Le Ciel partagé, Konrad Wolf (1964)

Coming (out) of age film

Note : 3 sur 5.

Le Ciel partagé

Titre original : Der geteilte Himmel

Année : 1964

Réalisation : Konrad Wolf

Avec : Renate Blume, Eberhard Esche, Hans Hardt-Hardtloff

Le ciel se compose donc de deux entités distinctes et irréconciliables : le fond et la forme. La forme me séduit assez : la photographie et le montage rappellent ce qui pouvait se produire à la même époque au Japon (Masumura vient assez rapidement à l’esprit, mais allez savoir pourquoi le film m’a surtout fait penser à Je n’oublie pas cette nuit, de Kôzaburô Yoshimura). Chaque plan est en recherche d’un aspect esthétique fort ; le montage propose constamment des effets pas trop tape-à-l’œil ; la narration imbrique divers procédés bons en bouche pour marquer l’héritage romanesque du film. Pour ce qui est du fond, en revanche…

Certes, le cinéma devrait toujours présenter à l’écran des histoires de femmes de vingt ans. Quoi d’autre ? Reste qu’il faudrait que ces jeunes femmes soient autre chose que de gentilles petites filles dociles et inactives.

Arrivés à un certain niveau formel (dramaturgique, esthétique, narratif), les films nous séduisent sans doute plus à travers les sujets qu’ils abordent. Les films de jeunes femmes de vingt ans m’attirent plus que d’autres pour deux raisons. D’abord, en tant qu’hétérosexuel strict, je pourrais regarder des femmes de vingt ans pendant des heures. Dans la vraie vie, on se garde bien de les dévisager (enfin, pas toujours : pas plus tard qu’il y a dix jours, je dévisage l’une d’entre elles en revenant au bercail après une séance de cinéma, je m’attarde sur son joli visage à un feu rouge ; la demoiselle doit sentir mon regard pervers posé sur elle alors qu’elle papotait avec une amie, et ses yeux inquisiteurs viennent longuement se fixer sur les miens : « Il ne faut pas faire ça, monsieur, vous faites peur aux personnages de cinéma » ; après ça, ne vous étonnez pas qu’elles refusent d’apparaître à l’écran et que les cinéastes préfèrent raconter les soucis bourgeois de leurs potes). Au cinéma, m’émerveiller de l’expression des jeunes femmes découvrant le monde, je ne vais pas m’en gêner. Le cinéma pourrait uniquement porter sur des sujets de jeunes femmes de vingt ans (à l’usine, aux études, aux fourneaux, dans les champs, en manifestations, peu importe), que je m’en contenterais sans mal. Ensuite, chaque spectateur possède probablement un genre attribuable en fonction de son caractère secret. J’aime les femmes, mais j’ai aussi le côté fleur-bleu d’une autre époque.

En revanche (et voilà le hic), à l’écran, j’ai en horreur les petites filles à papa, les filles dociles et spectatrices des initiatives des autres. Une réplique du film résume à elle seule ma détestation pour ces femmes au cinéma : « Il y a un an, je l’aurais suivi n’importe où. » Vous êtes une femme, vous êtes propulsée au centre d’une histoire (écrite par une femme) et ce qui illustre le mieux votre sentiment nostalgique en regardant en arrière, c’est votre rapport à l’homme que vous avez quitté. On aura connu des femmes plus indépendantes.

Voilà le caractère de Rita. Un personnage typique du bloc de l’Est. Au premier abord, éduquée, émancipée, la jeune femme s’intègre en réalité parfaitement au modèle de la famille traditionnelle et patriarcale. Étonnement, les films proposés par la Nouvelle Vague paraissent peut-être moins féministes parce qu’ils sont surtout réalisés par des hommes (et des goujats), mais il transparaît de ce monde bien plus d’émancipation et d’indépendance que dans des sociétés de l’Est dans lesquelles les femmes restent des bonnes petites bourgeoises assujetties à leur mari… Camarades, il ne suffit pas de montrer des ingénieurs femmes, des ouvrières, des cheffes… si, dans le cadre familial et sentimental, elles redeviennent de petites filles dociles suspendues aux décisions des hommes, ça travestit un peu l’idée d’une émancipation des femmes ! Réveille-toi, camarade ! (La mère du personnage masculin illustre d’ailleurs le même asservissement au mâle de la maison : le père, ancien nazi, tape sur la table, que dit la mère à son fils ? D’être gentil avec lui. Commentaire en bas de la vidéo YouTube d’Étienne de La Boétie : « Je vous l’avais bien dit ! » Cela pourrait être anecdotique si le personnage féminin réagissait face à l’expression de l’ordre bourgeois et patriarcal. Mais elle ne fait rien, comme toujours, résignée, apathique, indifférente.)

Eh oui, ces personnages récurrents dans le cinéma de l’Est (j’avais apprécié Karla en revanche, allez savoir pourquoi ; peut-être parce qu’elle y montrait une force émancipatrice plus affirmée) insupportent. Paradoxalement, devant la caméra d’un autre homme à femmes (et goujat notoire) comme Bergman, ses personnages féminins ne présentent jamais la même docilité. Eux sont perpétuellement en révolte, en souffrance et en lutte contre leurs pairs, les hommes. Elles refusent l’ordre établi et sont assez souvent, comme c’était probablement déjà le cas dans la société suédoise (en tout cas plus que partout ailleurs), les égales des hommes.

Chacun pourra donc confirmer, à tous les âges de la vie, que son cœur a toujours vingt ans. Les spectateurs suivent la même logique : les vieux pervers qui lâchent en coin des regards aux jeunes filles dans la rue (et tous les autres) ont toujours leur cœur de vingt ans. Mais leur genre ne correspond ensuite pas forcément à leur genre naturel (leur sensibilité peut parfois aussi porter sur des sujets ou des mondes qui leur sont exotiques). Je dois donc posséder l’âme d’une lesbienne attirée spécifiquement par les personnages féminins (de vingt ans) : étant moi-même un peu docile et fragile, à peine émancipée, je m’identifie toujours mieux aux personnages féminins volontaires, voire rebelles…, à l’opposé donc de ce que je suis (parce que je suis une spectatrice obéissante, une suiveuse, qui aurait pu « suivre mon personnage féminin préféré jusqu’au bout du monde »). Rita me ressemble. Elle est belle (forcément), elle a vingt ans (oui, c’est moi), et elle suit son homme (lesbienne, je suis ma femme). C’est pour ça qu’elle m’indiffère. Elle me ressemble trop. Qui voudrait flirter avec soi-même au cinéma ? On ne s’identifie qu’avec le personnage que l’on aurait espéré être, pas avec celui que l’on est déjà. « Mademoiselle, vous êtes une suiveuse. » « Oui, bon, ça va… Être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile… »

Voilà, sachez-le. Chacun possède un genre au cinéma et il peut différer de celui que vous avez dans la tête ou sous la ceinture. (Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué.) Et que tout le monde se rassure : mon psychologue va bien. Mais j’insiste : ne vous étonnez pas si dans quelques semaines vous voyez poper un nouvel article sur ce blog. « Vous aussi découvrez votre vrai moi de spectateur/spectatrice : faites le test ! Mâle ou femelle ? ».

Bref, la vie de Rita est si peu trépidante que l’on se perd à s’accrocher à quelques détails futiles du film qui illustrent au moins l’air du temps. Le cinéma devrait toujours proposer des histoires de femmes de vingt ans à l’écran… et l’on y évoque ici Brigitte Bardot : les cheminots se repassent une de ses photos. B.B a beau être éternelle et encore de ce monde, on ne la remerciera jamais assez de fermer sa gueule depuis qu’elle a passé l’âge de clouer la nôtre. En voilà une autre femme docile. En dehors du Mépris (dans lequel elle est parfaitement soumise), j’aurais plutôt tendance à penser qu’elle appartient au cinéma de papa dans lesquelles les femmes doivent rester des petites créatures capables de satisfaire à la volonté des hommes (et oui, dans le Vadim, elle n’apporte rien de particulièrement révolutionnaire). Ce n’est donc pas si étonnant que l’on s’y échangeait ses photos dans le bloc de l’Est tant leurs films, parfois, tout en mettant volontiers des rôles féminins à l’écran, reproduisaient les schémas patriarcaux de « filles à papa ». La révolution du bout du rouge à lèvres. Les faux cils et les marteaux. Les femmes peuvent participer à la révolution si cela permet aux usines ou aux ateliers d’augmenter la cadence. À la maison, c’est toujours papa qui commande. Le monde serait une table de poker, ces femmes se contenteraient de dire « je suis ».

Je pense docilement, donc je suis.

Autre détail futile, mais pas moins évocateur d’une époque : les Soviétiques qui envoient le premier homme dans l’espace (Laïka est invisibilisée, forcément). L’information jaillit d’un coup, comme ça, au milieu d’un champ lors d’un test de locomotive. Et ce décalage fugace, presque impressionniste dans un film qui ne nous impressionne guère plus beaucoup au stade où il est lancé, entre cette information et ce qui apparaît à l’écran fait voir soudain cet événement historique sous un nouvel angle. Elle nous apparaît non plus à l’aune d’une compétitivité entre l’Est et l’Ouest, mais à la lumière du bond technologique qu’avait connu l’Union soviétique en moins de vingt ans. (Même les bonds, pour me faire de l’œil, doivent avoir vingt ans.) La Corée du Sud (et à un degré moindre la Chine) connaîtra la même explosion ingénierique : les deux pays sont passés en moins d’une génération à des sociétés paysannes (tracteurs à vapeur, famines récurrentes) à des leaders technologiques mondiaux… En 1941, tu disposes de trois tracteurs quatre étoiles et de deux locomotives au point que les États-Unis te viennent en aide pour botter le cul du Reich, et en 1960, tu lances la conquête spatiale. Au scrabble de l’histoire, le kolkhoze gagne la première manche…

Seul éclair salvateur dans ce Ciel partagé : les mots que répète Manfred à sa muse en guise de leitmotiv amoureux. Sa « nymphe brune », il l’honore deux ou trois fois avec la nostalgie d’un homme qui a déjà perdu celle qu’il aime et qui revient revisiter son amour d’autrefois depuis le futur pour lui rappeler combien elle lui manque. Aucun homme ne parle ainsi, sinon en rêve ou dans les romans à l’eau de rose, à la femme qu’il aime. Et mon petit cœur féminin doit aimer ça, les hommes qui savent parler aux femmes comme dans les livres. Aucun personnage, moi, ne m’a jamais parlé ainsi. Oh ! non, ce n’est pas ça, je suis une mouette.

Allez, rideau de fer, je suis toute nue.


Le Ciel partagé, Konrad Wolf (1964) Der geteilte Himmel | DEFA-Studio für Spielfilme



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Yella et Phoenix, Christian Petzold (2007/2014)

Note : 2.5 sur 5.

Yella

Année : 2007

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Devid Striesow, Hinnerk Schönemann

Note : 2 sur 5.

Phoenix

Année : 2014

Réalisation : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf

Je découvre ce réalisateur. Qualité allemande, on dira… Je reconnais cependant à son cinéma une qualité, certes essentielle, mais qui ne garantit pas de céder à diverses facilités : sa capacité à créer une certaine tension retenue dans l’ensemble des scènes de ses films. Les dialogues sont souvent insipides, réalistes et, à la fois par instinct et par désir de se mettre en évide, les acteurs s’efforceront toujours de jouer dans un style naturaliste (pas forcément celui qui passe le mieux à l’écran, à savoir un naturalisme minimaliste, mais plutôt un naturel parasité par des élans inutiles, des attitudes exagérément « vraies », des intonations familières, etc.). Petzold se débrouille donc pas mal dans ce registre parfois difficile pour qui n’a jamais travaillé avec un acteur. Ce registre consiste donc à montrer les personnages toujours comme s’ils retenaient quelque chose, comme s’ils agissaient toujours avec prudence, méfiance, ou comme s’ils cherchaient à masquer leurs sentiments et leurs pensées. Ça peut aussi tourner à l’artificialité, créer une intensité uniquement factice et un minimalisme plus proche de la préciosité que de la pertinence, tomber dans le « procédé » et le systématisme. Mais, il vaut mieux perdre en cohérence générale pour gagner en unité stylistique. C’est aussi plus facile à interpréter : les nuances sont réduites à néant et une large partie de l’interprétation est laissée au spectateur (variante de l’effet Koulechov : si vous demandez à un acteur de ne rien faire, de ne penser à rien, le public, à cause du poids et de l’influence de la situation ou de l’intrigue sur le moment présent, se chargera d’en traduire des effets dans l’interprétation des acteurs).

Et ça s’arrête à peu près là au rayon des points positifs. Si l’on reste dans la direction d’acteurs, ce n’est pas le tout de savoir leur demander quel style on veut adopter et de savoir tendre avec eux vers ce que l’on souhaite (et peut-être a-t-il demandé tout autre chose – c’est la beauté de la chose). Il faut aussi être pertinent dans sa manière d’aborder un personnage. Dans Yella, un autre souci se présentait : celui de la pauvreté de la distribution. Le ton était là, mais en dehors de l’actrice principale, les acteurs manquent de justesse. Dans Phoenix, en revanche, c’est la vision du personnage rescapé des camps qui interroge. L’actrice (qui est pourtant la même que Yella) joue trop dans l’émotion, dans la faiblesse, au point (puisqu’on ne simule pas la fatigue, notamment) de perdre la justesse dont elle faisait preuve avec un personnage plus proche d’elle dans Yella. Je vois déjà le public, les festivals ou les collègues-acteurs louer sa « performance ». Le premier parce qu’il est idiot ; les derniers parce qu’il n’y a rien de plus qui satisfait un acteur (après le naturalisme) que de voir des collègues se vautrer dans le sensationnalisme, les larmes, l’apitoiement, etc.

On sait que Nelly sort des camps, défigurée, forcément physiquement et moralement atteinte. L’enjeu est donc d’éviter, autant que possible, le ton sur ton. Cela me paraît d’ailleurs d’autant moins judicieux de se laisser aller sur ce point que l’on sait que pas mal de personnes qui échappent à la mort en ressortent avec une énergie et un désir de vivre dépassant les blessures physiques ou psychiques. Une chanteuse à succès (ce que semble être ce personnage) est déjà une rescapée : échapper à une pression de sélection, une artiste sait ce que c’est, c’est d’ailleurs pour ça que la plupart des stars ont cette présence, ce détachement si caractéristique. Ils n’ont évidemment pas échappé à la mort (même si certains d’entre eux vous expliqueront sans rire qu’ils mourraient s’ils faisaient autre chose que la comédie), mais ça relève malgré tout de la même impression, celle d’avoir échappé à un goulot d’étranglement à travers lequel d’autres ne sont pas passés. Mais même sans cette comparaison que certains ne manqueront pas de trouver disproportionnée ou déplacée, il y a deux choses : oui, un rescapé peut sortir de la déportation en pouvant à peine mettre en pied devant l’autre (mais encore une fois, vous ne pouvez pas montrer ça à l’écran, ça ne se simule pas, et si vous le faites, c’est de l’indécence ; depuis que le mélodrame n’est plus à la mode, on a cessé cette approche racoleuse), et surtout, présenter le personnage ainsi n’est pas souhaitable. Ce n’est pas l’empathie ou la compassion qui font avancer durablement une histoire : le public a besoin de personnages actifs, « résilients », dirait-on aujourd’hui. Ce que les faits rapportent, ce que les dialogues annoncent, il ne sert à rien de le « jouer » ou de le commenter. Une sonate, vous composez la mélodie d’une main, l’harmonie d’une autre, tout se mêle, mais jamais les deux mains ne jouent la même chose. Il s’agit de « composition ». L’acteur doit donc jouer… une portée propre, sa partition, non répéter en canon ce qui ressort des dialogues. Si l’acteur (dirigé) ne se soumet pas à cette logique : ton sur ton garanti. Un acteur ne répète ni ne reproduit : il interprète.

Voilà pourquoi l’actrice peine à convaincre alors que ses deux principaux partenaires se débrouillent mieux (surtout le mari qui, très nettement, « éclaire » son personnage et multiplie les efforts pour rendre sympathique un salaud – et il y arrive). Soit ces deux acteurs ont plus de talent qu’elle, soit Petzold réclame aux uns ce qu’il ne demande pas à l’autre…

Je dois dire ensuite que j’ai été passablement agacé par les deux histoires proposées. De ce que j’ai compris de Yella, le fleuve représente la démarcation à la fois physique et symbolique entre les deux Allemagnes. À partir de là, Petzold écrit un argument sous forme d’allégorie fantastique visant à opposer l’état de délabrement avancé du côté est et les dérives propres au libéralisme à l’Ouest (individualisme, prédation, escroquerie, etc.). Sur le papier, c’est un bon point de départ. Le problème, c’est d’une part que les personnages n’échappent pas au regard négatif que semble porter de manière un peu trop évidente leur auteur : si dans l’autre film, difficile d’échapper à l’empathie (forcée), ici, Petzold joue la carte opposée, celle de l’antipathie. Or, personne n’aime voir des personnages antipathiques. De l’autre, les situations, souvent répétitives (retour à l’hôtel, nouvelle entrevue), n’ont aucun charme ni intérêt (malgré les efforts de Petzold pour dramatiser tout ça, on est loin de Glengarry). Un écueil que le cinéma préfère souvent éviter : le cinéma d’entreprise. Qui a envie de voir au cinéma parler de fusion-acquisition, de rachat d’actifs, de comptabilité, de brevets ? Qui ? John Galt ?

Phoenix tombe dans un piège plus gênant encore (pour ne pas dire vulgaire) : le récit abracadabrantesque. De manière générale, les quiproquos ubuesques sont réservés à la comédie. Plus c’est gros, plus on en rit parce que l’on rit de notre incrédulité en voyant ce que nous l’on sait et que les personnages ignorent (et que certains feignent souvent d’ignorer pour se jouer d’un autre). Petzold demande au public de croire à la cohérence et à la possibilité d’une histoire dans laquelle une rescapée des camps n’est pas reconnue par son mari ? Désolé Christian, tu changes la tête de ton ex-femme, dont sa présence t’est probablement plus familière que celle de ta propre mère (ou de toi-même – parce que l’on n’a aucune idée de ce à quoi l’on ressemble et de ce que l’on dégage), tu lui fais perdre quelques kilos, tu reconnais malgré tout cette personne. Et souvent du premier regard (même si celui-ci est d’abord incrédule). On serait tous capables de reconnaître des élèves avec qui l’on a partagé le banc des écoles si l’on discutait avec eux sans savoir qui ils sont. Alors une conjointe… Et pardon, vu ce que cette femme a subi, elle devrait porter une perruque et des cicatrices parsèmeraient son visage. Les mains, le corps, les yeux, les oreilles, la voix ! La voix, bon sang, on reconnaîtrait une voix familière au milieu de dizaines d’autres… Qui peut croire à une situation aussi saugrenue ? Qui, Christian ? John Galt ? (Non, ce n’est pas ça. Je suis une mouette.)

[Un dernier point extérieur au film. Chaque fois qu’il en était question dans le film, ça me mettait mal à l’aise. L’amie de la rescapée tente de la convaincre de rejoindre… « la Palestine » : Haïfa, Tel-Aviv qui se construit. Comment a-t-on pu penser que souscrire à la vieille idée de la création d’un État pour les juifs… située EN Palestine pouvait être une bonne idée ? Réparer un génocide en décidant conjointement de provoquer un autre génocide (qui a ainsi commencé au moment même où les puissants ont créé une nation à partir de celle d’une autre que l’on avait étouffée). Une des idées des nazis était d’étendre leur espace vital disponible vers l’est. Israël est né de cette même faute originelle. Quelle triste répétition de l’histoire… La création du pays n’honore pas les millions de victimes juives, il honore leur bourreau et perpétue, sous sa dernière forme, le colonialisme des siècles passés (doublé d’un impérialisme, lui, toujours d’actualité). Et au passage, puisque c’est d’actualité : répondre à l’émotion d’un génocide (même si ce n’est pas présenté ainsi par le concerné) en reconnaissant l’État de Palestine (au plus fort du génocide en cours) pose les mêmes limites qu’une reconnaissance (et la création) d’un État d’Israël pour répondre à l’émotion d’un génocide. Même si ici, la reconnaissance serait purement symbolique et diplomatique, je ne crois pas beaucoup à la solution à deux États (cela ne réglerait ni les problèmes territoriaux ni les conflits opposant les deux populations voisines). L’unique porte de sortie serait un État commun pour tous les Israéliens et tous les Palestiniens sur le modèle multiconfessionnel… du Liban.]

Je passe sur le symbole déplacé du « phœnix »…, l’oiseau qui renaît de ses cendres. Quelle idée « fantastique » là encore, Christian.


Phoenix, Christian Petzold 2014 | Schramm Film Koerner & Weber, Bayerischer Rundfunk, Westdeutscher Rundfunk/Yella, Christian Petzold 2007 | Schramm Film Koerner & Weber, ZDF, ARTE



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Scènes de chasse en Bavière, Peter Fleischmann et Martin Sperr (1969)

Note : 2.5 sur 5.

Scènes de chasse en Bavière

Titre original : Jagdszenen aus Niederbayern

Année : 1969

Réalisation : Peter Fleischmann et Martin Sperr

Avec : Martin Sperr, Angela Winkler

Rien à redire sur l’écriture et la formidable mise en place. Tout devait déjà être parfaitement réglé dans la pièce de théâtre écrite et montée par l’acteur principal du film. Il se passe toujours quelque chose à l’écran, dans un rythme assez fou, puis, quand il faut, Sperr ou Fleischmann ont su ralentir parfois la cadence et baisser le ton.

Pas assez toutefois pour moi. Même si on y retrouve certains aspects des personnages sans limites des films d’Imamura que j’adore, l’attractivité est bien différente. Toute cette agitation m’épuise. Difficile d’éprouver la moindre empathie pour ces villageois. Cliché contre cliché, le film semble reproduire des stéréotypes à la limite de la pauvrophobie (paysans arriérés et dégénérés) alors même qu’ils s’amusent, de leur côté, des penchants supposés de l’un d’eux et pour lesquels il aurait fait de la prison. On a vu que la perpétuation de certains stéréotypes de classe ou spécifiques à des régions pouvait à l’occasion de certaines affaires porter préjudice à des personnes incriminées victimes de l’image qu’ils pouvaient avoir et de la manière malhabile de se défendre (en France, je pense à l’image que peuvent avoir les gens du Nord : ils ont subi un procès qui s’est révélé être un grand n’importe quoi et qui est devenu un exutoire fou ajoutant aux premières victimes, celles des préjugés des institutions qui les ont jugés).

C’est brutal, sans filtre, et ce n’est pas beau à voir. Du naturalisme maîtrisé, certes, mais épuisant. Le fait que l’acteur principal interprète la victime des clichés des villageois homophobes n’aide pas pour autant à sauver l’impression générale que laisse le film du début jusqu’à la fin. Du dégoût. Et une certaine incompréhension à ce qu’aurait pu vouloir dire Sperr dans ce jeu de massacre sordide, méchant et laid. Le plus troublant, peut-être, c’est bien que formellement ce n’est pas un mauvais film, ce qui le rend d’autant plus étrange ou monstrueux.


Scènes de chasse en Bavière, Peter Fleischmann et Martin Sperr (1969) Jagdszenen aus Niederbayern | Houwer-Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1969

Liens externes :


Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984)

Note : 2.5 sur 5.

Amerika, rapports de classe

Titre original : Klassenverhältnisse

Année : 1984

Réalisation : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

L’anti-cinéma par excellence. En même temps, c’est peut-être de ce que j’ai vu ce qui se rapproche le plus du cinéma de ces deux zigotos. Si les amateurs de ce genre de films veulent en voir d’autres, ils me filent une équipe technique, un roman à adapter que je retranscrirais dans ma province et dans mon garage, et je leur en ponds quatre ou cinq par an.

Je ne sais plus où j’ai lu que le montage du film était “savant”. OK. Mais ce n’est pas le tout de le dire, les gars, il faut le prouver. Moi, quand je fais l’analyse d’un montage, je ne m’évapore pas, j’explique, j’illustre, comme sur Fleur pâle ou sur le montage de Masumura. Non, le montage d’Amerika est scolaire. Pire que scolaire, même : c’est le type de montage statique qu’on réalise quand on improvise et qu’on ne veut pas s’embarrasser avec les raccords. Plan fixe, champs-contrechamps caducs, les critiques vont adorer parce que ça leur paraîtra étrange. Oui, moi aussi quand je lis mes dissertations de CM2, il y a comme un petit quelque chose d’étrange.

Le pire est comme d’habitude pourtant ailleurs chez les deux zigotos : le jeu des acteurs. Le type qui présentait le film s’émouvait de raconter que les cinéastes avaient laissé les acteurs trouver leur propre rythme. Mec, ça veut rien dire : je suis acteur, ce que l’on voit dans le film est typique du jeu d’acteurs non dirigés. Parce qu’il y a des cinéastes qui sont avec les acteurs comme d’autres avec les femmes : ça les fige, ils ne savent pas comment il faut s’y prendre. Alors ils laissent à d’autres le soin de raconter de belles histoires sur leur manière de faire, alors qu’ils n’ont rien fait du tout, sinon contempler, impuissants et bêtes, des acteurs paumés. C’est d’ailleurs le plus souvent injouable. On pourrait croire à un moment qu’on vise une sorte de désincarnation à la Bresson, sauf que chez Bresson, tout se tient : ils adoptent tous une prosodie très particulière. Ici, on voit clairement des acteurs qui se débattent avec un texte et une situation. On imagine que les cinéastes leur demande de rester hiératiques, mais au-delà de ça, ils ne les aident pas beaucoup, et même si certains s’en sortent mieux que d’autres, ça reste une joyeuse catastrophe : « chacun pour soi, moi je vais essayer ça, tiens ». Les deux aiment le théâtre, eh bien, assumez et faites du théâtre filmé. Fassbinder l’a fait. Il y aurait au moins une cohérence. Pas de cohérence, pas de maîtrise, pas de maîtrise, pas de talent.

Le seul et maigre intérêt du film, il est au niveau de l’histoire de Kafka. Autant dire que les zigotos n’y sont pas pour grand-chose. En présentation, le même type disait qu’il y avait un côté Justine et les malheurs de la vertu. Et c’est vrai que ça y ressemble par son côté « Odyssée des supplices et des injustices sociales ». À chaque nouvelle séquence, on se demande, comme la pauvre Justine, ce qui va bien pouvoir tomber à nouveau sur le bonhomme. Au moins, l’aspect de la violence sociale transparaît bien à l’écran malgré l’absence totale de contextualisation (qui n’est même pas poussé jusqu’au bout, encore une fois, comme au théâtre, comme un Lars von Trier n’aurait pas hésité à le faire, ou d’autres, parce que mettre en scène, c’est choisir, ce n’est pas planter une caméra et attendre que ça se fasse tout seul). Et ça, on le doit surtout encore une fois à Kafka. À personne d’autre. Ah, si, à notre imagination aussi. Quand on s’ennuie, on mâte parfois les décors, ici, tant qu’à faire, on essaie de lire entre les lignes, comme avec la mauvaise dissertation d’un élève qui raconte l’histoire du roman sur lequel porte son devoir sans comprendre que ce n’est pas ce qu’on lui demande. Rechâchez encore.


Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984) Klassenverhältnisse | Janus Film und Fernsehen NEF Diffusion


 

 

Liens externes :


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders (2023)

Les ailes du menhir

Note : 3 sur 5.

Anselm, le bruit du temps

Titre original : Anselm – Das Rauschen der Zeit

Année : 2023

Réalisation : Wim Wenders

Avec : Anselm Kiefer

Entre biographie servile et illustration de l’œuvre du plasticien monumentaliste et post-apocalyptique Anselm Kiefer.

En 2014, Wim Wenders avait illustré le travail d’un autre artiste, cette fois, un photographe, Juliano Ribeiro Salgado, dans Le Sel de la terre. De mémoire, le film n’était pas qu’illustratif, c’était une véritable rencontre avec un homme, son art et ses sujets. Wenders documentait et interrogeait le travail de l’artiste, son évolution, ses sujets, ses influences. Et quoi de mieux pour documenter et illustrer le travail d’un photographe que le cinéma ? Cette fois, l’idée de Wim Wenders pour rendre hommage au travail d’un plasticien pourrait être excellente : choisir la 3D. Rien de plus logique. Le hic, c’est que l’approche séduit moins que pour ce précédent portrait. Le bonhomme étant bien moins loquace que son prédécesseur, le film ne consiste qu’à un patchwork distant et servile, illustrant, servant, documentant le travail de l’artiste, et même si son travail est certes impressionnant, j’avoue que ça ne m’impressionne pas beaucoup.

D’abord, le style. Je n’ai jamais été bien friand de travaux plastiques basés sur la fascination de la fin du monde, de l’après. Dans un espace décoratif visant à recueillir autre chose, pourquoi pas, mais comme sujet principal d’une exposition, la proposition me paraît bien trop éculée et facile. Au cinéma, il y a ce que j’appelle les films de greniers qui consistent peu ou prou à multiplier les ustensiles de théâtre, récupérer du matériel dans des décharges, rafistoler des machins avec d’autres pour créer un choc des concepts (la version plasticienne presque du « montage des attractions »), et chez les plasticiens, il y a la récupération et le carton-pâte. La différence avec un décorateur de théâtre maniant bien souvent les mêmes matériaux ? Le cadre, le monumentalisme et la permanence (quand bien même on irait dire que tout est éphémère et petit, comme le fait ici Kiefer, il y a bien une volonté de laisser derrière soi les traces monumentales de ses inspirations ; avec un décor de théâtre, une fois qu’il a rempli sa fonction, il disparaît). Comme nombre d’artistes prisés par la presse ou les amateurs d’art, Kiefer est très bon pour vendre et expliquer son travail (ça permet d’être commenté ensuite et d’être mis en lumière avec ce qu’on voit de son travail ; un travail de service après-vente bien plus lucratif que si on se contente de « faire » en étant incapable d’assurer le « faire savoir »), et il dit quelque chose de très juste en évoquant une ancienne usine à briques transformées en atelier : « Le chaos, vous le mettez dans un cadre, c’est de l’art. Les murs de cette usine, c’est le cadre dans lequel les tas de poussière amoncelés en gros tas épars prennent vie. » (Je paraphrase.) Et tant mieux si ce cadre se compte en dizaines de mètres ; tant mieux si, par l’entremise de l’intelligence de celui qui regarde, du chaos naît autre chose : des formes, des oppositions, des mariages saugrenus, et finalement, une intention (une intention que l’on prêtera plus volontiers à l’artiste forcément génial qu’au hasard). Mais j’ai beau être d’accord sur la vision et le principe, c’est autre chose de m’éblouir avec de gigantesques structures et de leur faire dire quelque chose après quelques manipulations et un simple écriteau nous invitant à être convaincu qu’on est en face d’art. C’est de l’art, certes. Mais le monumentalisme, peu pour moi. Kiefer donne parfois l’impression de jouer à « celui qui a la plus grosse », et faisant partie du clan des petites bites, je suis loin d’être impressionné.

Même si je lui reconnais un indéniable talent (même plus que ça) à la composition. D’accord, mais j’ai le droit de ne pas être séduit ou impressionné. Justement parce que le monumentalisme, surtout quand il ne participe pas à une volonté collective et ne vient pas s’insérer dans une urbanité (tous les travaux du plasticien sont montrés isolés à l’écart du monde), ce monumentalisme paraît illusoire. Ces œuvres ont tout d’éléphants blancs et de caprices mégalomaniaques d’un homme ayant les moyens de se payer de tels excès.

Deuxième critique que je pourrais formuler sur le travail de Kiefer tel qu’illustré par Wenders : le gaspillage. Wenders et Kiefer sont des boomers, et ça se voit. À une époque où chacun doit ou devrait faire attention au moindre de ses gestes pour rendre la planète et notre bail sur son territoire plus durable, créer des œuvres monumentales qui n’ont d’autres fonctionnalités que de satisfaire à la mégalomanie de leur auteur, multiplier les matières en les transformant par le biais de diverses manipulations chimiques ou physiques, ce ne serait que du recyclage, passe encore, mais à cette échelle, bof. Si certains ont pu à une époque comparer le travail de Kiefer avec l’art fasciste, je qualifierais plus volontiers son travail « d’industriel ». Un artiste de son temps. Les humains des cavernes peignaient dans leurs grottes, de Vinci peignait sur des panneaux de bois, les Chinois peignaient des panneaux en soie, César faisait des compressions et Kiefer construit et détruit tout ce qu’il touche. Art industriel. Il y a l’art fin de siècle, et il y a l’art de la fin des Trente Glorieuses. La fin de l’abondance, demain, peut-être.

Dernière critique (celle-là plus personnelle et plus adressée à la fausse bonne idée de Wenders). Je suis loin d’être un fan de la 3D. Je comprends l’intérêt pour mettre en valeur des œuvres conçues dans des volumes, un environnement, un cadre. Et le film met sans doute bien en valeur cet aspect des choses. Magnifique publicité pour un artiste qui n’en avait sans doute plus besoin. Mais pour les autres séquences, est-ce que la 3D apporte quelque chose ? Non. Mon cerveau ou mes yeux ont peut-être du mal à intégrer la 3D, mais je trouve le procédé insatisfaisant : le rendu des flous sont parfois mauvais, surtout avec les objets situés en premier plan et qui ont l’air de dévorer l’espace entre l’écran et nous (même tonalité que pour Kiefer, remarque, avec un côté « regarde comme elle est grosse »). Au lieu d’être subjugué par un éventuel choc des volumes censés renforcer la réalité des choses, on a parfois plus l’impression de se retrouver face à un hologramme : on perçoit les volumes, mais les transparences rendent impossibles la perception de la consistance des objets. Et comme Wenders ne s’interdit pas les fondus enchaînés ou les transparences, la matière n’en paraît que plus fantomatique, fausse, fabriquée, comme si la lumière pouvait la transpercer pour en révéler la nature factice. Et ça pose un réel problème si le but est de rendre la nature des matériaux utilisés. C’est comme voir les volumes, mais ne jamais y croire parce qu’on sait qu’on ne peut les toucher ou que la lumière peut à tout moment les désagréger. Cela crée à mon avis une étrange impression qui pourrait être comparable à « la vallée de l’étrange » : plus ça paraît réel et moins on a envie d’y croire ou d’y souscrire. Un étrange malaise émane de ces “volumes” artificiels, et au lieu d’être captivé par le procédé et par les objets qu’ils mettent en lumière, on esquisse une grimace d’incrédulité, voire de dégoût. Soit c’est une impression toute personnelle, soit ceux qui l’emploient n’ont pas conscience de cet effet sur le public et cela dénature l’objectif qu’ils pouvaient avoir en tête en choisissant un tel procédé. J’ai aussi l’impression de faire un effort pour capter ce que la 3D me montre, le cerveau doit être perturbé, et ça, ça altère le plaisir et le confort. Aucun spectateur au monde ne peut accepter de voir un film qui les épuise. Je suis dyslexique, lire m’épuise. Avec la 3D, c’était comme si tout le monde était dyslexique : on sent en permanence un hiatus entre ce que l’on nous montre et ce que nos capacités nous permettent de faire. Le public se retrouve dans la situation du myope obligé de plisser les yeux pour mieux voir : rapidement, il s’épuise.

Le film demeure intéressant, l’expérience qu’il propose est à vivre au moins une fois dans une vie et avec un tel sujet, mais je suis trop amoureux de ces tableaux animés que sont les films, et des histoires avant tout, pour être beaucoup plus séduit par une telle expérience. À revoir en 2D sur Arte, un jour. Avec un cerveau capable d’apprécier plus le fond que la forme… Les formes. Même si pour le coup, c’est un peu le sujet du film.


Anselm, le bruit du temps, Wim Wenders 2023 | Road Movies Filmproduktion


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Quatre Minutes, Chris Kraus (2006)

Chris Kraus’ll make ya (Jump jump)

Note : 4 sur 5.

Quatre Minutes

Titre original : Vier Minuten

Année : 2006

Réalisation : Chris Kraus

Avec : Hannah Herzsprung, Monica Bleibtreu

Je suis bon public. Dès les premières secondes du film, j’avais comme la certitude que ça allait me plaire. Je partais avec plein d’espoir si on peut dire… Souvent, dès les premières secondes d’un film, on sait s’il y a du talent ou non. On ne peut pas garantir encore que l’histoire nous plaira ou tiendra la route, mais pour ce qui est de la mise en scène, du montage, de la direction d’acteurs, du travail sur les ambiances, on remarque ça finalement très vite. Il est rare qu’un film ne tienne pas par la suite toutes les promesses aperçues dans ses premières secondes.

Il sera temps plus tard de dégager quelques réserves sur la nature et l’emploi effectif de ces qualités premières. On est franchement dans un type de mise en scène et d’écriture qui colle aux principes commerciaux du cinéma hollywoodien — pas le cinéma de bourrin et d’effets spéciaux qui s’est imposé depuis quelques années, mais celui à Oscars, pas forcément toujours le meilleur non plus, celui qui raconte de belles histoires sur des sujets un peu tape-à-l’œil, mais réalistes, à hauteur d’homme, pas de superhéros. Et ce style de cinéma sous influences, à la fois classique et sophistiqué, peut rebuter et possède ses propres limites. Je n’aime pas un type de cinéma plus qu’un autre et je laisse sa chance à tous les styles. Ce que je réclame avant tout à un film, c’est de la justesse et de la mesure dans son approche (ce qui n’interdit pas des effets pour illustrer une histoire). Tout est toujours question d’angle, de savoir-faire et de distance.

Si, par exemple, je souscris totalement au montage resserré, à l’emploi de la musique pour souligner des avancées dramatiques et renforcer l’identification, à l’absence de trop d’effets de caméra, à l’usage parfois de montage-séquences, de flashbacks et de tout un tas de codes narratifs courus d’avance (la rencontre de personnages que tout oppose, le contraste entre la nature du héros et son activité, son prétendu « don », les opposants un peu trop opposés, le parent gênant et le passé lourd, les séquences d’initiation, les autres de « révélations », puis la séquence à faire annoncée longtemps à l’avance, ici, le concours), mes réserves concerneront surtout le degré vers lequel le cinéaste s’autorise à aller vers le pathos : son penchant pour le ton sur ton aurait de quoi me heurter. Je préfère les personnages plus nuancés, plus contradictoires, plus foncièrement rebelles, autonomes, singuliers ou imprévisibles. L’actrice principale, la jeune, on aurait gagné à la voir jouer moins sur la rébellion, justement, moins sur le côté loubard, et voir cette nuance apportée plus du côté du personnage du professeur. Celle-ci est censée être austère, et les quelques moments où le récit se laisse aller à la montrer sous un jour plus humain, la mise en scène (et l’actrice) joue trop sur ce que le récit met déjà bien en évidence. Certaines émotions n’ont pas besoin d’être prononcées à ce point ; le faire ne ferait qu’enfoncer des portes déjà ouvertes par l’évolution de l’intrigue. C’est dans ces moments que le ton sur ton me fait faire la grimace, mais c’est un défaut assez récurrent dans des productions où on préfère prononcer les propositions et avancées dramatiques plutôt que d’instiller ici ou là de la profondeur, de la contradiction ou du contrepoint comme dirait Beethov’.

Mais ce ne sont vraiment que de légères réserves. Je n’en demande pas beaucoup plus à ce type de films : une histoire qui sorte un peu de l’ordinaire (alors même que la manière reste donc, elle, parfaitement codifiée) et qui illustre surtout un sujet qui me touche. Et les rebelles qui maltraitent les pianos avec de la musique de « négros » ou des percussions expérimentales, ça me parle. Sans oublier que malgré ces légères fausses notes au niveau de certains choix dans l’interprétation des acteurs, ces derniers, dans d’autres secteurs du jeu, sont remarquables (justesse, notamment). Une sorte de mix entre Whiplash et Adam’s Apple.


Quatre Minutes, Chris Kraus (2006) Vier Minuten | Kordes & Kordes Film GmbH, Südwestrundfunk, Bayerischer Rundfunk


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La Terre qui flambe, F.W. Murnau (1922)

Le trésor des Rudenburg

Note : 3.5 sur 5.

La Terre qui flambe

Titre original : Der brennende Acker

Année : 1922

Réalisation : F.W. Murnau

Avec : Werner Krauss, Eugen Klöpfer, Vladimir Gajdarov, Stella Arbenina, Lya De Putti

Quatre premiers actes difficiles ; les deux qui clôturent le film sont magnifiques. Quelques soucis au début pour comprendre qui était qui et après quoi (ou qui) ils couraient tous dans leur coin. Le film est très dense, multipliant les ellipses temporelles, et n’étant pas bien physionomiste et ayant parfois des sautes d’attention, j’ai besoin que les introductions où on présente les personnages et les enjeux soient lentement exposées, avec une contextualisation qui infuse bien pour que je m’y retrouve. À ma grande honte, j’ai dû arrêter le visionnage pour comprendre sur Wikipédia de quoi il en retournait. Et pour couronner le tout, non seulement le film expose des thèmes qui m’ont rarement enthousiasmé (la cupidité et la malédiction), mais en plus, quand j’aborde un film, je suis comme un orphelin qui vient y trouver des figures de références, des visages humains à qui s’identifier : j’ai besoin d’adhérer aux valeurs morales des personnages, d’être ébloui par leur force mentale, par leur fantaisie, parfois même par leur science ou leur goût pour le vice. Mais la cupidité, en tout cas telle qu’elle est illustrée dans le film (de manière froide et distante, à l’image de ce qui se fait par ailleurs dans les films de nature plus expressionniste et qui aborde même la nature malfaisante de l’esprit humain — à la frontière, cette fois, avec le cinéma d’horreur), ça ne compte pas vraiment parmi les petits (ou les gros, quand ils sont démesurés) vices qui éveillent mon enthousiasme.

Le basculement pour moi a donc lieu bien tardivement : d’abord, quand la distribution s’est resserrée après la mort opportune de quelques-uns des personnages, ensuite, quand le frère Peter accepte de rendre l’argent à sa belle-sœur. Il se montre totalement désintéressé par l’appât du gain, et c’est donc à ce moment que je me dis : voilà, mon référent, mon doudou. Le film prend alors une teinte plus mélodramatique et cesse les ellipses temporelles qui cassent en permanence la tension dramatique (il n’y en a qu’une, mais une petite, comme toutes les autres, entre les deux derniers actes). Chacun des autres personnages gagne alors en humanité : l’une, parce qu’elle comprend qu’elle n’a jamais été aimée ; l’autre, parce qu’il comprend la vacuité tragique de son ambition et retourne sur le droit chemin (on devine qu’il entame une forme de rédemption pour se faire pardonner ; il s’écarte définitivement ainsi de la noirceur, voire de la malfaisance, de certains personnages de films expressionnistes — Murnau tourne la même année son Nosferatu).

Cette dernière partie du film met aussi un peu plus à l’honneur les extérieurs avec des plans, des prises de vue de Karl Freund d’une grande beauté jouant sur la profondeur et le contraste qu’offre la neige en extérieur, rappelant parfois Le Trésor d’Arne (avec la même notion de trésor, d’ailleurs), alors que jusque-là, encore une fois, le film traînait dans des intérieurs mal fichus. Il y a dans ces décors un petit quelque chose du cinéma expressionniste qui m’ennuie tant (à la moindre voûte un peu basse, à la première poutre de biais, je suffoque, je ventile, je rêve d’espace…), et a contrario, les extérieurs évoquent les sagas scandinaves beaucoup plus à mon goût (avec cette alliance de réalisme, d’aventure et de romance qui trace les contours déjà du futur classicisme).

Techniquement, 1922, on ne peut qu’être épatés. Pourtant, je serais peut-être un peu agacé, parfois, par le recours un peu trop systématique au montage alterné pour fabriquer une intensité artificielle. Dans ce cinquième acte qui ranime mon intérêt, par exemple, Murnau alterne la séquence du frère et de la belle-sœur venant lui vendre le champ maudit avec une autre où le mari se met d’accord avec des promoteurs pour y extraire la mélasse précieuse des entrailles de la Terre. Au bout d’une fois, on a compris le télescopage narratif des deux événements, et ça ne servait à rien de le reproduire : chaque retour à la séquence précédente produit finalement l’effet contraire recherché puisqu’un retour à un lieu précédent sans avancée dramatique, c’est toujours dans l’esprit du spectateur un retour en arrière, et l’effet, au lieu d’accentuer l’intensité, ne forme plus qu’une vague impression de surplace. Murnau (à moins que ce soit les scénaristes Willy Haas et Thea von Harbou) reproduit ce type de montage alterné inutile deux ou trois fois dans son récit, c’est peut-être la mode, mais ça n’apporte rien au film. Il aurait été bien plus logique de ne pas montrer cette première séquence entre le frère Peter et sa belle-sœur et laisser le spectateur découvrir la vente contrariant les plans de Johannes en même temps que lui. C’est le climax du film, la « catastrophe » avant le dénouement, il fallait faire en sorte de jouer sur deux révélations tragiques coup sur coup : la vente du terrain par la femme rendant l’accord avec les promoteurs impossible et la révélation pour elle que son mari ne l’a épousée que pour le profit.

Il faut noter aussi sans doute la force allégorique du film (le genre de symbole qui me laissent d’habitude assez indifférent, mais comme c’est assez flagrant ici, le spectateur-orphelin que je suis lève le doigt tout heureux de sa trouvaille) : une famille qui se déchire à cause d’un champ pétrolifère maudit. Certains avaient l’espoir qu’il les rendra riches ; le champ finira en fumée… C’est littéralement le titre du film. Le destin de l’humanité en somme, avec sa cupidité, et sa précieuse politique de la terre brûlée ou de l’exploitation que l’on croit sans fin des richesses que l’on extorque à la Terre sans rien penser lui devoir… La cupidité, tout dépend de la manière dont on la présente dans un film. En 1922, personne ne pouvait présager de caractère allégorique ou prémonitoire de cette fable… Pas sûr que pour l’humanité, ça se finisse aussi bien que dans le film. Certes, une femme se suicide par désespoir amoureux (c’est la version allemande du happy ende, les joies des variations émotionnelles du mélodrame), mais tout revient finalement dans l’ordre et l’harmonie quand le frère retrouvera sa chambre de grand garçon après une bonne leçon.

(Détail savoureux pioché lors de mon passage sur Wikipédia : le film aurait été longtemps considéré comme perdu avant qu’on retrouve le film entre les mains d’un prêtre qui le projetait à des fous pour les divertir. On n’est pas loin de la situation surréaliste que j’évoquais dans La jeunesse se fout du cinéma.)


La Terre qui flambe, F.W. Murnau 1922 Der brennende Acker | Deulig Film, Goron Film


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Colonel Redl, István Szabó (1985)

Less pion

Note : 4 sur 5.

Colonel Redl

Titre original : Oberst Redl

Année : 1985

Réalisation : István Szabó

Avec : Klaus Maria Brandauer, Hans Christian Blech, Armin Mueller-Stahl, Gudrun Landgrebe

Magnifique film sur les préludes à une guerre qui sera la Grande boucherie du XXᵉ siècle, ou comment l’ambition d’un officier aux origines modestes devient chef de la police secrète attaché au service d’un archiduc de triste mémoire et finit par devenir la victime des petits complots guère glorieux qui agitaient l’Europe centrale avant que tout ce petit monde trouve enfin prétexte à se péter sur la gueule.

Si le petit jeu politique n’a pas grand intérêt et vaut surtout pour les allusions historiques qu’on peut déceler ici ou là, on est happé par la justesse de la mise en scène de Szabó, appliqué à rendre l’atmosphère « fin de siècle » des intrigues souvent plus personnelles que politiques. Parce que derrière le sujet historique, l’ambition de Redl, on raconte une histoire privée bien plus intéressante. D’abord, Redl a honte de ses origines, et s’il devient plus royaliste que le roi, plus loyal, c’est surtout parce qu’on le sent obligé de devoir justifier aux yeux de tous sa position. Ensuite, Redl étant homosexuel, il doit donner le change à tout moment pour ne pas éveiller les soupçons et semble toujours tiraillé entre ses propres désirs (son amour jamais avoué semble-t-il pour son ami d’enfance, au contraire de lui, aristocrate, moins vertueux et bien moins loyal à l’Empire) et sa volonté de plaire à sa hiérarchie.

Pour illustrer les troubles permanents de Redl, Klaus Maria Brandauer (doublé, toutefois, les joies des coproductions européennes) est exceptionnel : j’ai rarement vu un acteur avec un visage aussi expressif interpréter un personnage cherchant autant, lui au contraire, à ne rien laisser transparaître. Un jeu tout en nuances, en sous-texte et en apartés, malheureusement trop rare au cinéma, surtout avec les hommes chez qui le premier degré, l’impassibilité, est souvent la règle. Quoi qu’il fasse, Redl semble contrarié par des démons invisibles, tourmenté par son désir de réussir et de plaire, de ne pas se montrer sous son véritable jour. Et tout cela, Klaus Maria Brandauer arrive à l’exprimer sans perdre de son autorité, sans tomber dans la fragilité et l’apitoiement qui rendrait son interprétation désagréable.

On sait que dans Barry Lyndon, Kubrick avait un peu perdu le fil avec son personnage sur la fin en ne parvenant pas à le préserver d’une certaine errance morale (le roman étant à la première personne, William Makepeace Thackeray échappait à cet écueil, et ne pas avoir préservé cet angle est peut-être le seul bémol qu’on pourrait reprocher au film du génie new-yorkais). Rien de cela ici. Un défaut différent cependant empêche le film peut-être d’atteindre les sommets : son rythme est tellement resserré (rendu nécessaire par la longueur déjà conséquente du film), et Redl se trouve finalement tellement seul à la fois dans son ascension et dans sa chute (la seule personne qui partage réellement son intimité, c’est sa maîtresse, mais il ne se dévoile jamais à elle) que le récit manque parfois de relief, de pesanteur bénéfique, de grâce ou encore de grands moments d’opposition nécessaires dans un dénouement. Or, malgré tout, les grands films, me semble-t-il, sont toujours l’affaire de rencontres et de relations : preuve peut-être encore d’une certaine frilosité à l’époque (la libération sexuelle a ses limites). Le film aurait peut-être gagné à insister sur la relation intime entre Redl et son ami de jeunesse, plus que sur celle avec sa maîtresse, ou celle encore moins développée avec sa femme.

Un beau film tout de même sur une ambition contrariée au moment de croiser les frêles fils du destin d’une Europe amenée bientôt à s’agiter dans une grande explosion de violence sans limite…

La photo est magnifique et rappelle beaucoup la lumière cotonneuse, scintillante et orangée de Sindbad.


Colonel Redl, István Szabó 1985 Oberst Redl |Manfred Durniok Filmproduktion, Mokép, Objektív Film, ZDF, ORF


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La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk (1936)

Propagande et robe à fleurs

Note : 2.5 sur 5.

La Neuvième Symphonie

Titre original : Schlußakkord

Année : 1936

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Willy Birgel, Lil Dagover, Mária Tasnádi Fekete, Maria Koppenhöfer

La logique de la politique des auteurs jusqu’à l’absurde. Rétrospective Douglas Sirk à la Cinémathèque : film allemand de 1936, mélo qui sent bon la propagande, tendance soft power, mais propagande quand même, avec la mise en avant des valeurs nazies. Fin de projection : des spectateurs applaudissent. J’entends même à la sortie quelqu’un dire que c’est rafraîchissant de voir un film en allemand (j’espère que quelqu’un lui a soufflé que Sirk était Allemand…). Les gens comprennent ce qu’ils regardent, sérieux ? On peut louer les qualités intrinsèques d’un film tourné sous la censure nazie, s’imaginer, pourquoi pas, que des artistes soient parvenus à la déjouer (tout est lisse dans le film, donc rien à déjouer), mais d’une part, quand ça fait la promotion justement de ces valeurs, et même si on y trouve ces audaces qu’on supposera toujours à des « auteurs », de la décence, merde. Ça reste un film de propagande répondant à tous les principes que le pouvoir voulait voir développé dans la production domestique : en 36, les juifs sont déjà interdits de travailler dans l’industrie du cinéma, et on est prié de proposer (comme on le fera plus tard avec les films de la Continental en France occupée) des films intemporels et divertissants. C’est peut-être pas Le Juif Süss, mais c’est pas non plus M le maudit. Pas besoin qu’un film soit antisémite pour être de la propagande, et le film de Lang peut difficilement être fait contre les nazis à l’époque où il a été réalisé… La Neuvième Symphonie serait un chef-d’œuvre « intemporel et divertissant » comme peut l’être par exemple Sous les ponts de Helmut Käutner, tourné en toute fin du régime, pourquoi pas, mais qui irait prétendre que ce film de Sirk en soit un ?…

Parce qu’au-delà de ça, le scénario n’a donc aucun intérêt. Avant d’avoir fait la promotion de la société américaine et de sa (haute) société de privilégiées / de la consommation, Sirk a fait celle de la société aryenne allemande. J’attends qu’on m’explique s’il y a une logique auteuriste là-dedans. En détail, on remarquera les ficelles grossières d’un mélo comme on n’en osait plus depuis le muet : une mère indigne qui abandonne son gosse en Allemagne pour se tirer en Amérique, et qui de retour dans la mère patrie débarque ensuite chez le gentil Allemand de l’orphelinat où elle avait laissé son film et qui se trouve être le meilleur ami d’un chef d’orchestre fameux ayant précisément adopté son gamin (celui-là même responsable de la captation de la symphonie du titre et qui aurait sauvé la vie de la mère en entendant sa musique en Amérique…) ; le gentil Allemand propose à cette mère qui veut se racheter une conscience (trompée sans doute par les vaines promesses de l’Amérique) de rentrer au service du chef d’orchestre pour s’occuper de son propre film (sans révéler bien sûr à son ami que la nounou qu’il lui conseille est la mère de l’enfant, tu parles d’un ami) parce que, « tiens, justement, ça tombe bien, je reçois un appel de lui qui cherche une nounou pour le petit ». Concours de coïncidences malheureuses et heureuses, on force sur les extrêmes (les très riches sont des génies ou des escrocs, les très pauvres, des mères indignes en quête de rédemption poussée par l’instinct maternel allemand sans doute) : un vrai mélo du muet.

Non, l’intérêt, si on veut, car il y en a un, est ailleurs. Sirk se débrouille pas mal du tout pour mettre tout ça en place : c’est jamais statique, y a du rythme, c’est élégant, bien dirigé. Mais le gros plus, c’est évidemment les moyens et la qualité du design (décors et costumes). Ce n’est pas qu’une question d’opulence et de volonté sans doute du pouvoir de divertir avec du beau. Vouloir, c’est une chose, mais on est en train d’assister à la mort de tout un savoir-faire allemand qui finira par disparaître durant les années du pouvoir nazi. Jamais plus le cinéma allemand ne connaîtra ce génie esthétique, cette élégance (ce qui est allemand, sera bientôt froid, rigoureux et efficace). Les tyrannies ont décidément un art certain pour saper des décennies de génie et de bon goût. Certains « art directors » sont passés en Amérique (je dois avoir des entrées dans mon Hollywood Rush), c’est pas le cas ici : mais le travail de Erich Kettelhut est assez exceptionnel. Erich Kettelhut a travaillé sur les films muets de Fritz Lang que le régime appréciait beaucoup, et en 1944, il fera les décors d’un des derniers films nazis qu’on voit subrepticement dans Dix-Sept Moments du Printemps quand l’espion soviétique passe son temps libre à voir le même film nazi qu’il déteste : La Femme de mes rêves (je l’avais ajouté dans ma liste à voir parce qu’on semble bien y danser et le tacle d’une dictature à une autre était suffisamment savoureux pour que le film mérite un peu d’attention). Y a guère que la MGM à l’époque sans doute pour afficher un tel luxe sans frôler le mauvais goût : le risque quand on a les moyens (d’un film de dictature), c’est de faire nouveau riche, d’en mettre partout, de voir plus grand que nécessaire. Ici, c’est dans tous les détails que le design impressionne. Chaque élément de décor semble être minutieusement pensé, et si on omet peut-être les reconstitutions de New York au début du film, tout est parfait. Les robes de la nounou sont peut-être un peu trop travaillées pour ses moyens, mais il faut voir la qualité des tailles et des matériaux, l’inventivité des coupes (l’art des robes, un peu comme celui des chapeaux, c’est pas dans l’audace ou l’originalité qu’il s’exprime le mieux, mais plutôt dans cette manière d’arriver à proposer toujours quelque chose de légèrement différent, voire d’évident, pour finalement toujours la même chose : elle a une robe noire avec un assortiment de fleurs factices blanches quand elle va à l’opéra par exemple, je serais une dame, je voudrais la même…).

Encore heureux qu’on n’évalue pas un film en fonction de son design… Et puis, je ne serai pas aussi élogieux avec le directeur de la photo, Robert Baberske, qui laisse apercevoir trois ou quatre fois les ombres des micros ou de je ne sais quel élément électrique censé rester hors champ. Au rayon des acteurs, on peut remarquer la partition relevée, digne d’une marche funèbre, de Maria Koppenhöfer en gouvernante qu’on aime détester.


 

La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk 1936 Schlußakkord | UFA


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Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica (1962)

Les Séquestrés d’Altona

Note : 3 sur 5.

Les Séquestrés d’Altona

Titre original :  I sequestrati di Altona

Année : 1962

Réalisation : Vittorio De Sica

Avec : Sophia Loren, Maximilian Schell, Fredric March, Robert Wagner

D’un côté, il me semble qu’on peut se féliciter de voir une des rares tentatives réussies de ce qu’on peut définir comme une tragédie. D’un autre côté, il faut avouer que l’univers de Jean-Paul Sartre est très particulier : une sorte de mélange étrange entre l’histoire et la fiction avec des implications dramatiques rarement vues ailleurs (à la fois philosophiques, politiques peut-être, et historiques), et Vittorio De Sica rend le propos (déjà bien lourd) extrêmement suffocant. De là d’ailleurs l’impression de voir une sorte de tragédie moderne au cinéma, mais aussi celle de voir un objet hybride inabouti.

Au rayon des adaptations impossibles de Sartre, j’avais trouvé celle des Mains sales (1951) légèrement plus convaincante.

À noter quelques jolis mouvements de caméra : cadrage d’une tête sur un côté qui prend de la distance de biais et qui, de ce fait, recadre la tête en son centre, puis un gros plan cadré avec un mouvement centrifuge en cercle autour du visage…

Une fois n’est pas coutume, je trouve les acteurs masculins, en dehors de Fredric March, assez agaçant. (Sophia Loren, elle, est parfaite.)

Étonnante, cette diversité proposée tout au long de leur carrière par le duo De Sica / Zavattini.


 
Les Séquestrés d’Altona, Vittorio De Sica 1962 | S.G.C., Titanus 

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