L’expérience cinéma
Toujours aussi fasciné par la sociologie des salles de la Cinémathèque française.
Aujourd’hui, séance un samedi après-midi, donc pas en pleine semaine, pour voir un film américain de 1952, pas un classique, mais pas une série B non plus, salle pleine avec une moyenne d’âge oscillant entre 75 et 80 ans. Les boomers sont de très loin les plus grands habitués des séances de la tek, mais pour une salle aussi pleine, j’ai rarement vu une présence de trentenaires et moins aussi peu visible. Quatre ou cinq personnes tout au plus. Pour 170 vieux en gros.
Salle à 75-85 % masculine. Où sont les femmes ? devrait-on dire comme d’habitude.
Cela reflète en fait assez bien le type de curiosité ou les modes reflétées dans chaque tranche d’âge. Ici, pour un film de seconde zone avec des stars avec un réalisateur connu mais pas trop, on a typiquement la tranche d’âge des critiques des Cahiers du cinéma : c’est les films que leurs frères aînés ont critiqué, ou qu’ils ont vus enfants, qu’on montrait à l’ORTF ou plus tard à La Dernière Séance ou au Cinéma de minuit (logique auteuriste : cycle Henry Hathaway).
Mais les films qu’ont critiqué les Cahiers, voire parfois les films qu’ils adoraient, presque toujours des films hollywoodiens des années 50 ou d’avant-guerre sortis après, les générations suivantes n’en connaissent (et c’est normal) que les chefs-d’œuvre.
Projetez cette fois des films des années 60, tournés plus vers l’international, estampillés « nouvelle vague » d’ici ou d’ailleurs pourvu qu’on échappe aux pires années hollywoodiennes, et on retrouvera un plus grand mix générationnel : les boomers (qui se rappellent qu’ils ont aussi été soixante-huitards mais qui allaient plus franchement voir dans les salles du Sergio Leone ou du Verneuil que du Godard à l’époque, faut pas pousser), les soixantenaires qui ont baigné dans cette époque mais qui étaient parfois trop jeunes pour voir les films, et puis tous les autres, souvent jeunes qui découvrent des classiques des nouvelles vagues diverses, moins souvent des films plus rares ou moins référencés.
Ensuite, on attaque les cinématographies de genre, les niches de cinéma domestique. Les combos, c’est toujours magique : chambara japonais, horreur italien, expressionniste (forcément) allemand, policier hongkongais, comédie italienne, expérimental américano-lituanien, etc. Et là, on touche principalement les 20-40 ans. Les cinéphiles actifs on dira, les professionnels des réseaux-sociaux, les Parisiens qui savent où aller, de qui et de quoi parler, qui sortent en bande avant d’être vampirisés par la vie familiale, parlent, vivent cinéma et qui sont abonnés à la Cinémathèque et la rentabilisent en y allant par paquet de six deux ou trois fois par mois. (Le boomer qui y va souvent seul ou à deux y va plutôt deux ou trois fois par semaine, parfois plus).
C’est ceux-là que veut attirer la Cinémathèque principalement. Parce que pour être à la page, il ne faut pas seulement que l’institution rayonne dans son cœur de métier (la salle) ou grâce à sa réputation (internationale), il faut encore exister grâce à l’effervescence que seuls les “actifs” peuvent lui offrir. (Les têtes grises qui se massent pour les films hollywoodiens des années 50, ils sont gentils, mais c’est pas l’image que voudrait se donner n’importe quelle institution.) Problème ici, la séance qui a réuni si peu de jeunes un samedi a été vendu dans le cadre d’une rétrospective « films d’espionnage », un genre globalement devenu désuet depuis la fin de la guerre froide : un combo « film d’espionnage » et « coréen » a eu plus de succès auprès de la jeunesse lors des séances passées.
Et à côté de ça, il y a les séances spéciales (parfois dans tous les sens du terme) : on peut passer des avant-premières où la population varie en fonction de la hype du film proposé (moyenne d’âge pour un Dunkerque : 25 ans ; moyenne pour un film de Mia Hansen-Løve : deux à trois fois plus), mais aussi des projections confidentielles en Epstein pour les films d’auteurs français contemporains (moyenne d’âge autour de 35 ans avec une salle composée à 95 % par les amis Facebook de l’équipe du film), des séances de films expérimentaux ou documentaires jamais projetés en salle (composition de la salle à 80 % d’universitaires et écoles de cinéma) Et enfin, la plus spéciale des séances spéciales : la séance « jeune public » qui en l’absence d’accords préalables avec des classes de CM2 réunit trois ou quatre vieux en Franju surtout quand le film est opportunément un dessin animé hongrois sous-titré.