa jeunesse. Comme les deux autres, son personnage demeure ridicule, mais savoureux parce que ses intentions sont nobles et son talent martial authentique malgré ses fanfaronnades. On rit de ce trio comme on rit d’un enfant qui jouerait à botter les fesses de méchants imaginaires avec un bâton de fortune et qui finirait à terre.

On remarque donc d’un côté une connivence de rupture (avec le spectateur), et de l’autre, la connivence d’une fausse opposition entre deux personnages. Celui qu’interprète Kara Hui est censé être la tante, on comprend pourtant qu’un jeu de séduction se met vite en place entre elle et le fils de son « neveu ». La première rencontre est basée sur un quiproquo (nouvel héritage de la commedia dell’arte). La relation repose ensuite sur une confrontation joyeuse qui ne trompe personne : les deux personnages surjouent la concurrence pour cacher leur attirance mutuelle, et cette concurrence qui passe par le kung-fu fait un peu ici office de parade nuptiale. Les coups pleuvent, mais dans tous les sens du terme, cela reste du cinéma. Leur connivence est implicite, et le spectateur participe, amusé, à ce petit jeu de faux-semblants en ne pouvant être dupe de la nature « réelle » de cette confrontation.

Quand dans un film d’action les enjeux purement dramatiques reposent relativement toujours sur des schémas éprouvés, le défi consiste alors à porter un regard original sur les autres éléments du récit. Dans une comédie, cela passe encore une fois par une forme de mise en distance. Ainsi, dans My Young Auntie, lors des face-à-face avec l’ennemi, s’en joue un autre, cette fois entre la tante et le fils pour savoir qui mène aux poings. Il nous faut ainsi répondre à cette question infantile de première importance : qui possède le meilleur kung-fu entre les deux tourtereaux. Ou qui « a la plus grosse… » (Là encore, il s’agit d’un type d’écart — d’un pas de côté —, d’une dérision, déjà présente dans La Guerre des étoiles.)

Après l’humour restent les chorégraphies phénoménales de Liu, exécutées à une vitesse folle et pleines de trouvailles amusantes. Mais s’il fallait déterminer un vainqueur à ce mariage réussi, ma préférence irait définitivement à l’humour. J’adore les cabrioles spectaculaires et mixtes, mais en termes de farce et d’autodérision, on se demande parfois ce qu’on regarde (sinon un vaudeville à la sauce cantonaise) ; les audaces sont nombreuses, et Liu semble ne rien se refuser.

Communément, la comédie naît des travestissements ou des chocs de cultures. Précisons que le récit se déroule au début du XXe siècle dans la Chine profonde, que le fils revient de Hongkong (où il étudie) avec une savoureuse manie à tout tourner ridiculement à « l’américaine », et que la tante est au contraire une fille de la campagne qui découvre les bonheurs (et le bon goût) vestimentaires de l’Occident : assez pour comprendre qu’on dispose là d’une matière explosive idéale pour la farce. De Molière à Goldoni, de Feydeau à Billy Wilder, jusque dans la screwball comedy et au-delà, il est souvent question de travestissement, de déguisement, de dépassement des classes sociales, de mariage à faire (ou à déjouer) et de « voyage en terres inconnues ». On force le trait beaucoup, mais puisque la caricature s’accomplit avec détachement, et qu’on s’amuse, tout est permis. En tant que spectateur, on met bien volontiers de côté la suspension d’incrédulité parce qu’on voit bien que rien n’est réel et que la finalité est de divertir (en allant au bout dans la logique absurde de départ). On retrouve là le même nonsense que dans la screwball, la même opposition de sexe factice que dans la screwball (en guise de séduction masquée, de comédie de remariage et de parade nuptiale), les mêmes images arrêtées loufoques en rupture avec les stéréotypes que dans la screwball, les mêmes travestissements (ici aussi bien culturels, avec des Chinois qui imitent les Occidentaux, que régionaux ou sociétaux, avec la fille de la campagne mariée avec un riche propriétaire bientôt confrontée à la « modernité » du monde) que dans la screwball.

Un bonheur.


My Young Auntie/Lady kung fu, Liu Chia-liang (1981) | Shaw Brothers