Behind Locked Doors, Budd Boetticher (1948)

Note : 3 sur 5.

Behind Locked Doors

Titre français : L’Antre de la folie

Année : 1948

Réalisation : Budd Boetticher

Avec : Lucille Bremer, Richard Carlson, Douglas Fowley

Film noir fauché mais bien mené et bref comme l’éclair (à peine une heure).

On n’échappe pas à l’effet boule à neige des productions réduites : une séquence d’intro dans un bureau, une autre tournée dans une voiture en studio, tout le reste est concentré dans ce huis clos à l’intérieur d’un asile à quatre ou cinq patients (donc avec autant d’acteurs de second plan ou de pièces à filmer) semblant être géré par Orpéa.

Le scénario est un peu tiré par les cheveux : l’internement volontaire d’un détective chargé de retrouver un type censé se cacher dans une de ces maisons de repos, l’occasion de révéler la vérité cachée au sein de ces établissements (souvent pénitentiaires) psychiatriques (privé en plus ici, même si ce n’est pas le premier sens du film qui reste un thriller, un wherishe ?). Voilà qui semble être un des recours dramatiques, et une des terreurs, souvent utilisés après-guerre : j’ai le vague souvenir que L’Invraisemblable Vérité et quelques autres jouaient sur ce procédé de la peur des abus de l’enfermement. Considérant les faibles moyens évidents, et l’application de Boetticher à être bref et efficace, c’est franchement pas si mal.

Budd Boetticher fait un excellent travail en changeant habilement le cadre et la grosseur de plan avec des mouvements de caméra limitant le temps perdu à réaliser des champs contrechamp, comme il le fera par ailleurs dans ses westerns, et avec une direction d’acteurs somme toute assez convaincante : l’actrice principale est vraiment pas mal du tout, l’acteur cobaye volontaire aussi, même s’il n’a sans doute pas l’envergure d’un premier rôle. Amplement suffisant pour une série B.


 

Behind Locked Doors, Budd Boetticher 1948 | Aro Productions Inc.


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Au nom de la loi, Pietro Germi (1949)

Sicile : Si cille, ci-gît

Note : 4 sur 5.

Au nom de la loi

Titre original : In nome della legge

Année : 1949

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Massimo Girotti, Charles Vanel

La mise en scène au cinéma n’est pas faite que de mouvements de caméra ou de découpage technique ; mettre en scène, c’est aussi et surtout diriger des acteurs, c’est-à-dire les mettre en situation dans le cadre. Pietro Germi en donne le parfait exemple ici. On aura rarement vu des acteurs jouer aussi bien leur partition des premiers aux seconds rôles dans une logique de montée constante de l’intensité.

Au nom de la loi est un western de Sicile, un film de mafia obéissant plus aux logiques épurées, mythologiques et brutales d’un récit situé dans le Far-West qu’à celles d’un film policier. Tous les archétypes du western sont présents, et un élément essentiel du genre l’est encore plus : la menace sauvage, directe, physique (en face-à-face ou derrière une colline, au coin de la rue), explosant rarement dans le champ de la caméra. Si les meurtres sont montrés à l’écran, les coups de feu son hors-champ, accentuant l’impression que les tirs peuvent être tirés de partout et à tout moment.

Pietro Germi met donc parfaitement en scène cette menace permanente par le biais de ses acteurs : les regards se font face sans jamais se baisser, c’est encore par le regard qu’on jauge son adversaire, qu’on lui tient tête ou qu’on cherche à l’intimité. Jusque dans les seconds rôles, les jeux de regards servent à créer cette ambiance pesante et menaçante. Par exemple, quand l’un des chefs mafieux suspecte la femme du baron d’un double jeu, il lui jette rapidement un regard en coin montrant explicitement par là au public ses suspicions. Ces petits coups d’œil qui ne durent parfois qu’une fraction de seconde servent aussi à ponctuer un plan ou une séquence (tandis que les regards insistants apparaîtraient probablement plus au premier plan et au cœur d’une séquence). Avec les mêmes conséquences et effets sur le spectateur qu’un aparté au théâtre : la connivence avec le spectateur et l’addition à la scène d’une information qu’on pourrait suspecter de ne pas être totalement diégétique, car en réalité dans la vraie vie on ne laisse jamais apercevoir de telles expressions car elles pourraient trahir nos pensées.

Preuve une nouvelle fois que jouer au cinéma comme au théâtre, diriger des acteurs, ce n’est pas « faire comme dans la vraie vie ». Un jeu bien dirigé est beaucoup plus riche en informations qu’un jeu qui se contenterait d’être « vrai », et sans que cela pour autant fasse « moins vrai ». Jouer, c’est une illusion, tout est connivence et aparté avec le public ; les acteurs qui croient pouvoir donner à voir en étant naturels, s’illusionnent eux-mêmes sur le pouvoir d’évocation ou d’expression de leur « nature ». On peut bien sûr décider de procéder sans ces informations apportées au public, mais on le fait alors dans une logique de distanciation, car « naturellement », en « cherchant le vrai », on rend plus difficile l’accès à ces informations que le public est alors invité à imaginer. Le tout est de savoir ce qu’on fait : adopter un style de jeu naturaliste en tentant par ailleurs de multiplier les effets d’identification aux personnages, c’est probablement se casser la gueule, même si on le sait l’équilibre entre identification et distanciation permet a priori certaines combinaisons n’allant pas de soi. Au cinéaste alors à trouver la bonne formule, la cohérence, la faire adopter à ses acteurs, s’y tenir tout au long du tournage, et convaincre le public qu’il a adopté la bonne formule… (Public qui d’ailleurs aura rarement conscience de ces enjeux de mise en scène, surtout s’il conçoit la mise en scène qu’à travers le jeu avec la caméra, le montage et autres éléments techniques du film…)

C’est toute la subtilité de jouer un sous-texte qu’aucun acteur ne proposera sans la direction d’un metteur en scène. Hitchcock d’ailleurs avait raison : l’intensité des regards chez ceux qui s’aiment est quasiment identique à celle des regards de ceux qui se sentent menacés, qui sont aux abois ou qui jaugent un adversaire. On voit bien ici une sorte de continuité d’intensité des regards entre les séquences de confrontation entre la mafia et la justice et entre les séquences entre le jeune juge et la baronne.

Le film est présenté comme appartenant à une mouvance néoréaliste, les critiques auront vite fait de placer le film dans cette catégorie en y voyant les décors naturels et les quelques acteurs amateurs du film. En réalité, on est loin du naturalisme, donc du néoréalisme, et on serait plus encore une fois soit dans le western soit dans la tragédie (ce qui n’est pas loin d’être la même chose). Il n’est pas étonnant d’ailleurs de voir que d’autres équipes d’écritures en Italie produiront dès la décennie suivante les chefs-d’œuvre que l’on connaît (Fellini et Monicelli ont participé au scénario, si le premier est sans doute un peu loin du western, le second, sans avoir jamais réalisé de western spaghetti à ma connaissance, s’en rapproche avec des films plutôt picaresques).


 

Au nom de la loi, Pietro Germi (1949) In nome della legge | Lux Film


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Le Mystérieux X, Benjamin Christensen (1914)

Le classicisme à travers les âges

Note : 4 sur 5.

Le Mystérieux X

Titre original : Det hemmelighedsfulde X

Année : 1914

Réalisation : Benjamin Christensen

Avec : Benjamin Christensen, Karen Caspersen, Otto Reinwald

La supériorité du cinéma scandinave dans les années 10 sur l’ensemble des autres productions du monde n’est plus à démontrer, cependant voir aujourd’hui Le Mystérieux X à côté des films qui lui sont contemporains ne fait qu’appuyer un peu plus cette évidence. À l’orée de la guerre de 14, et quatre ans après L’Abysse, tous les principes de ce qui deviendra plus tard le classicisme sont déjà bien présents.

Le classicisme, plus tard largement adopté par le cinéma hollywoodien, est une manière de réaliser des films en essayant d’adopter des procédés largement compris dans le public et qui visent à présenter le sujet avec le plus de transparence possible. On évite les expérimentations techniques ou narratives, et sur le curseur identification / distanciation, la préférence va clairement vers le plus d’identification possible : on présente un spectacle au public, on cherche à le distraire, certainement pas à l’éduquer, lui faire faire un pas de côté ou à l’impressionner (en 1914, je doute cependant que ces principes énoncés surtout après-guerre soient volontaires).

Et pourtant, pour faire du classicisme en 1914, il faut bien adopter des procédés qui pouvaient apparaître pour beaucoup à l’époque pour expérimentaux. On a dépassé le stade un peu partout dans le monde où on se contente de plans fixes, mais on ne prend pas toujours encore conscience des possibilités narratives des outils du cinéma, et on met parfois plus l’accent sur les décors et les péripéties pour gagner l’adhésion du public. Ce cinéma-là, c’est un cinéma qui amuse la galerie, qui est toujours en recherche de nouvelles formes, de nouvelles audaces, et n’a pas peur des excès (sans toutefois être encore expérimental : l’audace est à l’écran, pas dans la technique). C’est l’époque déjà des reconstitutions grandioses en costume (péplums ou collants), des thrillers jouant sur les légendes urbaines (Traffic in Souls), des premiers longs westerns (The Squaw Man, Le Serment de Rio), des serials à moustache façon Brigade du Tigre (Fantômas), des slapsticks ou des mélos familiaux ou sociaux. Je parle d’excès, on dirait sans doute plus à l’époque « exotisme ». Or, il y a une particularité, me semble-t-il, qui est bien plus constante dans le cinéma scandinave de cette époque, et qui serait certainement à l’origine de ce classicisme, c’est que ce cinéma est sans doute à mi-chemin entre le théâtre réaliste, bourgeois et déjà assez psychologique (Ibsen, Strindberg), et les récits folkloriques qui seront bientôt adaptés par d’autres réalisateurs scandinaves en précisant alors un peu plus cette notion de classicisme et de transparence.

Ainsi, le canevas du film, dans un premier temps, a tout du drame réaliste bourgeois (un théâtre qui s’applique à éviter les excès de la scène mélodramatique et populaire) : la femme d’un militaire est convoitée par un comte un peu insistant qui se trouve avoir des activités en parallèle disons… antipatriotiques. La femme peine à se défaire de ce comte un peu lourd et pense pouvoir s’en débarrasser en lui filant sa photo (ne faites jamais ça, Mesdames). Vous donnez ça à un comte, il vous prend le bras… (et la tête). Alouette. La guerre éclate, le mari est chargé de transférer un ordre scellé vers un commandant de la marine…, mais en bon petit-bourgeois qu’il est, il passe chez lui entre-temps saluer sa chère et tendre épouse. Manque de chance, l’amant, à qui elle croyait avoir dûment présenté la porte, revient aussitôt par le placard (où tout amant qui se respecte aspire à se trouver un jour). Madame n’apprécie guère (de 14) ces manières de goujat et ne s’en laisse pas comter. « Ciel, mon mari ! »

On frôle déjà un peu le mélodrame, je le reconnais, mais Christensen n’y sombrera pourtant jamais. Comme au théâtre, le comte, pas plus que ça gêné aux entournures, se cache derrière l’encoignure formée au premier plan par la cheminée. (C’est peut-être ce qu’il y a de moins cinématographique dans le film, mais cette situation rocambolesque à peine crédible, et plutôt habituelle au théâtre dans des tragédies ou des mélos, sera bizarrement compensée ici par le placement et le mouvement de la caméra.) La femme et le mari s’absentent au premier étage, et le comte, dont on sait déjà que c’est un espion, en profite pour décacheter l’ordre scellé avant de le remettre où l’avait laissé l’officier…

Le mari repart le cœur léger et la fleur au fusil ; sa femme se débarrasse une fois de plus de celui dont elle peine décidément à faire comprendre ne pas vouloir accepter comme amant. L’espion s’en va et rejoint le moulin où il a l’habitude d’envoyer ses messages par le biais de pigeons voyageurs. Le message est envoyé, mais peut-être déjà pas bien habile pour un amant dans le registre des portes qui claquent, il reste bloqué à la cave, la trappe de celle-ci restant coincée par la porte du moulin (là encore, je vais y revenir, on pourrait trouver ça ridicule, ou digne d’un mélo tiré par les cheveux, mais la mise en scène fait tout et parvient à faire ressentir au contraire une véritable tension de thriller).

Le pigeon est intercepté, l’ordre scellé semble accabler le mari, il est accusé pour trahison, bref, à partir de là, on entre peut-être un peu plus dans des péripéties dignes des mélodrames d’aventures de l’époque (comme Les Exploits d’Elaine). Pourtant, c’est toujours la mise en scène qui parviendra à ne jamais y tomber complètement (le cinéaste danois parviendra, à travers le montage et le choix des plans, à faire ressortir la tension des situations sans trop en demander à ses acteurs : il en reste encore des traces dans les réactions, car au théâtre, cette tension, ne pouvant naître de la mise en scène, est accentuée par le jeu des acteurs ; mais globalement, on reste toujours plus du côté du réalisme que du mélodrame). Finalement, le mari échappera à la mort grâce à une preuve qui accablera le comte…

Voilà pour le sujet. Maintenant, comment Christensen s’y prend-il pour adopter une forme de mise en scène transparente ? D’abord, au niveau du montage alterné, la maîtrise est totale : il passe allègrement d’un lieu à un autre sans forcer des alternances répétées auxquelles certains cinéastes à l’époque ont souvent recours pour rendre spectaculaire une situation. Christensen s’en sert réellement pour faire du « pendant ce temps » ou plus simplement encore pour annoncer l’entrée future d’un personnage venant en rejoindre d’autres. Son montage alterné est ainsi permanent (comme il le deviendra presque systématiquement sous sa forme classique) et, ce qui est plus remarquable, transparent.

Au niveau des échelles de plan, notamment au début du film, ce n’est pas encore bien maîtrisé, et en tout cas pour un visionneur du XXIᵉ siècle, on perd alors en transparence à cause de deux ou trois faux raccords (ou des sauts brutaux comme le passage direct d’un plan moyen à un insert). Mais tous les cinéastes de l’époque ne s’embarrassent pas toujours avec les échelles de plan. Une échelle de plan, on risque parfois les faux raccords, mais ça offre surtout beaucoup plus de possibilités narratives. Et notons ainsi comme seul exemple, le dernier plan du film qui est un raccord dans l’axe parfaitement exécuté : on n’y voit que du feu (transparence toujours).

Les mouvements de caméra ne sont pas en reste. Transparence toujours, il s’agit de mouvements imperceptibles, d’ajustements de la caméra sur son axe (léger travelling d’accompagnement, très commun à l’époque), ou même des petits travellings de face. Le mouvement de caméra le plus étonnant est celui qu’opère Christensen dans la séquence du moulin cité plus haut en passant de la trappe, que le comte tente en vain d’ouvrir, mouvement qui se poursuit lentement vers la porte (que l’on voit tressauter au rythme des coups qu’envoie le comte sous la trappe), puis sur ses gonds : on comprend alors que la porte ne peut pas être désolidarisée de ses gonds, car une sorte de loquet l’y empêche.

 

Seul procédé étonnant à classer plutôt du côté des effets de distanciation : le recours parfois à des plans de face. Le cinéaste n’ayant recours à cet effet étrange qu’avec le personnage féminin (et une fois sur lui-même – puisqu’il joue le mari officier – vers la fin quand il entend le garde tirer sur son fils), on pourrait difficilement penser qu’il s’agit là d’un réflexe issu du théâtre. Au contraire, cela semble être parfaitement volontaire, et un choix quasi-esthétique, voire une référence à ce plan d’Asta Nielsen dans L’Abysse qui m’avait tant impressionné (et pour être précis, l’actrice n’était pas de face mais de dos, et la singularité des plans vient surtout de la symétrie qui y est recherchée). La référence aurait même presque été poussée au point de prendre une actrice ressemblant à la star danoise. (Mais ici, le film n’étant sans doute pas assez tiré par les cheveux, c’est moi qui en rajoute peut-être un peu.)

Bref, les années 10 appartiennent aux pays scandinaves avec leurs cinéastes précurseurs du classicisme, Le Mystérieux X en est un bon exemple.


 

Le Mystérieux X, Det hemmelighedsfulde X, Benjamin Christensen 1914 | Dansk Biograf Compagni

Pâques sanglantes, Giuseppe De Santis (1950)

Note : 4 sur 5.

Pâques sanglantes

Titre original : Non c’è pace tra gli ulivi

Année : 1950

Réalisation : Giuseppe De Santis

Avec : Raf Vallone, Lucia Bosè, Folco Lulli

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Un mélange surprenant de néoréalisme et peut-être… d’expressionnisme. Le passage par un sujet ancré dans la ruralité (rappelant les thématiques propres au western) et le recours constant aux décors naturels d’une force inouïe (montagnes de basse altitude, rocailleuses, avec quelques ombrages d’oliviers) assure le côté néoréaliste du film (dans la continuité de Riz amer, du même Giuseppe De Santis).

Paysage rocailleux | Non c’è pace tra gli ulivi, Pâques sanglantes, Giuseppe De Santis (1950) | Lux Film

Pâques sanglantes, Giuseppe De Santis (1950) | Lux Film

Le plus surprenant cependant, ce sont les options choisies dans la mise en scène : la sophistication, voire l’artifice, est constante. Pour rester au plus près de ses acteurs Giuseppe De Santis multiplie les plans rapprochés, c’est ensuite une sorte de valse continue qui s’opère entre les acteurs et la caméra. Celle-ci, malgré le décor escarpé, est toujours mobile, suivant les personnages en travelling d’accompagnement, manifestement posée sur un rail. Les acteurs peuvent évoluer autour d’elle, et elle les suit alors sur son axe.

Plus surprenant encore, les acteurs parlent parfois face caméra, soit en regardant l’objectif soit en regardant derrière elle tout en s’adressant à leur interlocuteur qu’on voit également dans le champ et qu’on voit ne pas être regardé par son partenaire au moment où il lui parle et s’adresse à la caméra… Ce n’est pas systématique, surtout proposé lors des séquences entre les deux amoureux des rôles principaux, et ça réussit assez bien.

La distanciation produite proposée est assez radicale. J’en ai rarement vu élaborée sous cette forme, avec autant d’audace sans pour autant tourner à la pure expérimentation, et aussi efficace dans une fiction. Regarder la caméra, ce n’est pas rare ; la regarder un peu, ou pas tout à fait, mais regarder au loin comme on le ferait au théâtre sans même regarder son partenaire, adoptant en conséquence des mouvements de déplacement d’acteurs qui n’ont rien de réalistes (même au cinéma, à cette époque, on sait se positionner l’un à l’autre en formant un angle et en faisant croire qu’on se fait face alors qu’en réalité on se positionne pour que la caméra nous voie mieux), et avoir une telle inventivité, proche de la danse en offrant certaines postures évocatrices, dans ces déplacements et ces cadrages, j’avoue ne pas avoir vu souvent ça.

On aurait presque l’impression que la caméra est un drone qui les suit au plus près et dont les acteurs auraient conscience, et on ne serait alors presque pas étonnés de voir un acteur toucher la caméra pour lui faire changer d’angle… Le dispositif est déjà fascinant, mais le faire dans un environnement aussi rustique, ça ne fait que renforcer sa singularité et l’effet produit.

La photo, en dehors d’une grande profondeur de champ et du format carré rappelant pour beaucoup les caractéristiques de la vision humaine, est d’un noir et blanc magnifique, pleine de contraste rappelant, à raison ou non, celle de La Perle, tourné trois ans avant.

(Toutes les captures sont issues des dix premières minutes. Ça pose le décor…)


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Ça s’est passé à Rome / La giornata balorda, Mauro Bolognini (1960)

Note : 4 sur 5.

Ça s’est passé à Rome

Titre original : La giornata balorda

Année : 1960

Réalisation : Mauro Bolognini

Avec : Jean Sorel, Lea Massari, Jeanne Valérie, Rik Battaglia

Excusez du peu : histoire de Moravia, scénario de Pasolini et mise en scène de Bolognini…

Le film est resté longtemps aux oubliettes, et pour cause, la société, à travers la journée d’un jeune père de famille, pauvre, tout juste sorti de l’adolescence, errant d’un notable à l’autre de la ville en recherche d’un emploi, présente un tableau assez peu flatteur de la jeunesse pauvre de la fin des années 50, et des rapports humains dans leur ensemble. D’emploi, notre jeune père errant n’en trouvera pas, du moins d’honnête, et au contraire, il aura le temps et le loisir, si on peut dire, et cela en à peine quelques heures, d’avoir des aventures sexuelles avec trois femmes différentes… La première, sur un toit, amie d’enfance après qui il court un long moment, et dont le harcèlement lourdingue serait de nos jours considéré comme un viol (même si elle ne semble pas bien lui en vouloir après — mais on rappelle que trois hommes sont aux commandes du projet, la vision proposée se mêle donc parfois à certains fantasmes, en l’occurrence ici, celui qu’une femme forcée à faire la mort y trouvera quand même son compte et, autrement, que le fait de dire “non” participe à un jeu de séduction auquel, finalement, elle prendrait toute sa part…). La seconde est une prostituée ramassée sur la route à la sortie de Rome et qui semble tout droit sortir d’un défilé de mode (celle-ci est pourtant sympathique avec lui, mais le goujat partira sans payer — ça, c’est un homme !). Et la troisième, une femme de la haute ou de la grande… escroquerie. C’est avec cette dernière que se passe l’essentiel de l’après-midi, sur la plage, sur la route ou sur le chemin du retour vers Rome (après une escapade coupable, ou maladroite, c’est selon, dans les buissons).

À voir ce magnifique parcours, telle une sorte de voyage initiation de l’absurde ou de la pérégrination sociale en quête de tram capable de ne pas vous laisser sur le bord de la route…, il faut croire qu’aucune issue n’est possible. Le constat est implacable : une seule méthode pour réussir et s’élever dans l’échelle sociale, le vice. Soit en se prostituant aux plus riches que soi, soit en magouillant (le plus certainement en travaillant au service d’un grand magouilleur institutionnel). La société ne se résume qu’en des hommes, des femmes, des bites, des vagins, des exploités, des exploitants, des escrocs, des victimes, des notables et des indigents, des parents et de la marmaille à nourrir… Implacable. C’est noir de chez noir. Et une curieuse resucée du néoréalisme à l’heure des nouvelles vagues européennes.

L’entrée en matière de Bolognini sonne d’ailleurs très surréalisme, mais sa technique n’en est pas moins admirable : travelling en contre-plongée sur une cour d’immeuble où le linge ondule dans le vent et sur leurs fils, mouvement en avant, une pirouette en passant sous une passerelle, puis mouvement arrière… Le tout avec le bruit des habitants le plus souvent indistincts et quelques accords de musique annonçant la tonalité noire du film… Comme une descente progressive dans les enfers (ou les égouts, dirait Hugo) de Rome.

Ça s’est passé à Rome, Mauro Bolognini 1960 La giornata balorda | Euro International Films, Produzioni Intercontinentali, Transcontinental Films

Avec ses faux airs de Christophe Rippert, Jean Sorel, s’il avait croisé le chemin de réalisateurs plus généreux, aurait peut-être eu une carrière à la Alain Delon. Ça se joue à rien parfois. (La même année, il apparaît là encore dans une coproduction franco-italienne, Les Adolescentes. Et cinq ans plus tard à nouveau avec Mauro Bolognini dans Les Poupées. Deux pépites, pourtant.)


 

 


 

 

 

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Le Policier, Tomu Uchida (1933)

Note : 4 sur 5.

Le Policier

Titre original : Keisatsukan

Année : 1933

Réalisation : Tomu Uchida

Avec : Eiji Nakano, Isamu Kosugi, Taisuke Matsumoto

On croirait voir un film hongkongais des années 80. Les amours contrariées et homosexuelles (quasi) entre deux amis, l’un policier l’autre truand. Ce dernier tue le mentor du premier lors d’un casse qui tourne mal. Le flic cherche alors à retrouver le coupable, et ses soupçons se portent sans qu’il n’y croie d’abord sur son meilleur ami.

Ce serait une commande, et Uchida, avec ses tendances gauchistes, aurait accepté le projet tout en y ajoutant un sel bien personnel, celui comme toujours empreint d’humanisme. Avec un thème éternel dans le cinéma, très cornélien, la lutte entre la passion et le devoir. D’une commande Uchida arrive à sortir un film intense et plein d’inventivité.

Ce qui marque surtout ici c’est l’habilité d’Uchida à manier sa caméra : beaucoup de panoramiques, de travellings (parfois peut-être un peu trop ostentatoire comme dans une séquence de course-poursuite), et globalement un allant qu’on ne retrouvera plus volontiers que vingt ou trente ans plus tard pour un genre qui semble avoir été délaissé pendant toutes ces années (et qui, en dehors des adaptations de Seichô Matsumoto, se pencheront peut-être plus volontiers, et exclusivement, du côté des yakuzas que de la police).

La longévité des cinéastes japonais laisse rêveur : trente ans après Uchida réalisera Le Détroit de la faim

Partition remarquable rendue par la pianiste Satsuki Hoshino à la Cinémathèque.



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Les Indispensables du cinéma 1933

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La Bonne Année, Claude Lelouch (1973)

Un homme, une femme, un pote, une bijouterie

Note : 4 sur 5.

La Bonne Année

Année : 1973

Réalisation : Claude Lelouch

Avec : Lino Ventura, Françoise Fabian, Charles Gérard

Probablement le meilleur Lelouch, mais je ne m’infligerais certainement pas le reste pour m’en convaincre. Tout Lelouch est là, le meilleur, sans les excès. Du moins, il faut reconnaître certaines bonnes idées bien exploitées, et une distribution, un trio surtout, qui marche comme rarement.

Lelouch, c’est quoi ? Les femmes, les copains, le cinéma, la technique, les voitures, les histoires de hasard… Et surtout, trop souvent, des poncifs à l’œil, des bons sentiments dans des magasins de porcelaine… Bref, c’est lisse et sans consistance. On attend là où ça gratte un peu, et ça vient jamais. Ça ne gratte pas plus ici, mais il faut savoir accepter de temps en temps les petits défauts d’un cinéaste plein de bonnes intentions. Et en dehors de quelques leloucheries qui parsèment le film, on prend d’abord plaisir à voir Lino Ventura et Françoise Fabian se tourner autour, ou encore le même Ventura et Charles Gérard se chambrer. Parce que Lelouch, c’est aussi ça, les face-à-face. Tout semble toujours affaire de séduction chez lui, même entre potes. De mémoire, dans Un homme et une femme, l’expérience tournait à vide parce que ça manquait de personnages : l’intimité, ou l’exclusivité, la frontalité, d’un face-à-face confine parfois à l’ennui, alors qu’ici Lelouch use de quelques artifices pour au moins servir de prétexte à revenir à ce qui l’intéresse. Plus tard, ce sera le contraire, on verra « défiler des stars pour Lelouch ». Ici, le juste milieu est parfait à tous les niveaux, et c’est parfois tellement compliqué à structurer un film autour de ces rapports qui peuvent paraître évidents alors que quand ça manque et que par exemple ces « stars » ont peu de scènes en commun, ça saute aux yeux, on peut donc bien lui reconnaître cette réussite dans La Bonne Année.

On oubliera aussi un certain maniérisme dans la narration. Chose qui passera toujours chez un Godard parce qu’il a du génie. Lelouch n’aura au mieux que des coups de génie. Le petit péché mignon dans son cinéma, c’est sa trop grande confiance aux séquences qu’il écrit. Au théâtre, on dirait qu’il s’installe. Or si au théâtre, c’est aux acteurs de faire avancer le rythme, au cinéma, c’est à travers le montage (le découpage) qu’on avance. Son trop grand amour sans doute pour ses acteurs, qu’il se plaît à mettre en situation. Seulement Lelouch pense à ces situations pour elles seules au lieu de chercher à les intégrer dans une logique d’ensemble. Ce qui produit chez lui un rythme lent, ou creux, vide, mou, lisse, stagnant. Impression confirmée par ailleurs par le manque d’intérêt qu’on peut avoir pour les personnages décrits : la bienveillance permanente que porte Lelouch pour ses acteurs, voire ses personnages, avec pas une once de vice (sinon des vices réels montrés comme des vertus : libertinage, goût du vol et de l’escroquerie). Ça fait peser sur ses films une forme de positivisme naïf, posé là comme une évidence, mais que les spectateurs prendront plus volontiers pour une injure à leur goût, eux, pour des personnages plus torturés, plus malades, plus fous ou malsains. Le désamour ou l’agacement des films de Lelouch à mon avis vient pour une bonne part à cette naïveté un peu pesante et systématique. Lelouch mettrait en scène un meurtrier qu’il finirait par être tellement fasciné par lui qu’il en ferait un personnage positif. Et ça c’est louche, Claude. Les évidences, les facilités, et le positivisme, le public il a horreur de ça. Les questions, il veut que ce soit lui qui se les pose. Pour ça, il faut éviter les poncifs, les leçons de morale, et surtout nuancer à la fois les personnages et la morale que le spectateur pourrait en tirer. Pourrait, parce que tout doit être suggéré. Et Lelouch, à la suggestion, il ne connaît rien. Il dit tout, il montre tout. C’est un obsédé des évidences, et il veut en plus que chacun assiste à ses grandes découvertes. « Ce matin, j’ai enfoncé une porte qui était déjà ouverte ! » Merci Claude. Et sinon, le hors-champ ? est-ce que tu nous laisses de temps en temps nous questionner sur ce qu’on voit, réfléchir, faire appel à notre propre imagination, Claude ? Non. Tout est là. On a des stars, on a son œil derrière la caméra, et on doit s’en contenter parce que rien que ça… c’est formidable.

Et pour cette fois, il n’a pas tout à fait tort.

Parce que ses acteurs sont formidables, c’est vrai. Parce que son intrigue sent bon le petit polar sans prétention, un peu comme un Bob le flambeur revisité par un étudiant en cinéma. Ah, les casses à la française… Dans lesquels, on prend plus plaisir à cuisiner qu’à déguster. Melville, le rythme, il l’a. C’est un rythme lent, pesant, qui intrigue et fascine. Lelouch, c’est le rythme zéro, celui de la vraie vie, celui des bavardages, celui des dragues un peu lourdes mais polies des types maladroits qui ne savent pas y faire et qu’on laisse faire parce qu’ils se rêvent en romantiques. Comme Ventura dans le film. Lelouch aime quand ça pétille, eh ben là, l’effet nounours de Ventura, mêler aux échanges croquignolets avec son acolyte, c’est l’alchimie parfaite. On accepte le faux rythme parce que le reste est beau.

Lelouch fait donc confiance aux acteurs (parfois trop jusqu’à s’en rendre esclave), et ça marche. Françoise Fabian explique la méthode : Lelouch filmait d’abord la séquence telle qu’elle était écrite, ensuite il leur demandait d’improviser et de s’amuser. Au montage, Lelouch n’aurait jamais gardé la première prise. L’un des trucs de Lelouch, il est là. Il aime les acteurs, et il trouve moyen de les mettre dans des bonnes conditions quand ils sont bons. Ce n’est rien de plus ni moins que de l’improvisation dirigée (il aura recours à d’autres artifices, de mémoire, pour diriger les acteurs plus tard, et arriver à leur faire dire ce qu’il souhaite). Lino Ventura aurait ainsi été l’auteur de certains poncifs qui seraient peut-être plus efficaces si on ne sentait pas la volonté permanente d’en trouver. Mais l’improvisation, ça limite tout de même les possibilités de trop en faire dans ce domaine. Et on ne s’improvise pas Audiard ou Jeanson.

Autre aspect positif du film, la technique. On refuse parfois de l’admettre parce que Lelouch ne fait pas sérieux et qu’il a un petit côté délégué de la classe dans une classe de casse-pieds géniaux dont l’enthousiasme peut irriter, mais oui, Lelouch, c’est aussi la nouvelle vague, autrement dit, aussi, la capacité de filmer avec des dispositifs légers sans pour autant faire artie ou expérimental. La technique au service de l’acteur… et de l’amour. Dans l’imaginaire, il y a l’avant, quand les cinéastes, c’était des types avec un cigare, assis sur une chaise aux côtés de mille techniciens et dirigeant de loin les acteurs, et l’après. L’après, ça pourrait être Godard dans un chariot filmant un travelling pour À bout de souffle ; ou ça pourrait être Lelouch à l’œilleton dans toutes les positions. Le génie technologique français n’a pas seulement inventé le Minitel ou le Bi-Bop, mais la caméra mobile (enfin réinventé). Kubrick et Pollack auraient été très impressionnés par les gesticulations du cinéaste sur ce film. Et pas seulement je serais tenté de dire. Dans l’emploi de certains objectifs en intérieur, jusqu’au traitement des couleurs en intérieur, on y retrouve un petit quelque chose de kubrickien, c’est vrai (notamment lors du repas de réveillon chez Françoise Fabian).

Un dernier mot sur un procédé de montage, presque expérimental, audacieux (comme peut l’être Lelouch, c’est-à-dire mêlé d’un enthousiasme un peu fou), mais pas forcément exploité jusqu’au bout. Lelouch nous propose deux ou trois fois des bribes de scènes qui se révèlent être des possibilités non pas narratives (ou quantiques…) mais personnelles : ce qui pourrait ou aurait pu se produire si Ventura agissait autrement. Toutes ces séquences sont bien intégrées au montage, sauf la première, celle dans la prison. Peut-être parce qu’on ne comprend pas tout de suite… (Un autre procédé est une leloucherie typique : la fausse bonne idée d’employer le noir et blanc pour les séquences au « présent », et les autres en couleurs pour le cœur du film.)


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Liebelei, Max Ophüls (1933)

Note : 4 sur 5.

Liebelei

Année : 1933

Réalisation : Max Ophüls

Avec : Paul Hörbiger, Magda Schneider, Luise Ullrich

Leçon n° 1 pour réaliser un film : choisir une bonne histoire. Comme disait Kubrick à propos des musiques de film, pourquoi se contenter du médiocre ? Ophüls aura donc adapté tout au long de sa carrière Maupassant, Schnitzler, Goethe, Zweig… La forme, Max.

Direction d’acteurs au top. On comprend d’où vient Ophüls avec son incroyable savoir-faire à diriger et choisir ses acteurs. Luise Ullrich notamment est phénoménale. C’est théâtral, car ça donne beaucoup à voir, les personnages sont construits avec de nombreux gestes et attitudes pour identifier leur personnage (chose qui malheureusement s’est perdue dans les nouvelles méthodes au profit d’un jeu lisse et presque impersonnel à force de chercher à coller à sa propre personnalité), mais tout paraît d’une justesse et d’une simplicité remarquables. Un réalisme dans le jeu pas évident dans les années 30, mais avant que les nazis virent tout ce petit monde, l’Allemagne était bien là où tout cela se mettait en place. Une telle réussite ne trompe pas.

Et Maxou… comment on appelle ces travellings avant très lents, lents, très très lents, qu’on perçoit à peine mais qui permettent de donner une impression si envoûtante à l’image et de passer l’air de rien d’une échelle à l’autre ? Tu n’es sans doute pas le premier à avoir employé ce procédé (je l’ai vu pas plus tard que dans un Bosetti pour un film avant-guerre), mais tu es peut-être le premier à l’avoir utilisé à dessein dans tant de films, avant que d’autres en fassent de même. Notons aussi que tu utilises le même principe, mais en reculant la caméra, un peu plus vite, comme pour prendre du recul à la fois physiquement, mais aussi symboliquement avec des personnages et la scène qu’ils sont en train de jouer (parfois aussi simplement pour entamer un de tes fameux plans séquences tout en mouvement, bien plus voyants qui font jouir les cinéphiles amoureux d’ostentatoires effets pas forcément plus efficaces ou compliqués à mettre en place).


Liebelei, Max Ophüls 1933 | Elite-Tonfilm-Produktion GmbH


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Fiamma che non si spegne, Vittorio Cottafavi (1949)

La flamme qui ne s’éteint jamais

Fiamma che non si spegmeAnnée : 1949

Réalisation :

Vittorio Cottafavi

8/10 IMDb

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L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Encore un portrait de femme réussi pour Cottafavi, même si l’accent est plus porté ici sur le fils et son sacrifice final (tiré d’une histoire vraie semble-t-il : un carabinier préférant avouer un crime qu’il n’a pas commis pour que des innocents ne soient pas exécutés « pour l’exemple »).

Jean-François Rauger ne s’y était pas trompé en évoquant la scène au cœur du film dans un de ses papiers (présentation vidéo plutôt[1]) : la femme reçoit une lettre de son mari au front, et rentre chez elle, joyeuse, annoncer la nouvelle à son beau-père ; sauf que ce dernier vient, lui, de recevoir la nouvelle de sa mort… Aucun dialogue, mais un travelling arrière d’accompagnement gesticulant dans l’étroitesse de la maison jusqu’à la compréhension et le passage du bonheur à la sidération… Cottafavi ne s’arrête pas là, il suit la femme dans sa chambre et achève sa séquence magistralement avec un gros plan de dos sur la tête de cette femme qui vient de tout perdre et qui tourne la tête vers nous en guise de conclusion. C’est beau comme du Tarkovski. Le reste du film se tient très bien, mais cette séquence est admirable. À l’image de la Trilogie d’Apu[2], le récit a beau être centré sur le personnage principal, on n’en a que pour la mère.


[1] ‘Analyse de 5 séquences’

[2] La Complainte du sentier


Le Trésor d’Arne, Mauritz Stiller (1919)

Les neiges du destin

Note : 4 sur 5.

Le Trésor d’Arne

Titre original : Herr Arnes pengar

Année : 1919

Réalisation : Mauritz Stiller

Avec : Erik Stocklassa, Bror Berger, Richard Lund

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Invention du classicisme. 1919…

À la même époque Abel Gance propose déjà un cinéma un peu pompeux, inventif, mais encore un peu expérimental. Mauritz Stiller, c’est même plus de l’avant-garde, ce sont les bases, les codes, la grammaire de ce qui deviendra incontournable par la suite… Chez lui, même les surimpressions paraissent nécessaires, parfaitement intégrées au récit, compréhensibles, et… sans jeu de mots, transparentes. On ne se dit pas « tiens, voilà une surimpression comme c’est inventif », non, c’était nécessaire, un peu comme la simplicité d’un fondu au noir. On ne remarque rien, parfois on s’émerveille juste des mouvements de caméra, que ce soit un travelling arrière plein face sur un garde dans sa tourelle façon Kubrick dans ses tranchées, des recadrages peut-être moins apparents mais pas forcément évidents à l’époque, une utilisation de la profondeur de champs qui fait penser là encore à Kubrick mais aussi à Tarkovski, des raccords toujours nécessaires, toujours fluides et transparents, la plupart des séquences construites autour d’un montage alterné mais d’une simplicité telle qu’on ne voit pas toujours le procédé (regarder à la fenêtre, montrer ce qui s’y passe, ou un plan d’un personnage sur un trajet au milieu d’une même scène, voilà le type de montage alterné qui s’imbrique dans le récit sans qu’on n’y prête plus attention, peut-être justement parce que c’est de la ponctuation, non deux espaces ou deux actions qui se télescopent comme on l’entend le plus souvent dans un montage alterné plus… griffithien).

Aucune grande expérimentation donc, mais une maîtrise totale d’une grammaire qu’il semble avoir lui-même composée en l’espace de trois ou quatre ans. Le classicisme.

Mais aussi du grand spectacle.

Encore et encore, tous les ingrédients du succès de Hollywood sont là. Sujet classique dérivé du mélo, mais avec un traitement réaliste (faut voir certains plans de coupe sur des “réactions”, un procédé de montage cherchant par le contrechamp à reproduire une situation réaliste), un nombre important de “locations” (on a la bougeotte, rarement au même endroit, « ça donne à voir »), et les extérieurs en Suède, bah ça vaut l’Ouest américain.

C’est tellement maîtrisé, que ce qui pouvait passer peut-être à l’époque pour de l’audace, paraît naturel aujourd’hui : c’est cette audace pourtant qui manque chez Stiller pour tirer de tous ces grands films un ou deux chefs-d’œuvre qui m’auraient laissé planté sur ma chaise. Abel Gance osait, ce n’était pas vraiment à son avantage au début, encore moins par la suite, mais quand il a osé lors de cette période où tout était à construire, il en rajoutait, proposait, et s’assurait que le spectateur voie bien qui était le patron… Stiller est malgré ces petits procédés parfois bluffants toujours au service du récit, de son histoire. Il n’est pas dans le plus, il est dans le juste. Bien pourquoi on ne trouvera pas d’excès de pathos dans ses films… La forme qui illustre le fond.

Respect pépère. Le premier cinéaste adulte. Le premier ayant cessé de baragouiner on ne sait quoi et qui a donné le la à tous les autres.


Le Trésor d’Arne, Mauritz Stiller 1919 Herr Arnes pengar | Svenska Biografteatern AB


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