Roseland, James Ivory (1977)

On achève bien les vieux

Note : 3.5 sur 5.

Roseland

Année : 1977

Réalisation : James Ivory

Avec : Teresa Wright, Lou Jacobi, Geraldine Chaplin, Helen Gallagher, Christopher Walken, Joan Copeland, Lilia Skala, David Thomas

Il y a des films qui, en dehors de toute considération dramatique, respirent le talent. Derrière la naphtaline et son sujet parfois sérieusement déprimant, on y trouve des acteurs-danseurs qu’on prend simplement plaisir à voir évoluer.

Je fais juste une volte rapide sur l’histoire, écrite par l’habituelle scénariste (et troisième mousquetaire de l’équipe en comptant Ismail Merchant à la production) de James Ivory. Parce qu’elle est assez particulière, et sans vérifier, on peut deviner qu’elle doit être pour beaucoup responsable de l’échec du film. C’est ce qui s’apparente ici à un mélange masochiste entre On achève bien les chevaux (voire La Fièvre du samedi soir, mais réservé aux têtes grises) et La croisière s’amuse. En pleine période du disco, Ruth Prawer Jhabvala fait un retour doux-amer sur la danse de salon, et elle n’y va pas de main morte, parce que ça n’a rien d’un retour nostalgique ou condescendant. Si pour les jeunes de ce dancing new-yorkais, cette danse où excellaient autrefois Fred Astaire et Ginger Rogers (et avant eux, je me répète au fil des évocations, mais le même Astaire et sa frangine Adele qui, alors adolescents, écumaient les dance floors du monde entier) est un repère de pommés mal adaptés à leur époque et jouant en toute franchise des rôles de gigolo aimants, le tableau est bien plus cruel pour toute une engeance nostalgique d’une jeunesse révolue et venant littéralement crever au dancing comme les éléphants dans leur cimetière.

Roseland, James Ivory (1977) Merchant Ivory Productions, Oregon Four

Le film est construit en trois volets (comme dans un film à sketches, et on connaît la difficulté que cela peut représenter en termes d’identification pour le spectateur), assez habilement d’ailleurs, car les personnages des trois récits se croiseront, obéissant ainsi pour la forme aux règles des trois unités : unité de temps et de lieu.

Le premier volet donne le ton. Teresa Wright (dont on se souvient surtout pour son rôle dans L’Ombre d’un doute) ne refuse jamais une danse, et pour cause, on nous explique qu’elle est dans son monde, encore un pied dans le présent, et un autre, en plus de ses regards, tourné vers le passé dont elle n’hésite pas à partager les anecdotes avec ses cavaliers du moment. Si les prétendants ne manquent pas, ça commence à se savoir qu’elle a un grain, car elle finit littéralement par voir des images de son passé dans un miroir disposé près de la piste… Ironiquement (puisqu’il faut souvent un peu d’ironie pour supporter ces histoires de petits vieux glissant vers l’autre monde), ces visions lui apparaissent quand elle danse avec un homme qu’elle juge grossier. De là commence une relation étrange, déprimante il faut bien le dire, mais aussi juste, drôle et attachante, comme le sera (comme en miroir…) celle de la troisième partie du film décrivant un couple de danseurs mal assortis, d’origines et de talents différents, et donc plaisant à voir évoluer (avec une astuce narrative d’exposition, en flashback, puisqu’un des deux revient sur leur brève histoire alors que l’autre s’en est allé finir sa sieste dans l’autre monde).

La seconde partie est sans doute la plus longue et la plus remarquable (même si elle est également, et paradoxalement, moins drôle et moins déprimante). On y retrouve Christopher Walken entiché d’une Géraldine Chaplin perdue dans Manhattan comme un cheveu de princesse échoué dans une soupe populaire : sans emploi, sans mari désormais (et pourtant si jeune, et jolie, ce qui ne manque pas de questionner), mais aussi, la seule véritable novice en termes de danse dans toute cette histoire. Bientôt, Chaplin tombe dans les bras de Walken (cette phrase sonne bizarrement), mais commence aussi à lui reprocher son entente un peu trop dévouée, et pourtant pas si intéressée que ça, avec celle dont il sert à la fois de gigolo, de cavalier, d’escort boy, de fils de substitution, de secrétaire, de psy ou d’infirmier, ou encore de celle, pas beaucoup moins tendancieuse, qu’il entretient avec la professeure de danse du Roseland.

Si ce second volet met, au contraire des deux autres, deux jeunes acteurs principaux sur le devant de la scène (en plus de deux autres plus âgés), peut-être que ça nous revigore, nous, devant notre écran, et qu’on se sent revivre d’un coup, comme tous ces personnages âgés se sentent revivre en se retrouvant sur la piste ; quoi qu’il en soit, le film vaudrait presque le détour pour les séquences entre ceux deux-là. Du talent brut, avec des séquences aux contours bien définis, des dialogues justes, et assez de temps pour développer son talent dans une scène (et parfois dans un même plan) : tout ce qu’on adore jouer quand on est acteur, et le type de scène typique qu’on aime répéter un peu plus loin à l’Actors Studio.

James Ivory se révèle là encore excellent directeur d’acteurs. Si l’histoire ne restera pas dans les annales, si on évite les écarts sur-expressifs (un peu à cause du format à sketches qui nécessite d’aller droit à l’essentiel sans tomber malgré les apparences dans le psychologique), la précision de la mise en scène et des acteurs, c’est de l’orfèvrerie digne d’une valse des adolescents Astaire… La grande qualité d’Ivory, par exemple, est de rendre des personnages sympathiques quand il serait si facile de les rendre soit ridicules (surtout pour les vieux acteurs) soit antipathiques (oui, c’est facile de rendre les vieux grincheux, laids, sans jeu de mots, puants, etc. surtout quand on ne se prive pas de les montrer au bord du précipice, et qu’on joue même à les y pousser le plus possible). Comme dit plus haut, le personnage du gigolo n’est pas loin d’être un bon samaritain (l’élégance semble presque avoir été inventée pour définir la classe de Christopher Walken, quel plaisir de le regarder évoluer, bouger, charmer ses dames…), les imprécations de Géraldine Chaplin n’ont pas le temps d’être trop insistantes pour qu’on s’en agace, la « patronne » de Walken malgré ses déboires avec sa santé et sa naïveté amoureuse aurait plutôt tendance à la rendre attachante (alors qu’en en faisant trop, c’est perdu, et on se verrait même alors prêts à la pousser du ravin), quant à Helen Gallagher, la prof de danse, je dois avouer que je suis estomaqué par sa présence : actrice peu prolifique au cinéma, elle a dû faire les beaux jours de Broadway. Elle perd le fil de sa pensée peut-être trop facilement lors d’une ou deux répliques, tout en restant juste et correct, mais avec une telle personnalité et une telle intelligence des yeux et du corps, ça compense largement.

Elle et Christopher Walken se ressemblent d’ailleurs beaucoup sur ce point : une aisance du corps, une précision et un poil de frime qui n’appartient qu’aux acteurs-danseurs. Si Helen Gallagher est si attirante et si charismatique, c’est pour beaucoup dû au fait, je pense, qu’elle correspond pour beaucoup à l’idéal féminin véhiculé par certaines sociétés occidentales progressistes de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Des femmes qui n’ont pas besoin des hommes pour s’affirmer à la fois professionnellement, sentimentalement ou intellectuellement. Une indépendance à toute épreuve. Une assurance sans faille. Un détachement. Et une intelligence et une ambition vouées à un savoir-faire, une profession, jamais tournées contre des concurrents : quand il est question de se choisir des modèles ou des leaders, ces femmes font souvent l’unanimité derrière elles. Même les plus ambitieux ou les plus sexistes s’effacent devant l’évidence de telles cheffes de fil. Et cela sans jamais se départir de leur « féminité ». Ce ne sont plus des femmes dans des milieux d’hommes, mais des personnalités qui rendent absolument inopérant la nécessité de se définir comme un homme ou une femme : elles sont leaders, un point c’est tout. Dans un autre domaine et en France, je me réfère souvent à Françoise Giroud pour représenter ce type de femmes, mais il y en a probablement bien d’autres. Helen Gallagher en tout cas, avait ce quelque chose en plus, ce « it » arrivé à maturité, assez caractéristique.

Bref, le film n’est pas essentiel, mais comme à mon habitude, je peux me laisser séduire par une direction d’acteurs. Voilà des interprètes qui jouent autrement mieux que j’écris. C’est clair, net et précis. Tout ce qui inspire chez moi un respect infini.

… Et l’envie désormais de revoir Christopher Walken arpenter n’importe quelle scène rien que pour le plaisir de le voir bouger : remarquer le moindre de ses gestes et s’amuser à penser qu’en les faisant, il avait parfaitement conscience des effets produits sur le spectateur. On dit souvent que l’intelligence passe par les yeux, on oublie que la posture et la gestuelle, ce sont les premiers signaux qu’on partage avec nos semblables. Le corps parle avant nous. Les yeux viennent toujours après.


 


 

 

 

 

 

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