Illégal, Olivier Masset-Depasse (2010)

Illégalera pas Ceylan

IllégalAnnée : 2010

Réalisation :

Olivier Masset-Depasse

2/10  IMDb

Quelle horreur… Il est bon de temps en temps de voir d’énormes navets. Non, un navet, ce n’est pas un film avec Christian Clavier ou Gérard Depardieu, ces deux-là auront au moins le mérite de ne pas prétendre faire autre chose qu’annoncé. Un navet, une bonne grosse horreur, c’est un film qui prétend être politique, qui prétend avoir un message, qui est plein de bonnes intentions, et qui… forcément tombe dans tous les écueils possibles de la grossièreté. Que les deux acteurs cités plus haut soient grossiers, ils ne diraient pas le contraire, mais quand on tend à passer pour plus malin qu’on l’est, c’est là que ça pue. Non, on ne fait pas de bons films avec des bonnes intentions. Le message est toujours accessoire, parce qu’il est presque toujours personnel. Une œuvre universelle sait être assez subtile pour rendre toutes les interprétations possibles. C’est pourquoi quand j’entends, par exemple, ce midi sur France Info, un Olivier Py dire que l’art est politique, je ne peux m’empêcher de penser que certains artistes sont de complets escrocs. Non, l’art n’est pas politique, il ne peut pas l’être. Et je dirais même qu’il ne doit pas l’être. Parce que l’art touche le sensible, le personnel, et la politique, si on en a au moins une haute opinion, touche à la raison. On ne fait pas passer ses idées avec sa capacité à raconter des histoires. D’ailleurs, comme déjà dit, n’importe quel cinéaste cherchant à faire passer un message aussi clair et grossier que dans ce Illégal aurait forcément des capacités très restreintes… Qu’on me cite un cinéaste politique et j’applaudis. D’ailleurs, ces gens-là auraient tort de penser que l’art peut être politique, parce qu’ils se rendraient compte que neuf fois sur dix le message passe mal (même étant annoncé avec tambours et trompettes — c’est que les spectateurs capables de s’émouvoir de tels messages sont des idiots, s’ils sont idiots, tout est possible, y compris comprendre de travers) ; or ça, ils s’en foutent, l’efficacité n’est pas au répertoire de ces fabuleux “artistes” aux idées lumineuses, puisque l’essentiel, c’est la posture, toujours la posture. Je dénonce, je m’indigne… Et oui, il faut être tellement perspicace et courageux pour dénoncer la misère du monde. À quand la fiction dénonçant la faim dans le monde ?…

Manque de chance (pour ce film), je sors de l’excellent Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. La comparaison fait mal. Le pire, et le meilleur, du film dit “glauque”. Les centres de détention, c’est glauque, personne dira le contraire ; l’Anatolie, c’est glauque aussi. Mais à partir de ce point de correspondance, tout diffère. D’abord, un cinéaste qui se trouve face à un sujet, disons, plutôt réaliste, doit réussir à passer le premier écueil. Comment arriver à être crédible avec un sujet lugubre, très attaché au réel, à la misère, à la psychologie, bref, au “vrai” quoi ? Ceylan fait le choix d’une certaine distanciation. La technique de la distanciation est plutôt compliquée à maîtriser parce qu’il faut être capable de créer un intérêt pour des événements qu’on ne peut détacher par petits bouts, la mise en place est complexe, et surtout, on sait qu’on fait « un peu chier son monde ». Quand on regarde un Antonioni, on n’a pas franchement envie de se mettre à danser : on ne prend pas son pied. Non, la marque et l’intérêt principal de la distanciation, c’est bien l’attention. Il faut se concentrer pour suivre, il faut accepter de voir un grand nombre d’événements non essentiels à l’écran, et accepter de faire soi-même le tri, sachant que les plans, au mieux, ne feront que suggérer ; tout est dans l’évocation, parfois le mystère, l’impalpable, etc. Si on rate son coup, ou si on en est incapable, on prend le risque à la fois de faire chier le spectateur qui demande qu’il se passe quelque chose de nouveau (ne serait-ce qu’un mouvement) à chaque plan, mais aussi le spectateur capable ou habitué à apprécier ce genre d’exercice. Là, il faut avouer que le cinéaste belge (dont je n’ai même pas envie de relever le nom) n’a pas choisi de prétendre jouer le jeu compliqué de la distanciation (il en aurait été incapable). Mais le choix qu’il fait à la place ne le sauve pas pour autant. Que lui reste-t-il pour présenter son sujet bien réaliste ? Heu, le tape à l’œil, oui c’est bien. Voyons mais c’est bien sûr, pour traiter un sujet réaliste, politique (selon les prétentions de monsieur), il faut réaliser ça comme si c’était une fiction commerciale américaine. Évident, il fallait y penser. Le résultat, c’était à prévoir, est une horreur de médiocrité, un summum du mauvais goût.

Il y a des mélanges des genres qui sont des coups de génie, et il y a des mélanges qui sont des coups dans l’eau. Et ça commence dès l’écriture. Dans le choix des scènes (tous les passages obligés y passent alors que l’art, un peu, de l’écriture, c’est surtout de les contourner : la grossièreté, ça commence par donner à voir… ce qu’on penserait voir ; c’est un peu la définition du cliché). Tout y passe : rencontre avec l’avocat, la scène d’expulsion, le regard pensif de la mère éloignée de son môme vers les mères du centre accompagnées du leur, la remise des faux papiers, le contrôle d’identité (grand moment de subtilité, parce que les flics osent la contrôler alors qu’elle rentre de l’école avec son fils !…), la rencontre avec la codétenue, les scènes de queue devant le téléphone, la scène de douche, la promenade, etc. Est-ce que le réel, le réalisme, c’est montrer ces personnages dans des situations attendues ? Imaginons un centre de détention, voilà, maintenant regardons le film… La différence ? Aucune, c’est la même chose. Génial, tous nos préjugés sont confirmés ! Ça, c’est de la politique, c’est vrai. La meilleure, capable de nous brosser dans le sens du poil. Si on raconte que l’évidence, au moins, on est sûr de convaincre le plus de monde. C’est de la politique ou on appelle ça autrement ?… Bon, passons la politique, l’art n’est pas politique. Mais pour les artistes qui enfoncent les portes ouvertes, j’en ai un autre. Des escrocs. Si t’as pas de talent, t’as des bons sentiments.

Je vais revenir sur l’écriture, des dialogues cette fois, mais parlons d’abord d’un élément qui en est directement lié : le jeu d’acteurs, ou direction d’acteurs (parfois la même chose). Les acteurs sont plutôt bons. Ma foi, avec un cinéaste aussi peu doué, c’est même très étonnant. Malheureusement, sans direction d’acteur, sans direction de ton et de rythme, communs à chaque acteur, ce sera toujours peine perdue. Les acteurs sont donc bons, globalement. Là, c’est un peu comme si on se débrouillait pour hériter à chaque fois de la pire des prises. On voit qu’il y a quelque chose, mais des petits détails font que ce n’est pas parfait, pas juste, trop ou pas assez… Or ça, on le fait disparaître avec une direction d’acteurs digne de ce nom, et on fait le tri quoi qu’il arrive avec les rushes. Malheur à tous les bons acteurs qui n’auront jamais eu la chance dans leur carrière de travailler avec de véritables directeurs d’acteurs, capables de les mener là où il faut, ne négligeant aucun détail, jamais victime de la moindre faute de goût, du moindre écart… Et il y en a, parce que les grands acteurs sont nombreux, les grands directeurs d’acteurs, plutôt rares. Celyan, pour en revenir à lui, est de toute évidence… un putain de directeur d’acteurs. Pas besoin de parler turc pour le comprendre.

Les dialogues donc. À l’image du découpage et du parti pris “commercial” (je précise que commercial est ce qui donne au spectateur ce qu’il s’attend à voir, en satisfaisant ses petits plaisirs immédiats — c’est ce que fait le film ici en tombant dans tous ces pièges « d’effets » ; pour comparer, dans un space opera on s’attend à voir un vaisseau spatial, si on en voit un, on n’est pas surpris, on se dit « cool, un vaisseau spatial », et avant que le goût sucré de ce petit plaisir tourne à l’acide ou à la lassitude, on est déjà passé au cliché suivant : « un bon film commercial, c’est comme une boîte de chocolats : on sait toujours sur quoi on va tomber ; on en mange un, c’est bon, alors on en reprend un autre, et encore un autre… »). Ceylan prend le temps de composer des dialogues sur la durée. C’est à la fois plus écrit et plus réaliste (c’est curieux, on dirait plutôt le contraire, mais le talent, c’est justement d’arriver à dépasser ce qui semble être une évidence). Plus écrit, parce que Ceylan, s’il propose bien des scènes classiques (la recherche de cadavre, le papotage en voiture sur les hamburgers, pardon, les yaourts, l’échouage au milieu de la nuit, l’autopsie, etc.), et se garde bien d’utiliser tous les clichés. Si un écrivain s’évertue à inventer des formes nouvelles, des images nouvelles, au lieu de répéter les expressions communes, eh bien le cinéaste fait la même chose : avec le même matériel, il est capable de proposer une pièce qui semblera toujours différente, qui apportera toujours quelque chose de nouveau. Parce que si on n’échappe pas à certains « passages obligés » dans une histoire, le but c’est tout de même de trouver un angle qui apportera le style propre d’un film. Et concernant le réalisme des dialogues, comment l’être quand les scènes sont comme formatées d’une durée de trente secondes (c’est vrai aussi que quand on n’a rien à dire, mieux vaut la fermer). Un cinéma qui cherche à satisfaire le spectateur dans l’immédiat, il va droit à l’essentiel. C’est une qualité remarquable de le faire, si les pires bouses commerciales se servent de ce principe, il faut surtout signaler que les plus grands chefs-d’œuvre procèdent toujours avec la même concision. Sauf que là, ça ne peut pas passer. Parce que quand on voit une de ces « fâcheuses scènes obligées », aller droit à l’essentiel, c’est aller droit dans le mur ; parce que l’essentiel, c’est justement ce à quoi on s’attend. Les scènes n’apportent rien sinon de reproduire des séquences de l’imaginaire collectif avec des dialogues qui ne font que souligner encore plus le manque d’intérêt de ces situations. Il y a l’histoire qu’on se fait, et celle qui doit nous être donnée. Il y a le champ de l’histoire évidente, et le hors-champ qu’il faut suggérer. S’il faut de l’imagination, elle doit être là, pas plein champ. La rendre possible pour le spectateur, pas lui imposer la sienne. Un acteur, son imagination, il la garde pour lui mais on en voit les effets. Un écrivain opère de la même manière, en tournant autour du pot ; pourquoi ressasser ce que la situation dit déjà quand il est beaucoup plus intéressant de suggérer derrière cette même situation, d’autres choses, qu’on laissera au lecteur d’interpréter ? Si on ne laisse pas de hors-champ, le spectateur se voit dans l’impossibilité d’accéder à cette ère si particulière de notre esprit qui est l’imagination et qui est source de plaisir, et, de réflexion. Les auteurs y ont tout à gagner : tout ce que le spectateur se fera comme film, il le mettra au crédit de l’auteur. Alors, bien sûr…, quand la moindre réplique est comme un copeau de chocolat dans une boîte de muesli choco… « Oh, un morceau de chocolat. Hum, c’est bon. C’est tout à fait ce à quoi je m’attendais. Hum, c’est bon… » Exemple : « Les nouvelles ne sont pas bonnes ». Ah… Ne le dis pas, fais-le comprendre…

Et je ne compte pas les situations où le personnage principal passe pour une petite-bourgeoise enfermée à tort dans une prison immonde… Télérama (toujours aussi pertinent dans ces conseils cinéma contemporain…) laisse penser que c’était une volonté de l’auteur de mettre en scène une blanche (Russe) pour « faciliter l’identification ». Oh putain… Donc, en gros, un spectateur occidental est incapable de s’identifier à des Roms, des Chinois ou des Africains ? Il y en a qui se positionnent sans cesse pour la défense des causes importantes, et ce faisant, ne fait que desservir les causes qu’ils défendent en s’y prenant comme des manches. Eh ben, j’ai comme l’impression que pour le film c’est pareil : prendre une blanche parce qu’on croit que le téléspectateur sera plus touché bah…, c’est raciste. Il y a aucune raison rationnelle de croire qu’un spectateur est plus touché par un personnage de même couleur ou de même milieu social… D’ailleurs, le cinéma ne manque pas de contre-exemples. Fallait oser… Du coup, le personnage féminin (blanche ou pas) devient très vite antipathique en réclamant des petites faveurs, alors qu’elle est en centre de détention. Le coup de la carte téléphonique où elle fait un caprice pour pouvoir appeler tout de suite avant d’aller emprunter la carte d’autres miséreux ; le coup du « mais, vous êtes avocat, c’est votre boulot ! » ; le coup de la grande sœur avec la miséreuse qui fait pipi au lit (les femmes des colonies ne font pas pipi et sont surtout très intéressées par les problèmes de plomberie de leurs esclaves, n’oublions pas la valeur essentielle de la colonisation : élever les petits nègres à une plus haute condition) ; le coup du « madame qui fait la queue au téléphone et quand elle y arrive… rêvasse ». Aie, aie, aie. On pourra toujours lire que l’auteur du film a fait son travail en allant sur place, etc. Que dalle, si on remplit le film d’horreurs pareilles. « Si, si, mais c’est vraiment comme ça que ça se passe !… » Oui, bah, fallait faire un doc parce que tu ne sais clairement pas retranscrire le réel à l’écran.

Bref, on ne rappellera jamais assez de l’intérêt de voir des horreurs pour apprécier les merveilles à leur juste valeur.