Pixote – La Loi du plus faible, Héctor Babenco (1980)

Note : 4 sur 5.

Pixote – La Loi du plus faible

Titre original : Pixote: A Lei do Mais Fraco

Année : 1980

Réalisation : Héctor Babenco

Avec : Fernando Ramos da Silva, Jorge Julião, Gilberto Moura, Marília Pêra

Dans le genre chronique de l’adolescence et de la misère, le film coche pas mal de cases. De Los olvidados à La Petite Marchande de roses, en passant par le tout récent film vu Les Enfants de la crise, le sujet de l’enfance martyrisée laisse rarement indifférent.

Le jeu des acteurs fluctue au gré des séquences : les adultes (en particulier la prostituée) s’en sortent généralement mieux que les enfants (Babenco n’emploie pas, ou peu, l’improvisation, et les enfants jongleront souvent maladroitement avec des mots qui ne sont pas les leurs). Mais l’inconfort généré à l’oreille par un texte appris par cœur disparaît, rapidement gommé par la principale qualité du film : sa densité.

Une séquence vaut une nouvelle situation. L’ellipse permet d’avancer par sauts successifs sans avoir à tout expliquer. Et le tout est vite expédié. On comprend vaguement quelques enjeux liés aux conditions d’incarcération de la bande de jeunes. Les conséquences hors champ, les manipulations, la corruption de l’administration et de la police, tout ça jaillit d’un coup dans la vie de ces délinquants après souvent s’être manifesté dans l’ombre. Le premier d’entre eux (le plus jeune, celui qui donne le titre au film) s’impose au centre du récit plus parce qu’il est témoin et acteur malgré lui d’événements qui lui échappent, et avant de finir comme le dernier survivant d’une succession de tragédies.

Si le récit se fait d’abord purement descriptif et ne s’attarde pas sur les diverses étapes expliquant les conflits, c’est que le plus important est ailleurs : la trajectoire chaotique et criminelle que vont emprunter ces survivants d’une « maison de correction » violente et corrompue va poser les bases d’une morale radicale antiautoritaire. Loin d’être aidés dans ce centre, les jeunes délinquants doivent se serrer les coudes pour survivre ou au contraire se défendre face à des agressions pouvant jaillir à n’importe quel moment et de la part de n’importe qui (surtout les autorités pénitentiaires ou policières).

C’est alors tout naturellement qu’une poignée d’entre eux finit par se faire la malle et par n’avoir d’autre choix, d’autres perspectives, d’autres repères, que le crime pour survivre. Si le titre de film se focalise sur un seul de ces paumés, c’est que le film ne se contente pas d’être un film sur la misère et sur l’adolescence : le film à élimination sert à traduire la brutalité et l’urgence de vivre (jusqu’à l’absurde, ce qui pousse le groupe à adopter des comportements de desperado comme lorsqu’ils s’unissent avec une prostituée pour agresser, chez elle, ses clients) qui est le quotidien de ces jeunes en fuite.

Ni misérabilisme ni sensationnalisme. Le format de la chronique autorise donc une distance capable d’imposer au spectateur une morale largement politique (voire critique envers la société décrite) : comment la société (et un tribunal) jugerait-elle Pixote dans la vraie vie ? Certainement pas comme nous le jugeons. Situation après situation, le spectateur doit admettre qu’au-delà de l’excuse de minorité, le garçon est la victime d’un environnement dans lequel la société toute entière est pointée du doigt (et cela, quels que soient ses crimes).

La mise en situation d’événements tragiques au cinéma, une nouvelle fois, donne des outils à la société pour mieux comprendre les enjeux impliquant toutes ces formes de violence liées à la pauvreté : les individus, avec leur libre arbitre, sont peu de choses face aux forces destructrices qui agitent toute une société, tout un environnement. Ces violences sont directement générées par la misère souvent organisée par la corruption et l’appropriation des richesses d’une partie de la société au détriment d’une autre. Ce sont nos sociétés qui mériteraient d’être mises au banc des accusés, non ces tristes misérables qui en sont souvent à la fois les seuls coupables désignés et les premières victimes. La société qu’ils n’ont pas créée est une jungle dans laquelle ils n’occupent que le bas de la chaîne alimentaire. Ils sont les derniers servis dans le clan.

Le film est une mise en garde contre toute forme d’autoritarisme. Au début des années 80, le Brésil était en pleine dictature, et c’est presque étonnant que le film ait pu s’y faire tant la morale ne souffre d’aucune ambigüité. La leçon s’applique à toutes les époques et à tous les types de sociétés tentées par le mirage des autoritarismes… Les violences de la base sont le fruit de violences institutionnelles. Qui est responsable de ces violences institutionnelles ? Les élites. Celles que l’on ne voit pas dans le film, mais que l’on imagine hors champ.


Pixote – La Loi du plus faible, Héctor Babenco (1980), Pixote: A Lei do Mais Fraco | HB Filmes, Embrafilme


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Outrage, Ida Lupino (1950)

Note : 2 sur 5.

Outrage

Titre original : Outrage

Année : 1950

Réalisation : Ida Lupino

Avec : Mala Powers, Tod Andrews, Robert Clarke

Lupino a le mérite d’avoir choisi des histoires et des thématiques jusque-là invisibilisées dans des sociétés patriarcales, mais sans s’adjoindre les services d’un ou d’une scénariste de talent, le résultat est consternant.

On ne traite d’un sujet qu’à travers des clichés qui, au lieu d’aider à comprendre une situation, ne servent au contraire qu’à perpétuer de fausses idées. Le film quitte ainsi peut-être le schéma oppressif dans lequel les hommes ont toujours le beau rôle au cinéma à un autre purement social et pauvrophobe. Il respecte en cela parfaitement la logique de l’époque, dominée par le code Hays. Les victimes doivent forcément être de bons petits bourgeois, et leurs agresseurs, être des timbrés de la classe ouvrière. Et les sages petites filles à qui l’on promettait un bonheur radieux et bourgeois se font ainsi agresser par des hommes louches dans des ruelles sombres. Elles finissent par être sauvées par des gurus du petit Jésus dont on sait aujourd’hui qu’ils ne sont pas les anges qu’ils prétendent être (on insiste bien sur les atouts de celui-ci : le bon samaritain joue du piano et joue les Renoir des plaines). Et si les bourgeois (dont la société prend très au sérieux les préjudices) se plaignent alors du manque de moyens de la justice ou du suivi psychiatrique, c’est évidemment parce qu’il arrive qu’ils soient victimes de ces manquements de la société. Si les agresseurs et les victimes étaient des individus de la classe populaire (comme c’est davantage le cas), les bourgeois n’auraient pas à se soucier des carences de la société…

Quelques gueules de cette classe populaire méprisée apparaissent subrepticement à l’écran : des suspects sélectionnés pour les confronter à la victime (aucun d’entre eux n’appartient à la classe bourgeoise) et des ouvrières que l’on voit rapidement à la tâche. Tout respire le dédain pour cette classe.

Ce n’est pas un film féministe, c’est un film de défense de la bourgeoisie contre la classe populaire.

Pour assumer cette propagande pauvrophobe en pleine période maccarthyste, rien de mieux que des mensonges pour travestir la réalité de l’oppression des femmes, (en particulier à travers la réalité sociologique des auteurs de viol). Les risques qu’une femme se fasse agresser dans une ruelle sombre, la nuit, par un déséquilibré présentant une large cicatrice sur le cou sont réels, mais bien moins fréquents que ceux de se faire violer par une personne de son entourage, et ce, quel que soit son milieu (bourgeois compris). Ce risque augmentera d’autant plus que cette personne appartient à la secte du petit Jésus (ou à toute autre secte).

Les acteurs (parfaitement dirigés par la cinéaste) auraient mérité mieux que cette chose vulgaire à défendre… (Sans parler du sujet.) Ida Lupino n’est pas simple réalisatrice de cet objet, elle en est également productrice. Je doute que l’on puisse tout mettre sur le dos du code Hays ou de l’époque. J’admire le talent et la présence de l’actrice, mais de ce que j’ai vu pour l’instant de ses productions, il n’y a pas grand-chose à sauver.


Outrage, Ida Lupino (1950) | The Filmakers


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L’Incident, Larry Peerce (1967)

Note : 4.5 sur 5.

L’Incident

Titre original : The Incident

Année : 1967

Réalisation : Larry Peerce

Avec : Tony Musante, Martin Sheen, Beau Bridges, Brock Peters, Ruby Dee, Jack Gilford, Thelma Ritter, Gary Merrill, Jan Sterling, Donna Mills

— TOP FILMS

Variation new-yorkaise et brutale du Crime de l’Orient-Express. Le film reprend un des gimmicks favoris du cinéma qui consiste à développer une poignée de personnages avant de les réunir dans un même espace (la réunion se passe dans une rame de métro, pile à la moitié du film). Le procédé sera particulièrement apprécié dans les futurs films catastrophe des années 70 et connaîtra un regain d’attention avec des variations moins « chorales », plus narratives, dans les années 90 avec les films de Quentin Tarantino. Autres références et sous-genres associés : le film de transport. De Lifeboat (canot) à Airport (avion) en passant par H-8 (bus), quel que soit le moyen de transport, le huis clos (souvent partiel) fait toujours son effet. On pense également ici particulièrement aux Pirates du métro (1974). En général, les récits qui mêlent ces deux thèmes narratifs procèdent de manière opposée : on passe du transport à un autre huis clos. Le modèle du genre est Boule de suif, qui a inspiré consciemment ou non Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Ici, le récit se construit plutôt dans une logique de convergence dans laquelle différentes lignées finissent par se ramifier en un seul point (une spécialité d’Agatha Christie, même si cette convergence a toujours lieu au début – ici, elle intervient au milieu du film).

Dans ce genre d’exercice périlleux, tout repose sur un bon scénario, mais surtout sur une distribution parfaite. Le spectateur entre de plein fouet dans une situation que l’on comprend n’être qu’un prétexte à définir le caractère des personnages. Avant que tout ce petit monde se retrouve confiné dans un même espace, tout l’intérêt de l’intrigue repose non pas sur l’action, sur une suite d’événements, mais sur la personnalité et le talent des personnages et de leur interprète. Les acteurs ont toujours adoré ce type de rôles qui les remettent au centre du jeu. On est à New York, ça ne devait pas être bien difficile de trouver des acteurs de talent issus des nouvelles méthodes de jeu. En dehors d’un ou deux vieux dont le jeu caractéristique de l’ancienne école (l’inusable Thelma Ritter par exemple), avec leurs tunnels pas forcément maîtrisés, passe assez mal la rampe (de métro), les acteurs sont remarquables une fois réunis. Ils aident ainsi à parfaitement retranscrire la tension de la situation.

Sur le fond, le sujet peut également être vu comme une allégorie de nos sociétés égocentriques, surtout citadines, dans lesquelles on se laisse aliéner par nos terreurs individuelles et finit par montrer notre impuissance à faire « société » au milieu d’individus hétéroclites. Depuis, me semble-t-il, ces réactions apathiques ont été étudiées par les comportementalistes en confirmant qu’à partir d’un certain seuil ou en fonction de conditions spécifiques, les responsabilités se diluent et personne n’agit, surtout si aucun des témoins ne tire l’alarme en premier pour appeler « à faire bloc » contre un danger ou pour aider au contraire une personne en danger (les deux cas se présentent dans le film : d’abord avec l’ivrogne inconscient laissé pour mort dans l’indifférence générale, puis avec les agresseurs qui s’en prennent tour à tour à chaque entité de la rame).

En faisant quelques recherches, je tombe sur ce papier qui stipule que les travaux de ce type ont commencé après un fait divers étant survenu… à New York en 1964 : une femme aurait été tuée sans qu’une trentaine de témoins osent intervenir. (Le film n’a rien à voir, c’est un remake d’un film de télévision diffusé en 1963, mais la coïncidence mérite d’être notifiée.) Dans ce papier, on peut ainsi lire : « En présence de témoins passifs, une personne tend à rester elle-même passive, et d’autre part, des groupes de trois individus ont moins de chance de rapporter l’incident que des individus isolés. » (C’est significatif, mais dans le film, la question se pose d’intervenir directement, donc de se mettre soi-même en danger. L’étude date un peu, compte tenu des difficultés à faire des expériences sociales, possible que des travaux plus récents montrent des informations plus éclairantes.)

À supposer que dès qu’un premier témoin montre la voie, tous les autres suivent, ici, au bout d’une demi-heure de terreur et d’agressions diverses, c’est l’un des plus « démunis » qui finit par lever la main (sa seule valide) pour s’opposer aux agresseurs, tandis que les autres resteront les bras ballants. Jusque-là d’ailleurs, c’était presque toujours ceux que l’on considère comme les plus faibles qui osaient le plus répondre aux agresseurs : une vieille dame qui donne une claque à l’un des deux voyous, une autre qui se lève pour leur demander d’arrêter d’importuner l’un d’eux. Les hommes (et plus encore le soldat valide) se distinguent pour leur lâcheté. Un événement subtil à la fin du film témoigne également des tensions raciales de l’époque : quand les passagers arrivent enfin à stopper le métro et à appeler la police, instinctivement, les agents appréhendent le seul Noir de la rame… (Ils s’en prenaient aux Noirs sans tabou.) C’est peut-être un détail, mais ça veut dire beaucoup…

Autre allégorie possible (plus hasardeuse encore, mais jouons les « critiques de cinéma », rarement à court d’audaces interprétatives…) : la rencontre tumultueuse entre la jeunesse turbulente et insaisissable qui s’emparera bientôt d’Hollywood et toutes les figures conservatrices du cinéma de papa. Le vagabond (qui fait faux bond) ; le Noir qui ne veut pas faire de vague parce qu’il se sait sur la sellette (figure classique de Sidney Poitier depuis Graine de violence) ; le rebel without a cause affublé de sa veste coupe-vent inspirée des letter jackets d’université ; le bon soldat en permission ; l’homosexuel forcément tourmenté ; l’ancien alcoolique à l’affût d’une seconde chance ; la femme de professeur insatisfaite ; la mère écervelée qui a le cœur sur la main ; le couple de vieux qui se chamaille depuis le premier jour de leur mariage et qui déteste voir que le monde leur échappe…

Parce qu’effectivement, le cinéma est à un tournant. Le film est sorti en 1967, année charnière dans la production américaine : Hollywood sort enfin la tête de l’eau avec Bonnie and Clyde et Le Lauréat. L’Incident n’a pour autant pas grand-chose à voir avec le Nouvel Hollywood. Filmé sur la côte est, il aurait d’abord été financé de manière indépendante avant que Zanuck sauve le film de la faillite et en assure la distribution pour la Fox. Le film n’en reste pas moins le produit d’une époque qui, par contraste, éclaire l’éclosion de ce nouveau système.

Martin Sheen sera une des figures du Nouvel Hollywood, un peu plus tard, avec La Balade sauvage, de Terrence Malick (sorti en 1973). Beau Bridges sera vite employé à Hollywood, mais pas vraiment dans de grands films représentatifs de l’époque comme ce sera le cas pour son frère (il faudra attendre Norma Rae, de Martin Ritt, en 1979, mais une autre ère a déjà débuté). Brock Peters a souvent tourné dans des films avec Charleton Heston (allez savoir pourquoi) et est apparu dans des films d’Otto Preminger (Carmen Jones, Porgy and Bess), de Lumet (Le Prêteur sur gages) ; il tenait un rôle clé dans Du silence et des ombres (l’un des seuls acteurs noirs de premier plan à cette époque avec Sidney Poitier – qu’il a croisé sur Porgy and Bess). Quant à Larry Peerce, il suivra une carrière de réalisateur à Hollywood plutôt anecdotique selon les standards actuels (loin du Nouvel Hollywood, les studios continuent à produire des films de supermarchés, éventuellement rentables, mais ne laissant aucune trace dans l’histoire). Notons toutefois Un tueur dans la foule pour lequel il renoue avec le thriller confiné, mais dans un genre opposé (grand spectacle) et dans lequel, presque dix ans après L’Incident, il s’offre à nouveau les services de Brock Peters et de Beau Bridges.


L’Incident, de Larry Peerce 1967 The Incident | 20th Century Fox, Moned Associated


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Black Christmas, Bob Clark (1974)

Note : 4 sur 5.

Black Christmas

Année : 1974

Réalisation : Bob Clark

Avec : Olivia Hussey, Keir Dullea, Margot Kidder, John Saxon, Marian Waldman

Voir réunis dans un même film dans lequel ils sont amants la Juliette de Franco Zeffirelli et le Dave Bowman de 2001 (deux chefs-d’œuvre de 1968), voilà qui est plutôt inattendu. Surtout quand on y trouve par ailleurs la future Lois Lane de Superman en version trash.

Honneur donc, tout d’abord, aux acteurs, parce que c’est eux (au propre comme au figuré ?) qui tiennent la baraque. Dans un thriller, un film d’horreur ou dans tout autre film de genre, quoi qu’on en dise, le talon d’Achille, bien souvent, c’est l’interprétation des acteurs. À travers eux, passe l’essentiel de la crédibilité de l’histoire. Vous pouvez écrire un scénario rempli d’incohérences, certains interprètes (cela vaut aussi pour la mise en scène) peuvent vous masquer ces défauts grâce à leur sincérité, à la manière dont ils défendent un personnage ou grâce parfois à leur seule présence à l’écran.

Pour le reste, je ne vois pas tant que ça de contradictions ou de plot holes. Les zones d’ombre servent sans doute à leurrer le spectateur. Tout demeure confus, le twist final nous embrouille un peu plus, on y voit que du feu. Le scénario a même une qualité indéniable : cette incertitude, cette fin ouverte irrésolue poussent le spectateur à vouloir se refarcir au plus vite le film. Si vous regardez le film sur Netflix, cela ne changera pas grand-chose, mais au cinéma, cela relève presque de l’idée marketing de génie. La structure du récit ajoute habilement des éléments à la connaissance du spectateur qui a presque le luxe d’être plongé dès la première séquence dans un jeu de va-et-vient entre perception des proies innocentes et perception de l’assassin (raison pour laquelle d’ailleurs, à force de vues subjectives, on ne verra jamais le visage du meurtrier). Certains de ces éléments, en apparence tous anodins, pourraient éclairer notre lanterne (avant que la police s’en mêle) sur l’identité, le passé ou les motifs de l’assassin. En plus de forcer l’attention du spectateur, ce classique du thriller dont s’est emparé le film d’horreur, permet non plus de développer l’image de l’assassin (qui restera tapi dans l’ombre jusqu’à ne plus devenir qu’une grande tache de Rorschach soumis à toutes les interprétations possibles, même absurde), mais les relations entre les victimes. Manière détournée et habile d’évoquer deux sujets principaux : le fossé entre deux générations (l’une, conservatrice, l’autre, plus provocatrice, libre, et parfois obscène — les deux partagent le même attrait pour l’alcoolisme) et l’émancipation des femmes (refus de se marier, d’avoir un enfant et souhait de poursuivre ses études).

Je vois deux films à rapprocher de celui-ci. Sans doute un peu parce que je les apprécie, parce que je les ai vus récemment, mais aussi parce qu’ils en possèdent des qualités ou des éléments identiques. Bunny Lake a disparu (Otto Preminger, 1965) et La Résidence, de Narciso Ibáñez Serrador (1969).

Dans Bunny Lake a disparu, de la même manière le tueur se révèle être l’homme le plus proche du personnage féminin principal (et ironiquement, il s’agit du même acteur à dix ans d’intervalle : Keir Dullea). Si beaucoup de films jouent sur les clichés, on peut au moins noter que ces deux films pointent du doigt une réalité bien connue de la police : vous cherchez un meurtrier ? Neuf fois sur dix, il s’agira du petit ami, de l’ex, du frère, etc. de la victime. La résidence de Black Christmas, la chambre de Miss Mac d’où l’assassin peut parfois passer ses appels surtout, n’est pas sans rappeler l’école de Bunny Lake a disparu (surtout avec son dernier étage occupé par l’ancienne directrice). Les deux films jouent par ailleurs très bien sur une forme de folie, certes extrême, mais très réaliste : si certains films d’horreur choisissent le parti pris de l’outrance et de l’effet gratuit comme à l’époque du grand-guignol, on prend exactement le contre-pied ici de cette mouvance (on aura compris que je déteste les séries Z). Au mieux, on garde la folie de l’assassin bien à distance grâce à l’usage récurrent du téléphone.

Deuxième film donc, La Résidence. Deux early slashers comme on dit avec l’accent. On retrouve l’idée de « maison de sororité » dont la tranquillité est violée par un détraqué et l’idée de film à élimination. La résidence universitaire deviendra un trope particulièrement apprécié pour rameuter le public adolescent dans les salles. (Et d’une certaine manière, ce trope apparaissait déjà à l’échelle de la ville dans L’Étrangleur de Boston.)

Ces trois films ont par ailleurs en commun le fait de ne pas être… hollywoodiens. Comme quoi, ça n’a pas toujours été le Hollywood underground qui a su redonner de l’élan aux genres. Un est britannique, un autre espagnol et un autre canadien. (Certains évoqueront le giallo, mais comme je suis loin d’être amateur de ce genre qui précisément évoque pour moi une forme de grand-guignol pisseux, je laisse tout rapprochement ou toute comparaison aux autres.)

J’ai mentionné les acteurs et le scénario (je partagerai un jour toutes mes notes sur le confusionnisme…). En revoyant le film, je me suis attaché un peu plus à la réalisation, et c’est du propre. Les effets sonores plongent réellement le spectateur dans une ambiance malsaine mais subtile (l’idée des cordes de piano est parfaite), chaque mouvement de caméra, chaque zoom, chaque ajustement, chaque montage alterné resserré (souvent pour suggérer une forme de crime sacrificiel et cathartique à la Apocalypse Now), chaque vue subjective participe à cette atmosphère. C’est de l’orfèvrerie. On est loin de la série B. Quand on regarde la lenteur de certains plans par exemple, ou quand les portes sont brutalement défoncées, on remarque que Clark maîtrise le tempo à merveille.

La mode du slasher semble être déclenchée : en cette même année 1974 sort un autre film, bien plus trash (et par conséquent plus mauvais) : Massacre à la tronçonneuse. On remerciera au moins à ce genre d’avoir sans doute inspiré en partie la fin d’Alien à travers un de ses motifs préférés : la femme rescapée. (Même si ici, on peut encore supposer que Jess finisse assassinée vu que les appels de « Bill » ne surgissent qu’après chaque meurtre — c’est du moins ce qui est suggéré dans la dernière séquence.)

J’ai l’impression que ça me fait le coup en ce moment une fois sur deux : à chaque nouveau film visionné, je me rends compte qu’un des acteurs principaux vient de disparaître… La petite amoureuse de Shakespeare, Olivia Hussey (un de mes amours d’adolescent), est donc décédée il y a moins de deux mois. Voilà pourquoi, peut-être, je réduis mes visionnages ces derniers temps. Je porte la poisse.

(Mon nom anglais à l’école, c’était Billy.)


Black Christmas, Bob Clark 1974 | Film Funding Ltd., Vision IV, Canadian Film Development Corporation, Famous Players


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No Lies, Mitchell Block (1973)

Note : 4 sur 5.

No Lies

Année : 1973

Réalisation : Mitchell Block

Avec : Shelby Leverington, Alec Hirschfeld

Un petit chef-d’œuvre du cinéma vérité traitant de la question du viol et de sa perception avec une mise en abyme pouvant rappeler le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache ou de quelques autres. Le film français reposait sur un exercice de style explicite de reproduction de la « vérité ». Aucun moyen ici de savoir ce qu’il se cache derrière la conception du film : s’agit-il d’une improvisation, d’une improvisation dirigée, de la reproduction d’un texte créée pour l’occasion, d’un témoignage réel ? La réponse à cette question reste ouverte. Et l’intérêt de ces quinze minutes repose sur le renoncement à y répondre.

Faut-il que les questions des spectateurs soient aussi obscènes que celles posées par un idiot de cameraman à une femme qui lui avoue avoir été violée ?

Un homme muni donc d’une caméra suit une femme chez elle alors qu’elle se maquille. Sorte d’interview impromptue comme on peut en faire quand on n’a rien préparé, ils plaisantent et cherchent un sujet de conversation digne d’être évoqué. L’extrait qui semblait alors sortir d’un catalogue des grandes banalités prend un tour inattendu quand la femme évoque tout à coup le viol qu’elle a subi la semaine précédente. Les questions du cameraman se font alors insistantes, obscènes, malvenues. Et l’on assiste, consternés, à l’épouvantable mise à l’épreuve de la parole livrée. Instant volé, séquence préparée ? Mystère.

Les victimes de viol souvent placées face au dilemme de parler, de témoigner, de porter plainte, d’être crues sans savoir comment, voient les conséquences cruelles de ce dilemme s’ajouter à leur traumatisme initial. Parler au risque de devoir se justifier, forcer les autres à se déterminer sur une vérité à laquelle ils n’ont pas accès ? Subir la suspicion, l’incrédulité, les maladresses ?

Cette courte séquence illustre bien ce dilemme de la victime craignant une forme de double peine si elle parle. Et à cela s’ajoute, pour nous, spectateurs, un double sens qui questionne : la place de la caméra peut tout aussi bien servir de facilitateur, aider à faire jaillir la vérité, que représenter un exercice de pure mise en scène. Au même titre qu’une femme qui témoigne de son viol et dont le récit est mis en doute, on ne sait ici si l’on peut croire ce que l’on nous raconte. La perception de la fiction et de la réalité devient trouble : le spectateur doit-il croire ce qu’il voit ?

Imaginons par exemple que le récit de ce viol soit exact et non une histoire racontée par nécessité du moment, non une improvisation (dirigée ou non) : en dehors de la situation un peu clichée et statistiquement moins vraisemblable qu’un viol commis par une personne connue de la victime (sauf si aux États-Unis à l’époque les viols pouvaient plus arriver dans un recoin sombre avec un inconnu brandissant un couteau pour vous menacer), le récit contient nombre d’éléments propres aux témoignages effectués par les victimes de viol. Incrédulité et mise en doute de la violence subie face à la manière dont la victime réagit ; difficulté à aller porter plainte et à fournir des preuves de son agression ; réactions déplacées de la personne à qui la victime se confie accentuant son traumatisme ; la peur ou la lassitude de ne pas être crue ; injonction à se comporter de telle ou telle manière, etc. En ce sens, on aurait tout lieu de croire que le film puisse aujourd’hui servir de support informatif dans le cadre de l’éducation à la sexualité, au consentement et au viol…

Reste le double sens du film : rien ne dérange plus que cette mise en abyme du doute. Notre incapacité, en tant que spectateur, à déterminer le vrai révèle immanquablement notre impuissance à réagir face à de tels aveux. Ce confusionnisme renforce, par analogie, le malaise et l’incertitude de la situation dans laquelle le vrai demeure insaisissable. Suspendre son jugement, mais à quel prix ? Si les doutes exprimés du cameraman frôlent l’indécence et s’ajoutent au traumatisme du viol, qu’en est-il des doutes du spectateur ?

En plus du film d’Eustache précédemment cité, il faut rapprocher No Lies du Symbiopsychotaxiplasm de William Greaves (1968) et du Bébé de Mâcon de Peter Greenaway (1993). Le court métrage de Block diffère des deux films expérimentaux (d’Eustache et de Greaves) dans le sens où l’on ne saura jamais le sens réel du film, de sa part de réalité et de préparation. Le film de Greenaway joue, lui, de la même manière, et grâce à la mise en abyme, avec la perception du réel ; le viol n’est plus seulement évoqué : il se produit devant les yeux du spectateur (mais lequel ?). Dans le film de Block, des questions demeurent. S’agit-il d’une séquence préparée entre l’actrice et le cinéaste ? Dans ce cas, le récit est-il authentique (l’un n’étant pas directement lié à l’autre : ils auraient pu se mettre d’accord pour raconter une expérience bien réelle) ? La séquence filmée n’est-elle que le résultat d’une improvisation dans laquelle tout serait inventé pour les besoins du film ou le fruit d’un aveu spontané et sincère (comme un appel à l’aide) ? Faut-il savoir pour comprendre ?

En matière de faux documentaires, de films d’improvisation, le spectateur (voire le critique) se sent souvent investi d’une étrange mission : picorer des informations dans le but de répondre à toutes ses questions. La suspension de jugement procure une forme d’inconfort qui doit être étouffé : certains savent forcément le « vrai ». Mais les questions de spectateurs sont-elles toutes légitimes ? L’inconfort doit-il sans cesse être combattu ? Et quand dans la vie, vous vous trouvez face à l’impossibilité de juger, sans « exégètes » pour aiguiller votre jugement, que faites-vous ? L’inconfort altère-t-il l’expérience et le sens que l’on donne à une œuvre ? Puisque l’art est essentiellement fait de malentendus, pourquoi aller courir aux nouvelles, après les vérités, et prendre le risque de dénaturer un film quand la réussite de celui-ci consiste justement dans le fait qu’il n’intègre aucune résolution capable d’étancher notre soif de vérité.

Il n’y a pas à croire : suspendre son jugement n’impose pas de méjuger les implications traumatisantes d’un crime. Si dans le réel, la formule performative « je te crois » peut s’adresser aux proches d’une victime qui se confie, face à un film, a fortiori face à un film vieux de plusieurs décennies, aucune intimité ne nous oblige à de telles précautions. L’ami, le parent, voire la simple personne à qui une victime ferait part du viol qu’elle a subi, n’est ni juge ni avocat. Il peut « croire ». Dans ce cas, le cameraman dans cette séquence est-il, lui, un paparazzi ?… Libéré de cette obligation de croire, le spectateur peut s’autoriser à questionner le vrai et mettre à l’épreuve sa capacité à suspendre son jugement (croire ou savoir si le dispositif proposé relève du mensonge de la création ou de la sincérité). Son ignorance ainsi mise en perspective avec celle du proche (ou du cameraman) qui exprime ses doutes doit lui faire prendre conscience du dilemme auquel sont confrontées les victimes quand elles font face à l’incrédulité de leur entourage ou quand elles préfèrent ne rien dire. Son privilège à lui, spectateur, il est de pouvoir éviter les maladresses et les indélicatesses. Ce confort relatif (confort du spectateur qui n’a pas à « croire », relativisé par l’inconfort de ne pas savoir si une séquence « dit le vrai ») doit le forcer à s’interroger non plus sur la réalité des faits, mais sur la manière dont lui réagirait face à un tel témoignage. Un film, littéralement, expérimental.

Pas mal pour une séquence d’un quart d’heure prise sur le vif (ou pas).

Revisionnage après des années à chercher parfois la référence de ce film indispensable (il figure d’ailleurs dans la liste de 1973). Le film a été placé à la banque des films du Congrès (The National Film Registry). Disponible ici.


No Lies, Mitchell Block 1973 | Direct Cinema Limited

Les Vaincus, Michelangelo Antonioni (1953)

la faute des jeunes

Note : 3.5 sur 5.

Les Vaincus

Titre original : I Vinti

Année : 1953

Réalisation : Michelangelo Antonioni

Avec : Franco Interlenghi, Anna Maria Ferrero, Jean-Pierre Mocky, Patrick Barr, Peter Reynolds

En 1953, Michelangelo Antonioni met donc en scène une série de trois histoires sur la délinquance juvénile dans Les Vaincus. Il commence son film en précisant que ces histoires criminelles, bien que fictionnelles, auraient tout aussi bien pu être réelles, car elles s’inspirent d’une série de crimes impliquant des adolescents en Italie, en France et en Angleterre. Cette délinquance n’a rien d’ordinaire, car elle implique des personnes de bonnes familles. Pour trouver une explication à cette violence, on parle alors de « génération perdue », celle des enfants élevés pendant la guerre, sans valeur sinon assujettie à l’individualisme et au capitalisme. Parmi les trois histoires, il y en a une qui se tient en France avec Jean-Pierre Mocky : volontiers mythomane, ce gosse de riche est la victime d’autres gosses de riche qui fomentent un assassinat pour lui faire les poches. Toutes les histoires démontrent l’extrême légèreté des motifs criminels. Ah, les jeunes, c’est toujours de leur faute. Manquerait plus qu’ils se laissent pousser les cheveux et réclament la liberté sexuelle.

Il est curieux de voir combien le cinéma toujours tient compte de son époque et vient à contredire les stéréotypes dans lesquels certains aiment à se vautrer de nos jours pour ramener des électeurs faciles à eux. On voit aujourd’hui que l’apprenti fasciste, élève Attal, prétend que la délinquance juvénile est en explosion, quand les chiffres disent que c’est faux. Et lui, comme tous les autres, met cette prétendue explosion de violence des jeunes sur le compte de la pandémie ou de la démission des parents (il n’est pas question de violence policière dans le film). On retrouve une partie des arguments retrouvés après-guerre. En partie seulement. Parce qu’ici, on comprend vite qu’il n’est pas question de se questionner sur la violence des fils à papa, mais des sales gosses des cités. Surtout s’ils ne sont pas très catholiques.

Antonioni a raison. Si les films, ce n’est pas la réalité, ça pourrait tout autant l’être parce qu’ils illustrent souvent mieux que les données des experts que personne ne veut écouter (les saletés politiques font exactement la même chose sur la délinquance juvénile que sur l’immigration : ils se foutent de la réalité des chiffres, surtout quand elle infirme leur politique d’apprentis fascistes), une réalité que certains préfèrent ne pas voir parce qu’il leur est plus profitable de raconter des histoires que l’on ne croirait pas en film sur des personnes bien réelles, et sur lesquelles ils crachent à longueur de journée afin de leur faire porter la responsabilité de leur incompétence et de leurs trahisons. En l’occurrence, voir que 70 ans après, les ficelles du genre « c’était mieux avant », « y a plus de respect pour les anciens » marchent encore, c’est d’utilité publique. La différence, majeure celle-là, c’est qu’en 1950, la société se mettait en place pour réassurer à sa population une forme de bien-être qui leur avait été interdit pendant les années de guerre : des organismes voyaient le jour pour sa santé, on donnait le vote aux femmes, bref, on prenait la mesure du danger fasciste auquel la population venait d’échapper. Nous, on y fonce à nouveau tout droit. Plus on en parle du fascisme, plus on est attirés par lui. La bave à la lèvre contre les fainéants, les pauvres, les chômeurs, les jeunes, les fonctionnaires, les gosses des cités, les musulmans, les gauchistes ou les défenseurs de l’environnement.

Les vaincus, c’est nous. Les gosses de riche ont fini par la gagner leur guerre. Dans le film, tous les jeunes assassins finissent par reconnaître leur crime. Mais ce n’est qu’un film. Dans la réalité actuelle, les gosses de riche sont au pouvoir et ont trouvé des moyens beaucoup moins salissant et compromettant de vouer leur vie à l’individualisme, quitte à multiplier les crimes. Il suffira seulement de raconter des histoires en venant cafter auprès de papa ou de la police : « c’est pas moi, c’est l’autre. » Aujourd’hui, cela marche toujours. Les gosses de riche sont des criminels, mais c’est toujours la faute des victimes de la société si elle ne tourne pas rond. Responsable, mais pas coupable. Raconteur de fables. Vainqueurs face aux vaincus.


Les Vaincus (I Vinti), Michelangelo Antonioni 1953 | Film Costellazione Produzione, Société Générale de Cinématographie


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La Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven (1972)

Note : 2.5 sur 5.

La Dernière Maison sur la gauche

Titre original : The Last House on the Left

Année : 1972

Réalisation : Wes Craven

Avec : Sandra Peabody, Lucy Grantham, David Hess, Fred J. Lincoln, Jeramie Rain

Rien de bien folichon. Une histoire inspirée de La Source qui rappelle par certains côtés Délivrance sorti la même année. Je veux bien que le film en ait inspiré pas mal par la suite (surtout au rayon rape and revenge), mais au fond, le cinéma américain se découvre une seconde vie avec les caméras légères et la fin des restrictions, il est normal d’explorer de nouveaux espaces et limites. La fameuse banlieue qui sera si souvent le théâtre des films d’horreur futurs, on la retrouvait tout autant dans les films noirs et séries B d’antan. C’est parfois si mal filmé qu’on pourrait se penser dans un film de John Waters (le début notamment est terriblement statique) : Pink Flamingos est aussi sorti en 1972. L’air du temps. Tous les chemins, après la dernière maison sur la gauche, mènent à l’horreur… L’Italie, notamment, réalisait déjà de son côté des slashers avec des moyens plus conséquents (sans oublier, l’Espagne, avec l’exemple de La Résidence).

Pour recontextualiser les choses, 1972, c’est l’année de sortie aussi du premier film porno exploité aux États-Unis. Quant à Délivrance, déjà cité, il est peut-être moins cru, mais c’est un film à gros budget avec potentiellement plus d’impact qu’un film indépendant qui ne pourra avoir eu son petit effet que de manière confidentielle. Les outrances aident à taper dans l’œil du spectateur alors que Hollywood semble rebattre les cartes. En 72, le spectateur américain était donc servi, à condition que ces films sortis au même moment aient bénéficié d’une exploitation égale (ce qui est rarement le cas pour de tels films). Massacre à la tronçonneuse, que le film aurait pu éventuellement inspirer viendra en 74. Tandis que La Nuit des morts-vivants, pour recontextualiser encore, c’est 1968.

Loin de moi l’idée de minimiser l’importance du film, mais je pencherais plutôt pour une influence tardive et un jalon dans le cinéma d’horreur que les amateurs du genre auront probablement mal identifié à l’époque. Il y a des modes qui sont lancées par le succès de certains films (la mode des films apocalyptiques grâce à Airport ou Colossus), et il y a des usages qui sont des voies explorées par diverses personnes non pas par mimétisme, mais parce que la voie était désormais libre. Si tous se mettent à faire, indépendamment (dans tous les sens du terme), des films, c’est moins parce qu’ils se copient et se connaissent que le fait qu’ils puissent désormais réaliser des films avec de faibles moyens et le distribuer dans des réseaux de distribution alternatifs. Que ce soit pour les films pornographiques, les audaces de Waters, les slashers et les rape and revenge films, l’histoire est la même.

Cela étant dit, aussi mauvais que le film puisse être, il trouve un second souffle salutaire vers la fin, assez cathartique, je dois avouer, quand les deux parents bourgeois s’en prennent à leur tour aux quatre criminels en fuite. L’humour, typique des films futurs de Wes Craven et de toute une génération de réalisateurs, prisonniers volontaires de l’adolescence, est également le bienvenu. Sans cet humour, pas de catharsis, pas de second degré, et le piège de nombreux films de vengeance dans lequel tomberont les films qui en reprendront le principe : on ne s’amuse plus et cela devient au contraire gênant parce qu’on se pose la question de la morale dans l’histoire.

Craven, au moins, me paraît assez peu ambigu ici. L’avantage de ne pas trop se prendre au sérieux. Dans la catharsis, plus de morale, comme au carnaval : on intervertit les rôles, les codes disparaissent, et on s’amuse pour purger les tensions passées… Quand le père prépare des pièges pour zigouiller les meurtriers de sa fille, façon Maman, j’ai raté l’avion, il n’y a rien de sérieux dans cet exercice. C’est purement cathartique. Les adolescents qui feront le succès des films de Wes Craven dans les décennies suivantes ne regarderont pas ses films par goût du macabre, mais bien parce que c’est amusant. Ceux qui sont dérangés sont ceux qui prennent ces films au premier degré. Si parfois certains films tombent un peu trop dans l’ambiguïté et foutent mal à l’aise (Henry, portrait d’un serial killer, par exemple), c’est que le côté ludique et cathartique du genre semble oublié. C’est loin d’être le cas ici, mais ça n’en fait pas pour autant un bon film.


La Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven (1972) The Last House on the Left | Sean S. Cunningham Films, The Night Co, Lobster Enterprises


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Scènes de chasse en Bavière, Peter Fleischmann et Martin Sperr (1969)

Note : 2.5 sur 5.

Scènes de chasse en Bavière

Titre original : Jagdszenen aus Niederbayern

Année : 1969

Réalisation : Peter Fleischmann et Martin Sperr

Avec : Martin Sperr, Angela Winkler

Rien à redire sur l’écriture et la formidable mise en place. Tout devait déjà être parfaitement réglé dans la pièce de théâtre écrite et montée par l’acteur principal du film. Il se passe toujours quelque chose à l’écran, dans un rythme assez fou, puis, quand il faut, Sperr ou Fleischmann ont su ralentir parfois la cadence et baisser le ton.

Pas assez toutefois pour moi. Même si on y retrouve certains aspects des personnages sans limites des films d’Imamura que j’adore, l’attractivité est bien différente. Toute cette agitation m’épuise. Difficile d’éprouver la moindre empathie pour ces villageois. Cliché contre cliché, le film semble reproduire des stéréotypes à la limite de la pauvrophobie (paysans arriérés et dégénérés) alors même qu’ils s’amusent, de leur côté, des penchants supposés de l’un d’eux et pour lesquels il aurait fait de la prison. On a vu que la perpétuation de certains stéréotypes de classe ou spécifiques à des régions pouvait à l’occasion de certaines affaires porter préjudice à des personnes incriminées victimes de l’image qu’ils pouvaient avoir et de la manière malhabile de se défendre (en France, je pense à l’image que peuvent avoir les gens du Nord : ils ont subi un procès qui s’est révélé être un grand n’importe quoi et qui est devenu un exutoire fou ajoutant aux premières victimes, celles des préjugés des institutions qui les ont jugés).

C’est brutal, sans filtre, et ce n’est pas beau à voir. Du naturalisme maîtrisé, certes, mais épuisant. Le fait que l’acteur principal interprète la victime des clichés des villageois homophobes n’aide pas pour autant à sauver l’impression générale que laisse le film du début jusqu’à la fin. Du dégoût. Et une certaine incompréhension à ce qu’aurait pu vouloir dire Sperr dans ce jeu de massacre sordide, méchant et laid. Le plus troublant, peut-être, c’est bien que formellement ce n’est pas un mauvais film, ce qui le rend d’autant plus étrange ou monstrueux.


Scènes de chasse en Bavière, Peter Fleischmann et Martin Sperr (1969) Jagdszenen aus Niederbayern | Houwer-Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1969

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Mandingo, Richard Fleischer (1975)

Twelve Years a Slave, jamais puceau

Note : 4 sur 5.

Mandingo

Année : 1975

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : James Mason, Susan George, Perry King, Richard Ward, Brenda Sykes, Ken Norton, Lillian Hayman

Je me demandais dans mon commentaire dédié à La Fille sur la balançoire s’il y avait des cycles et si, en 1955, le film de Fleischer pouvait en être le début. Eh bien, si cette hypothèse avait besoin d’être confortée, on pourrait affirmer qu’avec Mandingo, on frôle la fin de ce cycle amorcé vingt ans plus tôt : on atteint ici un sommet dans ce qu’il est possible de montrer au cinéma (a contrario, Sweet Movie ou Pink Flamingos sont une illustration de ce qui demeure impossible de montrer au cinéma).

Dans La Fille sur la balançoire, on parle beaucoup, on suggère, on heurte pas mal la bienséance, mais on sauve encore les apparences. Ici, au contraire, on déploie un large éventail d’abominations et toute la créativité des auteurs du film semble avoir été mise à profit pour faire le compte de ces horreurs.

Mandingo n’est pas un film sur l’esclavage, c’est un film sur l’horreur de l’esclavage avec, comme point de focalisation, la violence et l’exploitation sexuelles. Le film ferait presque figure de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe entre maîtres et esclaves sans oser le demander : il illustre efficacement l’idée qu’en absence de droit, d’État de droit (alors même qu’on est censé être dans un pays des Lumières), les hommes ne se privent pas pour faire jouer de leur impunité et de leur sadisme sur d’autres hommes, en particulier quand ces hommes sont des femmes avec un vagin pour se divertir et un ventre pour engendrer de la marchandise…

Mais l’homme blanc qui déploie ainsi toute sa créativité pour soumettre l’esclave à ses idées les plus folles doit apprendre qu’il y a toujours un prix à payer à ses folies (Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, etc.). Si la famille de riches propriétaires terriens touche le fond dans Mandingo, c’est déjà pour montrer les étincelles de rébellion qui jaillissent de ces situations intenables. La violence répondra à la violence. Quand Sade avait écrit Justine, en faisant le compte des horreurs possibles, il ne lui avait jamais laissé la possibilité de se rebeller : il fallait l’enfoncer jusqu’au bout, ne pas lui laisser la moindre chance, pour la réduire à sa condition d’être inférieure, de chose soumise. S’il y a un néo-libéralisme, Sade, c’était le proto-libéralisme : il aurait écrit Mandingo, la fin aurait été toute différente, et il aurait au contraire appuyé encore plus là où ça fait mal. Au moins ici, quelques lueurs d’espoir nous sont permises. Quelque chose bouillonne et on se rebelle face à l’autorité et à l’obscurité.

Ainsi, si tout le monde couche avec tout le monde dans Mandingo, ce n’est pas forcément parce que les Blancs adhèrent à la philosophie de Sade, mais bien parce qu’il y a eu un raté dans l’ordre des choses brutales qu’ils ont mis en place. Avant la catharsis et le rééquilibrage ponctuel des forces de la rébellion finale, l’étincelle jaillira de la femme blanche (elle aussi esclave, mais à un niveau moindre que les Noirs). Elle ne le fait pas par vocation, par goût de l’équité ou de la « réforme », mais d’abord par vengeance, par dépit et par revendication presque à pouvoir jouir des mêmes outrances que les hommes (les révolutions sont rarement mesurées).

Tout le monde couche avec tout le monde, mais ce sont toujours les puissants qui baisent les plus faibles. Les maîtres baisent leurs esclaves, les cousins baisent entre eux le soir de leurs noces avant de ne pas trouver ça assez piquant, et les frères baisent leur sœur (le Blanc viole sa sœur, mais si le frère noir couche avec sa sœur, c’est encore parce qu’on leur cache leur lien de parenté — puisqu’on assemble ainsi les frères et sœurs qui s’ignorent comme on le ferrait avec deux animaux, il n’y aura qu’à tuer le rejeton comme un fruit pourri si c’est monstre). Histoire de domination. Le viol est la norme. Même pour ses victimes pour qui c’est une normalité : avant le souffle de la rébellion, la résignation de l’esclave pour qui sa condition est dans l’ordre des choses ; on programme ainsi les viols ; on se fait jolie pour son agresseur ; et on demande à la victime de surtout ne pas péter pour ne pas indisposer son agresseur.

Sur le tableau des abominations : rejetons, mandingos, métis ou mulâtres, voire épouses, on en fait littéralement commerce. Ce qui n’a pas de valeur, on le garde sagement près de soi. Pour en faire une carpette humaine, par exemple. Les propriétaires blancs, liste des courses en main, font leurs petites emplettes au marché d’esclave du coin ; on tâte la marchandise ; et quand on est vendeur, on tient correctement son livre des comptes. L’esclavagisme est une chose sérieuse. Et on assassine les rejetons quand ils ne sont pas de la bonne couleur ; puis, on tue la mère parce qu’on dispose d’un droit de propriété sur son ventre et son vagin.

Mais là où le film est habile, c’est qu’au milieu de toutes ces outrances, il ne manque pas de jouer de subtilités en faisant mine d’éviter le manichéisme ou les jugements hâtifs. On bat ses esclaves, oh, mais on ne le fait, d’abord, qu’avec une pointe de dégoût, parce qu’on peut être Blanc et fragile. « Moi aussi je peux comprendre mes esclaves. Je suis comme eux : blessé par la vie. Je les aime sincèrement. C’est pourquoi je les bats et les viole avec amour. Je suis un tyran contrarié, esclave de sa condition de privilégié. » Et si on se laisse attendrir, le dénouement ne manque pas de nous ramener à la réalité et à leurs rapports de force.

Épisodiquement, avant l’étincelle cathartique finale, les Noirs se rebiffent. Mais il est peut-être plus intéressant justement de montrer leur docilité, leur complicité même, ou leur naïveté — souvent même leur dignité en réponse à la sauvagerie bouffonne de leurs maîtres. Là où Sade avait peut-être manqué son coup avec Justine, c’est qu’on se révoltait à sa place. La gloire des héros ne fait parfois qu’endormir les consciences. Pas de révolution sans consciences éveillées. Il est facile de montrer des héros, se ranger de leur côté, un peu moins de faire appel à l’esprit de révolte du spectateur en lui montrant des opprimés entrer dans une forme de normalité et de « confort ». Pas de révolution sans intelligence. Pas d’intelligence sans compréhension des conditions qui prévalent avant une saine « réforme ». L’habilité du film, elle est là. Faire le compte des abominations, mais laisser entrevoir des étincelles d’espoir. On connaît l’histoire : Mandingo en est une préface. La gloire aux héros endort et laisse entendre qu’il n’y a plus rien à gagner — ou à préserver. La description brutale des réalités nous tient au contraire éveillés, wokes. Parce qu’il est aussi nécessaire de nous montrer à quoi mène les outrances d’une société sans égalité ou d’une société régie par le droit du plus fort.

L’affiche du film reprend ironiquement la charte graphique et l’esthétique d’Autant en emporte le vent. Avec deux couples mixtes. Ou presque. Puisque s’il y a bien rapports consommés « mixtes », on reste loin de l’image d’Épinal et sentimentales : des deux côtés, on parlerait aujourd’hui de viols. On s’interrogerait sur l’idée de consentement, d’emprise mentale… Et si c’est ironique, c’est que le film prétend (et il le fait assez bien) dézinguer l’imaginaire esthétique et moral véhiculé dans les films sur le Sud. Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, gloire aux abominations cachées, révélation des abominations…

Fleischer avait très vite planté le décor : le domaine des propriétaires terriens, bien que parfaitement habité, ressemble déjà à une ruine. Assez des mensonges en se vautrant dans le luxe : les années 70 dévoile tout. Si tout n’était que légèreté et normalité dans ces films sur le Sud, tout ici est montré au contraire dans sa plus brutale vulgarité : dès la première séquence du film, on demande à voir si un des esclaves que l’on veut acheter a des hémorroïdes ; et on en envoie un autre courir chercher un bâton comme on le ferait avec un chien pour juger de son agilité. Taratata ! Tara est en ruine !… Cela ne fait rien : je la rebâtirai !… Mes gens, au travail ! — Oui, ma’m Scarlett. Plus tard, toutes les conversations entre Blancs tournent autour du sexe et de l’exploitation des Noirs, y compris sexuelle. On croirait voir Autant en emporte le vent mis en scène par le Imamura des Pornographes. L’homme sans filtre. Un animal.

L’image de la Southern belle en prend un coup quand le fils boiteux, plus intéressé par ses esclaves comme d’autres le sont par leurs soldats de plomb ou leur train électrique, s’en va rencontrer une lointaine voisine (et cousine) pour la demander en mariage. Belle idée de prendre l’actrice des Chiens de paille pour interpréter ce rôle de cousine à marier, elle aussi passablement en ruine. On garde l’image de son viol sauvage, et on pressent vite que le souvenir du film de Peckinpah saura bénéficier à celui de Fleischer. Autre idée formidable de Fleischer, celle de faire jouer l’actrice comme une participante de télé-réalité, ou pour éviter les anachronismes, comme une collégienne sans éducation. La Southern belle n’est plus la petite fille bien éduquée qu’on nous représente depuis des décennies au cinéma ou ailleurs, mais une fille idiote qui singe grossièrement les attitudes des filles de la haute société. On est plus proche d’une Madame Bovary à deux doigts de sombrer dans le porno que de la Scarlett de David O. Selznick. Susan George, en dehors des scènes où elle doit être ivre, s’en sort d’ailleurs admirablement tout au long du film : arriver à passer de la vulgarité du début à la jalousie outragée, pour finir sur le désœuvrement…, ce n’était pas gagné. Habile encore, car le film ne manque pas avec cette fin de nous rappeler qu’elle aussi (à un niveau moindre que les esclaves pour lesquels elle ne montre paradoxalement, elle, aucune sympathie) est une victime des abominations de son époque.

En 1975, le public était déjà habitué à de nombreuses outrances à l’écran, mais je doute pour autant qu’il ait été bien enthousiaste à l’idée de se voir ainsi rappeler les excès bien réels de l’esclavage (correction : le film boudé par la critique aurait été un succès public). La violence passe encore, la pornographie passe encore, la vulgarité passe encore ; mais on ne touche pas au rêve américain et aux mythes de la nation. L’image du Sud, avec ses grandes richesses distinguées comme on l’imaginerait à la cour de la Reine Victoria à force de les voir reproduites au cinéma, on n’y touche pas. Il est même probable qu’un tel film ne serait plus possible aujourd’hui. Des films sur l’esclavage, on n’en a vu quelques-uns ces dernières années, et presque toujours, ils prennent trop ostensiblement fait et cause pour les victimes. La glorification des héros, toujours. Enfonçage de porte garantie. La peinture lisse et colorée du classicisme. On en prend d’autres et on recommence. Intention louable, mais ce n’est pas du cinéma bien habile. Le classicisme n’a rien de woke, d’éveillé. Au contraire, il a plus tendance à endormir, à se conformer aux usages, même et surtout quand il est question des usages des puissants.

Le film y va sans doute un peu fort (quoique, on peut facilement imaginer le niveau de créativité d’autorités toutes-puissantes en matière de sévices sexuels ou de torture en l’absence de justice — l’imagination des hommes à en persécuter d’autres à l’abri des regards est sans limites), mais si on veut montrer la réalité d’une chose, d’une violence, il faut la montrer telle qu’elle est. Quelques subtilités feront office de fausses pistes ou de dérivatif à la brutalité dépeinte et nous éviteront de tomber dans les excès inverses. Inutile d’embellir les choses, les victimes, pas beaucoup plus : le spectateur est assez grand pour se faire sa morale tout seul. Alors, certes, on frôle le grotesque, l’outrance, mais Fleischer arrive pourtant à insuffler une certaine dignité (chez les esclaves surtout) et de la subtilité (à travers le personnage du fils donc, qui tout en restant un salaud, détonne avec les autres de sa « race ») au film. Les outrances sont là où elles doivent être : dans le comportement ignoble des propriétaires terriens. Et les victimes de ces outrances ne sont pas des héros, mais des victimes ignorant leur condition de victime. Au contraire de leurs « maîtres », elles restent dignes et humaines.

Deux regrets toutefois. L’utilisation de Maurice Jarre à la musique (c’est un choix de Fleischer ou de la production ?…). Assez peu inspiré, le bonhomme. Pas forcément non plus raccord avec « la philosophie » ou l’argument du film. Et il me semble qu’il aurait fallu aller au bout de la logique et suivre la proposition faite dans le script, à savoir faire du fils un être frêle, incertain, une brindille tenant à peine debout, fasciné par ses joujoux humains, avec sa capacité à leur faire n’importe quoi. Pourquoi donc nous mettre un bellâtre aux cuisses de foot américain, cela n’a aucun sens ? Il fallait Dustin Hoffman. Ou Roman Polanski, tiens. Un type viscéralement tordu auquel on pouvait attribuer, comme avec Susan George, une sorte de vice ou de malaise intrinsèque. Et ça n’en aurait que rendu la fin bien plus forte, histoire de rappeler aux spectateurs qui se seraient laissé attendrir par le personnage (pris en pitié, lui, plus que les esclaves peut-être ?) que c’est bien lui l’animal.

La fin du cycle des outrances ? Pit-être… Deux ans après, le public lassé des peintures grotesques et déprimantes faites au cinéma ira voir en masse un blondinet manier le sabre laser, aller sauver sa princesse et se contenter de vulgaires robots achetés au marché d’esclaves… Mon esclave est mort, longue vie au robot.

— Oncle Owen, ce droïde ne fonctionne pas ! Regarde, il perd son suçocompresseur !

— Tu nous revends de la camelote ?

— Itchoua… Nitouba-komba !

— Oncle Owen, et pourquoi pas le bleu, là ?

— C’est le bleu que je veux… Très bien.

— Messire Luke ne sera pas déçu. J’ai servi plusieurs fois avec lui.

— Ah ? Et est-ce qu’il baise aussi ?


Mandingo, Richard Fleischer (1975) | Dino De Laurentiis Company


Sur La Saveur des goûts amers :

Le cinéma doit-il être moral ?

Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

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Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955)

Un samedi de chien

Note : 4 sur 5.

Les Inconnus dans la ville

Titre original : Violent Saturday

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Victor Mature, Richard Egan, Stephen McNally, Virginia Leith, Tommy Noonan, Lee Marvin, Sylvia Sidney, Ernest Borgnine

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Cinéma dans le miroir

Film finement baroque.

C’est d’abord le récit qui adopte une technique de destins parallèles finissant dans un climax attendu par en partager un commun. Avec ses différentes variantes, la technique est héritée des chroniques, du théâtre brechtien, des pièces de Shakespeare ou de bien autres choses encore. Au cinéma, les destins croisés ne sont pas inédits alors que le principe du montage alterné a façonné sa grammaire et son histoire : si on en reste aux destins parallèles partageant une temporalité et un espace communs, Street Scene de King Vidor, par exemple, ou Went the Day Well?, mettaient ainsi en parallèle différentes aventures urbaines.

Plus tard, ce type de récit reviendra périodiquement à la mode : alors que (de mémoire) la science-fiction des années 50 en faisait déjà usage pour montrer les effets d’une invasion au sein de la population d’une même ville (Body Snatcher, Le Village des damnés, Them!, Le Jour où la Terre s’arrêta…), le mélodrame (genre ô combien baroque), bientôt suivi par sa variante télévisuelle (le soap), l’adoptera dès les années suivantes (Les Plaisirs de l’enfer, notamment, mais aussi, la même année, La Toile d’araignée, et plus tard, La Vallée des poupées). Dans les décennies suivantes, ce sont les films catastrophes qui mettront le procédé à profit (c’est très utile pour multiplier les courtes apparitions d’anciennes vedettes : on pense à Fred Astaire dans La Tour infernale ou à Ava Gardner dans Tremblements de terre). Enfin, c’est bien entendu Tarantino qui joue pour ainsi dire presque toujours dans ses films avec les destins croisés et qui en relancera la mode dans les années 90.

Le baroque, ensuite, concernant la forme, pour le coup, inédite, du film de Fleischer. On adopte ici le Technicolor et le Cinémascope, une première pour ce type de films (thriller à petit budget avec une patte ou une ambition mélodramatique, voire sociale et psychologique, comme pouvaient l’être les films de Douglas Sirk ou certains drames de Vincente Minnelli, à commencer par La Toile d’araignée, déjà évoqué et sorti la même année).

Lors de sa longue carrière, Fleischer est connu pour avoir touché à tout, à tous les genres. Et en réalité, il est presque toujours en marge des genres qu’il aborde, travestit et entremêle. Une caractéristique du baroque. Son premier film sur le drame que vit une petite fille au divorce de ses parents était déjà, et reste encore, un film « sans genre ». Ses thrillers ou séries noires/b mêlent habilement l’âpreté du noir, la comédie avec des répliques cinglantes (Bodyguard, par exemple, ou ici avec ce Violent Saturday) et une ou deux histoires de cœur qui traînent. On retrouve ce mélange des genres ici. Film de hold-up, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, sauf que justement, l’habituel film noir se serait focalisé sur les seuls criminels (ça ne fait pas toujours de bons films, au hasard, Le Cambrioleur, avec Jayne Mansfield et Dan Duryea).

Dans Les Inconnus dans la ville, on prend un pas de recul, et comprenant vite les intentions des malfaiteurs (suspense oblige), on regarde, attentifs, la patiente description des victimes collatérales de leur hold-up qui a de bonnes chances de tourner mal (sans quoi on n’y prêterait pas autant attention). Cette manière décalée, baroque ou épique (au sens brechtien : on refuse le spectaculaire et on cherche à dévoiler ou à analyser le cheminement social et psychologique des personnages) et que certains nomment déjà « soap », proche de la tonalité des films catastrophe des années 70 (le calme avant la tempête, les petites histoires faussement futiles des uns et des autres amenées à devenir tragiques, à la Rashômon, en croisant le chemin de quelques criminels), j’y ai vu surtout une appropriation du style Tennessee Williams.

En dehors de l’aspect moite et suintant de la Louisiane de Williams, on y retrouve la névrose des bourgeois ou des habitants d’une même communauté incapables de vivre entre eux. On y voit encore les difficultés des petites gens à préserver les apparences d’une vie ordinaire et conforme aux codes de la communauté, leur recours à des activités illicites pour s’en sortir, et surtout les amours contrariées par l’alcool et par le besoin de fuir les habitudes du cercle conjugal.

On sombrerait effectivement dans le soap si les acteurs en faisaient des tonnes. Mais Fleischer avait déjà démontré sa capacité dans ses films noirs à choisir des acteurs puissants tout en leur imposant de jouer la douceur et la finesse. Depuis l’Actors Studio, on sait que l’on n’a plus besoin de forcer pour passer à l’écran, ni même de prononcer chaque expression : la psychologie passe aussi par une forme d’incertitude et une perméabilité feinte des sentiments (appelée bientôt à craquer). On peut frimer un peu, gesticuler comme peut très bien le faire Lee Marvin (attaché à son stick déboucheur de nez depuis qu’il dit ne pas s’être remis d’un rhume refilé par son ex-femme — voilà qui est très « Actors Studio »), mais là encore, tout se fait en douceur.

Richard Egan, de son côté, en alcoolique mélancolique, charmeur et désabusé, est dans la lignée des autres personnages à la virilité affichée mais contrariée des films de Fleischer (Charles McGraw, Lawrence Tierney, Mitchum, Kirk Douglas, Victor Mature, Anthony Quinn…), capables de jouer sur autre chose que le muscle ou les vociférations.

Les coups d’éclats sont réservés aux répliques. Et si dans le récit, on retrouvait un peu de Tarantino, eh bien, dans ce baroque où les dialogues précèdent la violence, on est déjà un peu également dans du Tarantino. Ou du Sergio Leone. Voire du Charley Varrick. « Quand tu dois tirer, tire ! Cause pas ! »

De quoi peut-être se demander si ce baroque, ce n’est pas aussi finalement ce que certains nomment parfois « modernité ». Un cinéma qui se sait faire du cinéma. À la manière déjà du théâtre de Brecht, un cinéma conscient des effets qu’il produit, et ne manque pas de le faire savoir. À travers parfois des références. Car oui, je m’aventure peut-être un peu, mais à l’image d’un Tarantino, on croit presque voir dans Les Inconnus dans la ville un cinéma déjà de références, un cinéma de cinéphile conscient de l’histoire qui le précède, soucieux de rendre hommage aux films passés tout en ne manquant pas une approche nouvelle.

Même si parfois, les références que l’on pense voir au premier coup d’œil se révèlent impossibles. On est au cinéma, si on les rêve, c’est donc bien qu’elles existent.

L’acteur qui joue le môme de Victor Mature, par exemple, c’est celui de La Nuit du chasseur, un film qui commence avec les conséquences d’un hold-up ayant mal tourné. (Le film de Laughton est sorti quelques semaines après le film de Fleischer).

Sylvia Sidney, qui joue ici la bibliothécaire avec des soucis de portefeuille, avait tourné une quinzaine d’années plus tôt dans Casier judiciaire, un film de hold-up de Fritz Lang qu’elle parviendra à faire avorter grâce à une leçon de mathématiques morales.

Le personnage de héros malgré lui qu’incarne Victor Mature n’est pas sans rappeler celui de meurtrier repenti de Rock Hudson dans Victime du destin ou le shérif blessé de Duel sans merci (ici, Stephen McNally, toujours aussi flegmatique et sans la moindre once de fantaisie, passe du shérif au leader des malfrats). Lee Marvin retrouve le rôle de sadique qu’il a déjà pu jouer chez Don Siegel. Et le banquier voyeur rappelle le banquier, encore plus tordu, du Tueur s’est évadé : les mêmes limites du sadisme refoulé, le même animal à lunette (le film est tourné l’année suivante).

Il y a quelque chose de pourri à Hollywood. Les criminels reviennent à la fête. Et ils refusent de faire leur entrée par la petite porte de derrière. Et s’ils meurent, il faut que ce soit désormais en Technicolor et en Cinémascope !

Bientôt en crise, Hollywood ne sera jamais aussi bon que quand il semble porter un œil critique sur lui-même, quitte à se prendre comme référence : ce sera par exemple le cas dans un style tout aussi baroque, contemporain de Sergio Leone, de Cinq Cartes à abattre. Johnny Guitar aussi avait déjà bien montré la voie : porter un regard sur le cinéma, c’est aussi s’en moquer et prendre ses distances avec un genre pour lui insuffler une nouvelle jeunesse. Rio Bravo, quatre ans plus tard, proposera aussi une toute nouvelle conception du temps à l’écran.

Alors, oui, il pleut des références, et toutes sont un peu forcées et anachroniques. Plus que des références, alors, faut-il y voir un souffle « moderne » à Hollywood ? Se sentant mis en danger par la télévision, les studios commencent à vaciller et les restrictions du code passent au second plan. Le sadisme peut bien s’afficher plus volontiers chez Siegel, Hathaway, Aldrich et donc Fleischer, qu’importe s’il attire du public dans les salles. Et cela, jusqu’à la panne sèche. Les superhéros d’alors sont les névrosés. L’Institut Xavier réunissant la fine fleur des superhéros dans X-Men aurait été dans les années 60 un asile psychiatrique. Ainsi, au tournant de la décennie, ce qui était alors « moderne » ou « baroque » se transformera comme un vieux masque rouillé en alléluia du n’importe quoi. L’épiphanie des extravagances et des excès n’est pas pour tout de suite, si Les Inconnus dans la ville est une réussite, c’est précisément qu’il se trouve parfaitement entre les audaces nécessaires à l’établissement d’une nouvelle proposition de cinéma et les outrances répétées d’une époque ne sachant plus quelles limites dépasser pour attirer l’attention du spectateur.

On pourrait presque voir avec Les Inconnus dans la ville l’avis de décès imminent du film noir. Le genre était indissociable du noir et blanc et des stéréotypes moraux imposés par le code Hays. Le baroque (ou la modernité) du film de Richard Fleischer prouve que le thriller pur, ou le film noir (comme on ne l’a jamais appelé dans les studios), dépouillé des notes mélo-socio-psychologiques des Inconnus dans la ville, pourra tout à fait se conjuguer avec les caractéristiques que l’on croyait réservées aux séries A. Il faudra alors plus volontiers parler après de néo-noir pour les thrillers en couleurs à venir.

Quant à la violence (bien avant Bonnie and Clyde qui dépassera bien plus les usages de la violence au cinéma que le film de Fleischer), on la sent déjà poindre d’une manière qu’on n’avait peut-être plus vue depuis l’époque pré-code (du moins, dans des films de studio de premier plan). En cela, peut-être, le film (mais c’est toute l’époque qui est ainsi) annonce une ère nouvelle : l’ère où Hollywood ne peut plus composer avec la concurrence du petit écran et avec les restrictions d’un autre âge. Ce qui était autrefois réservé aux séries B va peu à peu se généraliser aux films de plus grande importance. D’où les années suivantes particulièrement baroques où des moyens bien plus colossaux que ce que l’on peut voir ici sont déployés pour illustrer des personnages toujours plus tordus et névrosés. Et la transformation sera totale dans les années 70 quand certains grands succès de l’époque seront des thrillers à grand spectacle (avec des variantes paranoïaques).

Pour finir : hommage à la technique, habile et expéditive (tout en étant non-violente) d’un des trois malfrats pour faire taire un gamin un peu trop grande gueule. Mon ex avait adopté la même technique lors de ses conférences où des gamins se trouvaient malgré elle impliqués. Elle avait même un budget alloué pour leur clouer le bec. C’est que j’en ai bouffé aussi des bonbecs. (Je ferais bien de revoir le pedigree de mes fréquentations. Qui veut finir une fourche nichée entre les omoplates ?)


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955) Violent Saturday | Twentieth Century Fox