Violences de la société

Charlie, c’est l’exercice du 4ᵉ pouvoir et ½ dans une société qu’on peut encore qualifier de libre et de paisible. 4ᵉ pouvoir, celui de la presse, ou des médias en général, ½, comme dans Dans la peau de John Malkovich où le personnage travaille au 7ᵉ étage et ½ d’un immeuble. Chez les Grecs, on donnait des représentations sur quatre jours, les trois premières, on y présentait des tragédies où le sacré était à l’honneur ; et le dernier jour, on y présentait une comédie pour désacraliser tout ça. La désacralisation de ce qu’on aurait vite fait de contempler comme des objets de culte inamovibles me semble avoir un rôle indispensable pour la bonne santé d’une société. L’agitation, la discussion, le rire, la moquerie, la dérision : ce sont ces marques d’une société libre et paisible. Les sociétés où plus rien ne se dit, où la peur, la censure, le dogme ou l’autocensure règnent, ont toute l’apparence de l’ordre puisqu’on opprime toute possibilité de contestation, justement, au nom de l’ordre.
Et dans l’espace public, Charlie, c’était un des derniers poils à gratter dans un univers où tous les médias, tous ces éléments du 4ᵉ pouvoir, tendent vers l’ordre, la bienséance, le politiquement correct, le sacré, toujours au nom de l’ordre et de la bien-pensance. Mais même Charlie pouvait lui-même être victime de ce conformisme béat. Ce qu’on s’autorisait à faire pour les musulmans ou pour d’autres, on se le refusait pour les juifs. Preuve qu’il y a encore un tabou juif dans notre société qui tendrait à desservir la cause qu’il prétend défendre (comme tous les tabous). Personne n’est donc à l’abri de la connerie, surtout pas Charlie (ou Val). C’est en soi une leçon qui doit nous pousser à réfléchir.
Parce que si on organise le sacré pendant trois jours, à quoi sert-il donc de se pousser à tout détricoter le quatrième ? Eh bien, justement par peur de se prendre trop au sérieux et de voir certaines règles s’ériger en dogmes ou en fanatismes. Le rire déconstruit les structures savantes de la société, démystifie le pouvoir du roi, apaise et dévoile les frustrations. Dans l’idée de dérision, il y a la volonté de montrer autrement les choses. Souvent en grossissant un trait, en accentuant un caractère connu de tous, mais finalement tellement commun, qu’il finit par devenir invisible. C’est le principe de la caricature. Elle ment à la fois parce qu’elle est injuste en discriminant certains points au détriment de quelques autres, mais elle ne ment pas non plus justement parce qu’elle se présente comme une caricature. Celui qui regarde rit d’abord parce qu’il remarque un trait gênant qu’il ne voulait plus voir, qui le dérange, le gêne, et dont il peut tout à coup s’excuser en le purgeant dans le rire. Mais si tout va bien, il questionne ce qu’il voit et se demande si ce que cela dévoile nécessite examen de sa conscience. « Ah, tiens, je ris, c’est con. Mais au fait, qu’est-ce que cela dit sur moi et sur les autres ? » La caricature est toujours injuste, peut-être même inju-rieuse, mais elle sert de révélateur. C’est l’inspecteur des travaux finis. Celui qui déconstruit quand on croit que tout est bien conforme et parfaitement mis en place.
C’est pour cela qu’il ne doit y avoir aucune distinction (ou presque) entre le traitement fait à un groupe de personnes et à un autre. Les juifs tout autant que les musulmans ont droit de passer au radar de la caricature. Est-ce qu’on doit s’interdire d’user de son pouvoir de dérision par peur de se voir traiter d’antisémite ? Si une caricature est toujours injuste et grossière, elle est forcément, quand on y décrit des juifs, antisémite. Le rire discrimine. Mais il y a deux formes de discrimination. La discrimination dont la discrimination est la finalité, et qui est par nature une idéologie du rejet et de la peur de l’autre. Et il y a la discrimination sans laquelle aucune intelligence ne serait possible. Pour distinguer une chose d’une autre, on discrimine, c’est ça l’intelligence. Et là, elle n’est donc pas la finalité, mais un outil d’examen et de compréhension. La finalité de la caricature, est-ce l’exclusion de l’autre, la stigmatisation facile, l’injure, le mépris ? Non, c’est un outil de révélation. Peu importe si la caricature est mal habile, injuste ou blessante, parce qu’elle a un rôle d’examen, de déconstruction, de démystification et de réflexion.
J’ai tendance à dire que ceux qui sont prompts à montrer du doigt ce qui leur semble raciste, injurieux, antisémite ont eux-mêmes un problème avec ce qu’ils s’empressent de défendre ou prétendre défendre. On crée ainsi une psychose, une peur, on cherche qui dérive de la bienséance pour se ranger du côté des infâmes monstres qui s’attaquent à notre si chère paix sociale. Les inquisiteurs de la bonne morale, de l’uniformité trouveront toujours comme premières cibles ces clowns chargés de faire dévier le réel, dévoiler le furoncle, ou désacraliser nos certitudes. Parce que le clown est visible et que tous les autres se cachent. Mais que faisons-nous quand il n’y a plus de clown pour se moquer du roi ?
Avec « je suis Charlie », je préfère penser qu’il y a derrière ce grand élan de compassion, un désir d’abord de communion, pendant trois jours, et puis un retour des fous irrévérencieux, le quatrième jour. En quelque sorte, malgré tout, les « je ne suis pas Charlie » (et toutes les variantes), c’est déjà un retour de la dérision. Être ou ne pas être, telle est la question ; être ou ne pas être Charlie. L’ordre, c’est le désordre cantonné au 4ᵉ jour, c’est le maintien du 4ᵉ pouvoir et ½. C’est être et ne pas être Charlie. Car il n’y aurait rien de plus totalitaire (et de finalement discriminant) que de dire ce qui est et ce qui n’est pas. La dérision, c’est le trouble, l’incertitude. Le droit à la connerie et à la maladresse. Le droit de se sentir blessé et de l’exprimer. Le droit de rire de ou avec pour que jamais on n’ait peur. Peur, non pas des terroristes, mais de nous-mêmes. La seule terreur dont il faut se méfier, c’est celle qui restreint en nous la capacité, l’envie, le droit de nous moquer de tout et de tous. Parce que rire de quelqu’un, c’est peut-être aussi un peu le respecter. Comme pour le mettre au scanner pour dévoiler en lui ses blessures. Si le rire dévoile et démystifie, pourquoi le rendre responsable de ce qui nous ronge ? Oui, l’islam est rongé de l’intérieur par le fanatisme. Ce n’est pas en fermant les yeux que le mal disparaîtra. Et oui, les juifs ont tout autant droit à leur quatrième jour. Parce qu’ils ne sont pas différents, et qu’on devrait s’interroger dès qu’on parle d’exception pour les juifs. Et parce que sans désacralisation, sans 4e jour, l’antisémitisme se trouvera une voie royale pour se développer.
Et puis, tout de même, sans le respect de ce 4ᵉ pouvoir et ½, on finirait tous à travailler 48 h par semaine. Charlie Hebdo, c’est aussi ça. L’égalité pour tous. Si on tue des gosses de 70 ans parce qu’ils dessinaient sur leur table et appliquaient la semaine des 4 jours et ½, où va le monde, Charlie ? Où va le monde… ? (Il fallait bien terminer par une connerie déstructurante, je respecte infiniment les règles, moi, monsieur le commissaire)
Pour des athées, c’est normal d’être islamophobe. Cette tolérance vis-à-vis des religions, c’est aussi ça qui conduit des débiles mentaux à tuer des gens au nom de leurs croyances délirantes. Il n’y a pas, par exemple, ni islam fanatique ni islam modéré (même si à l’usage, c’est pratique). Il y a une complaisance dans l’ignorance et la bigoterie qui mène naturellement des individus qui n’ont rien à attendre de la vie à une interprétation différente des “textes”. Je vois mal pourquoi il y aurait un bon islam et un mauvais islam. Les deux reposent sur un mensonge, et c’est bien parce qu’on est dans le délire et le mensonge que tout est permis.
Je suis loin de penser que Charlie Hebdo passait son temps à provoquer les “musulmans”, mais rire des cons où ils se trouvent, c’est plutôt une bonne chose parce que ça participe à l’éducation de ces esprits mal formés. Si on est capable de vouer sa vie à un dieu, ça laisse peu d’espoir pour le reste. Si tu ne dis jamais au type que tu as en face de toi qu’il a un morceau de salade ridicule coincé entre les dents, ce n’est pas l’aider. Le terme islamophobe est d’ailleurs un peu dur, mais ça va plutôt dans le bon sens. La société française s’est pas mal purgée de sa chrétinitude et de sa judéité, une grande partie des Français catholiques, protestants ou juifs sont athées (tout en se revendiquant souvent d’une culture religieuse), il y a à espérer que les musulmans aillent dans ce sens. Il n’y a rien à gagner dans une société à aller dans le sens de l’irrationnel et de la connerie.