Ce jour-là sur la plage, Edward Yang (1983)

Note : 4 sur 5.

Ce jour-là sur la plage

Titre original : Haitan de yi tian / 海灘的一天

Année : 1983

Réalisation : Edward Yang

Avec : Sylvia Chang, Ming Hsu, Lieh Lee, David Mao, Terry Hu

Kaléidoscope narratif assez vertigineux, loin d’être parfait, mais qui semble déjà donner le ton à un cinéma moderne ayant reçu en héritage toutes les expérimentations esthétiques et narratives des décennies précédentes.

La réussite de Yang tient en un paradoxe. Le cinéma des nouvelles vagues diverses ne pouvait s’affranchir des terrains sur lesquels ils étaient apparus : ils étaient tributaires d’un environnement culturel, d’un espace, devaient composer avec les acteurs qui venaient avec leur bagage culturel ; ils étaient prisonniers des usages de production spécifiques, d’un territoire identifiable avec son histoire, ses clichés… Ces cinéastes pouvaient inventer tant qu’ils voulaient, ils ne pouvaient s’écarter d’un contexte dont ils étaient malgré eux les héritiers.

Edward Yang, au contraire, semble ne partir de rien. Le cinéma américain a pu se développer en partie sur le folklore de l’Ouest tandis que d’autres s’essayaient au slapstick. L’espace dans le film de Yang ? Des immeubles impersonnels, des espaces vides, des intérieurs qui, quand ils sont identifiables, le sont parce qu’ils sont inspirés de l’occupation japonaise. L’esthétique de Yang apparaît ainsi à la fois factice et banale. De cette banalité presque oppressive qui compose nos espaces modernes, nos espaces de travail, nos espaces intimes. L’espace dans le film de Yang est celui d’une urbanité sans histoire, sans identité sinon celle des grandes villes nouvelles qui prennent tous pour modèles les mégapoles dans lesquelles les façades des gratte-ciels semblent refléter à l’identique la même impersonnification. Miroirs du vide. Et quand la caméra de Christopher Doyle (pour son premier film) prend l’air et explore l’espace, derrière la surexposition, derrière les longues focales, c’est encore l’étrange familiarité et la banalité des lieux qui transparaît. Une ville moderne, comme tant d’autres. Ici ou ailleurs, peu importe, car la caméra n’est nulle part. Telle une virgule, elle cisèle le récit, le recompose jusqu’à le faire douter de lui-même puisqu’il existe à la place de la réalité.

C’est aussi, paradoxalement, une spécificité d’une époque durant laquelle les grandes agglomérations du monde et la mode se globalisent. À la fin des années 70 et jusqu’à la fin des années 80, vous pouviez ne plus savoir où vous étiez si l’on vous proposait des images de Kobe, Téhéran, Séoul, Milan, Dallas, Londres ou Toronto. Les grandes villes nouvelles adoptent le même brushing architectural et impersonnel censé être une représentation de la modernité et du luxe.

Que reste-t-il alors comme modèle de référence quand l’espace visuel pourrait être celui d’une publicité pour automobile ou pour des chaises de bureau ? On revient aux sources de la modernité : la littérature. Et qu’avait proposé la littérature de moderne ? À travers Proust, Woolf, Conrad ou Joyce ? L’éclatement du récit. Le sujet, puisqu’il ne ressemble à rien, sinon à un reflet de la façade de l’immeuble d’en face, n’a plus d’importance et de consistance. Seul compte la mise en abîme des idées, la mise en branle des évocations. Quand il ne reste rien, le récit demeure. Regarde-t-on le monde à travers un kaléidoscope ou se laisse-t-on porter par ses structures déconcertantes ?

Certains films de la nouvelle vague s’y étaient magistralement essayés. L’Année dernière à Marienbad, Hiroshima mon amour, La Jetée, avait déjà opéré cette bascule du sujet vers le récit. Mais ils étaient tous très liés à un espace, un environnement, à une histoire, à un héritage cinématographique. La plage du titre, ici, c’est vrai que l’on s’y attarde beaucoup et qu’elle tient une place de choix dans la logique du récit, mais elle arrive assez tardivement dans le film et le style urbain, moderne, impersonnel, globalisé avait eu le temps de s’imposer. Qu’a-t-elle d’ailleurs de spécifique, cette plage ? Rien. Le temps (du récit, de la mémoire, des doutes) constitue le dernier espace possible. Quand il ne reste rien, le récit demeure.

Les premières minutes du film de Yang sont un choc. Le cinéaste taïwanais semble prendre un peu de Bresson pour détacher les conséquences de leurs causes (chaque plan devient un indice parmi d’autres pour comprendre par petites touches impressionnistes les raisons d’une disparition, d’une impossible relation), un peu d’Antonioni pour le ralentissement du temps (aussi pour le thème de la disparition inexpliquée, de l’aliénation, de l’incommunicabilité), un peu de Tarkovski pour l’introspection, le détachement des images et du son (et suggérer l’entrée dans une plage narrative et temporelle distincte). Tous s’étaient inspirés à leur manière de ces grands écrivains qui avaient théorisé et mis en application la déconstruction du récit, la prédominance des expériences et des subjectivités sur l’intrigue, la porosité entre réalité et mémoire… À cause de la friche culturelle, référentielle et esthétique sur laquelle Yang ne pouvait se reposer (ce qui ne signifie pas que le cinéma taïwanais n’existait pas avant le film), son style, qui faisait à la fois la synthèse de toutes les expérimentations passées et revenait aux propositions narratives de la littérature moderne, a ouvert une nouvelle voie, largement empruntée par les « films de festival ». (Les grosses productions urbaines surfent volontiers aussi sur un style donnant la part belle au récit et aux « impressions ».)

Le film dure presque trois heures, mais si Yang s’autorise des séquences lentes (à la Antonioni), leur enchaînement est plutôt rapide. Peut-on même parler de séquences quand l’unité de ce type de récits se porte davantage sur le plan ou sur des chapitres thématiques ? Dans ce cinéma moderne, on n’entre pas dans un lieu chronologiquement après être sorti d’un autre en ayant joué ou non d’ellipse. Si tout n’est plus qu’évocations, allusions, associations, tout est fait d’ellipses. Le sujet est le récit avec ses retours en arrière (analepses), ses voix off, ses récits mêlés (enchâssés), ses récits dans le récit (gigognes). Un détail peut être l’occasion d’une nouvelle piste narrative, d’un glissement par association, par évocation ou bifurcation ; on navigue d’un sujet à un autre ; on se laisse aller à une mise en doute des événements, de la mémoire, du temps ou du récit même. Le récit hésite, comme emporté par une suite d’impressions, comme un dialogue intérieur, comme un flux de mémoire recomposé hérité autant de Proust, de Virginia Woolf que de Joseph Conrad.

« Vous êtes toujours mariés ? Vous devriez venir au concert. — Ce n’est pas possible, je ne t’ai pas tout dit… » « Et que s’est-il passé après ça ? » « Oh, tu m’y fais penser… Je te raconte la suite. »

Cette logique narrative n’a rien de gratuit. Elle illustre un mystère et une volonté pour la narratrice (elle-même insérée dans un récit-cadre) de poser un regard critique et interrogatif sur la disparition de son mari : elle questionne autant les motifs de cette disparition (les retours en arrière permettent une analyse psychologique et relationnelle) que sa nature (s’est-il noyé ou s’est-il enfui ?).

Le cinéma, dans les films noirs par exemple, avait intégré ces astuces de déconstruction du récit (et du héros) à travers la voix d’enquêteurs qu’ils soient policiers ou journalistes (parfois même criminels). La nouvelle vague s’était emparée de techniques identiques pour tendre vers un style déjà plus contemplatif. Mais dans des histoires affreusement banales et urbaines, qui touchent à peine la criminalité (il n’y a pas de corps, pas de victime, pas d’opposant), et qui s’appliquent seulement à évoquer une trajectoire commune, un échec, celle d’un couple, c’est déjà plus singulier. Bergman a souvent utilisé les flashbacks dans ses films, le couple est au centre de ses préoccupations, mais le cadre qu’il choisit pour ses drames est très spécifique et recherché. Un homme qui dort ou Le Horla sont des adaptations axées sur des dialogues intérieurs uniques. De mémoire, Yang gonflera ses ambitions avec A Brighter Summer Day en lui donnant un souffle nostalgique plus évident et posera un contexte environnement bien plus identifiable. La chronique ici se fait bien plus personnelle, et même si elle s’étale sur plusieurs années, le cadre (faute peut-être de disposer de moyens suffisants) reste intime, quotidien et profondément urbain (la plage, comme dans Barton Fink, ne sert alors plus qu’à mettre en évidence, par contraste, le climat oppressif dont sont prisonniers les protagonistes).

C’est en ça peut-être que le film ouvre la voie à une forme encore très actuelle : à l’époque des grandes fresques capables d’user de certaines de ces techniques narratives (chez Bertolucci par exemple), Edward Yang les intègre dans un contexte plus commun : les décors sortent rarement du cadre intime. Le lit conjugal, un autre d’hôpital, des bureaux en open space, une salle à manger, une chambre d’étudiant, des extérieurs nombreux mais banaux… et une plage. Paradoxalement, si ce récit en kaléidoscope procède de l’artifice, les éléments qui s’y recomposent semblent réels, justement parce qu’ils appartiennent au quotidien et à la normalité des choses. L’approche d’Edward Yang se situe ainsi entre un cinéma d’avant-garde (ou de nouvelle vague) et un cinéma populaire à grands moyens, aux côtés d’un Antonioni (avant son internationalisation) ou d’un Angelopoulos. C’est le cinéma américain qui bientôt s’emparera de toutes ces techniques et de ce style impressionniste, parfois même pour des comédies.

Tout n’est pas parfait dans le film. Yang ne tient pas toujours ses acteurs comme il le faudrait. Dans un style de jeu à la Bresson/Antonioni, il est indispensable que tous soient sur la même longueur d’onde. Difficile pourtant de réunir une troupe d’acteurs homogène quand les rôles sont si nombreux et que les acteurs disposent d’une expérience loin des standards antonioniens qu’a dû imposer le cinéaste sur le plateau. Même les acteurs principaux manquent souvent d’aisance. Les indications du cinéaste semblent parfois apparaître à l’écran, signe que ses interprètes les reproduisent sans en comprendre le sens (« remets bien des cheveux pour montrer que tu tiens toujours à te présenter sous un meilleur jour devant ton mari » ; « place ta main devant la bouche pour exprimer ton doute »…).

Yang n’est pas un mauvais directeur d’acteur : ce n’est pas donné à tout le monde d’arriver à ralentir le rythme et d’en demander moins à ses acteurs comme chez Antonioni, mais certains gestes ou réactions manquent de spontanéité et de naturel. Là où, en revanche, sa direction fait mouche, c’est quand le cinéaste semble avoir appelé ses acteurs à agir comme s’il y avait un bébé qui dormait dans la pièce voisine (ça marche aussi en indiquant aux acteurs qu’une personne vient de mourir). Effet garanti : l’idée n’est pas de recréer une réalité, mais de faire transparaître à l’écran une atmosphère en phase avec l’humeur du narrateur (Tarkovski, Antonioni, Bresson, Herzog, Coppola, Bergman, tous sont maîtres dans ce domaine, et avec ses comparses taïwanais, Yang proposera parfois des films encore plus radicaux dans ce registre).

Une situation paraît déroger à cette atmosphère générale : une scène de dispute entre le mari et la femme dans leur salon qui pourrait être une tentative malhabile d’invoquer John Cassavetes, mais qui possède les excès inappropriés d’un Marriage Story (pas la comédie coréenne de 1992, mais le film de Noah Baumbach sorti en 2019 – et ce n’est pas un compliment).

En trois heures de film, et concernant un premier film, la rareté des couacs impose le respect (c’est d’autant plus particulier que, me concernant, il s’agit là du film le plus abouti du cinéaste, mais je n’ai jamais été très en phase avec la vague taïwanaise).

À peine peut-on regretter sur la fin une trop grande insistance faite sur le mystère de la disparition du mari. C’est certes le cœur du récit, mais l’intrigue tourne en rond pendant vingt minutes sans rien apporter de réellement nouveau ou de décisif. Le spectateur a papillonné pendant deux heures tout autour de ce sujet central, et au moment de s’y arrêter, selon le principe du récit moderne, on comprend que l’intrigue et le sujet du film sont accessoires. Ce qui comptait jusqu’alors, c’était bien les plongées successives d’une temporalité à une autre, d’un récit à une autre, d’un point de vue à un autre. Aucun fait bien précis n’était venu alors imposer sa domination sur les autres au point de prendre le pas sur le tourbillon discontinu du récit. On survolait les choses comme dans une chronique amoureuse, de manière non chronologique, comme un papillon dans une tempête de conscience, ballotté par les aléas de la mémoire et par les vagues du temps. Une fois ce grand huit achevé, la tête nous tourne encore, et rares sont ceux qui auraient souhaité que cela s’éternise sur le mystère d’une disparition. Dans L’avventura par exemple, le spectateur se fout pas mal que lui soit proposé une résolution au mystère de la disparition d’Anna : la terre continue de tourner (et de batifoler) en dépit de son absence. Dans un récit moderne, tout cela n’est prétexte qu’à évoquer autre chose. Et à broder beaucoup sur la vacuité du monde…

C’est un défaut de ce style moderne : la distanciation nous rend plus attentifs aux détails, aux impressions, aux associations d’idées ou aux évocations, beaucoup moins aux personnages et à leur sort (à travers une intrigue). Suicidé sur une plage de la mer de Chine ou évaporé avec l’argent de la caisse, le mari ? Ma foi, on s’en moque. Ce que l’on veut, c’est voyager encore et encore dans les souvenirs ! « Drill baby, drill ! » pourrait-on dire comme Marcel tournant, pensif, une cuillère dans sa tasse et tâchant de se souvenir ce que lui évoque cette satanée madeleine trempée dans le thé ! Parce qu’Edward, entre nous, il y aurait une manière de résumer ton film : « une femme raconte sa vie à une autre qui ne lui a rien demandé alors que le spectateur attendait précisément que cette seconde femme lui raconte sa vie à elle ». Il y avait là matière à prolonger le film encore une heure ou deux. Donnant-donnant. L’ombre de l’histoire de la pianiste plane comme un écho lointain sur tout le film : on connaît le début de son histoire, puis, sans disparaître tout à fait, elle se marion-cranise. Elle partait pour être le personnage principal du film ; au lieu de ça, elle s’est figée en confidente de luxe.

Certaines étrangetés narratives soulignent donc les approximations du récit, mais l’audace et la singularité étaient telles dans leur approche qu’il aurait été étonnant de s’en tirer sans fausses notes.

Le film contient ses moments de grâce. Comme cette séquence d’un souvenir lointain vu à travers les yeux de la future mariée… Une bouille familière apparaît à l’écran : celle de la petite Li Shu-Chen, âgée de quatre ou cinq ans et qui sera l’année suivante dans le film de Hou Hsiao-hsien, Un été chez grand-père. Ce joli passage a-t-il donné l’idée à l’ami cinéaste pour son propre film ? Hou reprendra la jeune actrice au visage d’ange impassible, mais aussi l’idée de la maison du médecin dont on reconnaît l’héritage de l’occupation japonaise.

Hommage aux coiffeurs du film en tout cas. Des dizaines de coupes différentes, dont les éphémères permanentes, aujourd’hui rangées dans le cabinet des horreurs capillaires…


Ce jour-là sur la plage, Edward Yang (1983) Hai tan de yi tian, That Day, on the Beach | Central Motion Pictures, Nova Media


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Meantime, Mike Leigh (1983)

Note : 3 sur 5.

Meantime

Année : 1983

Réalisation : Mike Leigh

Avec : Marion Bailey, Tim Roth, Phil Daniels, Gary Oldman, Pam Ferris, Alfred Molina

Je vais finir par penser que Leigh est bien meilleur cinéaste quand il tend vers le registre de la comédie que quand il tire vers le social factice, parfois, comme ici, à la limite du misérabilisme et de la faute de goût.

Son dispositif permet à de formidables acteurs de se mettre en valeur, mais si chacun peut démontrer ses talents de composition en jouant des tarés, des imbéciles ou des cas sociaux, on y perd en authenticité.

Leigh procède ainsi depuis les années 60. Cela pouvait se concevoir à l’époque, mais depuis, quand les cinéastes veulent décrire une réalité sociale difficile et spécifique, ils dirigent directement des acteurs amateurs de ces milieux. Même pour des comédies.

Et c’est d’autant moins justifié pour Leigh de faire appel à des professionnels qu’il passe par l’improvisation. En plus d’un demi-siècle à réaliser des films, j’ai du mal à croire qu’il n’ait jamais pensé à modifier son dispositif en y intégrant des amateurs ou y généralisant les improvisations. Même en gardant ce dispositif, il devrait y avoir moyen de trouver plus d’authenticité que des acteurs professionnels en pleine démonstration de l’étendue de leur talent.

Pour le reste, comme d’habitude, le résultat d’un tel dispositif produit le meilleur et le pire.

Chronique décevante, style qui s’appuie sur une poignée de séquences tendues et trop longues là où le genre s’appuie davantage, généralement, sur un rythme plus soutenu. La part belle est faite aux acteurs, certes, mais le récit patine et souffre de ces « exploits ». Quelques éclats, dépendants des inventions et propositions des acteurs pendant les répétitions : rien qui ne puisse servir un sujet. Pas sûr que ces représentations issues d’exploits d’acteurs professionnels soient réellement représentatives des populations censées apparaître dans le film.

On frôle la caricature. Or, la caricature doit toujours se faire du bas vers le haut. Mike Leigh serait plus pertinent à représenter les milieux qu’il connaît et fréquente.

Tom Stoppard réunira Tim Roth et Gary Oldman pour son chef-d’œuvre, Rosencrantz et Guildenstern sont morts.


Meantime, Mike Leigh (1983 ) | Central Production, Mostpoint, Channel 4 Television Corporation


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L’Enfer de la drogue, Eloy De La Iglesia (1983)

Note : 3.5 sur 5.

L’Enfer de la drogue

Titre original : Overdose/El pico

Année : 1983

Réalisation : Eloy De La Iglesia

Avec : José Luis Manzano, José Manuel Cervino, Luis Iriondo

C’est assez étrange de voir un film traiter d’un sujet aussi glauque (avec, parfois, les images qui vont avec) tout en parvenant à le rendre suffisamment lumineux pour ne pas faire fuir le public. On peut en deviner la raison : le regard quasiment toujours bienveillant du cinéaste envers tous ses personnages à l’exception notable des femmes. L’une est mourante et est un stéréotype de la femme docile et obéissante ; l’autre en tête d’affiche est une tentatrice. Pour le reste du portrait féminin : on passe des gamines qui font de la figuration aux prostituées, en passant par la mère héroïnomane qui calme son bébé avec un peu de « sucre glace ».

On pourra difficilement arguer que le regard porté sur les femmes puisse être autre chose que misogyne. Surtout quand on voit le traitement relativement différent réservé aux personnages masculins. Un homosexuel (limite pédophile) rédempteur et protecteur (pas dans le bon sens du terme) ; des fils à papa ouverts à toutes les conneries possibles, dont le meurtre ; un père, chef d’une police qui est loin d’adopter des méthodes démocratiques ; un chef politique indépendantiste qui ne lâchera pas une larme à la mort de son fils. Rien de bien positif dans tout ça, vous me direz ; et pourtant, et en dépit de tous ces travers, le regard porté sur eux, au contraire de celui porté sur les femmes, est toujours compréhensif et positif.

Cela, il faut bien l’avouer, laisse une impression étrange tout au long du film. Je ne sais pas si c’est un exploit, en tout cas, on peut voir ça comme un exercice de style. Parvenir à rendre sympathiques, lumineux, autant de personnages tordus. Pari réussi. Au milieu des toxicomanes, des dealers et des trafiquants de drogue, des policiers corrompus ou des indépendantistes violents, des fils à papa ou des pédophiles, le problème, c’est les femmes. Plus qu’un simple chapeau, on dit « tricorne » ! Plus que la faute des juifs, des nantis, des pauvres, des lépreux, pourquoi est-ce que ce ne serait pas toujours la faute des femmes, hein ?

Nan, il faut avouer que déployer un tel degré de misogynie décontracté, l’air de rien, comme si c’était une évidence, fait figure d’exploit. Tricorne, Eloy. (Bon, on va dire que j’exagère un peu : Eloy a un regard bienveillant envers la mère et les prostituées.)

Et il faut bien l’avouer, malgré tous ces personnages toxiques, le film ne manque pas d’être plaisant et bien construit. Allez comprendre… Je n’aurais jamais cru que le regard positif d’un cinéaste sur autant de personnages problématiques pouvait avoir autant d’influence sur la perception du spectateur…

Dans certaines limites.


L’Enfer de la drogue, Eloy De La Iglesia (1983) El pico | Ópalo Films


Le Village dans la brume, Im Kwon-taek (1983)

L’amant placardé ou l’être de mon moulin

Note : 4 sur 5.

Le Village dans la brume

Titre original : Angemaeul /안개 마을

Année : 1983

Réalisation : Im Kwon-taek

Avec : Jeong Yun-hui, Ahn Sung-ki, Park Ji-hun, Jin Bong-jin

Im Kwon-taek fait son Chiens de paille feutré. Le Village dans la brume est un thriller où rien ne se passe véritablement pendant plus d’une heure, mais où le récit et l’atmosphère plongent le spectateur dans une sorte de malaise constant. L’utilisation de la musique y joue pour beaucoup, faisant peser dans des séquences de la vie ordinaire un danger que le personnage principal tarde à identifier. Le cinéaste coréen film parfaitement les séquences d’attente, de transition dans lesquelles rien n’est censé se passer et où pourtant tout se joue : une attente inassouvie, une frustration naissante, des désirs refoulés ou au contraire dévoilés au regard de tous, le sentiment qu’un lourd secret plane sur le village et ses habitants, une tranquillité en sursis et la sensation qu’une menace rôde et attend le bon moment pour frapper. Une fois que le drame arrive, on est un peu surpris par la réaction de l’institutrice qui se convainc que ce qu’elle définit comme un « incident » aurait en quelque sorte réveillé ou contenté temporairement ses propres désirs refoulés et provoqués par l’absence prolongée de son amoureux (sa réaction entre-deux apporte à la subtilité du récit, rien n’est tout blanc ou noir, et cela la range du même coup aux côtés des autres femmes du village toujours soucieuses de défendre leur « amant occasionnel »).

Avant cette séquence « chien de paille dans la paille », le film joue aussi plutôt bien sur les archétypes du genre : le thème de l’étranger civilisé venant se perdre dans un village reculé habité par des personnages louches et des prédateurs attirés par l’innocence citadine des nouveaux venus (on y retrouve ici les archétypes utilisés déjà dans La Femme des sables, dans Délivrance ou dans Sans retour).

Ainsi, l’institutrice découvre peu à peu que les femmes du village fricotent avec l’idiot du village censé être impuissant, parfois même sous les yeux de leur mari, et que cette pratique étrange et moralement répréhensible pour une femme venue de la ville trouve finalement sa justification dans l’isolement (même génétique) des habitants… Des règles de l’hospitalité bien spécifiques, mais justifiées par un tabou : l’adultère épisodique et consenti avec un étranger est vécu comme un remède nécessaire face aux problèmes liés à la consanguinité (inceste, risque d’adultère avec un voisin pas si éloigné, perte de fertilité, impuissance, fuite démographique, etc.). Mieux vaut encore que les femmes assouvissent leurs désirs avec un fou venu d’ailleurs qu’avec d’autres hommes du village qui appartiendrait inexorablement à la même famille ou au même clan. D’ailleurs, les hommes ne font pas autre chose et ne se privent pas d’assouvir leurs propres désirs sexuels avec la fille muette de l’aubergiste. Gare aux époux qui se montreraient un peu trop possessifs…

Il y a un peu d’Imamura là-dedans : l’absence de morale, la bestialité de l’humanité, la peur de la monstruosité. Même si dans l’exécution, Im Kwon-taek se montre beaucoup plus sobre dans les effets, au point parfois de lorgner plus vers du Antonioni que vers le thriller sexuel (Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg avait parfois ces mêmes atmosphères lentes et suspicieuses dans mon souvenir).

Un tel sujet reflète probablement une certaine réalité du monde coréen d’alors quand le pays s’est éduqué et modernisé à une vitesse folle : la nécessité d’intégrer à des villages reculés des professeurs venus de la ville s’accompagnait sans doute d’un choc culturel et de craintes de trouver dans ces lieux peu développés des mœurs d’un autre temps… Une crainte universelle qui se fait écho dans différents films à travers le monde et à travers les époques. Avant de se faire entre nations, le choc culturel s’est toujours fait d’abord à la rencontre des « minorités de l’intérieur » (et souvent avec des populations isolées sur des îles, dans des montagnes ou des vallées éloignées de la « civilisation » : Terre sans pain, Le Sel de Svanétie, Profonds Désirs des dieux, Blind Mountain, etc.).

Quatre ans avant La Mère porteuse, Im Kwon-taek trouve peut-être là un peu un credo qui fera la saveur de ses meilleurs films : des histoires de femmes chahutées par la vie et les conventions sociales, un style légèrement lyrique, sensuellement poétique et subtil.


Le Village dans la brume, Im Kwon-taek 1983 Angemaeul | Hwa Chun Trading Company

Scénario du film Passion, Jean-Luc Godard (1983)

Scénario du film ‘Passion’

Note : 3.5 sur 5.

Scénario du film ‘Passion’

Année : 1983

Réalisation : Jean-Luc Godard

Godard aurait mieux fait toute sa carrière de “montrer” ses scénarios plutôt que de les tourner. Cette sorte de making-of d’un film raté se révèle bien plus intéressante que le film même.

Comme souvent, Godard est bien meilleur personnage/acteur que réalisateur/monteur d’images qui s’intéresse assez peu à l’histoire et qui n’aime rien de mieux que de perdre son public, s’il ne se perd lui-même. Il parle de métaphores d’ailleurs quand je parle d’aphorismes filmiques, et toute mon incompréhension de son cinéma se situe dans cette différence : j’adore l’écouter parler, parce que c’est un poète qui dit souvent n’importe quoi, mais ce n’importe quoi révèle une recherche constante d’un idéal. Et l’artiste qui cherche, ça me fascine. Il cherche comme Picasso cherche, et rate, dans le film de Clouzot ; et un artiste qui rate, là aussi, c’est beau.

Le problème, c’est que traduire ses mots en aphorismes d’images, ça complique déjà la chose, parce que le télescopage des idées est moins évident ; alors quand il dit lui-même, comme pour me répondre, qu’il use de métaphores, ça explique en quoi je suis si hermétique à son approche.

D’ailleurs, tout dans sa méthode de travail avec les acteurs, son sujet, son histoire me rebute. Il n’y a que la technique où il apporte quelque chose, au montage surtout. Mais c’est un peu comme écouter de la poésie russe sans rien y comprendre, ou de la philosophie allemande. Quoi que, je prête bien plus à la philosophie allemande une capacité à dire quelque chose de juste sur le monde, alors que Godard, c’est Godard qui n’est séduisant à voir que dans ses recherches permanentes et vaines.


 
Scénario du film ‘Passion’, Jean-Luc Godard 1983 | JLG Films, TransVidéo, Télévision Suisse-Romande

Liens externes :


Les Années 80, Chantal Akerman (1983)

Les Années 80

Les Années 80Année : 1983

6/10 IMDb

Réalisation :

Chantal Akerman

 

L’une des qualités principale de Chantal Akerman, c’est l’audace. Elle est capable de faire n’importe quoi avec un film, ou un film de n’importe quoi. Du casting pour un film à venir (déjà un certain pari puisqu’il s’agit d’une comédie musicale, et qui deviendra Golden Eighties), elle en fait un autre film. Dans cinéma expérimental (et Akerman en vient), il y a expérience… C’est plutôt réussi d’ailleurs, mais c’est surtout un film pour acteurs, un film instructif, pas vraiment une forme d’art, ou même un réel document, au sens film documentaire.

On voit ainsi comment Chantal Akerman dirige ses acteurs, et on comprend les raisons pour lesquelles elle ne s’y est jamais bien prise : elle les mène comme si c’était des chevaux, sans leur laisser la moindre liberté, cherchant à les guider à chaque instant pour les diriger, questionnant chaque intonation, interdisant aux acteurs de se libérer du texte et de rentrer dans une situation et laisser leur propre imagination se dévoiler sous ses yeux à elle. Autrement dit elle dirige comme un directeur d’acteurs amateur, en pensant qu’on dirige un acteur (un être humain avec sa propre imagination) comme on peaufine un texte à la virgule près. C’est ne pas comprendre que jouer, c’est un élan, une respiration, et qu’on peut difficilement rendre cette liberté en étant à ce point derrière un acteur.

Le résultat fait peine à voir, même Aurore Clément est ridicule (tout en restant classe, toutefois, et talentueuse, parce qu’elle arrive à transformer les approximations de sa réalisatrice en fantaisie, signe peut-être qu’elle la connaissait bien).


 

Les Années 80, Chantal Akerman 1983 | Abilène Productions, Paradise Films


El Sur, Victor Erice (1983)

Le Sud

El surel-sur-victor-erice-1983Année : 1983

Réalisation :

Victor Erice

6/10  IMDb

Beau travail. C’est bien écrit, bien réalisé, bien dirigé, mélancolique à souhait. Mais j’avoue être resté sur le bord de la route.

Pour résumer l’histoire, une fillette découvre que son père cache un passé qu’il a laissé derrière lui en quittant sa région d’origine, le sud. Joli point de départ pour une sorte d’enquête introspective sur la relation au père, et par ricochet, à sa relation avec ses racines, ses mystères, ses secrets, ses amours, ses désillusions… Sauf que, sauf que j’ai dû rester couché quand le train est entré en gare et je n’ai jamais pu recoller les morceaux si jamais ils existent.

Un film qu’il serait intéressant de comparer avec Cria Cuervos. Autant les deux films semblent adopter les mêmes ficelles pour aborder leur sujet, autant le Carlos Saura avait su me toucher. À force de voir un cinéaste effleurer les choses par nécessité ou par goût, on finit par lâcher prise. Exercice difficile qui touche au plus près la sensibilité de chacun. Je n’avais déjà été que passablement séduit par L’Esprit de la ruche d’ailleurs.


El Sur, Victor Erice 1983 | Chloë Productions, Elías Querejeta Producciones Cinematográficas, TVE


Daniel, Sidney Lumet (1983)

À bout de souffle

Note : 3 sur 5.

Daniel

Année : 1983

Réalisation : Sidney Lumet

Avec : Timothy Hutton, Mandy Patinkin, Lindsay Crouse

Rien ne marche dans ce film. D’abord la direction d’acteurs est à chier, et c’est assez rare chez Sidney Lumet pour être signalé (les parents, la mère en particulier, sont particulièrement mauvais, et les jeunes sont mêmes meilleurs, c’est dire). Encore plus que d’habitude Sidney Lumet ne se foule pas pour rendre un peu plus cinématographique un scénario très écrit, impitoyablement bavard et chiant. Il se contente le plus souvent de champs-contrechamps et évite même de jouer du montage quand les longs discours avec leur propre structure auraient réclamé d’être un peu plus mis en relief… C’est d’autant plus incompréhensible qu’il adapte ici un roman. Lumet aurait donc mieux fait de le faire adapter non pas par l’auteur même, mais par un scénariste avec plus d’expérience. Le paradoxe, c’est que Lumet a probablement été séduit par une mouture très verbeuse du script, lui rappelant certains aspects de ses autres adaptations… de pièces de théâtre. Ce sera souvent à la fois la particularité mais aussi le talon d’Achille de Sidney Lumet. Pas sympa de laisser ses acteurs dans la nature face caméra comme ça…

Ensuite, il y a un vrai truc qui cloche dans cette histoire. On sent fortement l’inspiration, celle des époux Rosenberg (condamnés à mort pour espionnage au profit de l’URSS), et on tente de nous vendre une sorte de récit calqué entre le destin des parents et ceux des enfants, avec un montage parallèle improbable comme dans le Parrain II. Le problème, c’est que ça s’éparpille entre une enquête incompréhensible et mal tournée parce qu’on se moque finalement de ce qui pourrait arriver à ces personnages, et les ennuis des bambins devant affronter l’emprisonnement de leurs parents. La mise en parallèle avec des événements prenant place au milieu des années 70 est plus que maladroite et tout ça a finalement aucun intérêt. C’est plutôt dommage parce que cette thématique sur l’injustice et sur les apparences aurait pu convenir au cinéaste new-yorkais, mais un peu à l’image du Choix de Sophie (tourné l’année précédente), le mélange de deux époques et la nécessité de courir deux lièvres à la fois brouillent un peu les pistes et nuit à la cohérence du récit.

Raté sur toute la ligne, le principal en tout cas : le casting (ou la direction d’acteurs) et l’histoire (ou sa mise en œuvre). Le film pourrait être curieusement mis en parallèle d’ailleurs avec À bout de course, tourné cinq ans plus tard, et avec une histoire à la fois assez similaire, plus efficace, plus concentrée, et tournée vers l’essentiel. Le jour et la nuit. D’ailleurs, en dehors d’À bout de course, le cinéma de Lumet des années 80 fait peine à voir.

La nostra guerra.


Daniel, Sidney Lumet 1983 | Paramount Pictures, World Film Services 


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Careful, He Might Hear You, Carl Schultz (1983)

Qui qu’ait été ma mère, je dois grandir

Note : 4.5 sur 5.

Careful, He Might Hear You

Année : 1983

Réalisation : Carl Schultz

— TOP FILMS

« Découvre qui tu es vraiment et tu sauras comment aimer. » C’est le seul et unique conseil que PS entendra de sa tante Vanessa, mais que de torture pour en arriver jusque-là. Les conseils ne sont jamais meilleurs que quand on se les applique à soi-même après s’être lourdement trompé et quand ceux à qui on les prodigue sont alors les plus enclins à les comprendre pour avoir été victime de ces erreurs passées. Les adultes, parfois, peuvent se tromper sans penser à mal, et comme les enfants ne sont que des éponges, ils ont tout intérêt à avoir des parents capables d’assumer leurs fautes et d’agir en conséquence en appliquant pour eux-mêmes ce qu’ils préconisent pour les autres.

PS est un petit garçon d’une demi-douzaine d’années. Il vit heureux auprès de son oncle George et de sa tante Lila dans une maison de la classe moyenne australienne. Sa mère est morte, il ne l’a jamais connue ; quant à son père, chercheur d’or, il ne l’a jamais rencontré. La première scène du film illustre parfaitement son bonheur, la sécurité et l’amour que lui procure cette tante qui est comme une mère pour lui : il est dans son lit et la regarde dans la pièce voisine qui tarde à venir le border. Cette image pourrait tout autant être celui de l’amant attendant sa belle, on est dans le fantasme d’un petit garçon rêvant tendrement aux bonnes attentions de l’adulte qui lui sert de doudou, de branche, de jupon (alors que la voix off évoque l’arrivée de cette autre tante perturbatrice) ; mais déjà le rôle de la mère, en un seul geste, se définit, en posant les limites de cet amour : elle vient le border, l’embrasser, l’étreindre, mais ces gestes n’ont rien d’équivoques et le petit garçon, tout en étant rassuré de l’amour de sa « mère », comprend la différence entre la réalité, les règles, la bienséance, avec le monde des fantasmes, ceux qu’il est bon de garder pour soi. Le bonheur, le temps serein, propre à toutes les introductions d’histoires est là, posé de la plus merveilleuse des façons.

Tout change alors quand on lui apprend qu’une autre de ses tantes est de retour de Londres. Même principe, on la découvre avec les yeux éblouis de l’enfant (le jeu de montage sur les regards de l’enfant n’est pas sans rappeler ceux du début dans Docteur Jivago), une nouvelle fois on suit les petits fantasmes innocents d’un jeune garçon, s’énamourant furtivement de l’image d’une autre femme, plus coquette que sa tante Lila. Seulement là encore, en une scène, tout est dit, car un geste seul illustre les débordements et les troubles de cette tante Vanessa : au lieu de le prendre dans ses bras et le câliner, elle l’embrasse sur la bouche (un brin plus tordu puisque c’est à la russe, il faut jouer avec les limites, pas encore les dépasser). Les choses ne font alors qu’empirer puisque le père du gamin a explicitement désigné Vanessa comme sa tutrice. PS, tel le jeune Kane disant adieu à sa luge, doit changer d’école et se retrouve dans une grande maison vide où la propriétaire tente de faire respecter des règles et des usages de la haute société anglaise : PS, à l’élocution plutôt hésitante mais toujours appliqué et poli, accepte sans excès ces manières nouvelles, et se console comme il peut avec la domestique qui apprend en même temps que lui… La qualité du film à cet instant est de ne pas tomber dans la caricature et la facilité, car PS peut encore se rendre chez ceux qu’ils considèrent comme ses véritables parents, Lila et George.

Commence alors une petite guéguerre assez commune dans les familles « décomposées », entre les différents adultes pour affirmer son attachement auprès du bambin. Et pendant ce temps, la relation entre Vanessa et PS erre dans une zone dangereuse et aux limites floues. Durant un orage presque annonciateur de la fin de la belle, ce n’est pas PS qui court dans les bras de sa tante, mais bien elle qui vient se blottir contre lui. Pire, on comprend dans ses délires de petite folle qu’elle a toujours été amoureuse de Logan, le père de PS… Le doudou, c’est lui, et les rôles s’inversent. Vanessa ne le comprend pas encore, mais cet amour qu’elle porte pour le garçon n’est pas celui d’une mère, mais d’une femme contrariée par l’amour déçu de sa vie.

Après quelques péripéties (implication du juge et apparition du père), il faudra que Vanessa fasse l’expérience de la cruauté de PS pour qu’elle comprenne que son neveu serait mieux chez sa sœur. C’est le sens du conseil qu’elle donnera alors à PS : il faut découvrir qui on est pour être capable d’aimer quelqu’un d’autre. Autrement dit, ne comprenant pas pourquoi elle tenait tant à s’attacher sa garde, elle lui refusait du même coup l’amour qu’elle prétendait pouvoir lui donner. Le laisser à Lily, c’était ainsi la plus belle preuve d’amour qu’elle pouvait lui faire. Et les enfants étant donc des éponges…, après avoir répondu à la cruauté de Vanessa par la cruauté, PS peut désormais rentrer chez lui (retour du héros toussa) et comprendre mieux qui il est dans une scène finale où il fera accepter à sa tante et à son oncle, un autre nom que celui de PS, celui que sa mère lui avait donné (enfin celui qu’il tenait de son grand-père…), William, qu’il transformera plus familièrement en Bill. « Voilà qui je suis : Bill. » Et mettant ainsi à l’épreuve ses « parents », chacun accepte « qui il est » et tout le monde peut s’aimer à nouveau comme au premier jour, ou presque. Les masques sont tombés, chacun a reconnu le « héros ».

Du point de vue de la dramaturgie et du sens, on touche donc de près l’excellence. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est l’exécution. On le voit, si l’intérêt de l’histoire est de jouer avec les limites, suggérant le pire sans jamais à avoir à les montrer, il faut pour cela passer par la mise en scène. Le jeu de regards, les attentions, tout ça sont des détails qui en disent beaucoup plus souvent que ce qu’on raconte ostensiblement. Tout est ainsi sous-entendu, et derrière chaque réplique se cache en permanence une intention qui ne se laisse pas toujours appréhender. Il y a ce qu’on dit, ce qu’on montre, ce qu’on voudrait montrer, ce qu’on voudrait dire et qu’on ne dit pas, ce qu’on essaie même de faire dire à un enfant… Pour suggérer ces errances relationnelles, il faut un sacré savoir-faire et une bonne dose de justesse dans la direction d’acteurs. C’est une chose déjà d’assez remarquable avec des acteurs adultes, mais réussir en plus à instiller ces incertitudes dans la caboche d’un petit garçon ça frôle la perfection. Les gamins ont pour eux le pouvoir de leur imagination si on arrive à en ouvrir les portes, au metteur en scène ensuite d’arriver à dompter ce fouillis imaginatif. L’astuce ici résidait peut-être dans la nécessité de produire chez le gamin certaines hésitations et de compter sur ce qu’ont de plus faux ou d’automatique certains enfants quand ils répètent leur leçon (en particulier concernant la politesse). PS est un rêveur, non un rebelle, si bien qu’il tient à contenter ses proches, et répète ainsi les formules de politesse avec application mais sans forcément grande conviction. Et puis parfois, il y a des jaillissements imprévus qui sont là au contraire le propre des enfants qui ne font plus attention à ce qu’ils disent. Cette spontanéité, mêlée à son exact opposé, concourt à produire sur nous spectateur une forte impression de vraisemblance. Plusieurs fois, par ailleurs, les acteurs nous gratifient de quelques instants de grâce, souvent poétiques, qu’on ne rencontre que dans les grands films.

Il n’y a pas de grand film sans grande musique, à noter donc l’excellente partition musicale de Ray Cook, omniprésente, discrète et juste ; et sans grande photo, celle de John Seale (comme pour le reste, de parfaits inconnus). Ajouter à ça quelques surimpressions, des montages-séquences efficaces, et on croirait presque voir un film de David Lean.

Mais j’insiste, rarement j’aurais vu un film définir aussi bien le rôle du parent, en particulier celui de la mère. Ni génitrice, ni accoucheuse, ni nourrice, ni bonniche, ni régente, ni copine, ni marâtre : une mère, c’est celle qui à la fois aime et montre les limites, celle qui aime pondérément, parce qu’aimer, c’est d’abord apprendre à respecter l’autre, pour le laisser se définir, ou se découvrir, seul, affranchi de l’amour parfois envahissant de l’autre. Parce que les enfants ne font rien d’autre que reproduire, non pas ce qu’on leur dit ou demande, mais montre. L’amour sans limite n’est que ruine de l’âme… (hum), un masque qu’on porte pour se tromper soi-même. Une illusion capable de nous ronger de l’intérieur quand on croit n’y voir que bienveillance et tendresse.

« Découvrir qui on est pour savoir comment aimer l’autre. » Tu as compris ? Alors au lit maintenant.


Careful, He Might Hear You, Carl Schultz 1983 | Syme International Productions, New South Wales Film Corporation 


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The Little Girl Who Conquered Time, Nobuhiko Ôbayashi (1983)

The Little Girl Who Conquered the Grumpy Old Men

Note : 3.5 sur 5.

The Little Girl Who Conquered Time

Titre original : Toki o kakeru shôjo

Année : 1983

Réalisation : Nobuhiko Ôbayashi

Avec : Tomoyo Harada

À l’époque où le Japon abreuvait nos émissions pour enfants de dessins animés pour adultes, les critiques de cinéma nippons, eux, s’émouvaient face à un film délicieusement niais censé n’être que pour les enfants. Point de slogan à l’époque dans Les Cahiers du cinéma ou dans Télérama du type « La petite fille qui avait conquis le temps, ce n’est que pour les enfants ! » trop occupés à s’offusquer de l’invasion de l’armée de Golgoths sur nos petits écrans.

Gageons toutefois qu’ils n’en auraient rien eu à foutre et qu’il n’y a que de vieux pervers japonais pour tomber sous le charme d’une gamine à l’œil un peu vide capable de voyager dans le temps. On pourrait aussi se demander ce que fait un film pour enfant dans la liste de sélection de la revue Kinema Junpo. On pourrait…, sauf qu’il faut se rappeler que les années 80 en termes de cinéma, le Japon, c’est le néant. Alors pourquoi pas.

Le film à un petit côté sympathique, il faut le reconnaître (c’est le vieux pervers qui parle). Il a cette saveur des histoires pour tout-petits dans lesquels tout est merveilleux, où il suffit de faire preuve d’imagination pour régler ses petits tracas… Certains pourraient s’étonner devant un film où tout paraît, pour les adultes, affreusement artificiel ; ce serait encore oublier, ou ne pas comprendre, que le film s’adresse cette fois bien aux tout-petits. C’est un conte, qui écrit des contes de nos jours ? Qui s’adresse aux petiots ? Et si les séries TV pour tout-petits existent (Bisounours, etc.), niveau production cinéma, c’est le néant, là encore. Ce film fait donc un peu figure d’ovni (je sais, les Américains en pondent en masse, notamment à Noël, mais c’est souvent des trucs avec des animaux, et c’est souvent vulgaire). Alors oui, c’est joué bizarrement…, faux, mais c’est sans doute un peu volontaire, et ça se révèle même pertinent. Quand on va voir une pièce de théâtre pour, ou joué par, des petits, tout devient grossier, exagéré, statique et robotique (ici, on entendrait presque à chaque début de plan un “action” hors-champ pour signifier aux acteurs de commencer de parler — et presque de ne plus jouer, une fois qu’ils n’ont plus rien à dire). C’est vilain, on n’y croit pas une seconde, mais les petits ont besoin de ça pour s’intéresser à ce qui se passe devant eux. Le ton est toujours juste, parce que si c’est fait grossièrement, ce n’est donc jamais vulgaire, ni agressif. Un enfant de 7 ans, c’est un bipolaire qui n’est pas encore entré dans sa phase dépressive. Tout est beau, fantastique, les gens sont bienveillants, les dilemmes sont ordinaires et leur semblent déjà insurmontables…

On a donc ici une jolie lycéenne qui a tout du chaton qui minaude pour qu’on le caresse (et on ne peut résister, c’est certain). Le reste pourrait se partager entre affreux nounours ronflants et cocker aux anges. Personne n’élève la voix, tout le monde se respecte, on lève le bras en remuant énergiquement la main pour saluer ses camarades qui quittent l’école… Un monde idéal pour les petits.

Pour les grands, il ne faut pas se mentir, il y a quelques curiosités qui valent le détour. J’éviterai de rappeler que le film est adapté du même ouvrage ayant donné La Traversée du temps et que son auteur était également papa du baroque, étrange, et un peu agaçant, Paprika. Ou encore qu’il y aura une autre adaptation (récente) de ce délicieux machin estampillé années 80. Non, j’irai à l’essentiel : on y voit les shorts les plus courts qu’on n’ait jamais mesurés dans toute l’histoire de la production cinématographique mondiale ! Il faut se préparer les yeux parce que c’est à se les dévisser des orbites, au moment où on s’y attend le moins. Furtif une première fois dans une scène à l’infirmerie de l’école (la prof de biologie faisant office d’infirmière…, allez comprendre). Et puis vient une étrange réminiscence des plus belles scènes de Jeanne et Serge… Heureusement que la Dream Team de 1992 viendra bien vite mettre un peu de décence là-dedans en inaugurant les tenues voilées (qui tomberont à leur tour en désuétude à l’entame de la nouvelle décennie, et suite beaucoup aussi au 11 septembre). Il faudrait vérifier si les petits vieux de la Kinema Junpo n’ont pas adressé un prix spécial à la prof de biologie… Autre curiosité vestimentaire (et je ne m’attarderai pas sur les magnifiques coiffures laissant penser que La Boom a eu un succès phénoménal au Japon), la tenue traditionnelle portée cette fois par notre héroïne lors de ses entraînements de tir à l’arc. Une si belle tenue portée par un corps menu-menu et capable pourtant de maîtriser les gestes précis, presque cérémonieux, du maniement de l’arc. Je ne sais pas, moi ça m’émeut. À ce moment, les effets pyro-spéciaux ne sont pas encore de service et on croirait presque voir un film “normal”. Le film foisonne d’autres moments de grâce comme celui-ci.

C’est en fait vers la fin que ça se complique. Si on pouvait jusque-là se satisfaire de suivre une histoire plutôt compréhensible pour les plus jeunes et ne pas avoir trop à s’en faire pour l’expliquer à nos petiots…, on sent peu à peu le Paprika tomber en neige insidieuse sur la pellicule, et ça tourne tout à coup au psychédélique (pour le coup, à ce niveau, les années 80, c’est une horreur dans tous les domaines et tous les pays). Le pire est à venir. Viennent les scènes d’explication, les délires forcés par la complexité même du thème du voyage temporel, et là, ô horreur, on croyait voir les Bisounours et on se retrouve chez Christopher Nolan… Même à la Kinema Junpo, je ferais le pari que personne n’y a rien compris et que tous baillaient plus ou moins dans ce finale.

Heureusement, et ça touche presque au génie, le film, somme toute assez agréable avant ces horreurs, nous fait oublier tout ce gloubi-boulga sans intérêt pour nous redonner l’espoir et le sourire dans un générique de fin tout simplement atroce. Attention, on retombe au kitsch sans prétention, on oublie Nolan, et le n’importe quoi, c’est celui du petit film qui ne se prend pas au sérieux et qui surtout sait à qui il s’adresse.

(Toute la Junpo a dû pisser dans son froc. De rire.)

(À noter que je n’avais aucune idée de ce que je regardais, à tel point qu’à la première scène, je pensais qu’on était dans un univers parallèle, un rêve, une série ou une pièce jouée devant des enfants, et que tout cela allait s’arrêter une fois le générique achevé. En fait, c’est tout le temps aussi niais. C’est le charme du film — une tonalité qui n’est pas sans rappeler Trois Noisettes pour Cendrillon, lui aussi très explicitement adressé aux enfants. Du cinéma de peluches.)


The Little Girl Who Conquered Time, Nobuhiko Ôbayashi 1983 Toki o kakeru shôjo | Haruki Kadokawa Films, Kadokawa Publishing Company, PSC 

L’actrice principale, ancienne enfant star, est encore aujourd’hui une ‘idole’ au Japon.


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