Haewon et les hommes, Hong Sang-soo (2013)

Sang-soo dans tous ses états

Note : 2.5 sur 5.

Haewon et les hommes

Titre original : Nugu-ui ttal-do anin Hae-won / 누구의 딸도 아닌 해원

Année : 2013

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Jeong Eun-Chae, Lee Sun-kyun, Yoo Joon-sang, Ye Ji-won, Kim Ja-ok, Kim Eui-sung

Rien de bien enthousiasmant pour ce qui est présenté comme un de ses meilleurs films. Hong Sang-soo, sans des personnages ou des acteurs qu’on aime retrouver et apprécier pour leur petit truc en plus, sans les astuces narratives nous mettant la puce à l’oreille en quelque sorte, ça ne vaut pas grand-chose. Les astuces ici sont mal emboîtées et bien trop faciles : des mégots qu’on écrase on ne sait trop pourquoi (leitmotiv), des remparts à Séoul qu’on gravite à deux occasions (comique de répétition ou technique du jeu de l’oie quantique), des tranches de récit qui sont en fait des rêves (ou pas).

Ça, c’est l’accessoire, la forme. L’axe fort du cinéaste en général.

Parce que le fond est sans saveur : en dehors du vieux promeneur aux remparts (acteur récurrent faisant office de sage mutique dans le cinéma de Hong Sang-soo), et peut-être de l’actrice principale, je suis loin d’être fan des acteurs habituels qui parsèment la distribution. Surtout, leurs personnages sont insupportables.

Une étudiante un peu perdue sentimentalement, sans réelles attaches ou qui, au contraire, a le cœur qui s’attache un peu trop facilement (donc pas du tout) à deux hommes, qui, eux, cherchent avant tout à profiter d’elle. À côté d’elle, un professeur qui en a fait sa maîtresse l’année d’avant et qui n’aurait rien contre le fait de profiter de sa position pour sauter à nouveau sur l’occasion (et l’étudiante).

Quand on commence avec des clichés, le but, c’est de s’en écarter le plus possible, pas d’aggraver leur cas. Le film s’appelle Haewon et les hommes, à ce compte, on prend surtout plus de plaisir à voir cette gamine un peu lunaire partager les premières scènes du film avec deux femmes : Jane Birkin et sa mère. Je ne sais pas jusqu’à quel point le cinéaste fait de l’autofiction dans ses films, mais il ne faudrait pas qu’il soit un de ceux qui aiment profiter de leur statut pour profiter des femmes. Certains cinéastes coréens semblent ne pas y avoir échappé, ce que Hong Sang-soo montre dans celui-ci, cette certaine forme de légèreté qu’on autorise aux hommes (ou qu’ils s’autorisent tout seuls) et l’inconséquence relative des dégâts que leur comportement peuvent faire sur leurs victimes (Haewon est peut-être consentante et adulte, en attendant, c’est elle qui doit assumer seule l’injonction du secret imposé par son amant et qui doit subir les crises de jalousie puériles et déplacées de son “amant”) laisserait entendre que ce doit être une perspective crédible qui aurait la mauvaise idée de polluer la perception qu’on peut se faire de ses films (il y a des limites à la décence à laquelle aucun spectateur ne peut échapper même en y résistant de toutes ses forces). Il n’y a pas toujours un avantage à laisser entendre aux spectateurs à qui on destine ses films que des pans entiers de ce qu’on décrit dans les films qu’on raconte ont une base autobiographique. On pourra toujours me dire que Hong Sang-soo, c’est un peu comme Rohmer, et que ce ne sont que des histoires légères, seulement l’inconséquence, non, dans la vie, surtout quand on profite d’un statut pour user de son autorité sur d’autres qui y seraient sensibles, ce n’est pas acceptable. Les connards, on les aime (et pas toujours) sur l’écran, pas en dehors. Si on s’inspire de ceux de la vie réelle et qu’on en est un soi-même, disons que ça casse relativement efficacement le contrat de confiance passé entre auteur et spectateurs. D’autres ont plus la délicatesse (ou l’hypocrisie) de parler de tout autre chose dans leurs films que ce dont on leur reproche en dehors.


Note de fin de filmographie : Après quelques recherches, ce qu’on pouvait ressentir dans ce film s’est vérifié, car trois ans après ce film, il devra confirmer une liaison avec l’actrice qui deviendra finalement l’égérie de cette dernière partie de carrière. L’adultère ferait moins jaser en France qu’en Corée, mais cela laisse supposer malheureusement que le cinéaste aurait sans doute abusé (au sens familier, pas sexuel, même si on peut le craindre) de sa position. L’alcoolisme ou la solitude au sein d’un mariage raté n’excuse rien. Les cinéastes, a fortiori quand ce sont des hommes, quand ils font des avances et qu’elles sont refusées, cela n’a pas de conséquences sur eux. Des actrices, au contraire, peuvent y laisser des plumes. Parce que les acteurs sont toujours, et a fortiori quand ce sont des femmes, soumis aux désirs parfois capricieux de ceux qui leur donnent du travail : ce n’est ni les critiques ni le public qui les font tourner.

Regardons ce qu’il est advenu de la carrière de Kim Min-hee après l’officialisation de leur relation : elle qui avait tenu le rôle principal dans Mademoiselle n’a plus jamais tourné dans une production de cette ampleur. Elle est depuis, pour ainsi dire, assujettie au seul désir de son ancien amant et pas forcément libre non seulement dans ses choix de carrière (on ne décide pas forcément d’être l’égérie de quelqu’un, et on ne maîtrise pas ce qu’on fait de son image : le pouvoir de dire non est très limité), mais aussi dans sa vie personnelle. Quand un cinéaste connu trompe et quitte sa femme, il continue de travailler ; quand une femme de cinéaste (légitime ou non) qui est par ailleurs reconnue pour être l’actrice quasi exclusive de ce cinéaste, qui lui offre du travail quand elle décide de le quitter ?

La seule chose à espérer pour Kim Min-hee, c’est qu’elle soit pleinement maîtresse de ses choix. Mais ça, on peut en douter. Je n’aime généralement pas m’immiscer dans la vie personnelle des artistes (quoique, je ne me retiens pas pour évoquer les « filsde »), mais puisqu’on peut difficilement séparer le cinéaste Hong Sang-soo de l’homme, parce que c’est son choix, on y est un peu forcé ici. À l’image des séquences entre les séquences filmées qu’on s’imagine dans ses films, on peut même dire, qu’on l’accepte ou non, que cette part inconnue qui sépare la vie réelle, des fantasmes et des films du cinéaste fait partie intégrante de son cinéma. Malheureusement pour lui, à force de jouer trop près du feu, on finit par se brûler. Les avantages et les inconvénients de l’autofiction…

Dernière note de fin : Ce film est peut-être le seul de la décennie décevant à mes yeux. À la hauteur de films du cinéaste des années 2000 qui ne m’enthousiasment guère. À se demander si la conséquence du scandale de 2016 n’a pas été une obligation pour Hong Sang-soo de mettre les femmes bien plus au cœur de ces films au lieu d’en faire des objets de conquête ou des idiotes. Ses films se sont humanisés, féminisés, et ses acteurs récurrents (les plus en phase avec ses principes peut-être) ont formé un noyau dur, une troupe que le spectateur prend plaisir à retrouver. Faut-il qu’un cinéaste se comporte comme un connard avec les femmes pour venir ensuite être le plus convaincant possible dans son traitement des femmes ? Bergman, Mizoguchi, Allen… À en perdre la foi… Après, on pourra toujours me dire que Sang-so a l’alcool gentil et qu’il n’a jamais fait d’avances à des collaboratrices que dans ses films ou dans ses fantasmes (et à l’exception d’une autre).


Haewon et les hommes, Hong Sang-soo 2013 Nugu-ui ttal-do anin Hae-won / 누구의 딸도 아닌 해원 | Jeonwonsa Film


Liens externes :


Échanges passés sous ‘Silence’, de Martin Scorsese

Questions d’interprétation : visions vs opinions

Ayant vu mon intervention sur une vidéo Youtube mise « sous silence » à cause de sa longueur (on ne rit pas), je rapatrie l’ensemble de ma discussion (avec trineor, essentiellement sur SC) ici. Trop compliqué pour en faire un article, je me contente de reproduire les quelques échanges qui avaient commencé en bas d’un “post” sur SensCritique traitant des méprises historiques exprimées par un youtubeur sur une de ses vidéos-critiques consacrée au film de Martin Scorsese, Silence. M’étant comme d’habitude un peu emballé sur la longueur de mes réponses, et habitué encore à supprimer le plus souvent mes commentaires sur ce site, je reprends mes billes après en avoir prévenu le principal intéressé (quant à ma réponse sur la vidéo Youtube, n’étant pas visible, je l’ai également supprimée).

Le sujet m’étant particulièrement cher (la question de l’interprétation des œuvres cinématographiques), mes deux ou trois interventions se sont résumées (si on peut dire) à des longs monologues. Le présent “article” a donc surtout un intérêt personnel et me servira de notes pour y retrouver les idées à l’occasion d’un improbable et futur article relié à cette même question de l’interprétation des œuvres…

L’article n’ayant là encore pas vocation à prolonger le débat, les commentaires y sont comme d’habitude fermés. Après quelques jours en “privé”, la retranscription de ces “changes” est désormais publique (et partagée sur les lointains réseaux). À ceux, les improbables lecteurs et/ou contradicteurs, qui liraient cette enfilade et qui trouveraient un intérêt à y répondre, ils trouveront encore toujours moyen de le faire ailleurs… Que chacun dépose ses monologues dans son coin, c’est encore peut-être la meilleure manière de changer le monde…

Non ? Question de vision… du monde.


Pour moi, tout a donc commencé en réaction à un « post » de trineor et de Pilusmagnus dont voici la longue introduction (le lien pour l’ensemble du fil est un peu plus loin) :

Le 10 février 2017, le youtubeur Durendal a publié un vlog faisant état de son « ennui profond » ainsi que de sa vive réprobation face à ce qu’il estime être la japanophobie caractérisée du film Silence de Martin Scorsese. Cette vidéo a été visionnée plusieurs dizaines de milliers de fois, sur une audience globale de plus de 184.000 abonnés.

Après visionnage, il nous apparaît que les incompréhensions innombrables que traduisent ses propos – que ceux-ci regardent les intentions de Martin Scorsese ou, plus simplement, l’intrigue elle-même – ainsi que les contrevérités historiques ou religieuses sur lesquelles prétend s’appuyer son argumentation, l’amènent à formuler des contresens profonds. Étant donné l’ampleur de son public, nous avons jugé salutaire de reprendre son argumentation, et d’expliciter dans le détail pourquoi elle constitue, selon nous, un amas de désinformation qui ne ressort pas du cadre de la simple opinion, et qui tend à l’abêtissement général.

Nous pourrons être amenés à mentionner notre propre avis sur le film, que nous avons tous deux apprécié, mais ne considérons pas que cet avis soit d’une réelle importance ici. Nous pourrions aussi bien avoir nous aussi trouvé le film plat ou ennuyeux que nous n’en considérerions pas moins la vidéo de Durendal hautement critiquable : nous désirons avant toute chose nous inscrire en faux contre l’idée selon laquelle un discours sur l’art ne serait qu’affaire de subjectivité ou de relativité des goûts, et selon laquelle la liberté d’opinion garantirait un droit à proférer des contrevérités.

Pour la suite de la démonstration et les commentaires, c’est ici : ancien post senscritique


Mon premier commentaire : Je n’irai pas voir la vidéo, ce que je peux dire en revanche, c’est qu’il me paraît bien naïf de croire, de prétendre même, qu’il y aurait des contrevérités exposées par un spectateur-critique face à des faits bien objectifs que seuls quelques spectateurs avisés ou cultivés sauraient voir. Durenmachin n’est pas critiqué pour ses goûts comme vous le dites, ni même pour ses propos, mais parce qu’il est écouté, or comme tout le monde il a le droit à la connerie et surtout droit au privilège accordé à chaque spectateur d’offrir à ceux qui l’écoutent une vision qui ne saurait être autre chose que personnelle sur une œuvre en particulier. Pas une opinion, pas un goût, mais une vision.

Que Durenmachin, ou d’autres, puisse balancer ce qui semble, à d’autres, des contrevérités qui ne sont que des interprétations qui, sorties de leur contexte, auraient encore moins de sens. Même l’histoire (celle du Japon ou des religions) peut être vue à travers le prisme de l’interprétation ; parler de faits historiques objectifs aurait encore un sens s’il était question précisément d’histoire ; or il n’est pas question ici de faits historiques mais d’événements narrés, autrement dit des faits historiques (ou présentés comme tels, supposés) qui sont vus (je parle bien de « vision »), présentés, et donc déformés par les différents regards ou auteurs ayant produit l’œuvre (ou œuvres) en question.

Le regard original de Shusaku Endo présente peut-être déjà (je ne l’ai pas lu) une vision personnelle éloignée de la réalité (les « faits » non alternatifs, « l’Histoire »), celle de Shinoda ayant réalisé une première adaptation au cinéma a sans doute proposé une autre vision et interprétation, et celle de Scorsese est forcément encore différente. Laquelle est la « bonne » ? La moins… « alternative » ? Celle qui présenterait le moins de contrevérités ? La plus cohérente ? La plus conforme à l’originale ? Chaque vision est légitime pourtant elles sont différentes voire contradictoires ou même contraires aux faits historiques. Les auteurs ont tous les droits, y compris de réinterpréter l’histoire, adapter, tordre une vision « originale ». Et si les auteurs ont tous les droits en matière de présentation ou de « vue » de l’histoire, le spectateur-critique aussi. Shinoda interprète l’interprétation de Endo de l’histoire, Scorsese fait de même et tord à nouveau peut-être en fonction de ce qu’il sait ou voudrait savoir de l’histoire, et nous spectateur, on retord notre interprétation de l’interprétation de l’interprétation de l’histoire en fonction de ce qu’on sait, voudrait savoir, etc. De la même manière qu’un auteur n’a aucun devoir de respect envers l’histoire (la grande), le spectateur-critique n’a aucun devoir de connaissance historique, même s’il est amené comme ici à utiliser ses mé/connaissances (soumises à interprétation/s) pour appuyer pas un propos, mais une vision. Parce que le spectateur à tous les droits, il exprime sa vision, sa compréhension d’un objet critiquable, à savoir une œuvre d’art baignant dans une savante soupe dramatique et narrative. Une histoire, ce n’est pas l’histoire.

Tout est vision. Vision contre visions. Celle que propose un ou des auteurs (celui qui met en scène fait sienne la vision d’un autre, mais elle peut déjà ne plus rien à voir avec l’originale, comme l’originale peut parfaitement maltraiter l’histoire, la grande…). Et tout est matière dans l’art à l’incompréhension et au malentendu, c’est presque le propos même, l’utilité de l’art : nous présenter ce qui nous sépare pour nous forcer en quelque sorte à nous rapprocher par le biais de nos différences. Jamais l’art ne prétend à la vérité ou forcer un droit, une légitimité, de ce qui est « vrai ». C’est même il me semble tout le contraire comme quand dans un même récit un auteur nous présente un même événement vu par différents personnages. Et là encore, ce n’est pas qu’un privilège des auteurs mais aussi celui des spectateurs : dans un récit à la Rashomon par exemple, il n’y a pas que l’interprétation faite par les différents points de vue des personnages, il y a aussi celle qu’en fera chaque spectateur. Ni contrevérité ni faits alternatifs, mais des visions différentes.
Laissez donc Durenmachin offrir à ceux qui le suivent pour des raisons qui leur sont propres son avis, sa vision, son interprétation d’une œuvre d’art, parce que si l’œuvre en question n’est pas soumise à un devoir de véracité historique, les spectateurs non plus. Si l’auteur a tous les droits, celui qui le critique aussi.

Si Durenmachin peine à utiliser des arguments historiques que vous auriez de toute façon un peu tort de vouloir lui reprocher dans un contexte créatif, c’est une chose. Il s’exprime mal, il est plus inculte que vous, peut-être. Reste qu’il cherche à exprimer son expérience, sa vision, sur un film, et que ça, ça lui appartient. Dans l’art, la fiction, tant au niveau de sa représentation que dans sa compréhension, il n’y a pas de « vérité », pas de « faits historiques ». Tout ce qui est lié à la « fable » (l’histoire, le canevas, les événements dramatiques) est subjectif, quels que soient les éléments historiques ou prétendument réels auxquels ils « semblent » se référencer. L’ennui de Durenmachin, s’il y fait référence, il est bien réel, lui. Peu importe s’il ne sait pas étayer « son ressenti », sa « vision » de la « bonne » manière. Il est dans son droit et chacun pourra juger de la cohérence, de la pertinence, de ce qu’il balance. Ça lui appartient. Et on ne détord pas ce qui par nature est (et doit rester) tordu. On ne partage pas une « vision », on ne fait que des « tentatives de partage ». Oui, il est question de subjectivité. Ça commence quand un auteur place une histoire dans un cadre historique. Le contexte pourrait être le mieux documenté du monde, les personnages qu’il y introduit sont fictifs. L’interprétation commence là, et elle ne s’arrête plus. Parce que l’art, ce n’est pas une opinion, c’est une expérience, c’est une simulation du réel (ou d’un réel) justement pour expérimenter à peu de frais (une fiction comme un rêve — qui partage les mêmes propriétés — on y vit par procuration des événements qui sont censés nous apporter une expérience qu’il est préférable de « vivre » à travers ces simulations qu’en les vivant « pour de vrai ») le réel. Le contresens, il serait plutôt de chercher à resituer ce qui n’est qu’interprétatif, fictif, dans la réalité. C’est vain, insensé, et sans doute un peu ridicule.

Dernière chose. On n’explique pas une œuvre. On peut bien sûr, mais ce n’est pas une nécessité. Surtout, quel que soit le niveau d’érudition de ceux qui s’en chargeront, on ne pourra là encore éviter de faire de l’interprétation. On ne voit que ça : les exégètes se plaisent à « expliquer » des œuvres, à nous présenter ce qu’à voulu « dire » l’auteur. C’est de la mascarade bien souvent, tout aussi ridicule, mais sans doute plus habile que celle dénigrée ici de Durenmachin. Parce qu’on n’explique pas une œuvre, on l’interprète. On offre des pistes, on propose un cadre historique, un contexte pour aider les lecteurs ou spectateurs à « comprendre », mais il n’y a pas « une » compréhension possible comme il pourrait y avoir des « faits historiques non alternatifs », car tout est alternatif, tout est interprétatif, dans une fiction. Les œuvres s’offrent à tout le monde. Un auteur n’impose pas sa « lecture » ; au contraire même, les œuvres les plus fascinantes sont souvent celles qui offrent le plus de possibilités d’interprétations et de lectures. Elles ne s’offrent donc pas seulement aux érudits. C’est encore un droit du spectateur : ne pas comprendre ce qu’a voulu dire l’auteur. Parce qu’un auteur ne « dit » rien, son œuvre ne « dit » rien. Il(s) raconte(nt). Comme quand on rêve, aucun coryphée ne vient nous dire au creux de l’oreille ce que tout ce bazar va bien pouvoir nous servir. Tout récit, par essence, est soumis à l’interprétation de chacun. Parce que depuis toujours, on se raconte des histoires pour l’ « expérience » qu’on en tire : c’est à la fois ludique et didactique, mais il n’y a que celui qui les reçoit qui peut en tirer des conclusions, une morale. C’est donc un droit du spectateur oui, comme l’auteur a tous les droits de ne pas comprendre ou de travestir, lui aussi, sciemment ou par ignorance, l’histoire (la grande). Vous confondez la liberté d’opinion (que vous voudriez donc voir restreinte pour les cons en somme, puisque c’est bien ce « droit » de s’exprimer, et donc le droit de Durenmachin à exprimer des « contrevérités » que vous voudriez restreindre, belle leçon) et l’expérience cinématographique, critique. Cette expérience, c’est plus une « vision » qu’une « opinion ». On peut toujours discuter, confronter nos expériences, parler d’histoire, mais chercher à interdire un spectateur-critique à s’exprimer va à l’encontre même de tous les principes en art. Et l’art, ce n’est pas de l’Histoire.

Perso, je n’irai pas voir le film (pas plus que je n’irai voir la vidéo du bonhomme en question). J’ai vu la version de Shinoda et je n’ai aucune raison de penser qu’un tel sujet puisse m’intéresser. Même traité autrement (avec une « vision » différente). En revanche, je ne sais si c’est fait, même je vous conseille, vous, de la voir cette version initiale, pour que vous compreniez un peu mieux peut-être qu’avec un même sujet, on puisse tirer des œuvres différentes, voire contradictoires. Et comprendre alors, que si on peut offrir deux visions d’une même histoire évoluant dans un même contexte historique et que l’une semble plus « fidèle » dans sa « reconstitution » que l’autre, c’est bien que la question de la fidélité à l’histoire reste hautement subjective, et parfaitement accessoire dans une œuvre de fiction. Vous pouvez confronter votre vision, avec celle de Durenmachin, puis avec celle de Scorsese ou de Endo (ou de Shinoda), aucune ne serait identique, et ce que vous pourriez juger dans un autre domaine comme étant des « incompréhensions », ou une « méconnaissance » du sujet, n’aurait aucun sens ici puisqu’on a affaire à une fiction. Je le répète : vision contre visions. Pas une question de goûts ou de propos, mais bien de « vision ». Comparer, comme vous le faites dans votre dernière phrase, les vérités alternatives de Trump avec les contrevérités de Durenmachin n’est-ce pas là plutôt un contresens ? Est-ce que vous ne confondez pas interprétations et désinformations ? Est-ce que l’art, la fiction, a un devoir d’information, de vérité historique ? Non. La fiction tord la réalité, prend l’histoire en otage justement pour apporter un peu de relativisme dans la connaissance de l’histoire. Et le relativisme, ce n’est pas forcer des « vérités alternatives ». Si le Shinoda ne vous convient pas par ailleurs, je vous conseille alors sur le même sujet, et pour rester au Japon, le Samouraï de Okamoto traitant de l’incident de Sakuradamon : ou comment la fiction peut illustrer l’idée que l’Histoire peut s’écrire, potentiellement, sur des mensonges.


Réponse de trineor

@limguela Merci pour ton riche message et pour tes recommandations !

Que d’emblée j’éclaircisse notre intention – parce qu’il est tout à fait possible que nous l’ayons mal exprimée, ou même que nous ayons, fût-ce involontairement et malgré la bonne volonté que nous avons tenté de mettre à les réprimer, laissé s’exprimer de plus mauvaises intentions sous-jacentes, une forme de mépris sans doute, qui en effet n’aurait rien de louable. Pour ce qui est de l’intention que nous nous sommes intentionnellement fixée, toutefois : d’aucune façon nous ne souhaitons « clouer le bec » de ce garçon ; d’aucune façon nous ne désirons qu’il cesse de publier des vidéos et d’exprimer librement sa sensibilité et, comme tu le dis justement, de produire une vision qui lui est propre. (Simplement : qui serions-nous pour souhaiter une chose pareille ? Toute sensibilité a sa part à porter à la richesse du réel – celle de Durendal y compris, si incongrue puisse-t-elle régulièrement nous paraître.)

Ce que nous souhaitons, c’est qu’il continue bien sûr à faire ce qu’il aime (il n’attendra de toute façon pas notre aval, et aura bien raison) mais que, si possible, il réalise combien il gagnerait à travailler et à préparer davantage sa prise de parole, à méditer et enrichir un point de vue avant de l’énoncer d’un ton définitif et autoritaire devant plus d’une centaine de milliers de jeunes dont beaucoup l’écoutent comme un prophète.

Tu as tout à fait raison lorsque tu soulignes ce point : si l’on prête attention à ce que dit Durendal, c’est parce qu’il a de l’audience. Durendal faisant du Durendal chez lui avec trois potes, ça ne prêterait à aucune conséquence, et ça ressemblerait probablement au mode d’expression que tous, il doit nous arriver de nous autoriser en petit comité. Où je diverge toutefois avec toi, c’est quand tu évoques à ce propos un « droit à la connerie » : d’accord concernant la parole non-publique en petit comité. Mais le grand nombre, ou parfois aussi le statut du locuteur (s’il est, admettons, un représentant élu, ou dans le cas qui nous intéresse un prophète des jeunes âmes), confèrent à la prise de parole une autorité, et l’autorité ne va pas sans responsabilité. Cette responsabilité consiste justement, il me semble, à ne pas s’abandonner confortablement à un droit à la connerie : l’autorité confère la responsabilité d’une tenue dans la parole, d’une hauteur minimale du propos – laquelle hauteur peut n’avoir strictement aucun rapport avec l’érudition, tant il est vrai qu’on peut faire un usage infect de l’érudition, comme l’on peut sur une base d’ignorance, amorcer de la pensée, dialectique, réflexive, humble, respectueuse, riche…

Pour ce qui est de la valeur de vérité des faits, je m’avoue surpris (agréablement surpris…) qu’on en vienne à un débat épistémologique sur la nature même du “fait”. Et sur le principe, je serais le premier partant pour affirmer avec toi, et contre les néopositivistes notamment, qu’opérer une distinction nette entre les faits et les jugements de valeur est en dernier ressort une illusion, en ceci même que le “fait” est toujours défini / délimité / sélectionné / décrit selon des partis pris interprétatifs sur le réel qui, en eux-mêmes, dénotent déjà du jugement de valeur. Au niveau le plus élémentaire, ne serait-ce qu’au moment de nommer ce qui est physiquement présent, dire que ceci est « un pot de fleurs » ou « des fleurs dans un pot » ou « du myosotis dans une jardinière de briquette rouge » représente déjà trois perspectives sur le réel qui sous-tendent des registres de valeurs différents ; de même que, par la perception, ne serait-ce que commencer à découper des objets à vocation humaine dans la substance informe qui nous environne, c’est déjà interprétation, apposition de vision. En ce sens, je suis bien d’accord : le fait brut, le fait nu, n’existe nulle part.

Mais revenons-en moins abstraitement à ceci : si je pointe les myosotis dans la jardinière de briquette rouge et que je dis : « ceci est un caniche », alors il est quand même manifeste (contre tout relativisme et tout perspectivisme possibles) qu’il y a là une contre-vérité à laquelle on est en droit d’opposer le “fait” – dût-ce ne pas être du fait pur, brut, mais du fait conventionnel. Car il se peut tout à fait qu’en regardant ces myosotis, je capte par quelque découpage interprétatif secret propre à ma sensibilité, une certaine “canichité” du réel, mais en disant qu’il y a là un caniche et non un pot de fleurs, je romps la possibilité d’une compréhension intelligible du réel partageable avec mes semblables, et, pire, si je suis un prophète, se profile le risque que les jeunes âmes s’en aillent par toute la société après cela pointer les pots de fleurs en s’écriant : « un caniche ! »

Je plaisante un peu, bien sûr. Mais un peu, seulement, je t’assure : je ne grossis qu’à peine le trait au regard de certaines des énormités que peut proférer le garçon dont il est ici question.

Après je ne vais pas faire semblant de ne pas comprendre ce que tu dis : on parle de sujets historiques, religieux, artistiques – bien sûr, la part qu’y tient l’interprétation est plus grande que lorsqu’il s’agit de désigner nommément un objet concrètement présent, puisqu’il ne peut s’agir là que d’objets rapportés (pour l’histoire) ou d’objets abstraits (pour la religion et l’art). Et tout ce qui dans cette part que tient l’interprétation ressort du strict jugement de valeur (dire trouver telle œuvre ennuyeuse ou telle autre laide, admettons) est entièrement libre et n’est pas ici ce que nous avons voulu reprocher à Durendal. En revanche, ce qui, dans cette part d’interprétation, prétend s’appuyer sur un fond factuel, donne par là même un droit opposable à la réfutation par les faits – fût-ce, donc, ce que j’appelais du « fait conventionnel », en l’absence de « fait brut ».

Et je sais bien que l’affaire est problématique, car le fait conventionnel que ce soit en matière d’art, d’histoire ou de religion, ne sera pas du tout établi d’après les mêmes conventions selon qu’il le soit par un matérialiste historique marxiste ou par un identitaire tenant de l’appartenance et de la nation (pour prendre en exemple une opposition volontairement un peu grossière, ça délimite de façon plus nette). Mais toute problématique que soit l’affaire, ça n’empêche pas que certaines affirmations, quel que puisse être le référentiel conventionnel éventuel dans lequel on les considérerait, sont purement et simplement indéfendables, car contraire à tout fond factuel disponible.

En ce sens, nous n’aurions jamais idée de prétendre qu’il n’y ait qu’une unique lecture juste, une lecture vraie – que ce soit de l’histoire, de la religion ou plus éminemment encore de l’œuvre d’art, dont tu exprimes quelque chose de très juste, je trouve, quand tu pointes combien elle a à voir avec l’incommunicabilité et le malentendu) ; mais nous prétendons néanmoins qu’il y a des lectures incontestablement fausses, parce qu’insoutenables. C’est un peu la fonction élémentaire du “fait” dans l’épistémologie moderne, d’ailleurs, que de dire que s’il ne peut jamais suffire à “vérifier” une théorie valide (et c’est pourquoi il peut coexister simultanément des théories valides aux affirmations contradictoires entre elles, comme tu le montrais pour la “vision” portée sur l’histoire, la religion ou l’art), du moins le fait suffit à falsifier une théorie invalide. Que le fait soit conventionnel (et non brut comme le pensaient les néopositivistes) ne fait que rendre ce travail de réfutation plus difficile et plus incertain, car plus sujet au malentendu – malentendu en quoi consiste précisément le côté parfois bouffon des mauvais « facts checkings ». Mais n’enlève rien, à mon sens, au devoir de mener ce travail de réfutation face à un discours.

Entendons-nous : je parle du discours.

Une œuvre d’art est un espace d’absolue liberté : on doit pouvoir y exprimer absolument tout, n’importe quel sentiment ou n’importe quelle vision, et c’est pourquoi la censure est la mort de l’art. Mais en l’occurrence, le vlog de Durendal n’est pas une œuvre d’art – quoique, si l’on découvrait qu’en fait, le mec fait une performance depuis tout ce temps, ce serait savoureux… –, c’est un discours sur l’art.

Et le discours pour qu’il y ait ne serait-ce que possibilité logique d’un discours et signification dans le discours, doit garder une vocation à la vérité. (Je suis sans doute en cela kantien.) Ou bien, sinon vocation à la vérité, du moins vocation à ne pas se livrer effrontément à la fausseté. Sauf à tomber dans un perspectivisme nihiliste où la vérité même serait une valeur dépassée et où tout ce qui importerait serait d’imprimer au discours la marque de mon désir, de ma volonté, de mes valeurs, même si ce que je désire dire est factuellement insoutenable et manifestement faux. On entrerait là, ce me semble, dans une espèce de célébration irrationaliste de la volonté, très nietzschéenne, qui rendrait le discours absurde et où le relativisme (initialement voué à la tolérance du point de vue d’autrui) finirait par rendre inopérante la profession même d’un quelconque point de vue, parce qu’affirmer n’aurait plus de sens, parce que parler n’aurait plus de consistance logique. Or c’est ce qu’opère la post-vérité : la prise de pouvoir absolue de l’opinion sur les faits, sans possibilité de recours logique puisque le recours logique a d’avance été désavoué.


Moi : Je ne vais pas faire simple et concis, j’en suis désolé.

« d’aucune façon nous ne désirons qu’il cesse de publier des vidéos »

C’est qu’il y a dans votre présentation une phrase qui le suggère : « (…) nous désirons avant toute chose nous inscrire en faux contre l’idée selon laquelle un discours sur l’art ne serait qu’affaire de subjectivité ou de relativité des goûts, et selon laquelle la liberté d’opinion garantirait un droit à proférer des contrevérités. »

« S’inscrire en faux contre » = s’opposer à l’idée que. Quelle idée ? Celle que la liberté d’opinion garantirait un droit à la connerie (je paraphrase) ? C’est peut-être mal exprimé, ou peut-être y a-t-il une subtilité de langage qui m’échappe. Probable par exemple que cette subtilité se situe au niveau de la définition même d’une critique, d’un avis, d’un commentaire, que tout cela soit écrit, vlogué (?!), public et massivement vu. Vous parlez de discours, voire d’opinion. Or en matière d’art, il me semble plus juste de parler de « vision », « d’expérience », pour insister sur la nature, oui, subjective du commentaire de film. Parce que l’objet discuté, ce n’est pas un fait historique, mais une œuvre d’art qui pose elle-même un regard (donc un premier niveau de subjectivité) sur l’Histoire. Quelle que soit la qualité ou le respect de ce contexte historique, dans l’œuvre, le seul regard de l’auteur anéantit par la suite toute possibilité de ramener le sujet, en commentaires, aux faits historiques, sinon à titre indicatif ; en aucun cas cela pourrait appuyer une argumentation, un discours… critique. L’objet discuté est biaisé par nature : une œuvre, ce n’est pas un discours, c’est une vision. Et le commentaire qu’on en fera, ne sera jamais rien d’autre elle aussi qu’une vue. À partir du moment où on estime que Durenmachin propose un discours, une opinion, et si au contraire on ne voit là comme partout ailleurs que des vues, on risque de se heurter sans cesse aux mêmes incompréhensions.

Ce ne serait que des opinions, d’ailleurs, que je dirais la même chose. Toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer, même les plus extrêmes, même les plus insupportables. Parce que les opinions, les idées, les propos, les commentaires, etc. on peut toujours les combattre avec des mots. Un droit à la connerie, oui, et un droit à proférer des contrevérités. Parce qu’on est tous libres de s’opposer, avec les mêmes armes (les mots), à ce qu’on juge être des contrevérités. Que Durenmachin exprime des opinions ou des vues, cela n’y change pas grand-chose : vous jouissez de cette même liberté pour le contredire. Votre vision, contre la sienne (ou votre opinion, contre la sienne). C’est bien cette phrase qui me titillait. Parce qu’autrement, même s’il faut saluer l’effort, je… m’inscris en faux contre ce que vous écrivez ici : « Ce que nous souhaitons, c’est (…) que, si possible, il réalise combien il gagnerait à travailler et à préparer davantage sa prise de parole, à méditer et enrichir un point de vue avant de l’énoncer d’un ton définitif et autoritaire devant plus d’une centaine de milliers de jeunes dont beaucoup l’écoutent comme un prophète. » Un vœu pieux, non ? Je reviens toujours à mon « droit à la connerie » : qu’est-ce qui l’obligerait (ou l’aiderait) à dire moins de conneries ? En quoi est-ce si problématique qu’un idiot, ou un inculte, offre au monde son opinion, ou sa vision, d’un film ? Ne devrait-on pas laisser chacun libre de juger de ce qu’il lit, écoute ou voit ? Est-ce que regarder un vlog du Durenmachin c’est adhérer à ses idées ? Les visionneurs sont-ils dépourvus d’esprit critique, de liberté de juger et de contredire ce qu’ils voient ? À l’école, j’étais fasciné par les professeurs qui disaient qu’il ne fallait avoir aucune honte à se tromper parce qu’il y avait comme une vertu à se faire corriger. J’adorais cette idée, et elle m’amusait d’autant plus que jamais aucun professeur (et les élèves avec eux) n’était en mesure de l’appliquer, parce qu’en pratique, dès qu’un élève disait une connerie, il se faisait ridiculiser, réprimander. Non seulement c’est contradictoire, mais surtout, c’est improductif. D’une certaine manière, Durenmachin me fait penser à un de ces élèves que je n’ai jamais eu l’occasion de voir, capable de balancer toutes sortes de bêtises avec le privilège certain de ne jamais avoir à être moqué. D’un côté, il est possible qu’il n’entende jamais les critiques qui lui sont adressées, d’un autre côté, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a là aussi une forme de vertu à le voir s’exprimer, se tromper, librement. Les élèves sont partout, les professeurs plutôt rares, désolé de le penser. Nous sommes alors tous nos propres maîtres. Alors, s’il est tout à fait louable de chercher à déniaiser le bonhomme, pourquoi ne pas le laisser apprendre de lui-même, de ses erreurs ? Il est beaucoup écouté, et alors ? Est-ce que les personnes qui le regardent n’ont encore une fois aucun sens critique ? Qu’il continue de dire ses bêtises, s’il n’arrive pas à être son propre professeur, il y en a sans doute parmi ses spectateurs beaucoup qui se font leur propre leçon et iront vérifier par eux-mêmes. On apprend parfois à exprimer une idée… contre une autre. Apprendre à exprimer ce qu’on pense, que ce soit une opinion ou une vue, ce n’est pas forcément aisé, or commencer par dire « je ne suis pas d’accord avec ça », ou penser « ce qu’il dit me paraît être n’importe quoi je vais vérifier » ça peut aider à exprimer des idées que l’on pense juste. Durenmachin n’est pas un prophète. Inutile de s’émouvoir du nombre de ses spectateurs, après tout, la vaste majorité des spectateurs de Cinquante Nuances de Grey va voir le film pour se moquer du résultat. Je pense qu’il y a un peu de ça dans le succès du Durenmachin. Pour nous rassurer, nous avons peut-être besoin de nous définir dans la contradiction : on ne saurait pas précisément pourquoi on n’adhère pas, pourquoi c’est mauvais, mais c’est évident, alors on fonce, et on l’exprime. » Ça en dit peut-être long sur la culture critique de notre société, mais c’est sans doute un début. Et la capacité de contredire, c’est bien aussi ce que nous exerçons tous ici. Il doit y avoir là une forme de cercle vertueux. Qu’aurions-nous à dire sérieusement si les imbéciles devaient se taire à jamais ? Les professeurs ont raison et devraient être capables beaucoup mieux de l’appliquer dans leurs classes : se tromper, c’est bien. Le droit à la connerie est préférable à une absence de liberté d’opinion ou d’expression.

Vous l’aurez compris, je ne serais pas « pour » l’idée de responsabilité du propos une fois un certain statut acquis. C’est un peu comme dire que les footballeurs ont un devoir de respectabilité parce que des jeunes les vénèrent. Je ne comprends pas cette position, sauf si on comprend, et adhère, à l’idée que certaines personnalités puissent être vues comme des héros, autrement dit des demi-dieux et que ce « statut » leur procurerait à la fois des pouvoirs et des devoirs que d’autres citoyens n’auraient pas. Je n’aime pas les exceptions, je n’aime pas les super-héros fabriqués, je préfère l’égalité. Un footballeur, ça joue au foot, tout le reste, c’est du domaine privé, et lui aussi, s’il venait à s’exprimer, devrait pouvoir jouir d’un droit à la connerie, à l’erreur, au moins tout autant que les autres, parce qu’il est un footballeur, rien de plus, rien de moins. Même chose donc pour les vedettes de Youtube ou d’ailleurs. Aucun statut ne vous procure droits ou devoirs supplémentaires. Durenmachin a tout autant le droit de déblatérer les conneries qu’il souhaite, qu’il soit vu par deux personnes ou deux millions. Je ne vois pas bien comment on pourrait justifier le fait qu’il ait l’obligation de raconter moins de conneries. À partir de quel niveau d’autorité, déciderait-on qu’un individu se doive de faire attention à ce qu’il dit ? « Maintenant que tu fais autorité mon petit gars, fais attention à ce que tu dis ! » Dans ce droit à la connerie, j’y place aussi un droit à l’erreur, à la folie, au doute, à la subversion, à la rébellion… Parfois, la connerie, c’est simplement sortir des usages communs, prendre des risques (de se tromper), proposer de nouvelles voix, remuer la société (proposer une voix « contre » sur laquelle les bien-pensants pourront alors confortablement se reposer). Parce que rien n’est jamais né de l’académisme, de la bonne conscience, de l’autorité établie… et même si ces esprits réfractaires à la rigueur, à la logique, au bon goût n’ont « raison » qu’une fois sur un million, j’ai foi en l’idée que cette seule fois peut être nécessaire. Si on ne nous laisse pas la possibilité que cette « fois » vienne chambouler notre univers, c’est la mort des idées, la mort de l’art, de la critique, de l’opinion et du reste. Face à tous ces déchets, cette connerie insupportable, il reste cette possibilité qui vaut la peine qu’on laisse tout le reste demeurer.

Concernant la question de la nature du fait, là encore, j’ai peur qu’on ne parle pas de la même chose. Reprocher à Durenmachin qu’il parle de moines au lieu de prêtres comme il parlerait de caniche pour un pot de fleurs, ç’aurait beaucoup plus de sens, oui, si on se limitait à la question historique et si c’était même l’objet de la discussion. Or c’est un peu accessoire, Durenmachin s’en sert pour exprimer sa vision du film. Si son but ici, par exemple, était d’expliquer au fond pourquoi il s’était ennuyé, que ce soit des prêtres ou des moines, n’y changera pas grand-chose. Certes, cela montrera en quoi, il a pu passer à côté d’un film (celui que d’autres ont vu), mais chacun se représente une image, une vue, une vision, une reproduction personnelle de l’œuvre, car elle est bien plus là la question d’interprétation qu’au niveau des pots de fleurs et des caniches. On pourrait alors lui reprocher pourquoi pas de voir un film probablement très éloigné du film écrit et réalisé, ou même vu par les autres spectateurs, mais encore une fois, le spectateur a toujours raison, il voit le film avec ses connaissances, avec ses armes, avec sa sensibilité, et personne ne peut lui dire quel film il devrait voir. L’expérience reste personnelle. Est-ce qu’il faudrait éduquer tous les spectateurs, les prendre par la main, faire tourner les explications à la fois de l’auteur puis celle du réalisateur voire du distributeur ou d’un historien pour mettre en perspective tout ce qu’on ne saurait pas voir dans le film ? Je ne crois pas. Là encore, je tiens à la liberté du spectateur, qui avant d’être con, avant de pouvoir s’exprimer, doit pouvoir jouir du droit de faire l’expérience d’un film qu’il verra avec ses armes à lui. On ne dirige pas le regard du spectateur sinon à l’intérieur même du film. Cela serait d’autant plus incompréhensible que comme je l’ai dit dans mon précédent message, la vision de Scorsese n’est pas forcément celle de Endo, et le tout ne l’est pas forcément non plus avec ce qu’on sait de l’histoire. Il y a un droit au travestissement de l’histoire pour les auteurs (et en réalité, une fiction l’est toujours), et il y a un droit d’incompréhension du spectateur. Une œuvre qui est trop démonstrative, voire trop désireuse de respecter ou de reconstituer un contexte historique, est rarement intéressante pour le spectateur, parce qu’une partie du plaisir qu’il en tire, c’est justement d’imaginer par lui-même les intentions cachées derrière ce qu’il voit. Et souvent, plus les interprétations sont multiples, plus c’est le signe que l’œuvre est réussie. Qu’est-ce qu’il fait qu’un film ait parfois autant de succès ? Son message est clair, tout le monde y adhère ? Je ne crois pas. Au contraire, c’est très souvent parce qu’il propose des lectures (donc de possibilité de visions) très variées. On peut après, chacun de notre côté chérir des œuvres à la fois plus méconnues et qui font moins l’unanimité, mais la puissance des grands chefs-d’œuvre, il est bien là, à savoir convaincre le plus grand nombre en laissant à chacun l’impression qu’ils ont vu le même film alors qu’ils n’ont jamais vu que celui qu’ils s’étaient chacun reconstitué dans leur tête. L’intérêt de la discussion, des échanges de « vues », il est aussi de comprendre comment certains peuvent être amenés à voir des caniches quand on n’y voit nous que des pots de fleurs. Vision contre visions. Pot aux roses contre poteaux roses.

Tout est soumis à interprétation, encore plus dans la fiction, où elle est à mon sens, toujours la bienvenue. Mais il arrive aussi que les méprises se rencontrent à travers le langage dans des discussions, des argumentations… C’est peut-être moins amusant, le tout est là en revanche de ne pas s’y laisser prendre. Comme quand on use de l’adjectif « insoutenable » dans la phrase : « nous prétendons néanmoins qu’il y a des lectures incontestablement fausses, parce qu’insoutenables. » Cela pourrait tout autant dire « insupportable » qu’« indéfendable ». Il n’y a pas que dans l’art où la méprise peut être induite, volontairement même sans doute, par le langage. Et si on est tolérant avec les méprises probables suscitées par votre propre démonstration, on devrait l’être tout autant pour celles de Durenmachin. Mais j’ai une tolérance plutôt vaste dans le domaine, parce que si j’estime qu’on peut être tolérant à l’égard de la connerie (ou de la méconnaissance) des autres « visionneurs », je pense que ça peut aller jusqu’à la dépréciation voire l’insulte tant qu’elle reste dans le cadre des idées, non des personnes. Même si l’idée peut se révéler alors très sommaire, du genre « t’es qu’un bouffon si tu aimes ce film ». Ce qui est « insoutenable », c’est de sortir du cadre des valeurs. De ce que je comprends, Durenmachin s’en tient à exprimer sa « vision », et vous exprimez la vôtre (qui n’est pourtant pas strictement identique puisque vous êtes « deux ») « contre » la sienne. C’est lui faire, au fond, beaucoup d’honneur, puisque c’est « sa » vision qui est mise en valeur. Comme disait l’autre, qu’importe que l’on parle de moi en bien ou en mal tant qu’on parle de moi. C’est peut-être même là tout le succès de Durenmachin. Moins parce que ceux qui le suivent le regardent comme un Prophète que parce qu’à l’image d’un Cinquante Nuances de machin, on aime à se bidonner devant ce que tout le monde admet être ridicule. À une autre époque, la tête de turc qui faisait le buzz, c’était Michael Vendetta. Et d’une certaine manière, oui, c’est un spectacle, pas un discours.

« C’est un peu la fonction élémentaire du “fait” dans l’épistémologie moderne, d’ailleurs, que de dire que s’il ne peut jamais suffire à “vérifier” une théorie valide (et c’est pourquoi il peut coexister simultanément des théories valides aux affirmations contradictoires entre elles, comme tu le montrais pour la “vision” portée sur l’histoire, la religion ou l’art), du moins le fait suffit à falsifier une théorie invalide. »

Je ne suis pas sûr de bien saisir et pour être franc, ce n’est pas mon domaine. De ce que je comprends, en particulier en sciences, c’est que quand il y a deux théories contradictoires sur un même sujet, c’est précisément qu’on a encore affaire à des hypothèses. On peut aussi parler de théories contradictoires quand le champ d’application n’est pas parfaitement identique comme la question qui oppose physique quantique et relativité. Pour ce qui est de l’histoire, en tout cas celle dont il est question ici, la question du doute est me semble-t-il encore plus présente même si rarement évoquée : on parle de ce qui est référencé, documenté, en oubliant parfois sans doute que tout cela ne retrace qu’une partie connue d’une histoire, d’un contexte, mais on prend tout ça pour acquis tant qu’aucun élément contradictoire ne vient réveiller le doute dans l’affaire (c’est peut-être ce que vous dites d’ailleurs : « le fait suffit à falsifier une théorie invalide »). Mais encore une fois, ce n’est pas mon domaine, et ce n’était pas précisément sur ce point que j’insistais. Mon message était beaucoup plus tourné sur la nature non pas de l’histoire et des faits rapportés mais sur la fiction réinterprétant certains événements pour en reconstituer une image. L’histoire reconstituée, ce n’est pas l’histoire. Si on peut avoir des doutes sur certains pans de l’histoire, il n’est même pas question de ça ici, car une fois remâché par le prisme de l’imagination d’un homme (ou de plusieurs auteurs comme ici), il ne fait aucun doute (en tout cas dans mon esprit) que les faits rapportés ne sont pas l’Histoire. Même si ces événements étaient décrits par un historien avec la plus grande rigueur en matière de reconstitution, la fiction, par essence, est un travestissement du réel. Ces rappels à l’histoire faits à Durenmachin pourraient alors tout aussi bien être faits par vous ou des spécialistes à Scorsese (voire déjà à Endo). L’intérêt ne pourrait être alors qu’informatif, encore une fois. Pourquoi devrait-on reprocher à Durenmachin, à son échelle, de ne pas comprendre ou connaître l’histoire, quand les auteurs, pas seulement ceux de Silence, mais tous, par nature, ne « connaissent » pas l’histoire, mais la reproduisent, travestie. C’est une illusion, une fiction. Et ce qu’il y a de beau justement dans cette notion, c’est que si l’univers d’un auteur reproduit ou s’inspire d’une réalité (historique), le spectateur aura tous les droits, armé de sa connerie et de ses connaissances, pour retraduire à sa manière ce qu’il voit. Une vision. Pas une connaissance. Quand Shakespeare met en scène Richard III, il ne met pas en scène le duc de Gloucester historique, il en fait un personnage de fiction, un personnage qu’ensuite chaque metteur en scène sera charger de présenter à sa manière, comme chaque spectateur sera libre d’en réinterpréter la nature. Est-ce que Shakespeare respecte l’histoire quand il met en scène Jeanne d’arc dans Henry VI ? Sa Jeanne étant plutôt ridicule, on aurait plutôt tendance à penser qu’un spectateur anglais ne la percevra pas de la même manière qu’un spectateur français. Le personnage historique devenu historique propose une « vision » de l’histoire du personnage, et à son tour le spectateur voit autre chose, avec ses préjugés, ses connaissances ou sa sensibilité.

Discours ou pas, c’est pour moi l’expression d’une vision. Le langage n’est là que pour la mettre en forme, la rendre intelligible pour celui qui nous écoute ou nous lit. On ne peut jamais se mettre à la place de l’autre pour comprendre pleinement comment il perçoit une œuvre. Est-ce que c’est pourtant vain d’essayer ? Est-ce à dire que tout est permis ? Non. Parce qu’en place de la « vérité », quand on propose une vision personnelle d’une fiction (et non de l’histoire), ce qui compte me semble-t-il, c’est l’honnêteté et notre capacité à partager cette vision. Bien sûr qu’il peut être nécessaire de replacer des éléments factuels et historiques au cœur d’un « discours », mais cela vaut, à leur échelle, autant pour Durenmachin que pour les auteurs de fiction, car chacun étant plus spécialiste qu’un autre, on trouvera toujours à redire de la manière dont les uns et les autres reconstituent et voient, une histoire. Il ne faudrait pas s’y tromper : si certaines laissent à croire qu’elles sont respectueuses de l’histoire, elles ne le sont jamais. Elles le sont peut-être même d’autant moins qu’elles semblent reconstituer fidèlement un contexte historique et donnent alors l’illusion que ce qui est présenté est réel quand une reconstitution ouvertement infidèle, inspirée de, au moins ne jouerait pas avec l’illusion d’une reconstitution dont seuls les érudits seraient capables de déceler ce qui est reconnu, probable mais non vérifié, faux, etc. Est-ce que c’est le sens de l’art de jouer avec cette illusion ? Même pas. Ne pouvant être spécialistes et historiens, il faut prendre pour acquis le fait que toute fiction est un travestissement de l’histoire. Ce qui n’interdirait pas de jouer au jeu des sept erreurs, mais ça ne resterait… qu’un jeu. On ne serait toujours pas dans le discours.

S’interroger comme vous le faites sur les risques de travestissements ou de la méconnaissance de certains locuteurs avec un fort suivi quand il est question précisément d’histoire, de faits et d’événements historiques, d’accord. Le faire dans un domaine artistique où dès le départ, l’objet concerné, l’œuvre, est par essence un travestissement du réel, une illusion, je n’en comprends pas bien le sens. On pourrait même dire que reprendre l’inculte qu’est Durenmachin, c’est un peu facile ; on ne prend guère beaucoup de risques en disant qu’il se trompe et en s’appliquant à rappeler ce qu’est l’histoire… Ce qui serait plus louable, moins évident, ce serait de pointer du doigt les inexactitudes de Scorsese. Voir l’histoire, la reconstituer, c’est la trahir. Traduire, c’est trahir. Eh ben, on pourrait attendre des érudits qu’ils mettent ces différences en lumière, sans les juger ou en faire des éléments dépréciatifs du film, mais simplement pour amener à la connaissance du spectateur des éléments dont la plupart lui sont inconnus. Que Durenmachin confonde « prêtre » et « moine », est-ce que c’est si important dans sa vision ? Est-ce qu’il n’y a pas plus de tolérance envers Scorsese quand dans sa propre vision, ses personnages censés être portugais parlent avec la langue de Shakespeare ? On peut le souligner, mais en quoi cela rendrait moins légitime sa « vision » ? Ben pour Durenmachin, c’est pareil : on peut souligner ses méconnaissances, mais sa vision reste, malgré ces errances, parfaitement légitime. De la même manière qu’on ne demande pas à un auteur de changer sa vision, on ne le demande pas à un idiot qui n’a rien compris au film. Dans le domaine de la critique, ce n’est pas tant le film qu’il faut « comprendre », c’est le regard « de l’autre ». Avec sa bêtise et sa méconnaissance. Parce que le film, puisqu’on le vit comme une expérience, on le comprend toujours. « L’autre », beaucoup moins.


Ma réponse adressée sur la vidéo (considéré par Youtube comme du « spam ») :

Un « petit » commentaire histoire d’essayer humblement de vous éclairer, me semble-t-il, sur ce qui sépare vos différentes perceptions des choses et de la cinéphilie en particulier.

Je ne regarde jamais les vlogs, mais contrairement aux deux auteurs de l’article dont la présente vidéo se propose de répondre, je ne vois que des avantages à cette nouvelle manière de communiquer. Je ne regarde jamais les vlogs en question, mais je les ai souvent vus critiqués sur SensCritique. Or je pense pouvoir être plutôt objectif en défendant ni la position des uns ou des autres, et je voudrais en profiter pour revenir sur ce qui est évoqué en conclusion de cette vidéo parce que ça me semble bien illustrer le malentendu (ou l’incompréhension) qui vous oppose (moi aussi je n’ai regardé que l’intro et la conclusion de la vidéo).

Concernant d’abord la cinéphilie, et de la définition plus ou moins de ce qui se cache derrière cette pratique étrange. Vos « cinéphilies » ne sont certes pas du tout les mêmes, mais pour être franc, de la définition qui en est faite ici, je la trouve encore trop réductrice et révèle en fait un peu pourquoi vos perceptions de la pratique, de sa définition, peinent tant à se rencontrer. L’évocation d’Autant en emporte le vent par exemple laisse à penser qu’un film ne doit être perçu, jugé, évalué, ressenti, qu’en fonction de sa mise en scène. Peut-être y a-t-il autre chose, mais ça m’a un peu surpris, parce que de mon côté par exemple (et c’est bien pourquoi ça m’a étonné), je n’ai aucun problème à laisser de côté les considérations techniques et esthétiques dans un film si le sujet m’intéresse et si le développement de l’histoire, son traitement, trouve grâce à mes yeux. Ce qui m’importe avant tout, moi, spectateur, c’est l’histoire. Donc, pour essayer de schématiser, il me semble que ce qui vous sépare ici, c’est que d’un côté, pour l’un, c’est la mise en scène qui importe, et que pour les deux autres, c’est le sujet et les idées évoqués (pour d’autres, comme pour moi, ce sera encore autre chose).

La cinéphilie est multiple. On ne juge pas en fonction de critères objectifs, parce que même si on pouvait nous mettre d’accord sur ces critères à évaluer, on privilégierait toujours des critères par rapport à d’autres. Je ne crois pas du tout à l’idée qu’on puisse argumenter, échanger des « opinions » ou des « avis », encore moins des « thèses », car tout cela laisserait à penser qu’on puisse discuter de ce qui parmi ces critères devrait être prioritaire. Or, c’est à chacun me semble-t-il de décider pour lui ce qui lui importe en priorité : ça peut être l’histoire, le sujet, les idées, la réalisation donc, parfois aussi ce sera le seul critère du plaisir. Au fond, ce qui fait qu’on « aime » plus ou moins un film est déterminé au moment du film à travers une sorte de contrat passé avec lui (le film, voire le réalisateur, celui qui fait souvent office d’auteur ou de « narrateur »). On ne décide alors pas après coup en évaluant chacun des éléments dont on sait qu’ils importent pour nous ; on décide au fur et à mesure pendant le film d’y adhérer ou pas ; et parfois, de simples éléments, des thèmes, des approches, des critères à évaluer, peuvent nous faire basculer définitivement vers l’adhésion ou le rejet. Mais ces éléments nous seront bien souvent parfaitement personnels et déjà ici toute notre histoire de cinéphile, notre expérience avec ce qu’on tolère par habitude ou par choix, ce qu’on attend aussi d’un film, rentre en compte dans notre décision d’accepter ce « contrat ». Tout ce qu’on vient à penser, réfléchir, étudier, argumenter, par la suite, ne vient alors que conforter l’impression qu’on s’est faite pendant le visionnage du film. Et très rarement, en y repensant, nous sommes capables de revoir notre « jugement ». Peut-être justement parce qu’il n’est pas question de « jugement », mais plus de « ressenti », de réminiscence d’un ressenti, ou plus encore comme je l’évoquais dans ma réponse sur l’article, de « vision ».

Une vision (voire une « expérience »), on peine souvent à la partager, probablement d’abord parce qu’on trouvera difficilement les termes ou les clés pour la comprendre nous-mêmes. Nous adoptons des réflexes pour l’exprimer, on en vient à parler « d’argumentation », « d’avis », « d’opinion », mais c’est là à mon avis où on se trompe. Je pense qu’il est vain de penser qu’on puisse partager ces « visions ». Par nature, elles touchent à la sensibilité, à l’inconscient, et le langage, la raison, ne pourra jamais toucher ce qui au fond reste impalpable et mal compris de nous-mêmes. Ne regarde-t-on pas des films (ou ne partageons-nous pas notre intérêt pour l’art) justement pour en apprendre un peu plus sur nous et pour baliser toujours mieux un territoire abstrait tout autour de nous qui serait censé nous définir ? Quand on juge et se pose dans une salle, commente, un film de Scorsese ou d’un autre, est-ce que c’est le film qu’on va voir ou est-ce que c’est l’image de nous-mêmes qu’on sera bientôt capable (on l’espère) de pouvoir projeter à notre tour à nos proches et/ou à nous-mêmes ? Comme disait l’autre, dis-moi ce que tu aimes je te dirai qui tu es.

Bref, je m’égare. Tout ça pour essayer de mesurer tout ce qui vous sépare et ne vous fera sans doute jamais adopter une même posture « cinéphile ».

J’en viens à mon dernier point, évoqué en fin de vidéo aussi, et le lien avec ce qui précède sera facile à faire. Il est question du site SensCritique, et puisque l’auteur de la vidéo s’est montré particulièrement critique à l’encontre du site (et de manière générale aux sites de notation et d’échanges « d’avis » si je comprends la logique), je vais un peu le défendre (et je suis pourtant un des membres les plus critiques du site, mais je suis un gros consommateur « d’outils d’évaluation ou de check » de ce genre comme IMDb ou icheckmovies.com).

J’écris plus haut qu’il me semble vain de penser qu’on peut partager nos « visions » des films. Pour autant, je ne pense pas qu’il soit vain d’essayer de le faire. Cela peut paraître paradoxal, pourtant reconnaître une certaine forme d’incommunicabilité ou d’impossibilité de faire ressentir aux autres ce qu’on a « vu » ou « ressenti » ou « expérimenté », c’est une chose, et essayer de le faire en est une autre. Toute la différence se situe en fait dans l’effort produit à essayer de comprendre et à aller vers l’autre, vers sa « vision », parce que si on ne peut jamais adopter la « vision » de cet autre étranger, je pense qu’on ne cesse d’élargir « notre vision » en nous forçant à regarder ailleurs, en particulier en dehors de cette zone de confort qu’on cherche le plus souvent à défendre, à délimiter, et à, vainement donc, expliquer. Essayer de se mettre à la place de l’autre, c’est une forme d’empathie, et je suis peut-être naïf ou idéaliste, mais je pense que l’art, ou plus précisément ici le « spectacle », s’il a une utilité, c’est bien de nous pousser à aiguiser cette qualité qui a fait de notre espèce fragile, l’espèce dominante sur cette terre (et au-delà !!! – avec la voix de Buzz l’éclair pour les vieux). (Attention, tunnel explicatif barbant, ou comme disent les savants : « pileux »). Oui, l’empathie a sans doute été le moteur poussant notre espèce à développer un monde abstrait, le forçant à se projeter d’abord au-delà de son temps (prévoir) pour préserver ses congénères les plus faibles, en lui réclamant sans cesse plus d’habileté pour concevoir des procédés lui permettant de se rendre maître de son espace face aux menaces des espèces concurrentes, et enfin, et c’est sans doute le plus important, lui ouvrant en grand les portes des mondes imaginaires, mêlant alors le cultuel au culturel. L’homme est une espèce sociale qui a besoin de se tourner vers l’autre, y trouve du plaisir à échanger, objets et idées, et tout cela s’est marié avec une capacité à communiquer hors du commun (une souris me souffle à l’oreille que d’autres espèces ont développé des modes de communication plus élaborés et sans doute plus efficaces, mais on s’en tape, quelle emmerdeuse). Une capacité à communiquer utile, à faire dire à ceux auxquels on tient qu’on les aime, aux autres qu’ils nous insupportent, et d’autres fois, quand on fait quelques efforts d’intelligence, aux étrangers combien leur « vision » nourrit la nôtre et combien on espère aussi un peu nourrir la leur (en réalité, les insultes sont apparues bien avant le mode « diplomatique » mais j’essaie de simplifier mon cours car c’est en général à ce stade qu’on finit de me lire et qu’on commence à me traiter d’emmerdeur péteux, insolant, inculte et moche). De cette empathie, nécessaire à notre survie (je me préoccupe en fait pas du tout de la survie de notre espèce, je n’en ai rien à foutre, mais on va prétendre pour les âmes sensibles), sont donc nés à la fois le langage et l’imagination. Or il y a deux « phénomènes » propres à notre espèce (encore) qui utilisent l’un et l’autre pour ne cesser de nous mettre à l’épreuve et nous rendre plus performant : c’est le rêve et l’art de la représentation. Tous deux sont des phénomènes qu’on pourrait imaginer être bien différents, qu’on pourrait aussi penser être accessoires dans nos vies, or ce sont deux phénomènes qui « simulent » le monde, nous plongent dans des situations dangereuses à travers lesquelles, toujours grâce à notre empathie, on est capable de nous plonger intensément au point de ressentir souvent les émotions des « êtres imaginés » rencontrés, de comprendre les conflits qui les animent, leurs peurs, les enjeux qui les poussent à avancer. Le langage intervient assez peu dans nos rêves, mais pour ce qui est de l’art de la représentation (les vieilles histoires qu’on se racontait dans les cavernes, les vieilles légendes, les mythes pour expliquer le monde, etc.) c’est presque un langage à lui seul, avec une structure, des codes qu’on retrouve d’un bout à l’autre de la planète et qui n’ont sans doute pas évolué depuis la nuit des temps. Si on en vient aujourd’hui depuis un siècle à parler parfois de langage pour le cinéma, c’est en réalité depuis cette époque que plusieurs « langues » cohabitent, se nourrissent, pour favoriser et entretenir l’avantage évolutif, voire sociale très vite, à disposer d’un langage ou d’un savoir riche et varié. L’art se communique, il est fait pour ça, ce qui veut dire qu’il se structure à travers un émetteur (un auteur ou un récitant, un metteur en scène), qu’il se transmet et se reçoit, mais aussi qu’il se… commente. (Toutes ces conneries sur l’évolution à dormir debout pour en arriver là.) Pas d’art (ni de langage d’ailleurs) sans dialogue.

Le langage n’a pas été créé dans le but (façon de parler, pas de déterminisme ici) de donner des ordres, dire ce qui est, mais au contraire pour poser des questions et y répondre : « Quelle est cette pierre ? est-ce que tu l’échangerais contre cette plume ? » « Ma foi, vois-tu, étranger, c’est que cette pierre est précieuse, je l’ai échangé avec un émissaire du dieu Peta Houch-Snock ; en échange de ta fille en revanche, je dis pas non ! » « It’s a deal ! ». (Remarquez combien très tôt on maîtrisait l’art du point-virgule et le bilinguisme cool).

L’art, si pour moi ne « dit » rien (il est absurde de se demander ce qu’un « auteur » a voulu dire, en revanche il me semble plus juste de nous demander ce qu’une histoire, une « représentation » nous dit, nous raconte, à la fois sur nous-mêmes, les autres ou le monde) a cette fonction de nous faire parler, nous pousser à l’échange, nous questionner, nous opposer, nous étonner des « visions » étrangères à la nôtre, et au bout du compte nous force à adopter un point de vue sans cesse moins rigide et intolérant. L’imagination pousse au langage, le langage pousse à la confrontation des idées et des « visions », la confrontation pousse à l’imagination de solutions ou de visions étrangères, et « l’étrange(r) » devient ainsi familier. D’un monde obscur, étrange, craint, on a fait un nouvel espace, on se l’est approprié, et on compte bien venir y faire camper des amis (nos ouailles, parfois). Dans les cours d’école, on a tout compris, parce qu’on résume très bien tout ça, on y explique « qu’on finit moins con ». On entretient son « pré carré » ou on développe son « champ de visions », c’est au choix.

Toute cette démonstration abrutissante pour essayer d’expliquer (pas vainement j’espère) en quoi il me semble que tout partage de ces « visions » est bienvenue, nécessaire, pour tous, même si on ne fait jamais que lâcher des pistes que pour que ceux qui nous lisent, nous écoutent ou nous regardent, comprennent par eux-mêmes ce qu’ils ont « vu » ou trouvent des « angles » pour les exprimer à leur tour. Cela vaut autant pour les « critiques » ou « commentaires » exprimés sur des sites comme SC que dans des vlogs, car les deux ont la même finalité depuis l’avènement d’Internet rendant accessible et possible le partage massif de ces « visions » (et des « visions » exprimées pas forcément « instantanées » comme cela a été reproché, puisque tout ce qui est sur le Net a plus ou moins vocation à le rester sur la durée). À côté du regard critique « professionnel » (dont les usages cachent souvent en fait une manière tout aussi personnelle de « voir » un film), ce qui est parfois nommé « avis », « commentaires » voire « critiques » sur SensCritique ou tout autre site de ce type, c’est une richesse dont on devrait se féliciter plus que s’offusquer ou s’inquiéter. Que nous soyons ensuite maladroits, passablement intolérants avec les « visions » des uns ou des autres, importe finalement peu, car nous sommes tous là à faire la même chose, même avec un minimum d’effort : nous échangeons, nous rentrons plus ou moins en empathie avec des « étrangers » pour comprendre leur position (ne serait-ce que pour la caricaturer et pour balancer des ad hominem faussement aveugles), nous exprimons la nôtre de « vision », et tous ça participe malgré tout à une société intelligente qui fait l’effort de se construire un imaginaire commun, une culture commune, des clés de compréhension communes… C’est là où je ne rejoins pas du tout les deux auteurs de l’article. La vision académique, rigoureuse, que peuvent porter certains « commentaires » érudits, sera toujours importante, mais la possibilité qui nous est offerte depuis vingt ans de démultiplier les rencontres, nos paroles et le partage de nos « visions » de simples béotiens, c’est aussi une richesse dont on aurait tort de se passer. Il me semble que c’est un fait historique (les grands connaisseurs me corrigeront si nécessaire) : chercher à réduire les échanges, la communication, le dialogue n’a jamais été le signe d’une société bien portante. Au contraire, mieux les échanges se portent, mieux la société se porte, et la culture avec. Internet me fait l’effet d’un grand caravansérail où se rencontrerait le pire comme le meilleur des échanges du monde : pour qu’un plus grand nombre puisse accéder au « meilleur », il faut accepter aussi que transpire par les mêmes réseaux le « pire ». Sinon c’en serait à en perdre son latin (comprendre : on ferme la clé, on reste entre grands érudits, on ne partage plus, on n’échange plus, on ne se force plus à aller vers l’autre, et au bout du compte, on meurt avec nos certitudes, notre expertise, et on laisse derrière soi un grand désert).

Notes, collections, listes, sont aussi utiles dans cette optique d’échange. Ce ne sont que des outils, je ne pense pas que beaucoup les prennent autant au sérieux. Ils servent d’amorce en quelque sorte pour les échanges, les découvertes, les discussions, même si le plus souvent il faut l’avouer, ces échanges sont très limités. Mais rien que pour soi, ces outils permettent de mettre de l’ordre dans ce qu’on a vu : avoir une meilleure « vision » de ce qu’on a « vu ». Voyez l’idée ?…

Celui-dont-je-ne-sais-ni-écrire-ni-prononcer-le-nom-ou-le-pseudo n’est peut-être pas brillant, il est peut-être maladroit, inculte ou je ne sais quoi, mais il exprime une « vision », la sienne, et par la popularité de ses vlogs transmet, cultive, une passion, une pratique vieille comme l’art, comme la critique, comme le langage, comme la religion (ou le « mysticisme, le « cultuel »). C’est une vieille tradition nécessaire. Elle n’est sans doute pas parfaite, mais elle pousse, oui, oui, à l’intelligence de chacun, à la rencontre, à l’empathie, à la compréhension… Est-ce que d’un côté comme l’autre (vlogeur comme hum… « articuleurs » – je me qualifierais humblement pour ma part de « marmonneur ») vous n’avez pas l’impression d’avoir appris quelque chose de ces échanges, d’avoir… agrandi votre propre « champ de vision » ? d’avoir, après quelques empoignades et égarements, fait un pas vers l’autre, pour le comprendre ?… Comprendre « sa vision » ?

Je repars. Je m’étais toujours dit que ça ne sentait pas suffisamment le pâté sur YouTube. Voilà qui est réparé.

lien vers la réponse au « post » du youtubeur

Un grand merci à trineor pour ses efforts et sa compréhension, ainsi qu’un big up (?!) à l’algorithme de YouTube ayant mis ma réponse à la poubelle.

Je m’en vais tailler ma haie.


Cinéma en pâté d’articles

SUJETS, AVIS & DÉBATS


Autres articles cinéma :


Les incohérences dans Gone Girl : la grossesse simulée

blig :

Amy pour se faire passer pour enceinte de 6 semaines vole l’urine d’une voisine pleine comme un œuf… […] son dossier médical annonce 6 semaines de grossesse alors que la voisine est déjà bien établie dans son troisième trimestre. Alors quand elle pisse sa citronnade on devrait avoir un niveau de hCG (à moins qu’on ne dose la progestérone à ce moment-là, je ne sais pas trop) qui indique 6-7 mois de grossesse !

C’est comme un tour de magie. Deux incohérences gomment la plus grosse. À ce moment, qu’est-ce qu’on regarde ? Le bide énorme de la voisine. On voit aussi qu’il s’agit d’un postiche, et le temps que tu te dises ça (et que tu l’acceptes comme tu l’as accepté mille fois dans des films précédents, tu ne fais pas attention à la cohérence des semaines — surtout quand on ne fréquente pas des femmes enceintes tous les jours). C’est magique. A-t-on besoin de dire : « Hé, les mecs, en fait David Copperfield, il n’avait pas fait disparaître la tour Eiffel pour de vrai ! ».

Des incohérences, il y en a plein de référencées. C’est le jeu, si on ne voit plus que ça, on ne voit plus rien.

À mon avis, le truc tient moins de l’erreur dans le scénario que de l’accessoiriste qui a pris le « postiche grossesse » sans se soucier du détail (et personne ne vérifie derrière).

On décide, à partir d’un certain point, d’entrer dans le film ou pas. Cela fait partie du contrat. Les problèmes de vraisemblance existent dans tous les films, qu’on les voie pour x raisons, qu’on soit plus ou moins tolérants, au bout du compte, ça sert parfois de prétexte à rejeter tout un film. On aurait tort de nous en priver ; le spectateur a tous les droits. Il y a le niveau de la perception, celui de la connaissance, et puis celui, au bout du compte, du crédit donné au film ou à l’auteur. On peut tout à fait tout jeter pour des « petites raisons » comme on peut jouer le jeu et adorer malgré de gros défauts avérés. C’est aussi pourquoi il est souvent un peu vain de comparer les erreurs des uns et des autres. Ça sert à mesurer bien plus ce sur quoi on se focalise dans une œuvre, plus qu’à parler de l’œuvre elle-même.

Parler “objectivement” d’un film, même dans le détail, ça ne veut rien dire. C’est toujours conditionné par le reste. Les œuvres nous révèlent plus qu’elles se révèlent elles-mêmes, ou pire, leur auteur. Mais on se plaît, même ça, à le croire. Ce serait fatigant si on avait conscience en permanence que ces œuvres ne sont que des miroirs où on se dévoile complètement nus. C’est bien plus séduisant de se laisser leurrer par des histoires qui ne cessent de nous mentir 24 images par seconde. Autrement on n’aurait aucun plaisir à regarder des films d’horreur ou des astronautes passer derrière le placoplâtre de la chambre de sa fille pour lui souffler de bien faire ses devoirs… “Objectivement”, quel intérêt si ça ne révèle pas, précisément, quelque chose sur nous-mêmes ? Dis-moi ce que tu aimes, et je te dis qui tu es… Eh ben, voilà, les uns s’affirment en vénérant certains objets stellaires, et d’autres s’ébrouent sur quelques tests de grossesse.

Objectivement, je vais passer un test de diarrhée. J’en ai mis partout là.

Tout le monde n’a pas la même tolérance aux supposées incohérences. Question de niveau de perception. Tu peux certes chercher à définir “objectivement” certaines de ces incohérences, sauf qu’à la fin, c’est ta perception seule qui décide de la voir comme un frein ou pas à la vraisemblance. Le cinéma est par essence une incohérence ; le montage est une incohérence ; un acteur pour interpréter un personnage est une incohérence… Tu trouveras toujours matière à incohérence, et au final, ton contrat, tu le signes avec une impression d’ensemble plus vague et plus générale. Ce qui veut dire qu’on fait chacun le choix de ne pas voir la plupart de ces incohérences, et que c’est seulement quand notre impression d’ensemble change et qu’on décide de ne plus entrer dans le jeu proposé (toujours pour des bonnes raisons), qu’on finit par ne plus voir que ces incohérences.


Adelaide, Frantisek Vlacil (1969)

La leçon de contextualisation de Vlacil

Note : 4 sur 5.

Adelaide

Titre original : Adelheid

Année : 1969

Réalisation : Frantisek Vlácil

Avec : Petr Cepek, Emma Cerná, Jan Vostrcil

Qu’est-ce qui fait la qualité, le savoir-faire, le talent peut-être, d’une œuvre de cinéma ? Chacun a son avis sur la question. On m’aurait interrogé hier, ou bien encore demain, j’aurais toujours quelque chose de différent à dire. Seulement, il y a une constante qui me fascine, c’est la capacité de certains artistes (et cela sans rapport avec l’intérêt des thèmes ou des histoires qu’ils nous présentent) à nous donner matière à voir, donc à penser, donc à imaginer et à rêver. Le conteur présente une histoire, et nous nous chargeons de nous la représenter.

Que ce soit au théâtre, en littérature, ou au cinéma, on retrouve toujours ce principe qui est souvent au cœur du savoir-faire de l’artiste, et plus précisément du raconteur d’histoires : la contextualisation. Un homme avance, on le suit du regard, il traverse une foule où jaillissent moult détails plus ou moins signifiants, mais tout concourt à créer une atmosphère. On regarde, sans bien savoir pourquoi, parce qu’il ne s’y passe rien de bien intéressant, juste le déroulé étrange de la vie qu’on semble capter à travers un prisme, une caméra, ou l’œil même de ce personnage qu’on suit et dont on ne sait rien encore. Pas encore d’histoire, mais un contexte. Les premiers éléments d’un monde étranger. Quel est ce mystère qui nous place comme des petits vieux, assis aux terrasses des cafés à regarder, comme fascinés, la vie qui se déploie tranche après tranche devant ses yeux ?

C’est comme une musique. L’histoire en serait l’harmonie : elle est prévisible, rigoureuse, connue (on prétendra toujours le contraire). Et puis il y a la mélodie, plus rebelle, dansante, et imprévisible. C’est le contexte, ou bien encore le hors-champ (à une époque, j’appelais ça « l’action d’ambiance » que j’opposais à « l’action dramatique », peu importe). L’un ne va pas sans l’autre, à moins de proposer une histoire sans charme semblant marcher sur une patte. L’intérêt presque magique de cette douce mélodie, il est de pouvoir offrir au lecteur ou au spectateur une matière à se mettre sous la dent, parfois en dépit de toute logique, sans rapport avec son alliée, l’histoire. Les histoires se répètent : elles obéissent à des canevas plus ou moins attendus et basés sur des principes simples (une interrogation est énoncée au début et, après un développement plein de gesticulations dignes d’une jeune fille incapable de se décider, on conclut ou pas), le cœur d’une « histoire » (au sens large, cette fois, c.-à-d. le roman, le film…). C’est donc bien son contexte, ce qu’on dit, montre, suggère, évoque, en dehors des considérations plan-plan de la trame dramatique. Et là, il y a ceux qui ne s’intéressent qu’à l’histoire (ils n’ont rien compris à l’affaire) ; et il y a les artisans, les magiciens de la contextualisation. Ceux qui arrivent à donner vie au hors-champ, qui parviennent à immiscer en nous des idées et des images que notre imagination se chargera de faire fructifier. Ils nous montrent une histoire, mais dans notre esprit, on ne voit pas que ce qu’on nous montre, on se fabrique grâce aux suggestions de cet artisan, un monde cohérent bien plus vaste que le champ balayé par le seul récit…

Et là (c’est là où je voulais en venir), Vlacil est un maître.

Une parenthèse pour évoquer Marketa Lazarová que j’abhorre. Oui, le même artisan peut, avec le même savoir-faire, avec les mêmes procédés, parvenir à toucher un public avec un film, et pas avec un autre. Ce n’est pas si compliqué à comprendre. Si l’on se laisse bercer par les mélodies de la contextualisation, c’est bien une atmosphère, une esthétique, un monde, qui nous touche plus qu’une histoire (même si bien sûr des thématiques et des types de relations arriveront davantage à nous toucher que d’autres). Et je l’avoue, je ne suis jamais rentré dans ce film. Si, comme je le rappelle souvent, un film est un contrat passé entre le cinéaste et un spectateur, libre à ce dernier, pour des raisons propres ou tout à fait circonstancielles, de ne pas accepter les termes de ce contrat. Allez donc savoir pourquoi celui-ci m’émeut quand l’autre me laisse dubitatif. C’est au-delà de toute raison, et c’est bien ce qui fait la saveur et le mystère de l’art…

Bref. Aperçu (ou tentatives d’aperçu) des techniques employées par Vlacil pour faire apparaître le hors-champ et ainsi exciter l’imagination du spectateur.

Jeu sonore.
Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruitage de la brosse post-synchronisé avec bruit du volet ouvert hors-champ par le lieutenant

Bruit de la brosse post-synchronisé avec son du volet ouvert hors-champ par le soldat

Les voix postsynchronisées donnent l’immédiate impression d’un espace composé qui, s’il est au moins dichotomique, laisse supposer qu’il peut être infini. Même si le spectateur a conscience de la fausseté du procédé, il en accepte le principe, et la cohérence des raccords sonores images-sons ne le poussera de toute façon pas à sortir du film. Le procédé produit un effet étrange d’intériorité. Surtout, on retrouve une autre dualité de niveau qui comme en musique permet de les faire dialoguer à travers un jeu d’alliance, d’opposition ou de superposition : un « dans le champ » (ici espace visuel) et un « hors-champ » (ici espace sonore). Tout bruit anodin « faisant vrai » est effacé : le contexte, le hors-champ, l’ambiance, ce n’est pas du « bruit » ; la « piste » mélodique de contextualisation est toujours signifiante. Comme la musique, on ne sait jamais trop bien ce dont il est question, mais la cohérence s’impose d’elle-même. Un bruit sonore ne dit rien. On voit déjà (même si la postsynchronisation, dans les films de cette époque, passe pour une facilité technique — il était très difficile de faire des prises directes en dehors des plateaux sans avoir justement un « bruit » épouvantable) qu’ici, la contextualisation est gagnée à travers une restriction, un rétrécissement de la réalité, une sélection, un choix (on le remarque, la contextualisation est toujours affaire de discrimination, de choix, de préférence).

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruits de détonation hors champ

Bruits de détonation au loin et hors-champ : le soldat se retourne

Dialogues. 

Beaucoup de personnages parlent hors champ, c’est-à-dire en dehors du champ de la caméra, mais dans le même espace scénique (pas de voix off). Si l’on peut imaginer que cela relève aussi parfois d’un impératif de montage pour éviter, du fait de la postsynchronisation les faux raccords sonores, l’effet produit est, là encore, efficace : une voix hors champ, cela enrichit… le hors-champ. Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’on fait ? On regarde autre chose. Un quelque chose, là encore et toujours, qui doit rester signifiant. Non pas que ce qu’on regarde doive avoir un intérêt particulier, mais quelque chose doit se passer, doit être montré : un personnage qui s’assoie, qui écoute, qui prend une cigarette, qui s’éloigne, qui cherche quelque chose…, il est actif et le spectateur l’est avec lui. Deux espaces se jouent là encore : l’espace sonore (ou des dialogues) hors-champ et l’espace visuel du champ. Les deux se répondent et produisent ensemble l’univers commun et cohérent recherché.

La parole évocatrice. 

Comme en littérature, le verbe s’avère prépondérant, parce que la seule puissance d’une phrase peut évoquer mille détails plus ou moins signifiants. Le principe des dialogues, et c’est surtout vrai au théâtre où le travail sur la contextualisation a toujours dominé d’autres aspects de la pièce du fait des restrictions spatiales, c’est de ne pas surjouer la trame et de proposer autre chose en brodant par-dessus une matière contextuelle d’une richesse sans fin puisque la force du langage, c’est d’évoquer ce qui n’est pas présent. Montrer un personnage servir un verre à un quelqu’un et lui faire dire « tu en veux ? », c’est surjouer, c’est jouer deux fois la même idée, c’est donner de l’importance à une idée qui n’en a aucune. Harmonie et mélodie racontent la même chose et se superposent pour annihiler toute possibilité d’un ailleurs. Les deux ne doivent se rencontrer qu’à des moments clés pour souligner les virages dramatiques ; le reste du temps, il faut se tenir à l’idée que l’image raconte une chose et que les dialogues en racontent une autre. Ils peuvent évoquer des événements passés, l’intention ou les désirs des personnages à agir, évoquer un espace lointain ou juste là dans l’autre pièce (si la langue ne permet pas d’illustrer comme pour le temps, un espace plus ou moins lointain, eh ben, c’est… le contexte qui suggérera proximité ou éloignement), ou bien encore évoquer un objet (qu’on a déjà ou qu’on verra bientôt dans le champ). Cela peut paraître accessoire, mais ça concourt énormément à se représenter un univers à partir de petites graines prêtes à germer lancées à l’attention du spectateur. Ça donne l’impression qu’il y a un ailleurs cohérent qui dispose de sa propre vie, et c’est ce monde-là qu’il est important de suggérer en en évoquant des éléments en permanence. L’accessoire ne se trouve pas forcément là où on le croit. L’assemblage de détails en apparence anodins crée toute une panoplie d’éléments qui, assemblés, donnent une impression de réalité bien plus que les rapports souvent figés et prévisibles des personnages.

Objectifs de jeu et vie propre des corps. 

L’acteur s’applique à aller au-delà de la simple retranscription d’une réplique ou d’une humeur. Avant que le cinéma apparaisse et modifie la perception et les exigences de cohérence du spectateur, les acteurs se contentaient de déclamer leur texte à la manière des chanteurs d’opéra, et le jeu corporel et scénique avait comme objectif de proposer à l’œil du spectateur une suite de tableaux visant à illustrer grossièrement et pompeusement la situation induite par la pièce (on retrouvera au cinéma cette influence avec la pantomime). Tout a changé au tournant du nouveau siècle quand Stanislavski a mis en scène les pièces de Tchekhov. Parmi les nombreux procédés pratiques que compte la méthode du metteur en scène, un était essentiel : la nécessité pour l’acteur de se fixer des objectifs. À chaque instant, un acteur doit savoir ce qu’il fait sur un plateau. Par la psychologie et par sa traduction corporelle, l’acteur propose ainsi une forme de sous-texte en cohérence avec les objectifs généraux de son personnage et qui enrichissent considérablement la matière donnée à voir au spectateur. Dans la tradition française, au théâtre comme au cinéma, on néglige souvent cet aspect (quand on ne l’ignore pas totalement) en se contentant de « jouer le texte ». Ce n’est pas le cas de nombre de productions de l’Est. Paradoxalement, quand les acteurs et le metteur en scène donnent trop à voir, cela peut tourner à du théâtre filmé (souvent d’ailleurs lors d’adaptation de pièces), mais d’autres fois comme ici, le film comptant assez peu de scènes à personnages multiples et les deux personnages principaux ne parlant pas la même langue, c’est une impression de fort naturalisme et de justesse qui se traduit à l’écran. L’histoire qui ne se traduit pas à travers des mots doit bien être reproduite quelque part. Le spectateur est bien plus susceptible de se représenter un personnage « en dehors du cadre et de l’action » si l’acteur parvient à retranscrire dans son jeu une forme de continuité et de logique dans son comportement : il est capable non seulement de jouer le premier niveau de lecture imposé par la situation, mais des humeurs, des intentions, plus générales, ou au contraire parfaitement passagères et anecdotiques. Un personnage qui coupe du bois, un autre qui ramasse des feuilles mortes, etc. des personnages possédant une vie propre (ou en donnant l’impression) donnent une matière précieuse au spectateur pour qu’il vienne à imaginer le contexte dans lequel les personnages évoluent. (Je n’insiste pas là encore sur l’évidence d’une opposition entre deux niveaux, le jeu dramatique dont les constituants font avancer la situation et la trame, et le jeu « d’ambiance », plus à même de provoquer une impression de réalité ; leur dialogue aidant le spectateur à se représenter un monde riche et signifiant.)

Vue depuis l’intérieur vers l’extérieur

Longues focales. 

L’intérêt des petites focales, c’est de proposer à l’intérieur du champ tous les éléments constitutifs de l’histoire, comme on le ferait dans un tableau. Le hors-champ est alors pratiquement inexistant. Au contraire, l’utilisation des longues focales permet de se concentrer sur un espace donné, et par la même occasion, d’augmenter l’importance du hors-champ (sans compter les flous qui apparaissent à l’écran et qui sont de petites taches de hors-champ dans le cadre). Dès que l’on propose une focale plus longue que celle de la vision humaine, on fait le choix d’insister sur un élément de décor, un personnage, et cela bien sûr en discriminant le reste. Le hors-champ est presque alors induit par la « focalisation » en direction de ces éléments, et comme toujours, un dialogue s’effectue entre ce qu’on montre et ce qu’on cache. Et souvent même, ce qu’on cache, c’est la perception d’un personnage regardant un autre. Avant même qu’on vienne à proposer le contrechamp du personnage en train de regarder, la longue focale suggère déjà qu’on a affaire à une vue subjective d’un personnage (ou d’un narrateur). Dans le film, le personnage masculin observera une fois au loin le personnage féminin avec des jumelles ; le reste du temps, avec les mêmes focales, ces effets permettent d’insister sur l’opposition des deux personnages. Entre celui qui regarde et qui désire, et celle qui se laisse regarder sans trop de plaisir et qui cherche plus ou moins à échapper à ce regard (elle pourrait aussi en jouer pour prendre l’autre à son propre piège). Le hors-champ, ici, représente moins un univers recomposé extérieur que l’opposition psychologique (donc intérieure) entre les deux protagonistes. Avec des focales plus courtes, le champ retranscrirait plus les personnages dans un même espace et peinerait à suggérer leur opposition à travers ces champs-contrechamps sans dialogues. Ne parlant pas la même langue, leur histoire s’écrit principalement à travers un jeu de regards ou de présences se répondant l’un et l’autre. On imagine moins le monde au-delà du manoir où se concentre notre histoire que le monde intérieur fait de pensées, de désirs, d’intentions, feintes ou cachées, des personnages.

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 2Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 1Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 3

Découpage/remontage. 

Quand on opte pour des grandes focales et que l’espace se réduit, on peut encore accentuer l’impression de hors-champ à travers le montage. Un plan fixe en grande focale, on a beau être plein de bonne volonté, on finit par se lasser de devoir nous représenter un monde hors champ si l’on ne nous le livre pas au regard de temps en temps… Les champs-contrechamps bien sûr, mais aussi et surtout les plans de coupe ou les ellipses. Le découpage tranche, provoque un choix, et le montage assemble, et produit un dialogue entre les images. Plan après plan, le montage vise ainsi à nous dévoiler un espace sous divers angles. Bribes après bribes, l’univers fragmenté prend peu à peu corps dans notre esprit. Comme pour le reste, la difficulté réside dans la capacité à proposer une matière au regard. Un seul espace comme un manoir, ça peut paraître à la fois grand comme très petit si l’on ne sait pas où placer sa caméra ; le tout est de se situer à la distance adéquate et de varier les éléments du décor apparaissant dans le champ. Trop éloigné et l’on a une bonne vision d’ensemble, mais on peine à y entrer et l’on peut se lasser de voir toujours la même chose ; trop près, et l’on peine à reconstituer un espace cohérent en dehors du champ. Les ellipses à la fois temporelles et spatiales permettent de vagabonder en dévoilant les différentes pièces d’un puzzle de hors-champ, et de passer directement à l’essentiel (montrer un personnage passer cent fois le même vestibule a un intérêt limité et aide assez peu à se représenter l’espace). Le découpage est une manière de disposer dans un espace inconnu (le hors-champ) des petits cailloux lumineux (champ) pour ne pas s’y perdre. Les plans de transitions, courts montages-séquences, permettent aussi à l’extrême d’évoquer très brièvement un espace et une époque (il y a bien un hors-champ temporel comme il y a un hors-champ psychologique) et de laisser le spectateur utiliser sa logique pour en reconstituer la cohérence. À chaque séquence, c’est comme une nouvelle situation à découvrir, un territoire « hors champ » qu’il va falloir appréhender. Si la situation évolue sur la trame de l’histoire, elle éclaire à sa suite tout un espace cohérent dans lequel plonge le spectateur ; si tout est statique et répétitif, la cohérence s’effrite, et l’imagination claudique.

Inserts illustratifs

Passage hors/dans le cadre. 

Si l’on peut changer de plan pour donner à voir et pour faire passer ce qui était alors hors champ dans le champ (et représenter ainsi un univers qui se reconstitue par le montage), il devient possible, dans le même plan, de suggérer la présence de cet espace hors champ en multipliant les va-et-vient dans le cadre. Un personnage qui entre dans le cadre traîne avec lui la part de mystère du hors-champ, et un personnage qui sort du cadre et c’est le spectateur qui s’imagine alors ce qu’il peut bien y faire… Pas la peine parfois de sortir physiquement du cadre pour suggérer le hors-champ : le simple fait de voir un personnage regarder ailleurs enduit le hors-champ (et ce n’est pas seulement valable pour les regards vagues au loin : un regard porté sur un personnage ou un objet hors cadre, mais dans le même lieu suffit — dans ce cas, au regard porté à l’extérieur du cadre, on répondra par le montage en proposant le « contrechamp »). Au début du cinéma, on pensait qu’il fallait tout retranscrire dans le champ comme sur une scène de théâtre ou dans un tableau vivant : quand on entrait dans le champ, c’était dans la profondeur, depuis les coulisses (une porte). Et puis, l’école de Brighton est passée par là, et dans leurs films de poursuite, on a commencé à voir des personnages entrer et sortir du champ (ces cinéastes ont d’ailleurs pratiquement tout inventé en matière de hors-champ et de montage). Le procédé s’avère tellement simple et évident que l’on ignore peut-être sa réelle efficacité à suggérer un espace qu’on ne voit pas, mais que l’on imagine. Pour renforcer la contextualisation, on peut donc multiplier les allées et venues, puis varier avec des panoramiques qui dévoileront une part du hors-champ.

Préférence marquée pour deux niveaux de grosseur de plan rapprochés.

Plan rapproché avec panoramique d’accompagnement sur personnage actif (un seul plan, l’autre personnage temporairement hors-champ).

La particularité de la mise en scène de Vlacil, dont les effets peuvent être plus subtils et plus discutables, c’est de se restreindre le plus souvent à deux niveaux (encore et toujours) de grosseur de plan. Des positions assez intermédiaires pour ne pas être extrêmes (façon western spaghetti), mais assez éloignées l’une de l’autre pour pouvoir se répondre : à l’extrême, on trouvera des plans moyens très rapprochés (rarement en pied) et des plans rapprochés allant rarement jusqu’au gros plan. Monter l’un après l’autre deux plans à la même échelle, on peut imaginer en effet que les plans ne se répondent pas, un peu comme deux lignes parallèles vouées à ne jamais se rencontrer et possédant, l’une et l’autre, leur propre spectre (comme deux hors-champ jamais amenés à se rencontrer pour créer une cohérence d’ensemble). L’intérêt des plans rapprochés, c’est de pouvoir s’en servir là où d’habitude on aurait tendance plus souvent à utiliser un plan plus large ; c’est le panoramique qui rend cela possible. Le panoramique permet d’accompagner un personnage, et de le laisser sortir du cadre pour s’intéresser à autre chose… L’échelle de grosseur de plan varie ainsi souvent en fonction des mouvements de personnages et des panoramiques, mais en restant toujours dans ce cadre restreint. La caméra semble butiner d’un élément à un autre, balayant du même coup le hors-champ pour l’intégrer au champ (du moins dans ce qu’on imagine au second plan), et l’effet produit est une fausse impression de vérité et d’improvisation, car quand la caméra se détourne, c’est rarement pour proposer un élément peu significatif ou répétitif. Les rares plans moyens en pied, plus fixes (mais ne s’interdisant pas au bout d’un moment à proposer un panoramique pour suivre un personnage qui se décide à bouger et pour casser avec l’impression de plan maître, jamais bien créatif) peuvent répondre aux plans plus rapprochés, comme une respiration, ou une mise à distance par rapport aux sujets. Une manière, comme après un point, de repartir sur autre chose, ou de varier rime féminine et masculine, jouer sur les oppositions encore et toujours… Le paradoxe, c’est qu’en gardant ces grandes focales, les plans moyens tendent à se concentrer sur ce qu’ils décrivent (d’autant plus encore une fois qu’ils sont rarement pris réellement en pied, naviguant entre petit plan moyen, franc plan américain, voire à se transformer tout bonnement en plan rapproché). D’une certaine manière, les plans moyens interrogent l’œil du spectateur en l’invitant à se rapprocher quand les plans rapprochés tendent plus à être une confirmation ou un développement de nos interrogations (posez une question, et il en ressortira mille autres au lieu de répondre à la première). Ces échelles de plan à la fois strictes et fluctuantes permettent une grande invention à l’intérieur des plans et arriveraient presque à nous convaincre de l’inutilité d’un montage de divers plans fixes.

Plans rapprochés avec geste signifiant d’illustration et d’ambiance


Champ-contrechamp en plan moyen américain

Deux exemples pour illustrer l’emploi astucieux de la caméra. Quand le soldat arrive dans une salle de bains du manoir et découvre le corps criblé de balles de l’officier, on change d’axe (même grosseur de plan), on le suit en panoramique alors qu’il passe hors-champ dans la pièce d’à côté, et on le retrouve dans le champ à la fin du panoramique en l’ayant suivi hors-champ (dernier petit coup d’œil vers le corps sur le sol pour restituer parfaitement l’espace via un raccord de regard). Une manière, à un moment critique, de prendre à la fois de la distance avec lui et de se rapprocher de notre propre imagination. La caméra restant, elle, dans la salle de bains, et restituant à l’écran le mur derrière lequel on imagine le personnage troublé par ce qu’il vient de découvrir, on peut aussi interpréter ce procédé comme la volonté du cinéaste de suggérer à l’image que son personnage veut fuir sans trouver d’issue… Le hors-champ devient dans ce panoramique précisément ce qu’on voit à l’écran.

Dernier exemple pour ce qui est aussi le dernier plan du film : le personnage masculin quitte le village, entre dans le champ par la droite et s’enfonce dans la profondeur en marchant dans la neige. La caméra ne tarde pas à le suivre, cette fois avec un zoom, comme pour ne pas le quitter, et persistera à le garder à une distance, en pied (là), toujours à la même échelle, jusqu’à un point de rupture où elle le laissera partir… Au début du plan, on avait encore une croix qui s’imposait à notre vue jusqu’à se perdre dans le flou à mesure qu’on zoomait sur le personnage, comme un rétrécissement du champ pour s’effacer dans un dernier hors-champ, aux accents presque de fondu, non pas au noir, mais au blanc. (On sent déjà les années 70 poindre leur nez.)

Le poids du passé. 

J’ai évoqué plus haut la question temporelle avec le montage. Sur un plan plus dramatique, il y a des histoires qui sont plutôt tournées vers ce qui va se passer, et d’autres qui donnent au passé une importance prépondérante. Ce qu’on attend vaut sans doute aussi bien de ce qu’on ignore du passé en termes de “hors-champ” et un récit un peu trop tourné vers un présent manque probablement de hors-champ (et de contextualisation). Quoi qu’il en soit, c’est le poids du passé ici qui est important et qui constitue en soi un hors-champ lentement restitué à spectateur au fil des révélations ou des éclaircissements.

Rôles incertains. 

Les personnages aussi ont leur hors-champ : leur part de mystère, ce qu’on sait d’eux, ce qu’ils laissent entrevoir d’eux, ce que les autres personnages disent d’eux, ce que la caméra nous en dévoile… Comme un passé qui se révèle peu à peu, le rôle et les intentions de chacun qui se dévoilent, c’est un hors-champ suggéré qui enrichit la perception du spectateur et force son immersion dans l’univers proposé. Aussi, l’incertitude qui baigne les relations entre les deux personnages principaux (la question du désir et du danger) pousse à chaque instant le spectateur à se questionner sur les possibilités de développement et éveille peut-être aussi en lui des désirs personnels. Tout un hors-champ en somme.

(J’ai pris mes notes sur un unique ticket de caisse, et voilà ce que ça a donné. Ce n’est pas comme si je n’essayais pas de faire dans le succinct, je fais des efforts…)


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L’obscurité de Lim

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Pandemonium, Toshio Matsumoto (1971)

Petit-Guignol

Note : 2.5 sur 5.

Pandemonium

Titre original : Shura

Réalisation : Toshio Matsumoto

Année : 1971

Avec : Katsuo Nakamura, Yasuko Sanjo, Juro Kara

Si proposer une œuvre à un spectateur, un lecteur, un auditeur, c’est toujours faire un contrat avec lui, attendre de lui de ne pas venir avec ses préjugés, lui laisser le temps de lui montrer dans quoi il veut l’embarquer, il y a des paris, ou des contrats, plus difficiles à tenir ou à accepter. À table, quand la maîtresse de maison propose aux convives son savoureux plat, encore plus quand il s’agit d’épinards noyés dans la crème fraîche ou d’un bucolique boudin vomi dans les pommes grillées, on risque tout de même gros ; en tout cas, les chances de satisfaire tout son monde sont pour le moins compromises. On sait aussi que pour étonner, se la raconter, il faut une bonne dose d’originalité, de parti pris, d’audace, d’intransigeance créative pour proposer sa vision et pas celle d’un autre… Matsumoto vise donc haut, il sait ce qu’il veut, ses choix sont clairs, et il a au moins le mérite de tenir la casserole jusqu’au bout même si on s’est étalés de tout son long sur son assiette en criant des plaintes dégoûtées en voyant la marchandise arriver.

Moi aussi, j’ai tenu jusqu’au bout. Pourtant, le contrat passé et qu’on doit signer le plus souvent au premier acte, pour dire « OK j’adhère à ce que tu proposes, on va se fendre la poire devant ce boudin bien juteux à défaut de s’envoyer un banal chausson aux pommes grillées » bah moi non, j’avais déjà mal au cœur quand on m’a présenté le menu.

Faut dire que le chef cuistot, je n’ai pas regardé qui c’était. Si je viens souvent avec ma bonne volonté, je viens surtout aussi beaucoup avec mon ignorance, ou ma mémoire défaillante, surtout quand il est question de cinéastes japonais.

Je découvre donc en rentrant chez moi que je n’ai pas plus apprécié Dogura Magura, et que j’avais été pas mal indulgent (grâce à son côté bien barré et dense) avec Les Funérailles des roses. Mais ces trois opus proposent une sorte de même contrat, qui, tout bien calculé, a peu de chance avec moi de marcher plus d’une fois sur trois. Il y a d’abord les prétentions stylistiques, faisant de la forme, à peu près, l’intérêt premier du film, et forcément, ça capte de la place, de l’attention, et on rechigne alors à présenter un récit propre, prêt à digérer, qui ne demande pas trop de travail au spectateur. Je n’attends pas forcément qu’on me donne un plat prémâché ou de la bouillie, mais il y a certains efforts, j’apprécie tout de même de ne pas avoir à les faire à la place du conteur. Matsumoto sait ce qu’il fait, et il connaît certaines méthodes de mise en scène aptes à le faire échapper aux codes du spectacle qu’il réprouve (en tout cas duquel il ne souhaite apparemment pas être lié) pour s’en approprier d’autres. De ces trois films (par ailleurs formellement très différents), on peut donc retenir au moins une même constante, un même objectif, celui d’user de distanciation. C’est là que je commence à grogner. Comme dirait Cocteau, j’aime la distanciation, mais la distanciation n’aime pas tout le monde. C’est comme le sel. Il faut savoir en mettre juste assez. Et si tes habitudes ne sont pas les miennes, il y a peu de chance que je te suive. Trop de distanciation, ça tue le fil logique du récit. À force de dire au spectateur « bon là, on va éviter tout effet d’identification, pour que vous puissiez voir la scène autrement et avoir un regard intelligent et non totalement vampirisé par l’élan émotionnel qu’on rencontre dans n’importe quel spectacle commun », eh ben je finis par sortir de table. Faut pas trop me le faire à moi. Je suis limite myope, et si on m’impose un peu trop de distance, je ne vois plus rien. Et à force de voir trouble, je m’efface, j’ai le souffle qui applause et le cerveau qui commence la vaisselle.

Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (1)Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (4)

Chaque spectateur est unique, et c’est bien un point où j’ai mes intransigeances — ou mes incohérences. Je peux digérer une mise à distance bien rance si on s’applique sur autre chose, sur les décors, la lumière, les jolies filles, les nichons… Seulement, c’était déjà le cas dans Dogura Magura. Préférer le Musée d’Orsay au Quai Branly, à chacun son affaire, et, là non plus, je n’ai rien pour me rincer l’œil. L’histoire n’a aucun intérêt (et je n’ai rien compris, c’est qu’on digère mal quand on ne fait que renifler un coup avant de s’étaler sur la nappe en gémissant des grands « Non ! non, j’en ai pas ! » et qu’une fois qu’on s’est fait gronder, tant pis, mais les épinards et le boudin, ça file droit sous la table). La lumière est pas trop mal, sorte de noir & blanc surexposé dans l’ombre d’un intestin fumant tout juste étripé, ou extirpé, de son gargouillant logis… façon Le Sabre du mal voire le Samouraï d’Okamoto, mais pour moi ça avait trop la saveur de L’Assassinat de Ryoma (encore une note bien conciliante), à savoir, une lumière qui finit par sentir la lèpre, le moisi…

J’en viens à l’aspect qui me pose le plus de problèmes dans le film. L’utilisation des décors, l’absence totale de hors-champ, ou de hors scène devrais-je dire. Parce que c’est bien ça dont il est question, le parti pris de Matsumoto. L’aspect théâtral, je crois l’écrire assez souvent, c’est plutôt une fantaisie (ou une prétention) qui arrive sans mal à me satisfaire. J’ai grandi dans les moisissures des costumes et l’ombre du hors scène, ça rappelle des souvenirs. Mais c’est une moisissure chaleureuse, comme le bon crottin de cheval tout juste démoulé qui sent bon la campagne… Chacun ses vices. Le moisi où on se gèle les miches, où tout est froid et sans densité, sans profondeur, ça me fait plutôt flipper. (Je ne fais qu’essayer de proposer des pistes pour expliquer pourquoi les pommes oui, mais les pommes grillées, non… Vous, vous y glissez quoi sous la table ?… Bref.) Le théâtre oui, mais pas de celui-là. La distanciation, oui, mais comme procédé, non comme une fin, et la plupart du temps, comme rehausseur de saveur pour refaire ressortir l’identification. Si on recule, c’est pour mieux avancer. Il y a les lents, et l’élan. Moi je suis de l’école d’Hitchcock : dès que ça tend, il faut que ça gicle. La distanciation sert alors de pause salvatrice où tout le monde se rince les dents (et les yeux, c’est bien l’utilité des plans de transition) avant de passer au tableau suivant. Revigorés, on peut se lancer à nouveau vers un mouvement en avant que les théoriciens de la théorie nommeront « identification ». C’est ce qui donne le rythme à tout bon récit, une respiration, comme le bon moyen d’arriver à faire sept fois l’amour du coucher à l’aube et de l’aube au goûter.

Ce n’est évidemment pas ce que fait Matsumoto. Et je ne suis même pas sûr qu’il y ait une volonté brechtienne d’utiliser le procédé. C’est juste qu’on se la pète en faisant un machin chiant à mourir debout (chting, au fait, c’est un film de samouraï : katana que le moule…) et qu’on y voit que dalle parce que l’intérêt n’est pas de voir, mais de regarder (il y en a bien qui se pincent le nez en s’enfilant du caviar à la grosse cuillère). « Je te la montre, tu me montreras la tienne ». Heu, non, je ne marche pas. Je veux savoir si elle a vraiment quelque chose à dire… Cherche toujours à y voir quelque chose, c’est bien opaque, bien étudié pour que tu puisses mâter (t’arrêter) sur le décor vide balayé d’une douche de lumière façon jacuzzi (et faut pas croire qu’avec une seule douche de lumière on aurait gagné un yakuza — original ne veut pas toujours dire singulier).

Pour redevenir sérieux, ce qui finit par marcher dans un Dogville par exemple, ne marche jamais pour moi ici. Je n’ai pas bien compris l’intérêt d’en faire du théâtre filmé, en dehors du fait que c’est écrit comme ça (c’est une adaptation). Formellement, ça n’a aucun intérêt, je n’y crois pas une seconde, et ça plombe le film pour y comprendre quelque chose. Bien sûr, on n’est pas dans un huis clos puisqu’on peut profiter de la construction en tableaux, et que les lieux peuvent ainsi changer au gré des séquences. Mais en dehors de ça, Matsumoto s’amuse tout seul en s’interdisant toute contextualisation des scènes à travers les plans habituels d’introduction, plans généraux, présentant le cadre, la rue, pour montrer que le cœur des scènes s’inscrit dans un monde réel. S’il en fait à mon sens beaucoup trop dans cette voie, il est au moins cohérent parce que sa direction d’acteurs suit la même logique. La particularité du théâtre, de par sa contrainte spatiale, c’est que la contextualisation, le dehors, est évoquée à travers les mots, et depuis Stanislavski, grâce à tout un jeu d’acteur (en gros, la psychologie, l’apparence, le comportement). Là, rien de tout ça. On enfonce le clou (ce n’est pas celui du spectacle) pour priver le spectateur de toutes ces petites indications qui fleurent bon l’air frais du dehors. Le jeu est par ailleurs follement théâtral, mais pas dans le bon sens du terme. Là encore on est dans la distance, mais la distance plate, insipide, creuse, moite, pâle, puante et gémissante des acteurs incapables de se parler et de s’écouter. « Je fais genre je te parle mais en fait je me la raconte, et ça, c’est parce que j’ai un texte très écrit qui dépasse ma pensée ». Alors voilà, ça dégobille des mots mais les yeux et les attitudes sont figés. Lors de la première scène où la violence éclate, une femme prend un sabre et menace de s’éventrer avec. Les autres restent de marbre ou ébauchent un clin d’œil, un lavement de sourcil (les yeux qui gargouillent chez les acteurs, c’est fréquent), mais le corps dit non et le regard reste vide. « Sortez-moi de là, je ne sais pas quoi faire ! Alors, je ne fais rien. Pis le metteur en scène m’a dit de me mettre là et de rien faire… » On remarquera au moins l’étrange cohérence d’ensemble parce que pas un (en dehors de celui qui avait quelque chose à dire — j’ai un « texte, là, il est souligné, c’est signe que c’est mon tour et qu’on me regarde dans ma gloire conifère, et alors que j’existe ») ne bouge. Effet, hum, très intéressant de distanciation, pour sûr, puisqu’on n’y croit pas une seule seconde. Y aurait, encore, le choix d’en faire un truc hiératique à la manière du kabuki, pourquoi pas, mais non, là c’est un entre-deux, une pénombre pénible, qui douche mon plaisir… Il n’y aura pas plus de figurants ou de troisième rôle pour épaissir un peu la pâte du réel, non… Distanciation plein pot. Microscope en cul-de-bouteille. Ça prétend regarder le monde quand ça ne regarde que son nombril.

Reste le découpage. Et là Matsumoto fait n’importe quoi. Du théâtre filmé, il n’arrive pas trop mal à s’en extirper avec un montage, au cœur, qui laisse bien voir et donne le rythme, même si parfois un peu trop en pieds, en plan moyen (mais si on n’en profite pas avec des mises en place de théâtre, on n’en profite jamais). Mais Matsumoto tombe encore dans le piège du ton sur ton quand il est question de mettre en scène la violence, les éclats, les giclées sanglantes… Ça boudine et ça flatule du bas et j’ai le haut qui bâille… Chting chting ! on passe d’un découpage plan-plan de télévision (à quoi rappelle le format) à une charpie répétitive qu’un étudiant en seconde année de cinéma n’oserait même plus proposer… Ce sont les années 70, et ça se voit. On découpe, on tranche, et on montre, on montre tout. Parce que c’est la révolution et que ça n’a jamais été fait. C’est gore et j’ai l’alien qui en bave d’ennui. Comme si Roméro s’invitait soudain à la table de Rohmer. Faut dire que c’est un peu le style Matsumoto. La grossièreté. Le mauvais goût. Mais entre le baroque et le n’importe quoi suspect, il y a parfois un poil qui glisse au mauvais endroit.

Bref, grosse déception.


Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura | Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company 


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables de 1971

Liens externes :


L’Affaire Charles Dexter Ward (1927), H. P. Lovecraft

Les dextérités métalepsiques de H. P. Lovecraft

L_Affaire_Charles_Dexter_Ward

Au cinéma, pour terrifier le spectateur, il y a deux écoles. Ceux qui montrent (les portes qui claquent) et ceux qui suggèrent (les doigts qui claquent). Eh bien, dans la littérature fantastique, c’est pareil. Il y a ceux qui dévoilent tout en jouant sur la peur immédiate, les effets de mise en scène, les petits cris dans les bois ; et il y a ceux qui jouent avec les modes du récit pour déboussoler le lecteur et lui enlever toute possibilité de discerner ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Car évidemment, l’enjeu d’une histoire fantastique est de faire croire l’incroyable. On pourrait se dire, bien sûr, qu’une histoire après tout, c’est un contrat passé dans lequel l’auteur invite le lecteur à rejoindre « un autre monde » et donc où toutes les possibilités dramatiques seraient envisageables. Mais c’est encore mieux si, à l’intérieur de ce contrat, l’auteur arrive à tromper le lecteur en instaurant malgré lui un doute, un malaise, censé augmenter ou provoquer l’effet désiré, autrement dit ici la terreur (ou comme c’est souvent plus le cas, le mystère).

Lovecraft utilise donc un procédé tout à fait fascinant pour ce faire : la métalepse. Il s’agit en fait du basculement, ou de la confusion, entre deux niveaux narratifs : l’intradiégétique et l’extradiégétique. Dans un récit tout à fait classique, le narrateur colle à l’action, à ses personnages, en décrivant des situations, un contexte… ; le narrateur est lui-même absent, invisible, on est à un niveau diégétique. Et Lovecraft utilise très peu ce type de récit. Au contraire, il se placera comme au-dessus des événements en favorisant donc le niveau extradiégétique, et se poser comme chroniqueur recueillant le témoignage de divers personnages ayant pris part à l’action. Le procédé donne alors l’illusion d’une réalité, par la distance prise avec son sujet, en utilisant une forme journalistique, se présentant un peu comme une enquête, or bien sûr, tout est fictif : ce qui est soi-disant extradiégétique est en fait pleinement diégétique. C’est une magnifique arnaque, un subterfuge. Comme un tour de magie où on sait qu’on va se faire avoir.

Lovecraft nous dit en gros « je suis journaliste, je ne vais me préoccuper que des faits, rien que les faits, je citerai mes sources et serai extrêmement rigoureux dans la retranscription des faits ». Les escrocs sont toujours plus efficaces quand ils se vantent d’être honnêtes. Parce que bien sûr, les faits ici, n’ont rien de réel (mais on s’y laisse prendre).

(Le procédé, de mémoire, est également utilisé par Jules Verne, cette fois dans un univers de SF : au lieu de proposer un univers où le surnaturel vient s’immiscer dans le réel [ou un réel], la SF propose un univers où une « sur-science » vient s’immiscer dans le réel, et au fond, c’est la même chose. Jules Verne d’ailleurs utilisait souvent des journalistes ou des scientifiques pour faire passer la pilule de ses extravagances. Et au cinéma, on retrouve par exemple le procédé, avec le même résultat — l’horreur — dans The Baby of Macon quand Greenaway joue avec les différents niveaux de mise en abîme en montrant à la fin de son film un viol collectif… en coulisses.)

Ce qui est troublant donc à la lecture, c’est de voir au cœur du récit apparaître une forme de discours indirect bâtard. Ici, au lieu de mêler différents niveaux de discours (appelé “intersubjectivité” si j’ai tout compris), c’est le récit lui-même qui est rapporté (les récits même, comme dans Rashomon). Le narrateur s’écarte du système classique qui fait intervenir différentes voix, qu’elles soient passives ou actives, à l’intérieur de son récit, pour prendre de la hauteur et coordonner les différents témoignages recueillis au cours de son enquête (fictive). Selon Genette*, le narrateur aurait ici une « fonction testimoniale, ou d’attestation ». Je donne des exemples de termes utilisés par Lovecraft en fin de critique.

Bref, procédé astucieux et efficace. Au lieu de mettre en scène ce qui ressort de son imagination, Lovecraft le fait dire par d’autres, par des témoignages, la rumeur… Ça apparaît comme une sorte de caution : « ce n’est pas moi qui le dis, mais eux. » Et à l’intérieur de ce « récit des discours », Lovecraft recrée une rigueur journalistique (ou scientifique) en s’échinant à ne reproduire des impressions que s’il rappelle qu’elles ne sont que celles exprimées par l’un de ses témoins. C’est ainsi qu’il arrive à décrire le comportement des personnages (comportement souvent étrange des personnages principaux, et donc soumis à l’interprétation de celui qui les retranscrit). Toujours la caution, répétée à longueur de page à travers les mêmes procédés, pour dire « ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui ». Comme ici : « il manifestait des connaissances surprenantes ». Le verbe “manifester” suggère l’idée qu’un témoin lui a rapporté un fait ou une impression.

(Ça se rapproche d’un autre procédé amusant : quand un auteur veut laisser croire qu’un de ses personnages est “intelligent”, c’est peine perdue de dire simplement qu’il l’est… bien sûr, c’est toujours mieux de faire la preuve de cette supposée intelligence, mais on arrive généralement bien à le laisser croire quand on le fait dire simplement par un autre personnage. — Un procédé que beaucoup de politiques savent utiliser également à leur avantage…)

Autre astuce notable, Lovecraft laisse croire au lecteur qu’il fait confiance à son intelligence (il ne le laisse pas que croire d’ailleurs). Il lui laisse ainsi la possibilité d’éveiller en lui différentes pistes et interprétations, toujours dans l’idée de soulever le mystère, parce que si le récit énumère les faits et qu’on peut en tirer nous-mêmes des conclusions, qui semblent parfois évidentes, sans preuve qu’il s’agit effectivement de ce que l’on croit, il reste toujours dans notre esprit une part non négligeable d’incertitude qui entretient le mystère et la possibilité d’autre chose… L’enquêteur peut mesurer les conséquences, mais il est bien plus dur de remonter aux causes. Lovecraft retranscrit donc parfaitement cette incertitude et l’utilise pour éveiller l’imagination du lecteur qui pourrait se révéler même plus productive que le récit même. On est bien dans un type de récit journalistique, dans une enquête, où l’auteur, incapable ou désireux de ne pas tirer lui-même des conclusions, offre les éléments « du dossier » devant permettre au lecteur de se faire lui-même une idée (car l’essentiel n’est pas de savoir, mais d’imaginer — souvent le pire). Et aussi, le lecteur qui fait confiance au narrateur pour sa rigueur et son intransigeance dans le traitement des informations rapportées sera plus tenté de le croire quand les faits flirteront plus avec l’invraisemblable et le surnaturel. Au lieu de parler lui-même d’événements surnaturels, il le fera toujours dire là encore par d’autres : « ils comprirent qu’ils se trouvaient sur le théâtre d’événements surnaturels ». Le narrateur-reporter se garde bien de le prétendre lui-même, il ne fait que rapporter « ce qui se dit ou se sait ».

Petit inventaire non exhaustif du vocabulaire lié à l’idée du rapport, du témoignage :

« on s’aperçut » « on rapporta qu’on » « cet incident ne manqua pas de susciter l’attention » « était connu de tout le monde » « comme s’il se fût rendu compte de cette opinion, le vieux marchand » « ils se lancèrent dans les théories les plus extravagantes sur » « se répandit une rumeur singulière » « affirmèrent avoir vu » « en apprenant cette nouvelle » « ils nourrissaient de noirs soupçons à l’égard de » « on entendit sur la rivière et la colline résonner une série de cris affreux » « relate dans son journal » « découvrit quelques renseignements supplémentaires » « affirme avoir entendu les mots suivants » « nul autre que l’enfant ne put témoigner de ce phénomène » « murmurait-on » « on disait que » « on comprit que » « on craignait que » « on considérait que » « on racontait que » « trouva plusieurs documents concernant » « on vit s’opérer en lui » « estimèrent que » « s’accordait à dire que/relataient » « affirmait que » « s’avouaient complètement déconcertés » « était certain que/eût bientôt la certitude que » « son comportement faisait l’objet de beaucoup de » « avait entreprit des recherches »

*cité ici :
https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/vnarrative/vninte…

Et aussi :
http://jean-paul.desgoutte.pagesperso-orange.fr/ressources/docu/modes.htm


Crépuscule, György Fehér (1990)

Nous, les Maudits

Crépuscule

Szürkület

Note : 4 sur 5.

Titre original : Szurkulet

Année : 1990

Réalisation : György Fehér

Avec : Péter Haumann, János Derzsi, Judit Pogány

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Il y a des films qui nous ramènent à l’essence de l’art, qui nous transportent en nous-mêmes, et qui sont au-delà des mots, des codes et des habitudes. Crépuscule est une expérience. Une expérience qui définit radicalement ce qu’est le cinéma en le réduisant à sa plus simple expression, autrement dit à des images en mouvement et de sons, des noirs et blancs, des bons et des méchants. Une expérience qui offre aux spectateurs — ceux qui accepteront de jouer le jeu, ou de se laisser envoûter, hypnotiser — la possibilité d’accéder à un monde qui leur ressemble parce que c’est le leur.

Encore faut-il jouer le jeu. En imagination comme en hypnose, il faut de bons sujets réceptifs.

Au bout de ce film court, lent, simple et un peu obscur, arrive le temps où il faut bien le comparer à d’autres morceaux de choix pour l’étalonner en quelque sorte à ce qui nous est familier. Deux références apparaissent alors évidentes : Tarkovski et Tarr. La succession des séquences faite de tableaux lâchement agencés autour d’une trame de moins en moins perceptible, m’a rappelé l’expérience mitigée — car mêlée à la fois de fascination et d’ennui, d’inconfort et d’incompréhension — que fut pour moi Nostalghia. Dans une galerie d’art, on peut en fonction du tableau, ne se voir renvoyer à la figure que des couleurs et des formes qui ne nous inspirent qu’un profond désintérêt, ou au contraire rencontrer quelque chose qui nous dépasse, nous émeut, nous interroge ou nous fascine. Nostalghia, j’aimerais pouvoir en regarder chaque tableau séparément sans être obligé de me taper les longues minutes d’ennui qui parcellent et parsèment l’œuvre en rondelles indistinctes. Honte à moi sans doute, mais quitte à me faire baiser par des frêles manipulateurs sachant saillir au mieux leurs picturaux, préférant s’adresser à l’impalpable imagination du spectateur plutôt qu’à son sens commun ou à sa logique, je veux encore être libre de choisir les positions et les tableaux qui me siéront le mieux au théâtre des impostures. Même dupé, le client est toujours roi.

Dire que le film ait su à de nombreuses reprises éveiller mes sens, à défaut de m’avoir transporté totalement dans son ailleurs, représente (même en le comparant au film de Tarkovski) une immense différence avec l’expérience du cinéma de Tarr (je dis « cinéma » parce que je suis incapable de me rappeler si ces expériences filmiques traumatisantes se comptent à la singulière ou à la double peine ; et je dis « Tarr » parce qu’il est tard et que la nuit est belle à croquer). C’est que chez Tarr, tout me laisse de marbre. L’histoire coule sur moi comme une ombre chinoise traduite par un créole polonais et l’orgie de travellings pointant mystérieusement vers la gadoue flasque et tremblante me laisse plutôt l’impression d’un voyage omnibus à bord d’un transsibérien souterrain : on s’arrête et ça repart, on s’arrête et ça repart… À se demander si le noir et blanc n’a pas comme utilité de cacher la réalité d’une gadoue verdâtre que le spectateur aurait lui-même rendue.

On s’y ennuie donc un peu dans ce Crépuscule, mais comme lors d’une bonne après-midi humide passée à flâner au musée. L’ennui, c’est celui qui jalonne nos pas entre les différentes pièces exposées quand les salles sont bondées, quand les visiteurs marchent au pas en attendant que ceux qui les précèdent aient parfaitement reluqué de leurs yeux idolâtres l’objet en terre cuite ou le peigne millénaire présentés comme les trophées de la victoire de l’homme sur le temps, mais aussi objets quasi magiques capables d’exciter l’imagination à travers les dernières prières païennes que l’homme moderne dispose encore en stock. Une situation d’attente de l’éveil pas si éloignée de celle de l’enquêteur chargé de trouver des indices sur une scène de crime et voyant son imagination mise en suspens comme un aveugle tâtonnant dans le vide sans rien trouver à s’agripper. Une prière, l’attente d’une révélation. Un ennui, un vide, qu’on espère créatif, initiateur de bribes et de grumeaux plus ou moins verdâtres.

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film (7)_

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet | Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film

On avance donc attentif et concentré, travelling après travelling, comme coulissant latéralement dans un ralenti convulsif, pour faire face enfin à la révélation espérée. Puisqu’il s’agit d’un jeu, on est prêt au pire, comme pour nous exorciser de nos peurs, au point de pouvoir accepter que ces objets qui se dévoilent sous nos yeux puissent venir creuser en nous l’empreinte du mal. Comme le rideau de douche de Marion Crane glissant latéralement, lentement, anneau après anneau, déflorant pile poil l’horreur la plus brutale. Ici, cette horreur n’est jamais montrée dans sa pleine révélation : ce qui précède suffit à notre fascination. Le rideau ne s’ouvre jamais, les travellings ne sont là que pour nous faire croire le contraire, et on voit déjà tout dans deux gros plans de jeunes filles interrogées par le meurtrier (ou l’enquêteur — ou les deux). La révélation importe peu : qui, quand, comment ? Seule l’horreur compte. Ou plutôt, l’imagination de l’horreur. La plus cruelle, la plus vile.

Si le rideau ne s’ouvre jamais, c’est que ces travellings sont comme un regard posé sur une frise. L’histoire qu’on y lit, c’est la nôtre, celle qu’on (notre imagination) décidera de voir. Voilà pourquoi, comme chez Tarr, c’est vrai (ou Tarkovski), à l’intérieur de ces travellings fantomatiques s’agencent des détails qui ne semblent pas avoir été jetés là par hasard. Comme dans une peinture pensée à l’avance. L’histoire est connue, déjà figée dans un Parthénon des horreurs. Quand la caméra traverse la salle de classe où on imagine les enquêteurs questionner un à un les élèves, on les voit figés, comme déjà morts. Nous avançons, nous, déjà, vers le prochain tableau que l’on sait tout autant figé — un instantané à l’écoute du temps. En attendant, comme au musée, notre regard s’efface de la pièce animée de fantômes, et c’est là que la magie, ou l’hypnose, s’opère. C’est là que l’on entre en jeu. Ou plutôt notre imagination. Si l’on est réceptif. L’attente et l’ennui, baignés dans la fascination, nous poussent à voir plus loin en nous-mêmes. Si on peut résister à entrer dans le jeu de Tarr, c’est que le contrat qu’il propose est trop lourd, trop contraignant : à la fois trop évident dans ses intentions, et trop obscur dans sa mise en œuvre. Une séance d’hypnose, passé une heure, c’est du lavage de cerveau ; des flâneries au musée, passé une heure, c’est une randonnée pédestre. Alors des images poussées par le vent à ne rien y comprendre, on a l’imagination qui s’excite deux minutes, et on fuit. C’est qu’il manque chez Tarr l’étincelle, celle qui au départ du film initiera toutes les possibilités à venir. Dans Crépuscule au contraire, après une introduction classique en voiture, symbole du trajet pour se rendre au pays des songes, l’enjeu du film apparaît sans détour. Le récit ne s’en écartera jamais.

L’histoire est ainsi banale. Les grandes lignes sont connues par avance. C’est assez pour inspirer confiance au spectateur, le mettre à l’aise, le faire entrer dans son monde. Le récit s’effrite alors peu à peu pour laisser place à des doutes et à des incompréhensions. On laisse le spectateur s’amarrer confortablement ; on glisse imperceptiblement vers un monde incertain (ce qu’on ne voit pas dans les films de série B dont le souci est de bien rester dans les clous sans chercher à heurter ou réveiller la conscience du spectateur qui doit se croire encore au port). Être dans un rêve et comprendre soudain que c’en est un… Se retrouver en pleine mer et tâcher de comprendre quelle bouche étrange nous y a abandonné. Télescopage des distances, entre plongée sidérante dans le monde de l’ailleurs, l’identification, et le recul brutal, le retour à la conscience, de la distanciation. C’est une respiration. Un champ contrechamp qui donne le rythme au film et qui permet de ne pas finir, après dix minutes, étouffé, noyé, dans le silence des images et en se sentant embarqué comme captif à bord d’une galère infernale.

Je veux bien croire que le talent de Tarr n’y est pour rien dans mon refus de me laisser guider à bord. Ça relève sans doute plus de la sensibilité de chacun. Si une œuvre est un contrat passé entre un cinéaste et le spectateur, rarement on verra ce dernier adhérer rationnellement à une conception esthétique. Du moins pas toujours. Le ton sur ton, ou l’obscurantisme, que j’invoque pour expliquer mon refus de l’approche « tarrdive », il ne m’est pas impossible d’y adhérer à travers une conception et des arrangements différents. J’ai pu encore en faire l’expérience avec le Faust de Sokourov. La perception de ces tonalités a sans aucun doute dans l’esprit des spectateurs une résonance particulière. Chaque sensibilité est unique, et si on tend à découvrir ce que l’on aime, ce en quoi on veut adhérer, on ne peut préjuger de rien. Il faut se laisser surprendre et happer. La composition d’une œuvre est un choix de nuances subtiles, de partis pris, de cohérences propres et floues ; elle est comme une paire de bottines à mille lieues de convenir à tout le monde. À chaque explorateur, le luxe de traverser les rayonnages de son imagination pour y trouver chaussure à son pied ; à lui de se laisser guider par ces bobines hypnotiques, posées devant nos yeux comme des instantanés imitant l’évanescence du souvenir, par ces jalons à la forme figée, autour desquels, seul celui qui regarde interprète, bouge, évolue. Si l’auteur dispose de la bonne clé, c’est au spectateur qu’échoit la responsabilité de la tourner. Il y a des rencontres peu évidentes, rares et imprévisibles qui ne peuvent se produire qu’avec la radicalité d’un auteur — la rencontre de deux sensibilités : celle d’un cinéaste et la nôtre.

Je peux ainsi sans scrupule me désintéresser, sans nostalgie, de quelques éléments du film. La répétition des scènes en voiture par exemple. La toute première scène permet d’entrer dans l’ambiance, de pénétrer dans un monde baigné d’horreur, à l’image du Shining de Kubrick ou du Cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft. Quand par la suite le même principe réapparaît autrement, là ça ne me parle plus et je pense inévitablement à Tarr et à ses travellings d’accompagnement vides de sens. La plupart des séquences filmées en extérieur sont d’ailleurs assez pénibles de lenteur. Les scènes de paysages font joli ; à part une ou deux exceptions, on ne voit rien arriver, et l’intérêt de nous y perdre finit de nous endormir.

Disons que ces scènes chlorophylmées permettent à notre esprit de se libérer des contraintes classiques du récit, de procéder à un reset de notre mémoire vive… On expire… Vient ensuite la grande inspiration des scènes d’intérieur (et c’est peut-être l’astuce du film : commencer par une lente inspiration, pour se permettre ensuite d’expirer… — l’apnée à vide peut produire d’étranges effets suffocants…).

Composition des plans, mouvements de caméra dans la latéralité, que ce soit pour accompagner un personnage, ou tout à coup pour la quitter et venir à la rencontre d’une image significative, tout est parfaitement agencé. Comme un orgue de barbarie qui joue mille fois la même rengaine. Aucune place laissée à l’imprévu : la caméra sait tout et prévoit tout à l’avance. Un personnage doit intervenir, et hop, il entrera dans le champ précisément là où l’objectif a déposé notre regard. La lenteur des mouvements ajoute alors une impression de fatalité, d’immuabilité. Rien de réaliste évidemment, c’est un théâtre de marionnettes. Et un cauchemar qui nous tenaille d’autant plus que tout semble y être millimétré.

Le film est par ailleurs curieusement structuré autour de deux séquences étrangement identiques, les plus remarquables, les plus fascinantes, sans doute :

Le même personnage (censé être le meurtrier), de dos, fait face à une fillette et l’interroge. Elle apparaît en gros plan sur le côté droit du cadre tandis que le meurtrier se tient à gauche, comme dans un champ-contrechamp saboté puisqu’aucun contrechamp ne répondra au gros plan de la fillette. Le meurtrier, comprend-on vaguement, est une figure impersonnelle, il n’existe pas ou sinon qu’à travers nos propres yeux. C’est le regard de la fillette qui, en lui répondant, suffit à nous transporter ailleurs. Si dans la première scène, on se perd dans les identités et que la présence de la gamine, parce qu’elle est présentée comme une obsession, nous rassure, dans la seconde, elle devient sous nos yeux l’objet du désir du meurtrier (ou de celui qui pourrait être le meurtrier). Ces deux gamines représentent le réel. Leurs réactions naïves, leurs réponses spontanées, leur beauté juvénile, tranchent avec la mécanique figée du film. Ce n’est plus la caméra qui hante les espaces extérieurs dans des travellings lancinants. En se rapprochant du sujet, des victimes ou des témoins, on bascule dans un espace irréel dans lequel, à travers le gros plan, la caméra opère un recul, pour nous montrer ce qu’on ne voyait pas, celui, peut-être, qui hante ces mêmes espaces : le meurtrier. Une fois qu’on croit le tenir, il disparaît derrière la caméra pour reprendre ses errances inquiétantes. Qui est le meurtrier ? Où est-il ? Peu importe : c’est nous. Tentez de lui coller un M dans le dos, retournez-vous, c’est sur vous que la lettre apparaît. Et à ce flou de rôles répond une certitude, une unique réalité : ces fillettes. Des objets de désir morbides. Des orbes de lumières naissantes convoitées par les tentacules de la nuit. Le crépuscule.


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Usual Suspects, Bryan Singer (1995)

Notes en pagaille

Usual Suspects

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Usual Suspects

Année : 1995

Réalisation : Bryan Singer

Avec : Kevin Spacey, Gabriel Byrne, Benicio Del Toro, Stephen Baldwin, Chazz Palminteri

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Premières notes après la projection du film (c’est parfois dur à lire, à comprendre, ou à suivre, et je ne retouche pas le texte). Ensuite, quelques commentaires plus récents sur des points particuliers.

Usual Suspects, Bryan Singer (1995) | PolyGram Filmed Entertainment, Spelling Films International, Blue Parrot

Mars 1995 :

Extraordinaire, parfait. Un superbe thriller filmé différemment d’Hitchcock. Le cinéaste britannique est pur, simple et en fait toujours juste assez ; Bryan Singer, lui, au contraire, complique la réalisation. Elle est complexe et on a l’impression qu’il n’y avait rien à rajouter, ou à inventer. C’est un long travail de perfection dans la narration. Comme Hitchcock le faisait, et comme le thriller le demande, Bryan Singer joue littéralement avec le spectateur. Il adore jouer avec les différents points de vue et même avec la notion de point de vue. « C’est amusant d’utiliser des images pour convaincre le spectateur d’une chose, et, quelques minutes plus tard, de le convaincre du contraire. » Il comprend aussi que nos actes ne sont pas toujours inspirés par la logique ou par la raison et qu’ainsi parfois il n’y a pas d’explication. Il sait bien que le spectateur chercherait à savoir qui est Keyser Sosé, c’est pourquoi il ne se prive pas de l’induire en erreur même dans des éléments infimes de l’image. À un moment, on se doute que Keyser Sozé pourrait être Hockrey, car on reconnaît la manière du tireur de tenir son arme : horizontalement. Et là, on croit tenir le bon. Mais c’est un piège, car en apprenant à la fin que toute la narration des faits n’était que l’imagination du narrateur, Verbal, on comprend que les images passées n’avaient plus aucun sens. Et Bryan Singer, comme son narrateur, y a introduit des éléments pour tromper la police et le spectateur. Il le manipule magnifiquement en créant un nouveau langage cinématographique auquel le spectateur s’habituait et commençait à y savoir résoudre des intrigues par quelques images ; ou plutôt, il intègre un nouveau mode dans la grammaire cinématographique : un mode où le narrateur, véritable personnage, est en mesure de mentir comme tout autre personnage.

Bien entendu, ce film ne serait pas possible sans la présence d’un autre narrateur — plus traditionnel — : le réalisateur. C’est ainsi que parfois le film revient parfois à un même lieu de base où le réalisateur-narrateur montre au présent son narrateur-personnage raconter. C’est une séquence que l’on retrouve quelques fois tout au long du film, souvent à chaque nouvel élément ou transition, et on retrouve surtout cette séquence — type de séquence — à la fin où le spectateur, ainsi que le policier, comprend la machination du Verbal-narrateur-menteur. Ce moment de compréhension est un grand moment du film, à la fois épilogue tragique et surtout comique. On comprend alors que tout ce qu’on avait alors vu en image était de l’imagination. On ne s’attend pas à ce qu’on nous mente par des images. Autrement que par la parole. C’est une formidable prise de conscience sur ce merveilleux outil de narration qu’est le cinéma.

Pour être plus précis dans l’étude de la forme de la narration, il faut signaler l’originalité de la chronologie des faits. Elle est particulièrement intelligente. Bryan Singer avait des éléments à passer avant d’autres pour pouvoir, comme il le voulait, diriger l’esprit du spectateur. Ce type de narration — humaine et non chronologique, temporelle, logique — lui permet de jouer comme il le dit avec les différents points de vue et avec la notion de point de vue !

Outre la narration, la réalisation est aussi particulièrement réussie. Elle est stylisée. Pratiquement à chaque séquence il y a deux ou trois procédés. Soit dramatiques, soit en rapport avec la réalisation même. C’est-à-dire que le drame et l’idée de base — celle de la narration — permettent de procéder cinématographiquement, surtout en liaison avec le drame. Même quand le drame n’a pas été source d’inspiration, il se débrouille pour qu’il y ait un procédé de montage, certes gratuit même toujours spectaculaire, voire symbolique, comme aussi pour boucher un trou, un moment creux. Comme pour celui où il passe d’une sorte de grotte en forme de cercle pour arriver ensuite dans la séquence suivante à une tasse de café en gros plan sur sa forme circulaire. Simple et gratuit, mais c’est toujours une création intéressante pour le spectacle et pour le geste, sinon pour la transition.

Pour ce qui est du drame propre, si on ne compte pas la narration, il n’est pas mauvais et c’est le plus important. D’autant plus qu’il est rendu extrêmement intéressant par son suspense, sa forme. Ce qui est normal, car un drame, je pense, ne peut pas être fondamentalement hors du commun pour une raison simple, c’est qu’il doit être vraisemblable lorsqu’il ne s’agit pas d’un film fantastique. Il s’agit du réel — qui est narré, représenté : je parle du monde, uniquement — c’est pourquoi, il faut s’efforcer à ce que le drame, l’histoire, voire le canevas s’il y en a un, soit parfait, parfaitement écrit, car le jugement de la qualité, d’un type d’une histoire, plutôt qu’une autre, est subjectif. Alors, pour ce qui est d’une narration ou d’une narration (!), ce n’est plus une histoire qui est jugée mais la manière dont elle est mise en œuvre. Cela se juge sur des éléments précis : la réalisation, la (…) narration. Toutefois, un drame peut être immédiatement sans intérêt, auquel cas il est impossible de redresser la tendance. C’est une base sur laquelle un réalisateur s’appuie.

Ce qui est important dans une œuvre, ce n’est pas bêtement qu’est-ce qui est raconté, mais la manière dont l’histoire est racontée.

Notes 2 :

C’est toujours un peu idiot de jouer les enquêteurs pour savoir qui est le « coupable ». Soit tu trouves, mais t’es con parce que le fait d’avoir cette certitude pendant le film devrait être le signe que tu peux te faire avoir, soit tu ne trouves pas, tu pensais à un autre ou tu t’en foutais royalement, et tu passes de toute façon pour un con parce que c’est le but du film. La pirouette finale, le spectateur de 1995 ne s’y attendait pas forcément. Je l’ai vu à la sortie par accident sans savoir ce que j’allais mâter, et pour moi, pas question de twist (d’ailleurs, on n’en parlait pas autant à l’époque), mais de révélation attendue… Dans un film où on te présente des suspects et où tu sais que tu sauras à la fin que l’un d’eux est le grand méchant, t’attends moins un twist qu’une révélation tout à fait commune, un whodunit… Je ne crois pas que le principe là encore soit de chercher qui c’est. Le but du récit, c’est de nous donner des indices, pas de nous faire sortir du film pour qu’on pioche à chaque instant sur la question, ou sinon il faudrait s’amuser dans ce genre de film à arrêter à chaque indice et demander au public prétendant être capable d’imaginer la fin de rendre leur copie… Probable que ça ne ressemblerait à rien. Un film, c’est comme un rêve : tu peux penser à la vingtième minute un truc, puis le contraire dix minutes après sans le moindre souvenir de ce que tu pensais il y a quelques minutes de ça… Normal qu’à la fin tout le monde pensait avoir tout compris. C’est juste la preuve que tu t’es laissé embobiner comme tous les autres. Il n’y a pas de rêveurs plus intelligents que d’autres… « Hé, mais merde ! moi je savais que je rêvais hein ! »

Bref, le twist, ou le machin surprenant, il est moins dans la révélation du coupable, que dans la méthode et la nature de la révélation. Oui, le film nous prend pour des cons, mais c’est aussi peut-être un peu parce que tous les films nous prennent pour des cons. Entrer dans un film, c’est ça. Et ça, tu l’avais vu venir ? Bah non. Même en sachant que c’était un twist. Alors on retombe sur ses pattes en disant « oh, mais oh ! moi je savais qui c’était le coupable ! » alors qu’il n’a jamais été question de ça. Il n’est pas là le supposé twist. Et quoi que tu en dises, il est bien question là de mise en scène. Il y a même plusieurs niveaux de mise en scène, et c’est bien cette mise en abîme qui peut fasciner, ou donner la nausée. Y a un petit côté Inception dans le film qui peut laisser très vite sur le carreau. Chaque film étant un contrat, c’est à chacun de déterminer si on entre ou pas dans le jeu. Pour un spectateur qui n’a aucune idée de ce qu’il va voir en 1995, avec un petit film comme on croit qu’il en sort toutes les semaines, avec un réalisateur tout jeune qui est un nobody comme le reste du casting à part un vague « frère de », bah, on a probablement plus de chances d’accepter le contrat, c’est certain.

Mais faut aussi savoir regarder le film sans préjugés et se débarrasser de ce qu’on en sait. Et ça, c’est probablement impossible.

Concernant le « il est supposé être intelligent et il n’a rien préparé ». S’il se sent réellement supérieur, il peut être sûr de pouvoir improviser. Ce n’est pas l’incohérence la plus frappante du film. Et comme toutes les incohérences supposées ou réelles, on en revient toujours à la même chose : le crédit qu’on décide d’apporter ou non à un film. On joue le jeu, ou pas. Hé, parce que… un film, c’est un film, donc les incohérences tu en trouves à tous les coins de rue. Pourquoi vos personnages n’appellent-ils pas simplement les flics ? demandait-on à Hitchcock. Et il répondait que sans ça, il n’y aurait pas de film. Pas inutile peut-être de rappeler les poncifs du gros.

C’est moins sur la définition que sur la nature du twist. Si Seven par exemple jouait, là, sur la révélation du « qui » (le fait que ce soit Spacey ramenait le spectateur naturellement à Usual Suspects et toute la pub du film reposait sur l’identité d’un acteur qui n’apparaissait pas au générique), la révélation, ici repose surtout à mon avis sur le principe que le « narrateur » (lui-même certes, un des suspects) raconte des bobards. L’originalité du film, elle est là. Sans parler du principe de la révélation surprenante, ou du twist, qui n’était probablement pas autant à la mode à l’époque (je peux me tromper, mais c’est un type de récit, très foisonnant, qui n’existait pas, et qui sera paradoxalement plus la marque de Fincher par la suite). Aujourd’hui, on ne peut plus voir un film de ce genre sans s’attendre à un retournement, jusqu’à l’absurde (Scream est passé par là), alors qu’à l’époque, pas vraiment. Si l’effet peut paraître aujourd’hui un peu daté, facile, évident, il n’en reste pas moins que ça a très probablement été un tournant dans les productions de polars, tant donc sur la nécessité de proposer un twist (voire plusieurs) que sur l’aspect narratif, foisonnant, à la première personne. Quand tu parles d’impact de la révélation, pour le spectateur de 1995, il est nul puisque le film annonce un mystère, donc très probablement une révélation finale à la Columbo ou à la Agatha Christie. C’est bien différent du coup de pub de Seven où là on annonçait une surprise. On était donc doublement surpris : par le fait qu’on ne s’attendait pas à un revirement, mais aussi parce que tout le récit est remis en question. Plus qu’un vulgaire whodunit qu’on pensait venir voir, on se retrouve avec Rashomon questionnant le crédit qu’on apporte au récit même des événements. Si tu sais déjà que la fin propose autre chose qu’un vulgaire « c’est lui », y a de fortes chances d’être déçu.

Pour le mug… C’est un peu le même problème. Je pense qu’on est moins dans la justification rationnelle que dans l’acceptation d’un principe à travers une mise en œuvre. On marche, et on accepte le principe ; on ne marche pas et on trouvera toujours ça facile, incohérent, stupide… Pure question de rhétorique. Et au-delà de ça, c’est surtout une écriture. C’est peut-être facile, mais ça fait partie d’un style qui s’appuie sur les accessoires et les détails. Les années 90, c’est aussi la décennie d’American Psycho et Pulp Fiction, avec leur style qui balance des détails de ce genre (là encore, Fincher s’emparera du procédé, en particulier pour Fight Club). La cohérence ou l’incohérence, le spectateur a tous les droits ; reste que c’est « un style »… Ça en dit long aussi sur le caractère du personnage de Spacey, parce que si on peut trouver ça facile, c’est assez conforme je trouve à l’idée d’un génie psychopathe qui se plaît à donner des indices à ceux qui le cherchent.

Quoi qu’il arrive dans un film, on passe pour un con. Le principe du cinéma (ou du spectacle), c’est bien de nous présenter une image de la réalité, nous tromper, jouer avec notre perception… Bon, tu peux toujours proposer une œuvre distanciée, mais dans ce type de films, ce n’est clairement pas le but (et pourtant, la distance tu l’auras, puisque tu viendras à te questionner sur ton rapport au récit — si ça se limite à un « putain, je ne l’avais pas deviné », c’est sûr, ce n’est pas très bandant).

Il y a « prendre pour un con » et « prendre pour un con »… Le principe du Rashomon, tu es pris pour un con, mais tu as conscience, au final, ou tout du long, qu’il y a un truc qui cloche ; ça fait partie du contrat, et c’est un peu comme les procédés créant la frayeur dans les films d’horreur : on te prend pour un con, mais c’est justement ce que tu viens chercher. C’est différent par exemple d’un film dont tu sens que c’est une grosse machine commerciale avec des stars, mais que derrière rien ne suit (là, c’est bien le contraire sur ce point vu qu’il n’y a que des inconnus — à l’époque — et la star c’est censé être l’histoire). Comme je dis, on décide ou pas d’adhérer aux principes d’un film, et notre décision se fait probablement bien ailleurs, que dans le simple fait « d’être pris pour un con ». Quand on regarde Rashomon, les différents récits étant contradictoires, y en a forcément qui « nous prend pour des cons », et peut-être même tous. On l’accepte, sinon il n’y a plus de film comme dirait le gros. Ou pas (mais les raisons du refus sont encore une fois toujours ailleurs à mon avis : « tin, je n’aime pas cette actrice, elle me gonfle » « je ne vais pas me laisser avoir par un mug tout de même ! »).

Si on se dit « parce que l’image ment », c’est bien pour ça que c’est intéressant, et que c’est autre chose qu’un whodunit.

Suite sur Usual Suspects / Rashomon :

La différence entre les deux films, ce n’est pas que l’un est plus dans « le procès » en opposant des versions différentes et contradictoires (donc la notion de mensonge est là dès le départ), et que l’autre est dans l’enquête, dans le faux témoignage, puisque si mes souvenirs sont bons, le film ne s’appuie que sur un témoignage dont le but est essentiellement de nous cacher jusqu’au twist final la possibilité du mensonge. À mon avis la référence, il faut surtout la voir du côté de Tarantino qui avait donné avec Reservoir Dogs et Pulp Fiction le ton des années 90. On est dans la déconstruction du récit pour mieux arriver à une éjaculation finale. Un bon film alors à l’époque, puisqu’on n’a pas encore les films bourrés d’effets spéciaux, ça se joue sur le twist. Seven jouera peu de temps après sur le même principe avec un coup d’œil à Usual Suspects. Idem pour Memento (avec un point de vue unique, mais là encore déformé), Big Fish, The Fountain, Fight Club, Eternal Sunshine, Babel.

Il faudrait creuser les récits avec des différences de points de vue, c’est presque un genre en soi. Il doit y en avoir d’autres, mais je pense que plus que le Kurosawa, c’est bien Tarantino qui a ranimé le goût pour les histoires parallèles. On retrouvait ça assez souvent dans les films noirs (Usual Suspects peut être considéré comme un nouveau noir d’ailleurs) ou chez Mankiewicz. La comparaison est intéressante, mais je ne pense pas qu’elle soit volontaire. Une mode initiée par Tarantino, oui. (Tarantino serait également aussi un peu responsable de la fin des thrillers où les femmes ont une place de choix : très à la mode dans les années 80 et 90, ces films semblent avoir été beaucoup moins en vue par la suite – mais ce n’est peut-être qu’une impression.)

Tarantino pompait et connaissait Rashomon, mais ça doit beaucoup moins être le cas du scénariste de Usual Suspects. Puisque c’était dans l’air du temps, c’est plus probable que si référence il y a, que ce soit fait en rapport à Tarantino. À l’époque, il y avait également une mode d’interagir les séries les unes avec les autres. Le scénariste a participé à New York Police Blues qui justement a effectué ce genre de crossover. C’était vraiment très à la mode au cours des années 90 (et ça l’est encore d’ailleurs).

Notes 3 (à traduire):

Revoir Usual Suspects et son impact dans la production et la manière de raconter des histoires à Hollywood :

No point to re-watching it. Memory could be better than a re-evaluation. Cinema is an experience, blabli, blabla.

In my mind, Usual Suspect has had a very important influence on the way, then, films, had to be made. Talking about Tarantino, I don’t see much film trying to emulate Tarantino’s style since some tries late in the 90s. Tarantino creates comedies and he shows his love for cinema through various references. Usual Suspect put the first step in a new thriller planet. Before then, thriller films were generally focused on sexual content, marriage, treason, rip-off, like Basic Instinct or De Palma films, and with more than the influence of films like Scorsese films than Tarantino’s films, Usual Suspect showed the way of complex, confused, tricky plots, with bands/groups instead of couples. The smart one stops being only the characters trying to foul others, but the narrator, the plot, itself. The big difference before and after, it’s the pace, the density of sequences, the numbers of ups and downs. All sequences since Usual Suspect have to be short and most “commercial” films use a bunch of montage sequences (all the contrary of the long takes loved by cineaste like De Palma). The instant, the situations, became less important than the narrative, the storytelling.

It was a bit long to come, but nowadays, no mainstream films can use a 90 or an 80 pace or an “old” fashion narrative. It doesn’t only affect thrillers, but all films. Soderbergh renewed with success not using Sex, Lies, and Videotape way to depict a story, but with fast pace, confused, films with Erin Brockovich and Traffic. Then, it was the time of superhero films and who showed the way? Bryan Singer. There’s a huge difference of plot treatment between Tim Burton’s Batman and the new generation of super-hero films, where the sequence, the situation, the comprehension, are very important. Again, when you have a film with a lot of montage sequences, the notion of sequence doesn’t mean much. At the same times, Nolan landed on the same planet and started to use confused, complex and fast paced films. Even on TV shows, the complexity began to be the rule. And then J.J. Abrams arrived… Studios learned the lesson well, as the old fashion directors. Spielberg, Scott, Lucas, Scorsese, everyone had to jump on the bandwagon.

Another good example of directors using perfectly this new narrative style is David Fincher. Directing Alien, he wanted to honor old-fashioned way to tell stories; yet, the film is mostly remarkable for some montage sequences (à la Coppola). Next films, after Usual Suspect, and maybe the first film directly influenced by Bryan Singer film is Seven (commercials for the film said that there was a big surprise concerning the murderer; the surprise was… Keyser Söze: Kevin Spacey is not mentioned in the opening credits), Fincher used a denser storytelling and a plot based on a twist (the film still has some “soft” pace sequences, though). But since Fight Club, all Fincher films used this fast pace treatment in his storytelling; very few sequences are based on situations, long enough to establish new elements through a long share of dialogues. One sequence, one location, means one new information to put on the house of cards plot (a TV show with?…). And the music, till, has a very important role in this kind of storytelling; this is basically what combines all micro-sequences and suggests a meaning to the audience. For better or, most of the time, for worse.

This is for the benefit of blockbusters. You just have to put a lot of money on the number of sequences/locations, no matter if the plot is totally gobbledygook, you just have to cut it well, put some music to drive the audience’s emotions and comprehension, and that’s all. A lot of events/action, a lot of ups and downs, no long sequences/shots, a lot of CGI and that’s it. They create as others “produce” oil: faster, faster and faster, who cares what it is, just fill the van of success.

I don’t see a lot of other films than Usual Suspect being at the origin of this phenomenon. Nolan, Fincher, Abrams and all superheros or blockbuster films came after. It was predictable, for a generation of viewers used to watch MTV, TV shows and… Twitter. Each sequence of this type of story could be summed up in 140 characters. Each film, also. Like “what the fuck is this all about?!”

Never re-watched Usual Suspect. No need, it’s everywhere.



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