Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini (1965)

Le Salaire de la sueur

Note : 4 sur 5.

Des filles pour l’armée

Titre original : Le soldatesse

Année : 1965

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Tomás Milián, Anna Karina, Marie Laforêt, Lea Massari, Valeria Moriconi, Mario Adorf, Aleksandar Gavric

Encore un joli film de regards qui se croisent et de nouvelles âmes errantes en quête d’humanité dans un monde à la dérive. Il s’agit presque là d’un film à la croisée des genres, voire d’un exercice de style réussi. On navigue entre le road movie communautaire (presque un genre en soi*), le western, le film de guerre, la satire politique antifasciste et le drame naturaliste. Une sorte de Convoi de femmes néo-naturaliste dans les Balkans, de Hideko, receveuse d’autobus version pinku, de Speed marié à La Rue de la honte, ou de Salaire de la peur avec des prostituées en guise de dynamite. Il y a un peu de La viaccia aussi, moins pour le genre que pour les thèmes abordés et pour les décors naturels, mais ma mémoire me fait sans doute un peu défaut. L’avantage de s’inscrire dans la continuité de récits presque mythologiques (le voyage initiatique derrière un volant, ici, dans sa variante la plus sordide), c’est que l’on convoque toujours la mémoire de ceux qui sont passés avant vous et qu’on ne se questionne plus vraiment sur les incohérences ou les éventuels clichés de l’histoire qu’on construit : si une histoire emprunte ces chemins déjà tracés par d’autres, c’est pour mieux s’attarder sur autre chose.

*Prenez les transports en commun.

Deux axes dramatiques principaux jalonnent donc le récit aux côtés de cet enjeu principal, prétexte à une série de rencontres et de dénonciations historico-politiques : l’impuissance et la désillusion des personnes soumises à l’audace et la grossièreté fascistes en temps de guerre, d’une part (et cela, sans jamais occulter les exactions dont se sont rendues coupables les troupes italiennes en Grèce et auxquelles, par conséquent, on ne peut pas dissocier la responsabilité d’un officier comme celui qu’interprète Tomás Milián) ; et les relations sentimentales, voire commensales, qui se nouent sans caricatures entre les trois soldats de l’armée occupante et certaines des prostituées.

Voilà deux sujets qui permettent à Zurlini de mettre en évidence son talent pour les jeux de regards, la communication sans dialogues et son humanité. Le film échappe par ailleurs au misérabilisme et à la caricature en ne faisant pas des prostitués des victimes uniformes et volontaires : sans mentir sur les raisons de leur présence dans ce lupanar mobile, certaines acceptent mieux que d’autres leur rôle et se conforment plus ou moins bien au contrat proposé par l’occupant du « sois un bon bout de viande contre un bout de viande ». Dénoncer la misère à l’écran, c’est souvent ne pas mentir sur son caractère protéiforme, ses contradictions et ses ambiguïtés.

Le film dure deux heures et on pourrait presque se dire qu’on aurait aimé en voir un peu plus pour se familiariser avec l’histoire personnelle de chacune. Trois femmes concentrent l’essentiel de notre attention. On passe rapidement sur le personnage de Lea Massari, quasiment muet, offert sans concessions au pire des trois bonshommes de la bande et réduit ici presque à un rôle de figuration. On en sait en revanche un peu plus sur les deux inséparables aux caractères diamétralement opposés : l’une, interprétée par Anna Karina (plutôt à contre-emploi, tout aussi séductrice que d’habitude, mais beaucoup moins réservée), accepte sa condition en refusant « de trop réfléchir » (une fois morte, elle aura l’occasion de réfléchir sur son inconséquence : agonisant, elle soufflera que c’est tout de même un peu idiot de mourir alors que sa ration de pain est à peine entamée) ; et l’autre, Marie Laforêt, semble au contraire torturée par le dilemme qui les lie à l’occupant : la famine ou la prostitution (c’est de son personnage qu’émergeront d’ailleurs les « réflexions » les plus profondes du film).

On s’attarde enfin et surtout sur un dernier personnage joué cette fois par la magnifique Valeria Moriconi apportant au film ses nuances de tendresse et d’humour, et cela sans pour autant perdre de vue le registre dramatique pour coller à la tonalité du film, c’est dire la performance de l’actrice. Associée au conducteur du camion, le couple semble presque avoir servi de modèle à deux personnages d’Il était une fois dans l’Ouest : celui de la putain résignée mais ambitieuse qu’interprète Claudia Cardinale et celui du tendre macho incarné par Jason Robards (on y trouve même une scène de wagon arrêté au milieu de nulle part qui servira de halte pour une nuit à notre petite bande de road-movistes communautaires). Si en plus de ça, on voit dans le personnage peu loquace mais charismatique de Tomás Milián un précurseur de l’homme à l’harmonica, comment nier qu’on marche bien là sur les traces du western ?…

De l’humanité pas trop forcée, subtile, et des échanges de regards qui diront toujours plus que trois lignes de dialogues : que demander de plus ?

Marie Laforêt et Anna Karina resteront inséparables jusque dans la mort, les deux actrices mourant à quelques semaines d’intervalle à la fin de l’année 2019. (Toujours finir sur une note positive.)


Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini, Le soldatesse 1965 | Zebra Films, Debora Film, Franco London Films, Avala Film

Mickey One, Arthur Penn (1965)

Note : 2.5 sur 5.

Mickey One

Année : 1965

Réalisation : Arthur Penn

Avec : Warren Beatty, Alexandra Stewart, Hurd Hatfield, Franchot Tone

Film sous influence probable de la nouvelle vague européenne, mais ça ressemble peut-être plus à une comédie tchécoslovaque ou nippone de la même époque qu’à un bon film. Ce qui frappe de prime abord, c’est que le film ne procède pour ainsi dire à aucune introduction. Le générique est constitué de séquences bordéliques dont on ne sait quoi penser, puis un long flashback se met en place. Après cela, aucune présentation du personnage principal digne de ce nom ne se fait. Et par conséquent, puisque ce moment crucial d’identification n’est pas respecté, aucune empathie envers lui n’est déclenchée ni possible. Tout par la suite ne semble alors plus apparaître que comme une grande agitation forcée, un peu comme une mascotte de MMA polonais faisait le pitre à la mi-temps d’un match de basket dans les Landes. L’humour de l’Est venant s’échouer dans une soupe hollywoodienne, voilà qui est original.

La critique aurait moqué la prétention du film. Et je ne peux qu’abonder dans leur sens. À quoi toute cette agitation montée en jump cut peut bien servir sinon à dire « regardez-moi » ?

J’avoue ne trouver toujours aucun intérêt à Warren Beatty. Un énorme talent, mais qui me laisse froid. Une histoire de présentation avortée peut-être. J’aurais beau faire tous les efforts possibles, sa présence ne m’inspirera qu’antipathie et indifférence. Quelque chose dans les yeux ou dans la surinterprétation, le côté agaçant des personnes trop expressives, trop envahissantes. Les petits yeux rapprochés donnent un air vide que l’acteur compense par des expressions justes, mais bien trop nombreuses à mon goût. Sa sœur souffrait du même problème, mais le pauvre Warren ne peut pas souligner son regard de faux cils (les acteurs burlesques usaient de crayon noir, comme au théâtre, peut-être que Warren aurait dû en prendre de la graine…). L’insolence des belles gueules peut-être aussi, pour qui tout est dû et facile. À moins que ce soit le côté saoulant des types qui ne s’arrêtent jamais de parler, de bouger, de séduire… Ce n’est pas un pitre, c’est un lapin Duracel.

Le silence… Le talent, c’est aussi se laisser regarder, c’est aussi laisser les autres prendre de nous le peu qu’on leur donne. Le vaudeville et la screwball comedy en avaient fait la démonstration : même une comédie à cent à l’heure doit aménager des instants de ruptures, des micropauses permettant au public de respirer.

Je vous foutrais le beau Warren dans un personnage de criminel, moi. Un producteur pour donner à ce Beatty, un rôle de tueur ? Vous le flanquez ensuite d’une jolie blonde tout aussi perverse que lui, et le tour est joué ! Les petits yeux ne sont pas faits pour la comédie.

En dehors de son acteur, de son agitation lourde et de son introduction ratée, paradoxalement, par certains aspects, le film évoque Lenny, mais en bien plus réussi. Par son sujet loufoque (un comique qui le devient par accident et qui refuse le succès de peur de voir son passé ressurgir…), le film rappelle cette fois les fantaisies loufoques (et pas forcément très drôle non plus) de Woody Allen.

Quelque chose dans l’air dans ces années 60 laisse décidément penser que le cinéma américain se cherche et craint de ne trouver la solution. Et que fait-on quand on a peur de disparaître ? On force beaucoup, on abat ses dernières cartes, on se met à poil, et l’on fait tout pareil, mais avec de nouveaux excès. Pourtant, le burlesque mêlé à une forme arty, ça passe moyen. En Europe de l’Est, peut-être, à Hollywood, non.

Par d’autres aspects, le film se rapproche de Daisy Glover tourné la même année. Une volonté identique presque de refaire A Star is Born l’humour en plus (et, ici, l’ambition en moins). Robert Redford et Warren Beatty, surtout dans leurs premiers films, représentent tellement ce Old Hollywood qui se cherche avec de nouvelles têtes… Beatty, lui, n’a pas rencontré son Sydney Pollack capable de gommer ses gesticulations d’acteur « moderne ».

Parce que, moi, les acteurs qui gesticulent, ça m’épuise.


Mickey One, Arthur Penn (1965) | Florin, Tatira


Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara (1965)

Note : 4 sur 5.

Journal d’une femme en blanc

Année : 1965

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Marie-José Nat

— TOP FILMS —

Quatre ans après son film en faveur des objecteurs de conscience, Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara s’attaque à un autre sujet engagé et « clivant », voire impopulaire : l’avortement. Un avortement qui se pratique largement dans le pays, mais qui, pour être encore clandestin, a des conséquences sanitaires graves. En filigrane, c’est donc plus largement la condition de la femme (que ce soit celle de la femme médecin ou encore de la femme enceinte qu’elle soit mariée ou non, qu’elle l’ait choisi ou non) qu’aborde le film. Il le fait à travers le récit d’une interne en gynécologie racontant parallèlement sa propre découverte de sa grossesse, les implications sociales que cela entraîne, et la mort tragique d’une de ses patientes décédée à la suite des complications survenues après un avortement (et après un défaut d’information).

J’ai loué par le passé les qualités de direction d’acteurs d’Autant-Lara, ici, il faut se coltiner un acteur franchement pénible et mauvais aux côtés de l’excellente Marie-José Nat (le réalisateur doit avoir sa part de responsabilité : il ne semble pas avoir accordé la même attention au travail de préparation qu’implique l’interprétation d’un personnage aux pratiques médicales spécifiques avec l’actrice qui devra par exemple reproduire un accouchement difficile et un acteur qui se contente de foutre ses mains sur les hanches et de faire le beau). Une fois passé l’agacement (qui se mêle d’ailleurs assez vite à son personnage de Don Juan salopard), on est pris par le sujet du film. Et c’est du brutal. Du très brutal.

Le film, inspiré du roman d’un écrivain lui-même médecin, a une visée parfois presque plus clinique que morale, politique, sociale ou philosophique. Avant de se prononcer sur la condition de la femme, sur le droit à l’avortement, sur la contraception, autant montrer ce que cela signifie pour une femme en 1960, soit de n’être considérée que comme une pondeuse pour la société et un mari, soit de se faire avorter clandestinement (avec les conséquences sociales, sanitaires, voire pénales, que cela implique). Quand on parle de quelque chose, il faut montrer de quoi on parle. Frontalement. Et l’idée de dévoiler la réalité des femmes à travers deux destins (l’une sur la voie de l’émancipation, l’autre sur celui d’un chemin de croix) est tout indiquée pour illustrer la question de la condition de la femme au milieu du siècle dernier.

On réfléchit aujourd’hui à l’idée de mettre l’avortement dans la constitution, en dehors du fait que c’est surtout une énième manœuvre de Macron pour détourner l’attention quand il flirte en réalité avec l’extrême droite, je doute que cela ait un grand intérêt politique. Ce qui en aurait un, en revanche, ce serait de diffuser ce film tous les ans sur le service public, histoire de nous rappeler ce qu’étaient les conditions sanitaires et la place des femmes dans la société dans les années 60. Parce que si, aujourd’hui, il y a encore des antivax (avant même la pandémie) qui pensent que c’est inutile de se vacciner avant d’attraper un truc et d’aller le refiler, au hasard, dans des pays ne disposant pas d’une couverture vaccinale suffisante, s’il y a encore des gens pour penser qu’un passage à l’hôpital est anodin, s’il y en a encore qui pensent que, bof, avant la contraception, on devait bien s’arranger d’une manière ou d’une autre…, eh bien, oui, le film montre à tous ceux-là de manière très clinique la brutalité que c’était en 1960 de ne pas recevoir de conseils contraceptifs, de pratiquer un avortement clandestin, de devoir faire face aux risques hémorragiques ou infectieux, même pris en charge par la médecine de l’époque. Le tout, avec la peur de se faire dénoncer, ou le risque de voir un flic débarquer sur votre lit de mort pour interroger les médecins sur les raisons des complications qui vous ont tiré vers la tombe.

Quelle chance a-t-on : juste avant de foutre le feu à la planète entière, on aura résolu pas mal de problèmes de santé, on aura fait de gros progrès en matière de droits humains, et on aura baisé sans compter dans la joie et la bonne humeur avec l’étrange sentiment qu’hommes et femmes peuvent être égaux.

Parce qu’en 1960, c’était loin d’être gagné. Si les femmes pouvaient plus mourir à la suite d’un avortement qu’à la suite d’un accident de voiture, nous dit-on dans le film, sur le plan plus sociétal, la condition de la femme est à des kilomètres de ce qu’on pouvait nous montrer par ailleurs au cinéma. Même chez les voisins de la Nouvelle Vague pourtant bien égratignés ici (Godard semble avoir apprécié le film, moins rancunier qu’Autant-Lara en tout cas) chez qui l’image de la femme émancipée n’est que rarement en prise avec la réalité. C’est l’autre aspect « clinique » du film. Le personnage d’interne en gynécologie qu’interprète Marie-José Nat aurait voulu être un homme parce que « c’est tellement plus compliqué d’être une femme » (accessoirement, on la suppose aussi un peu homosexuelle : son histoire avec sa patiente, ce n’est pas seulement l’histoire d’un raté, mais aussi une histoire d’amour qui commence dans un ascenseur et deux mains qui se trouvent). L’interne n’est pas la seule femme dans les parages, mais on se demande si les autres femmes qu’elle croise dans son internat ne sont pas uniquement celles que ses collègues masculins traînent dans leur lit. Les autres femmes, au travail, comme les sages-femmes, ne semblent pas particulièrement apprécier sa présence (l’autorité, l’expérience d’un homme, tu comprends). Ce n’est pas le cas des patientes qui voient sans doute d’un meilleur œil de se faire ausculter par une femme. C’est que les hommes, pères, médecins, internes ou policiers, sont tous uniformément odieux. La réputation des internats et des hôpitaux ne semble pas avoir beaucoup changé aujourd’hui, mais au moins, on en voit ici une triste illustration. L’occasion manquée qui provoquera le décès de la jeune mariée après les complications d’un avortement clandestin, c’est bien le résultat d’un commentaire assassin, machiste du Don Juan interne qui considère qu’ils ne sont pas là pour informer les patientes sur des moyens contraceptifs. Et puis quoi encore ! (On serait au tout début du planning familial et si on rêve d’une « nouvelle vague en médecine », on n’y est pas encore « parce qu’ici, on respecte les anciens, pas comme dans le cinéma. ») Claude (le personnage interprété par Marie-José Nat) se reproche de ne pas avoir conseillé de trouver un diaphragme en pharmacie à la future mariée qui s’inquiétait de ne pas savoir comment éviter de tomber enceinte. Ce sont donc les commentaires stupides d’un sale type qui causera la mort de cette femme de 18 ans.

Et évidemment, parce que c’est toujours comme ça, qui Claude invitera-t-elle dans son lit ? Le sale type. Remarque, pas beaucoup le choix. Il n’y a que des sales types. Jour et nuit, on sauve des vies. Et entre les deux, on se fout de la gueule des patients qu’on a reçus ; et on se tape l’infirmière ou la petite interne. L’élite.

Du brutal, je vous dis.

Le film a donc une valeur documentaire historique indéniable en plus d’être un mélo assez bien réussi (à moins que ce soit un film d’horreur : je ne conseille à personne de voir comment on essaie de récupérer un patient atteint du tétanos, ce n’est pas beau à voir). Il montre la réalité brutale des conditions sanitaires avant la pilule et bien avant le droit à l’avortement. On se demande même comment Claude a pu mener ses études : même majeure, elle est forcément encore liée à ses parents (son père, du moins) ; or, il n’est jamais question de ses liens familiaux. On ne peut pas tout montrer dans un film, mais justement, voit-on cette réalité-là, mettons, dans les films de la Nouvelle Vague ? Il y a deux manières d’être émancipée : l’être sexuellement dans un film de Godard ou de Truffaut où, comme dans n’importe quel film de « la qualité française », on baise comme dans « les films », sans rien montrer, sans parler du comment ni des conséquences, simplement en montrant une scène heureuse au petit matin ; et l’être (émancipée) juridiquement, dans le monde vrai. Le film est sorti en 1965 (le roman au début des années 60), c’est précisément l’année où les femmes gagnent leur émancipation. Dit autrement : elles ne sont plus considérées comme des mineures et rattachées soit à leur mari soit à leur père. Heureusement que les hommes peuvent encore foutre des mains sur les roploplos des collègues, comme ça, pour rire, quoi…

Autre réalité illustrée dans le film : la présence d’une infirmière noire et d’une concierge asiatique. Les sales boulots. Une réalité rare à l’époque, et l’occasion pour Claude (l’interne, pas le cinéaste), en visitant la chambre de ses jeunes mariés, de s’en rendre compte : il y a plus grand malheur que d’être une femme médecin dans un monde d’homme. Être une femme pauvre. Pas le temps d’être heureux dans une chambre de bonne. La promiscuité vous fait vite des petits.

Un film vaut donc mille discours. Ou une promesse d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution… Par ce que : et après ? Tu l’inscris. Quelqu’un pourra toujours le supprimer à son tour. Mais t’es content, petit roi, tu auras effectué un de ces « accomplissements » symboliques dont tu es friand. Encore les belles promesses d’un sale type. Éduquer, informer, rappeler que ce n’était pas « mieux avant », tu ne l’inscris pas dans la constitution, ce n’est pas un symbole, mais une réalité, et tu l’inscris dans la mémoire des citoyens. En principe, ça s’évapore moins facilement. C’est de mémoire dont on a besoin. Pas de symboles. Et ce film pourrait participer à cela. Le service public est bien trop occupé à faire des débats entre personnalités de droite et d’extrême droite ou à faire la publicité à des charlatans qui prétendent que les vacances font diminuer le QI, plutôt qu’à montrer des films utiles capables d’entretenir cette mémoire collective.

Cela doit bien faire un demi-siècle qu’on est en vacances.

Bonne rentrée à tous. Profitez de vos libertés et de vos droits acquis. Bientôt, c’est la fin du monde.


Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara 1965 | Gaumont, Arco Film

La Guerre des espions, Masahiro Shinoda (1965)

Ninjutsu la Tamise

Note : 3.5 sur 5.

La Guerre des espions

Titre original : Ibun Sarutobi Sasuke

Aka : Samurai Spy

Année : 1965

Réalisation : Masahiro Shinoda

Avec : Hiroshi Aoyama, Jun Hamamura, Tetsurô Tanba, Misako Watanabe, Jitsuko Yoshimura, Osamu Hitomi, Eiji Okada, Kei Satô

Revoyure de La Guerre des espions, de Masahiro Shinoda, après suggestion et échanges avec Renaud/Morrinson : l’occasion d’évoquer la différence entre cinéma de l’évocation et cinéma de situation, ainsi que les concepts personnels de « billes situationnelles » et « d’espace vide situationnel ».

Même film, mêmes effets. La réalisation est une vraie dinguerie, mais Shinoda assisté de Masao Kosugi à la photographie, c’est souvent le cas (avec l’apothéose Fleur pâle). C’est peut-être même Kosugi le génie : on ne saura jamais qui compose les plans, décide des placements de la caméra, des types de raccords, des choix d’échelle de plan, etc. On peut imaginer que dans le cadre d’un studio comme la Shochiku, tout ça soit réglé et décidé selon un cahier des charges assez strict laissant peu de place aux initiatives personnelles trop exubérantes. On sent Shinoda titillé, au moins dans son montage, par des petites expérimentations, le problème, c’est que quand le récit est déjà très obscur, ça n’aide pas à éclairer le sujet. J’éprouve la même difficulté à suivre certaines approches chez Yoshida. Shinoda va basculer ensuite vers les productions ATG où il pourra plus prendre de libertés, jouer plus sur les expérimentations et la distanciation, mais il le fera aussi sans son directeur photo habituel (Double Suicide restait avec une photo noir et blanc magnifique, mais le film propose plus d’audaces formelles encore pour une histoire relativement plus simple à suivre et plus classique). On a donc avec La Guerre des espions un film de studio, et je ne sens pas vraiment une réelle adéquation entre le sujet et la mise en scène. C’est bien pour ça que l’ATG avait été créée : pour permettre à ces cinéastes de la nouvelle vague de s’exprimer plus librement alors que les studios feront plus dans l’exploitation par la suite.

Ça devrait donc être encore le mix idéal, la période idéale, sauf que Shinoda ne m’aide pas beaucoup à y voir clair dans cette histoire de guerre d’espions. Comme pour identifier les visages, j’ai un souci avec les patronymes (encore plus quand ils sont japonais) quand ils sont nombreux, et le film multiplie les séquences où on parle de quelqu’un qui n’est pas là. J’avais le même souci avec Les Poignards volants (je n’y ai rien compris). C’est un cinéma de l’évocation dans lequel les situations évoluent à travers les dialogues. Comme dans le théâtre classique français, l’action est souvent ailleurs ou passée. Ici, les séquences de dialogues sont entrecoupées de séquences d’action, certaines font avancer la situation (les meurtres, surtout, qui ont lieu souvent juste avant l’entrée en scène du personnage principal), mais ça me paraît assez artificiel quand c’est pour se confronter à d’autres personnages ou qu’il doit fuir. Bien souvent, ces duels semblent même escamotés au point parfois que je n’en saisis pas l’issue (lors de la première rencontre avec Tetsuro Tanba, je ne pensais pas qu’il survivrait à sa chute…). J’ai bien compris qu’on accusait le personnage principal de ces assassinats, mais assez souvent, je ne comprends pas contre qui il se bat (et même si j’ai bien compris avec la révélation finale qu’une partie de ce mystère était précisément le sujet du film). En somme, ce n’est pas l’acteur qui pose problème comme j’ai pu le penser à un moment (même si, parfois, il semble aussi perdu que moi), c’est la marche des événements et leur évocation toujours à travers des noms imbitables qui me plongent dans le brouillard. Le seul prénom dont j’ai pu me souvenir, c’est celui de la fille… parce qu’elle est jolie sans doute.

Je suis là, mon Limounet !

Comme toujours, j’ai besoin d’un cinéma de situation(s). Un type de cinéma que j’oppose donc à « un cinéma de l’évocation ». On est encore une fois dans une forme de rapport éternel entre distanciation et identification : se rapprocher d’un cinéma de situation force une plus grande identification du spectateur, y préférer un cinéma de l’évocation tend au contraire à créer un effet de distanciation. L’introduction est censée donner les bonnes informations pour expliquer les enjeux généraux politiques et planter le personnage principal au milieu de ça, sauf qu’au-delà des enjeux politiques incompréhensibles, je n’ai absolument pas compris la nature et les objectifs du personnage principal. Comme tous les autres qui ont été par la suite liés à lui. À partir du moment où je ne sais pas après quoi le héros court, où je ne comprends rien à ses motivations, je ne peux pas suivre le fil du récit, et je prends mes distances (le risque de la distanciation, c’est toujours quand le lien qui se tisse entre l’œuvre et le spectateur craque). Ils parleraient chinois que ce serait pareil : or dans la plupart des films du « cinéma de situations », tu comprends les grandes lignes sans avoir besoin de sous-titres.

Rien à voir non plus avec le côté ninja du film comme j’avais pu le craindre également à un moment. D’autant plus que les ninjas, c’est un sujet qui reste cosmétique dans le film. C’est surtout un film d’espions, de trahisons et de vagues amourettes contrariées par les tendances féminicidaires du méchant de l’ombre. D’ailleurs, sur ce dernier point, on remarque le manque de constance et de vraisemblance (renforçant à nouveau l’effet de distanciation ; là, on n’est plus dans l’évocation) : pour croire en un amour, ça se joue aussi sur un minimum de durée et de péripéties. Ici, le héros s’intéresse à l’une, elle crève, une autre le recueille quand il a bobo, et hop, viens avec moi mémère, on va se marier… Le souci vient donc peut-être tout simplement aussi du type de scénario proposé : le scénariste qui adapte le roman n’a pas fait grand-chose de bien notable, son travail sur le film ne me semble pas avoir été à la hauteur pour offrir au spectateur une lecture facile de l’adaptation demandée. D’ailleurs, ce serait intéressant de savoir si le film a eu du succès. Le public japonais est sans doute moins stupide que moi et est plus familier avec les clans, histoires et noms domestiques, mais le côté « cinéma de l’évocation », je peux parier que, chaque fois, ça manque le coche pour séduire le public.

Pour donner une idée, le summum de ce cinéma de l’évocation, c’est Shura (Pandémonium) de Matsumoto et les films de Yoshida très verbeux comme Eros + Massacre. Le meilleur film de Shinoda, pour moi, il est quasi muet, Le Samouraï nippon : Fleur pâle. On y parle peu, on se regarde en chiens de faïence, on se toise, on joue à un jeu auquel on ne comprend rien aux règles, mais on s’en moque : la situation et le sujet sont ailleurs. On pourrait même parler « d’espace vide situationnel ». Je relisais hier un commentaire dans lequel je répondais sur Le Plongeon et où… j’évoquais (moi, j’ai le droit) le principe « d’espace vide » chez Peter Brook. Le vide permet de créer un espace interprétatif qui n’appartient qu’au spectateur. Rattaché au récit de cinéma, on peut imaginer un même principe : dans certaines séquences, tu n’as pas besoin de parler pour expliquer ce qu’il se passe. Soit tu comprends instantanément la situation parce que rien qu’avec les postures des personnages et leur jeu facial, tu perçois les rapports de force qui existent entre eux, soit tout reste assez mystérieux, tu ne comprends pas tout, mais ça fait naître une sorte de mystère, d’incertitude, de pesanteur.

La bille à damier vient à la rencontre de la bille blanche

Pour les postures, au-delà du fait qu’on apprend précisément aux acteurs de jouer « au présent » comme on dit, donc de jouer la situation présente (étant entendu que dans une scène bien écrite, il y a une situation de départ, et que tout le principe est de la faire évoluer vers une situation de fin avant un cut et d’enchaîner sur une nouvelle séquence), j’ai parfois expliqué la simplicité de cette notion de « posture » à travers les différentes possibilités offertes d’expression entre deux simples billes évoluant dans un même espace. À travers des mouvements simples d’évitement, d’attraction, de contournement, tu peux jouer des situations compréhensibles par tous : une bille tourne autour de l’autre, elles se bousculent, l’une repousse l’autre, etc. C’est la base de la mise en scène : tu places les acteurs en fonction de ça (quand c’est bien fait et que le metteur en scène comprend la situation… et qu’il ne fait pas confiance qu’aux acteurs ou aux dialogues). Les enfants d’ailleurs ne font pas autre chose quand ils jouent avec des poupées ou des voitures : ils les mettent souvent en situation pour les faire interagir. Et raconter une histoire, au cinéma ou ailleurs, c’est un peu une grande salle de jeu où les adultes viennent se divertir… Quand un cinéaste adopte des techniques qui visent à casser l’identification (souvent volontairement, car oui, la distanciation est souvent recherchée — à quelle fin, c’est au spectateur de l’interpréter…), quand le scénario met volontairement ou non l’accent sur des personnages ou des événements évoqués plus que sur une situation présente qui se joue devant nos yeux, il m’arrive d’être un peu perdu.

C’est le cas ici. Je ne peux qu’être époustouflé par la qualité formelle des images, reconnaître dans le cadre tous les éléments habituels qui font d’habitude que je suis un film passionnément ; mais voilà, sans possibilités de suivre une trame (ce qui reste la base d’une histoire tout de même), impossible pour moi d’adhérer plus que ça à ce qu’on me propose. Mais comme tout est souvent histoire de dosage au cinéma, il faut encore noter que cette distanciation, ces « évocations » prenant le pas sur les « situations », ne suffisent pas complètement à me faire sortir du film. À une échelle encore supérieure dans l’évocation et la distanciation, on trouve certains films de Yoshida, et encore en dessous, bien d’autres cinéastes amoureux des approches floues, distantes, surréalistes, voire symboliques.

La revoyure a au moins cette qualité : permettre d’y voir plus clair dans ses appréciations et théoriser au moyen de syntagmes un peu fabriqués peut-être des approches, cette fois de spectateurs, qui restent, j’en suis persuadé, toujours extrêmement personnelles.


La Guerre des espions, Masahiro Shinoda 1965 Ibun Sarutobi Sasuke | Shochiku



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La Forêt des pendus, Liviu Ciulei (1965)

Sur le front. Et la joue.

Note : 4 sur 5.

La Forêt des pendus

Titre original : Padurea spânzuratilor

Année : 1965

Réalisation : Liviu Ciulei

Avec : Victor Rebengiuc, Liviu Ciulei, Stefan Ciubotarasu

J’avoue ne pas comprendre tout des enjeux et des références politiques de ce faux film de guerre plus psychologique qu’autre chose. Comment un aristocrate roumain peut-il se retrouver officier dans l’armée impériale austro-hongroise et ainsi lutter contre son peuple ? Mystère. Pas besoin de saisir les subtilités propres à une époque et à une histoire spécifique à partir de l’instant. Ses états d’âme, ses velléités de désertions, cette manière de multiplier les petits airs contrits et impuissants qui le feraient plus passer pour un objecteur de conscience qu’un véritable officier, tout cela est fort cinématographique. On saisit l’essentiel, le dilemme psychologique : le bonhomme est ailleurs, et y a sa conscience qui voudrait se faire la belle. Et quand il la voit, sa belle, la vraie, sa blonde, on comprend plus aisément qu’il ait des envies d’ailleurs…

Ce qui impressionne le plus peut-être, c’est la forme. Conforme à ce qui se produisait dans les pays de l’Est au début des années 60 : du lyrisme retenu, c’est la caméra qui bouge, les cuts sont nombreux, parfois répétitifs, c’est du beau noir et blanc avec de la boue qui tache et des rayons de soleil qui éblouissent.

La direction d’acteurs au poil (le metteur en scène tient un des rôles principaux) réclame une tonalité poétique, presque évanescente, absente même, ailleurs, qui est sans doute renforcée par la postsynchronisation. Un parti pris jamais gagné d’avance ; encore faut-il que tout le monde soit au diapason. Cette volonté d’écraser la réalité derrière des sonorités finalement assez plates et unidimensionnelles (celles du studio) me semble toutefois évidente. Les films soviétiques de l’époque n’y sont pas étrangers, on connaît ça dans L’Enfance d’Ivan notamment.

Le film contient de rares moments purement poétiques, mais l’ambiance générale flirte bel et bien avec cet irréalisme poétique, ce détachement froid, qui lui apporte une unité et une tonalité forte. Une forme de distanciation en somme. Et qui ne peut qu’attirer favorablement mon intérêt (ça va finir par se voir que le rapport distanciation/identification me passionne). De sorte qu’on peut certes trouver le temps long parfois (le film s’étale sur plus de 2h30), mais tant que le film parvient à garder un peu de cette atmosphère poétique en dehors du réel, on ne rêve pas encore de nous retrouver sur un autre front.

Reconnaissons au film toutefois quelques manquements : trois fois rien, quelques coups de génie qui le feraient passer dans une autre dimension. Un héros qui subit moins et qui s’apitoie moins sur son sort : les conflits intérieurs, pour le coup, même si c’est cinématographique, sur plus de deux heures, ça tourne inévitablement en rond, et les péripéties annexes ne sont pas toutes du même calibre et peinent à servir de respiration au récit (le rapport avec son ami et confident, officier tchèque, est peut-être développé au détriment des autres).

La dimension manquante, c’est peut-être d’ailleurs paradoxalement l’aspect visuel du film. Liviu Ciulei met parfaitement en scène, il illustre les choses en les dévoilant à notre regard sans jouer avec notre appétit, notre mémoire ou notre incompréhension. Si l’on tend vers des séquences lyriques et poétiques, on peut difficilement faire l’économie d’un lyrisme passant par les images et par une certaine pesanteur censée nous suggérer une autre réalité au-delà de ce qu’elle nous offre, sinon ce ne sont que des cartes postales, des images sans profondeur et sans charme. Les échanges oraux, le velours des voix qui caresse l’oreille, les mouvements de caméra pour structurer les échanges et donner du souffle aux situations ou aux mots, la jolie pellicule, c’est parfait ; mais un poème long de 2h30, on tourne les pages, et l’on cherche les illustrations qui tout à coup nous font sortir du cadre, la petite musique qui ébranle nos habitudes et nos attentes au point de nous rendre ivres de bonheur devant un film qui nous dépasse. Pour cela, on ne peut pas se contenter de reconstituer une époque, un décor, une allure… Sortir du cadre, ça veut dire sortir du carcan des relations interhumaines exposées à l’intérieur du plan. Cela veut dire jouer sur le regard d’un personnage attentif à un élément hors de notre champ de vision, hors du temps présent, pour porter à voir ce qu’il y a au-delà des images, des mots, des situations, au-delà de l’urgence du temps, puis pour évoquer, révéler cet élément étranger ou invisible à travers le montage ou le laisser imaginé seulement par le spectateur. Ce sont ces petites notes en plus de mystère, de souffle, d’étrangeté, d’incertitude, de flou, de pesanteur, qui font basculer les très bons films dans la dimension des chefs-d’œuvre.


 

La Forêt des pendus, Liviu Ciulei 1965 Padurea spânzuratilor | Romania Film, Studioul Cinematografic Bucuresti


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Les Complexés, Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico (1965)

La peste soit de l’audacie et des audacieux

Note : 4 sur 5.

Les Complexés

Titre original : I complessi

Année : 1965

Réalisation : Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico

Avec : Nino Manfredi, Ilaria Occhini, Riccardo Garrone, Alberto Sordi, Claudie Lange, Ugo Tognazzi

Le premier volet réalisé par Dino Risi est de loin le meilleur. Une comédie grinçante et tendre à rapprocher d’Une vie difficile où un grand timide tente de dire à la femme qu’il aime ce qu’il éprouve pour elle. Sans doute le rôle le plus accompli vu jusqu’à présent de Nino Manfredi (dans un emploi similaire, il n’était pas vraiment à son avantage dans un autre Risi, Il gaucho, vu récemment).

Aucune pitrerie ici. On rit surtout des maladresses et beaucoup de la lâcheté édifiante (et touchante jusqu’à un certain point) de son personnage. Comme toujours dans ces comédies de l’attachement et de la misère sentimentale, le choix de l’actrice importe plus que le reste. Celui d’Ilaria Occhini se révèle ainsi judicieux. Si l’on peut difficilement croire en leur amour (au moins, il y a intérêt mutuel), si le trait est un peu forcé en exagérant les défauts de l’un pour accentuer les atours de l’autre, c’est bien parce qu’il faut que le spectateur puisse être virtuellement capable de tomber amoureux en une seconde de cette femme et pester contre cet idiot qui ne s’y prend pas comme il faut (nous, nous saurions y faire, et nous saurions d’autant plus y faire qu’il se prend mal avant nous, et qu’un spectateur, masculin, prend toujours ses désirs, même de spectateur, pour la réalité).

Risi ne tombe pas dans le grotesque. Et Ugo Tognazzi a le bon goût de ne pas remplir ce rôle de mariolle excessif (Tognazzi, spécialiste des écarts de mauvais goût au cinéma, apparaît dans la partie, forcément moins réussie, réalisée par Franco Rossi). Manfredi, tout en discrétion, correspond parfaitement au rôle et joue habilement des lunettes (au contraire de son comparse du second volet). Un Alberto Sordi, tout en subtilité, aurait tout aussi bien pu faire l’affaire. L’acteur d’Il boom ou du Veuf l’est beaucoup moins (subtile) dans le dernier sketch, mais l’épisode reste savoureux. Il le doit pour une bonne part à son génie loufoque (comme à son habitude, il est le roi dès qu’il faut proposer, même deux secondes, un regard mort et idiot, de quoi apporter à sa performance d’équilibriste comique, ici, une savante nuance, car son personnage n’a rien de mort ou d’idiot, c’est le moins que l’on puisse dire).

La réussite de cette histoire d’une journée (je reviens au premier sketch), c’est donc de nous montrer assez rapidement que la demoiselle courtisée par le personnage de Nino Manfredi n’est pas insensible au charme timide de son collègue de travail… L’astuce est là, comme souvent dans le cinéma italien, les femmes belles et bien éduquées (représentations de l’idéal féminin du nord de l’Italie, rien à voir avec la grâce plus rebondie des femmes du Sud qu’incarnent Sophia Loren ou Gina Lollobrigida) peuvent s’enticher de ces hommes sérieux, besogneux, un peu sévères et loin du stéréotype du bellâtre ou du macho domestique. Une sorte de variante du mythe de la Girl next door.

L’intérêt réel qu’elle porte pour son collègue ne fait aucun doute pour le spectateur (beaucoup moins pour cet idiot de Nino), et l’on s’amuse donc d’un des plus vieux procédés comiques connus de la péninsule : le quiproquo. On sait, ils ne savent pas. Ugo Tognazzi dirait qu’ils se reniflent. Plus que d’être réellement comique, la situation fait sourire, comme on sourit de l’amour qu’éprouve Lea Massari dans Une vie difficile pour son imbécile de mari : l’indulgence de l’amour, préfigurant bientôt, ou déjà, le renoncement, la résignation, d’un amour contrarié et douloureux.

Ainsi, puisqu’ils s’aiment, le découvrent, et se le disent, tout devrait bien se passer. Seulement…, c’était sans compter sur le complexé Nino Manfredi quand il devra faire face à un collègue, amant lourd et possessif de sa belle, qui lui demande l’impossible : lui assurer que tout est définitivement fini entre elle et lui. Sans quoi, il continuera de la harceler de ses soupirs…

« Assurer », c’est bien le hic pour ce genre de personnages « complexés ». Jamais ils n’assurent. Ainsi, on ne sourit plus amusé, mais jaune, dépité. Car la chance, elle, sourit aux audacieux, aux ingrats et aux machos. Et plus encore, quand cette chance prend les traits d’une femme, elle sourira alors plus volontiers… à des hommes mariés (l’homme marié italien, archétype du goujat entrepreneur dans la comédie italienne). Le sketch sur la télévision avec Alberto Sordi montre que ce n’est pas limité aux histoires sentimentales d’ailleurs : aussi et surtout en affaire, il faut avoir les dents longues.


 

Les Complexés, Dino Risi, Franco Rossi, Luigi Filippo D’Amico 1965 I complessi | Documento Film


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Shakespeare Wallah et The Householder, James Ivory

Duet

Note : 4 sur 5.

Shakespeare-Wallah

Année : 1965

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Felicity Kendal, Geoffrey Kendal

TOP FILMS

Note : 4 sur 5.

The Householder

Année : 1963

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Leela Naidu, Durga Khote

— TOP FILMS 

Ces deux premiers films de James Ivory me laissent sans voix. Je ne m’attendais pas à ça. De Ivory, je ne connaissais que le cinéma très à la mode dans les années 80 et les années 90 (peut-être un peu oublié aujourd’hui). Pourtant, il a commencé par deux films étranges tournés au Bengale avec une équipe qui lui restera longtemps fidèle (et qui sera donc responsable en partie des films plus connus de son âge d’or).

The Householder est clairement un film tourné à la Satyajit Ray, mais c’est fait avec quasiment le même génie. C’est terriblement conservateur, la morale du film pouvant être « tout finit toujours par s’arranger dans un mariage arrangé », mais voilà, c’est beau, et ça, aucune idéologie ne peut y résister.

Shakespeare Wallah s’ancre peut-être plus dans ce qui deviendra la marque des films futurs de James Ivory : une jeune actrice anglaise officiant avec ses parents acteurs depuis toujours en Inde qui s’éprend d’un Don Juan local (joué par le même acteur que dans le film précédent).

Comme pour le film précité, c’est dans les détails de la mise en scène que Ivory se montre particulièrement doué. Ce n’est pas seulement dans la construction des plans, mais dans la gestion des temps forts. On devine un excellent directeur d’acteurs. Avec pour paradoxe, un phénomène que j’ai rarement rencontré, mais qui peut arriver avec des acteurs faits essentiellement pour la scène : chez certains acteurs, si tout le jeu facial, émotionnel ou de corps est savamment étudié et signifiant (chaque geste semble être pensé pour caractériser son personnage), la diction n’est pas toujours très juste. L’ironie par exemple, c’est que l’actrice jouant une célébrité de Boolywood, jouant par conséquent des scènes ridicules dans ses propres films, joue admirablement bien les séquences “naturelles”. Et cela, alors même que son rôle est à la fois ingrat et difficile à jouer (rôle de femme jalouse, vulgaire et possessive). Celle qui lui fait face, la jeune Felicity Kendal, me paraît beaucoup moins juste dans ses intonations, mais est toujours parfaite dans ses expressions… Le sujet semble d’ailleurs inspiré par ses acteurs, vu que les trois acteurs “européens” de la troupe sont parents dans la vie. Les histoires les plus curieuses prennent parfois leur origine dans la réalité…

Merveilleux.


Shakespeare-Wallah, James Ivory (1965) | Merchant Ivory Productions Cohen Media Group

 

The Householder, James Ivory (1963) | Merchant Ivory Productions


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Le Mystère Koumiko, Chris Marker (1965)

Le Mystère Koumiko

Le Mystère Koumiko Année : 1965

7/10 IMDb

Réalisation :

Chris Marker

Avec :

Koumiko Muraoka

Faire un film avec rien. Faire un film et en faire un autre. Faire un film d’une rencontre. Journal de Marker : « 1964, c’était Koumiko. »

Simple dans son sujet, voire absence de sujet puisque Marker écrit son film suivant le principe du journal. Beaucoup de ses films sont montés — plus que réalisés — comme des tranches de journal intime ou comme des ébauches d’essais filmés (ébauches parce qu’il est sans doute trop humble et moins prétentieux que d’autres et s’amuse souvent à nous perdre entre son désir d’être didactique et un autre d’être ludique et ironique). Pourtant dans sa conception, au niveau du montage, c’est comme toujours très sophistiqué.

Ce qui est fabuleux souvent chez Marker, et en particulier ici, c’est la langue. Comme toujours des commentaires comme on en voit nulle part, ceux d’un véritable écrivain, qu’il mêle ici à ceux de Koumiko. Il faut avoir un nez assez fabuleux pour non repérer un visage comme le sien au milieu de milliers d’autres, mais surtout une langue et une intelligence singulières qui se démarquent au milieu d’une telle foule (Marker semblait être parti au Japon tourner tout autre chose — à nouveau les JO semble-t-il — et le film serait né de cette rencontre improbable).

Le Mystère Koumiko, Chris Marker |  A.P.E.C., Joudioux,, ORTF


Karla, Hermann Zschoche (1965)

La leçon

Note : 4.5 sur 5.

Karla

Année : 1965

Réalisation : Hermann Zschoche

Avec : Jutta Hoffmann, Klaus-Peter Pleßow, Hans Hardt-Hardtloff

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Leçon d’intégrité et de lutte contre les apparences.

Une jeune prof idéaliste est-allemande qui doit d’abord se coltiner les interrogations légitimes de ses élèves, se conformer à l’idéologie en rigueur dans l’école et qui décide après six mois de cours, après les lauriers gagnés grâce à ses petites compromissions avec le système, par péter un câble, celui de la docilité, de la lâcheté. C’est déjà formidable de proposer ça à l’époque (le film sera interdit), mais en plus le film évite tous les écueils liés aux stéréotypes des personnages enfermés dans leur fonction, ou de leur utilité narrative : chacun fait des erreurs et cherche à agir en fonction de convictions parfois de circonstance. Faut à la fois préserver les apparences, agir selon les règles et l’autorité (celle qu’impose la tyrannie à ceux qui s’y soumettent de gré ou de force, mais le plus souvent sans avoir à faire quoi que ce soit, la peur, la conformité, comme seule autorité, plus finalement que l’idéologie), et parfois un peu, ne pas céder.

C’est beau autant de précautions pour reproduire la complexité de la vie, en particulier dans un milieu éducatif… totalitaire. Entre la compromission totale et l’insoumission suicidaire, il y a une fine ligne qui ne cesse de bouger et que certains s’appliquent parfois à suivre avec le risque de tomber dans le vide. Alors quand un tel film parvient à rester debout malgré tout, à avancer, à questionner, à se refuser en permanence de tomber dans les facilités ou les réponses attendues, on dit bravo, et merci.

Le rôle du philosophe dans l’histoire, et ce n’est pas une blague, il est tenu par un inspecteur venu de Berlin qu’on imaginerait plus rigide sur les principes, plus endoctriné, et qui donne raison à Karla l’insubordonnée : « Il faut discuter des réalités pour les changer » (suivi d’un aphorisme incompréhensible : « Le prix du courage baisse, celui de la raison augmente »). (Un dirigeant intelligent, et poète — donc individualiste —, ça n’a pas dû plaire à la censure.)


Karla, Hermann Zschoche 1965 | Deutsche Film (DEFA)


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La Porte d’Ilitch / J’ai vingt ans, Marlen Khoutsiev (1962-1965-1988)

Les cosmonautes cinéphiles

La Porte d’Ilitch / J’ai vingt ans

Note : 4 sur 5.

Titre original : Zastava Ilitcha / Mne dvadtsat let

Année : 1962-65-88

Réalisation : Marlen Khoutsiev

Avec : Valentin Popov, Stanislav Lyubshin, Nikolay Gubenko

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Notes de découpes

Version Porte d’Ilytch

Tarkovski joue les acteurs de second plan, en fait des tonnes et est incapable d’oublier la caméra, comme tout mauvais acteur. 32 ans, il en fait déjà le double et joue un type de 20. Normal. Il est d’ailleurs de tous les faux raccords dans sa séquence, à croire que c’est une private joke. Une scène typique d’ailleurs de ces fêtes qu’on rencontre dans tous le cinéma des années 60, d’Antonioni à Fellini ou dans le cinéma de l’est… L’errance existentialiste de la jeunesse des trente glorieuses… Plus amusant encore, la scène qui suit pompant allègrement (ou hommage du coup) l’esthétique de L’Enfance d’Ivan : caméra et lenteur flottante, sonorités sourdes et répétitives, le tout dans les tranchées, et une rencontre hallucinée avec le papa disparu. « Tu peux pas me donner des conseils, popa ?… » « Tu as quel âge ? » « 23. » J’en ai 20, quel conseil voudrais-tu que je te donne ?… » (Une fin toute autre donc dans la version remontée — et retournée en partie — pour sa version autorisée — et primée — d’origine « J’ai vingt ans ».)

J'ai vingt ans La Porte d'Ilytch 1965 Marlen Khoutsiev Kinostudiya imeni M. Gorkogo, Pervoe Tvorcheskoe Obedinenie 8

Manspreading forcé du cabot Tarkovski dans J’ai vingt ans / La Porte d’Ilytch, 1965 Marlen Khoutsiev | Kinostudiya imeni M. Gorkogo, Pervoe Tvorcheskoe Obedinenie

Version J’ai vingt ans

Encore meilleur à la deuxième vision malgré des coupes impardonnables. Si le congrès des poètes (inexplicablement longue dans la version remontée vingt-cinq ans après par le réalisateur) gagne énormément à être raccourcie, autour de cinq minutes, avec pas un plan sur les récitants, on perd le passage magnifique des bougies lors d’une soirée avec ses « Tu m’aimes ? — Et toi ? — Tu m’aimes ? — Et toi ? », c’était un des meilleurs passages de la Porte d’Ilich. On perd aussi quelques plans pourtant essentiels et que Khoutsiev a bien fait de rajouter : à la fin sur les passages piétons quand les trois se retrouvent sans se voir, on ne sait pas s’ils se voient, vont se retrouver, ça jouait sur l’incertitude, l’incompréhension…, ça aussi, c’était une séquence magnifique qui perd beaucoup et qui pourtant n’était pas si long ou bien subversif. La scène du père a été en partie retournée à la demande de Khrouchtchev avec un nouvel acteur, l’autre étant parti pour son service militaire… et son finale imaginé par Khoutsiev était pourtant bien meilleure, là encore parce qu’elle laissait planer le doute. La transformation risible aussi du « Tu seras quoi dans dix ans ? — Cosmonaute » en “cinéphile”…

Mais superbe film, quelle que soit sa version. Encore meilleur au second visionnage, comme beaucoup de chefs-d’œuvre, c’est rempli de détails qu’on ne peut voir ou comprendre la première fois. Ici par exemple, lors d’une première fête improvisée, la petite blonde que Sergeï rencontrera plus tard en passant une nuit avec, apparaît en figuration et lui jette un regard très intéressé… Sans connaître la suite, on ne peut pas remarquer ce détail. Et il faut tout de même oser aller foutre ça en sachant qu’aucun spectateur ne sera capable de s’en rendre compte au premier visionnage…

Une séquence sur deux est à classer dans une anthologie. L’utilisation de la musique, souvent diégétique, est remarquable, en particulier lors de la scène avec le père d’Anya, rythmée par le son de la télévision qui semble changer de chaîne en fonction des humeurs de Sergeï…


Quelques images :


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