Un jour avec, un jour sans, Hong Sang-soo (2015)

Une sage histoire

Note : 4 sur 5.

Un jour avec, un jour sans

Titre original : Jigeumeun matgo geuttaeneun tteullida / 지금은맞고그때는틀리다

Année : 2015

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Jeong Jae-yeong, Kim Min-hee, Choi Hwa-Jeong, Seo Young-hwa, Yoon Yeo-jeong, Yoo Joon-sang, Go Ah-seong, Gi Ju-bong

Un de mes préférés, assurément. Hong Sang-soo s’amuse une nouvelle fois avec son récit en le découpant ici à la manière d’Eustache pour Une sale histoire. Une relation s’installe entre un cinéaste venu trop tôt à une conférence qu’il devra donner le lendemain et une jeune peintre : ils passent la journée ensemble, puis prennent un verre et terminent la soirée chez une amie de la peintre.

Jusque-là, c’est déjà tout à fait charmant : comme d’habitude, il est plus facile d’adhérer quand les acteurs sont formidables. Et Hong Sang-soo semble même avoir une idée de génie pour les diriger : si les scènes de beuveries sont habituelles chez lui, mais pourquoi diable n’avait-il jamais eu l’idée de leur demander pour plus de crédibilité… de s’enivrer réellement ? Je plaisante, mais c’est en tout cas ce qu’on se dit quand on voit les deux acteurs se faire face, multiplier les verres et montrer autant de spontanéité, libérés de toute retenue.

Et puis, au bout d’une heure, on reprend tout et on recommence. Le jeu habituel des sept erreurs, l’univers quantique du cinéaste qui aime tant explorer les possibilités narratives, les occasions manquées, les récits alternatifs… Avec une idée somme toute assez simple, mais aussi audacieuse comme dirait son propre personnage. On remarque dans les situations quelques différences, on se demande même parfois si on n’a pas été attentifs la première fois ou si ce qu’on remarque participe à ces éléments modifiés par rapport à la première version. Comme dans le Eustache (qui était peut-être même encore plus radical dans son dispositif), l’aller-retour permanent entre les deux parties (via notre mémoire) force l’attention, pousse parfois à l’ironie, voire à une certaine forme de philosophie parce qu’on se sait être nous-mêmes placés tous les jours dans des situations capables d’influer sur notre environnement, notre rapport aux autres et notre propre destin. Les deux destins proposés ici ne sont pas radicalement opposés, mais étrangement, c’est peut-être celui qu’on pourrait craindre tourner le plus mal qui s’avère le plus positif pour les deux personnages.

Dans la forme, c’est peut-être encore plus étrange. En tant que spectateur, ces séquences d’ivresse m’étaient apparues bien plus crédibles lors de la première partie : au contraire de la première, les acteurs ne me paraissaient pas réellement ivres dans la seconde version. Était-ce l’effet d’une certaine lassitude de la répétition, la fin d’un effet de surprise ? Ou le cinéaste s’est-il amusé à créer de telles différences ? On pourrait s’amuser, nous, spectateurs, à imaginer, soit que les séquences aient été tournées à des jours d’intervalle et que les acteurs aient refusé de s’enivrer autant comme la première fois, soit (et ce serait plus crédible encore) que le cinéaste ait multiplié les prises en improvisation dirigée le même jour de tournage tout en leur demandant de continuer de boire. Il aurait ensuite placé au montage la séquence tournée plus tardivement (avec des acteurs ivres) avant la séquence tourné plus tôt (avec des acteurs encore relativement sobres). On peut le remarquer d’ailleurs, et sauf erreur de ma part, dans la première partie, les acteurs ont deux bouteilles vides de soju face à eux et en sont à la troisième, tandis que dans la seconde partie, ils n’entament que la première, les deux autres bouteilles étant sur la table mais pleines. C’est un classique chez les acteurs : si, à la première prise, on peut espérer plus de spontanéité (surtout en improvisation dirigée), à force de répéter, on gagne en idées nouvelles, on perd en spontanéité… jusqu’à ce que la fatigue se fasse sentir et qu’on lâche prise. On ne saura jamais, et c’est tant mieux. L’intérêt de tels procédés ou astuces, au-delà du récit et de la comparaison, c’est bien de susciter de telles questions sur le film sans chercher à y répondre. Comme le tour d’un magicien, celui d’un cinéaste (et de son équipe) doit rester impénétrable…

Jeu des 7 erreurs : Un jour après trois heures d’impro (et d’alcool) / Un jour après une heure d’impro (et pas pour autant sans alcool)

Bien sûr, tout au long du film, on peut aussi sourire de l’autodérision du cinéaste : ça ne m’arrive pas toujours, parler des cinéastes ou des créateurs à l’écran pouvant parfois m’agacer. Mais la pilule passe toujours mieux avec des acteurs qui savent mieux s’y prendre que d’autres. Il faut parfois multiplier les prises pour trouver la bonne affinité entre les acteurs ; parfois, ce sont les acteurs qu’il faut multiplier pour trouver la bonne osmose avec une histoire ou un public. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu ces acteurs dans d’autres films du réalisateur jusqu’ici (mais ma mémoire et ma mauvaise physionomie jouent souvent avec moi leur propre magie avec leurs mauvais “tours”), ils sont parfaits, et on retrouve quelques-uns des chouchous du cinéaste dans des seconds rôles, faisant presque office pour certains de gardiens du temple (presque littéralement ici).

(Je suis la filmographie relativement dans l’ordre : c’est donc le premier film du cinéaste que je vois avec sa future égérie, Kim Min-hee. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle colle parfaitement au ton du cinéaste. On peut relativement bien imaginer aussi que Hong Sang-soo se soit laissé largement influencer par elle. C’est indéniable, sa présence a eu du bon dans l’approche du cinéaste, et c’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour lui avec cette rencontre — mais j’évoque cela ailleurs.)

Je pourrais, bien sûr, m’énerver encore une fois en voyant le cinéaste être toujours aussi attiré par les jolies filles, mais au moins ici, il ne joue pas les Woody Allen et n’impose pas à ses actrices une certaine forme de gérontophilie malaisante : le personnage du cinéaste est certes plus âgé que la peintre, mais cela reste encore raisonnable, et surtout, ça doit parler à mon côté prude parce qu’au fond, l’honneur et la morale sont saufs. Des mots d’amour, un baiser sur la joue, et puis s’en va.

C’est tellement plus beau comme ça, Sang-soo. Ne fais pas ton Jean-Claude Dusse, ne force pas, ne conclus pas (je parle de films). Parce que si tu nous proposes deux versions différentes d’une même journée, on se charge tout seuls des mille autres versions possibles où les personnages comme dans Un jour sans fin s’y reprennent chaque fois de façons différentes pour explorer les possibilités, même les plus graveleuses. Après tout, c’est un réflexe que le spectateur possède déjà et que tu ne fais qu’invoquer ou exploiter à travers ton film : « Et si l’on avait agi autrement ? ».

On se pose, et on “pause”. Retour en arrière. « Et si ». Invoquer seulement les possibles, ne suggérer que de petites différences comme dans un jeu de sept erreurs, ce sera toujours mieux. Car Jean-Claude Dusse, lui, il explorerait la possibilité unique qui lui serait offerte de conclure, et il se l’imaginerait écrite par Marc Levy. Tu m’ennuies souvent, Sang-soo, mais je te reconnais au moins le fait de ne jamais tomber dans ces excès, ces “forçages”. Attention à toi cependant : j’espère que tu explores tes fantasmes à travers tes films, que tu te sers d’eux pour produire, créer, mais que tu ne franchis jamais la ligne jaune. Je t’ai à l’œil, Jean-Claude : garde ta chemise.


Un jour avec, un jour sans, Hong Sang-soo 2015 Jigeumeun matgo geuttaeneun tteullida / 지금은맞고그때는틀리다 | Jeonwonsa Film


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Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968)

Note : 4 sur 5.

Trois Tristes Tigres

Titre original : Tres tristes tigres

Année : 1968

Réalisation : Raoul Ruiz

Avec : Shenda Román, Nelson Villagra, Luis Alarcón

— TOP FILMS —

Peut-on dire qu’on n’a rien compris à un film, et pourtant qu’on l’a adoré ? Avec la jurisprudence du Grand Sommeil, sans doute, oui. Il faut avouer qu’il m’en faut peu pour que je me détourne à la première occasion des indices narratifs éparpillés çà et là dans un récit, disons, classique, et pour que mon attention s’ébahisse tout à coup par autre chose, un détail de film. Alors, quand Raoul Ruiz m’incite à regarder autre chose qu’une trame rigide et froide, je m’embarque facilement avec lui, si toutefois ce qu’il propose par ailleurs, ces détails étonnants, arrive à tenir éveillé mon intérêt assez longtemps.

Parce que c’est bien ce que Ruiz semble faire ici : se détourner d’une logique narrative classique pour se concentrer sur les à-côtés, ce qu’on ne voit pas d’habitude dans une histoire, sur la forme, le jeu d’acteurs ou les cadrages (pas si improvisés que cela pourrait laisser paraître).

Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968) | Los Capitanes

À certains moments, ça ressemble aux errances de Fellini comme celles de La dolce vita. Les rencontres avec des amis se multiplient, ça papote, et on n’a aucune idée de quoi tout ce petit monde peut bien discuter. On commence à comprendre à peine qui sont les personnages, mais on les suit un peu fasciné parce qu’il n’y a pas une seconde où il ne se passe rien. C’est du Raoul Walsh appliqué aux comptoirs de bars et aux rencontres interlopes. Des rencontres, des rencontres, des rencontres.

À la même époque, c’est Cassavetes qui propose le même type de cinéma, même si on y sent un peu plus la trame, rigoureusement naturaliste, en toile de fond.

Cet hypernaturalisme, c’est d’abord ce qui attire l’œil : la caméra de Ruiz se trimbale d’un acteur à l’autre avec un semblant de naturel ou d’improvisation, mais on sent bien pourtant que tout est calibré comme il faut, avec des petites actions qui apparaissent toujours au moment où la caméra est présente. Et les acteurs sont fabuleux.

Le naturalisme c’est quoi ? C’est quand les acteurs ont mille objectifs dans la tête et que ce qu’ils pensent, ou ce qui se passe dans leur environnement (notamment avec l’interaction avec les autres acteurs), modifie sans cesse ces objectifs ; de ces objectifs naîtront avec plus ou moins de densité toutes sortes d’humeurs différentes, qui parce qu’elles sont nombreuses et superposées, prennent une couleur atténuée, lisse, ce que les mauvais acteurs et les mauvais spectateurs appellent « l’intériorité ». Ce n’est pas de l’intériorité, c’est être impliqué, concerné, par ces différents objectifs qui nous animent chaque seconde dans la vie et qu’il faut être capable de reproduire en tant qu’acteur. Si Ruiz ne s’intéresse ici qu’au sous-texte, ses acteurs ne font pas autre chose puisqu’ils cherchent avant tout à être présents à un moment donné en étant habité par tous ces objectifs du moment et souvent simultanés qui constituent la « nature » d’une situation. Ce que certains appellent intériorité, c’est souvent cette manière qu’on a en permanence de cacher ce qu’on pense tout en en laissant nous échapper une très grande part, mais de manière… atténué. Alors que des acteurs qui ne jouent qu’une couleur, une intention, le texte, s’impliquera totalement dans cette couleur et s’appliquera à éclairer toute la logique du texte.

En comparaison, un acteur de cet hyper-naturalisme, pourra être concerné à un moment par le fait de se servir un verre tout en répondant à son interlocuteur et sans avoir à structurer son jeu en fonction de l’évolution de la situation. Car s’il y a une situation générale (qu’on voit à peine ici, mais ça semble bien volontaire), toute la mise en scène consiste à noyer le spectateur derrière une profusion de microsituations.

Avec ce principe, Ruiz arrive à la fin de son film avec une tension physique et psychologique qui serait avec d’autres types de mise en scène beaucoup plus artificielle et directe. C’est une forme de distanciation. La caméra s’intéresse aux détails, dévoile les recoins de la pensée des personnages à des moments particuliers de leur existence, mais au présent, et semble se dissocier d’un niveau narratif supérieur censé éclairer l’intrigue. Plus on est prêt, plus on est en dedans des personnages, et donc en dehors de la trame logique qui exige un regard à une autre échelle. C’est un peu comme se retrouver nez à nez dans la rue ou dans un bar avec un petit groupe de personnages qui s’invectivent : on ne comprend rien à la situation, on la décrypte autant que possible à travers des indices qui nous sautent aux yeux ou se révèlent peu à peu, et pourtant on s’identifie assez, sur des détails, à telle ou telle personne en fonction de ce qu’elles nous montrent sur le moment, alors que sur le fond de leur histoire, leur sujet de polémique, on ne sait toujours rien, en tout cas pas assez pour avoir une vision claire du conflit qui les anime. On reste distant de leur objet, mais on entre en empathie avec les sujets.

Voilà une expérience cinématographique saisissante, rare (parce qu’il faut être capable de diriger ses acteurs), mais au fond, on y retrouve déjà pas mal de ce qui fera parfois le cinéma de Ruiz : le goût pour la forme qui le fera glisser souvent vers le surréalisme et une densité très affirmée dans le montage (à la manière de certains écrivains sud-américains avec leur écriture extrêmement dense et prolifique en images). Parce que l’essentiel est là : il n’y a pas une seconde dans le film où il n’y a rien à voir. Et pourtant, on pourrait dire qu’il ne s’y passe rien d’important ou de compréhensible…


Le film est disponible gratuitement et restauré sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque française. Les captures sont issues de ce lien.



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Nénette et Boni, Claire Denis (1996)

Tous les garçons et les filles de Denis

Note : 3 sur 5.

Nénette et Boni

Année : 1996

Réalisation : Claire Denis

Avec : Grégoire Colin, Alice Houri, Jacques Nolot

S’il y a quelque chose d’agaçant chez Claire Denis, c’est de voir à quel point, l’évidence de son talent saute aux yeux, mais qu’elle ne cherchera toujours plus au fil de sa carrière qu’à s’enfermer dans ses défauts qui paradoxalement ont été aussi à ses débuts ses principales qualités.

On y retrouve toujours ce savoir-faire pour l’écriture d’un récit elliptique, bref, concis, censé souvent aller à l’essentiel, mais chez Denis, il y a le choix, qui peut se comprendre au départ, de flirter avec la distanciation. Certains éléments sont introduits dans le récit, et on les comprend, ou pas, vers la fin à mesure que le puzzle se reconstitue. Cela ne réclame aucune explication, et à ce stade, c’est encore une qualité. Ici c’est bien perceptible avec ce qu’elle fait avec les éléments épars du thème de l’arnaque aux cartes téléphoniques.

Seulement, une fois compris, il faut aussi se rendre un peu à l’évidence, c’est un motif amusant à repérer entre les lignes énigmatiques du scénario mais ç’a autant d’intérêt que de jouer à un jeu des sept erreurs. Dans le récit d’ailleurs, c’est accessoire. Comme beaucoup trop d’éléments on serait même tenté de dire. Les deux protagonistes ne sont pas concernés.

Dans les films suivants (à des exceptions, Vendredi soir est un film toujours concis, allant à l’essentiel, simple et clair), Denis ira vers encore plus de concision, se refusant à expliquer les situations, montrer les sources des conflits, jusqu’à en devenir franchement pénible, son cinéma nous interdisant le plus simplement du monde ce que Denis oubliera le plus souvent par la suite, une histoire, ne devenant plus qu’une exposition de situations évanescentes, d’évocations, d’atmosphère, dans lequel on voudrait bien chercher à comprendre quelque chose, mais où finalement on y renonce assez vite comprenant qu’on se fout un peu de notre gueule. Une chronique sociale, même personnelle, c’est déjà une mise à distance d’une histoire, les situations prennent souvent sens dans leur globalité, mais quand on s’écarte du genre et qu’on tente de proposer autre chose tout en tombant inévitablement dans certains clichés pour se rassurer face aux risques entrepris, on peut légitimement douter de l’intérêt d’une telle démarche.

Une fois encore, un autre des gros défauts du film récurrents dans les films de Claire Denis, c’est la mise en lumière de personnages antipathiques, en particulier masculins. L’actrice qui joue Nénette est formidable (Alice Houri, qui sauvait déjà — même pas en fait — U.S. Go Home), parce que pour rendre sympathique un personnage foncièrement stupide, buté, agaçant et vulgaire, c’est qu’il en faut du talent. Or, elle lui apporte, comme ça, l’air de rien, et donnant l’impression d’être la seule à ramer dans cette galère denisienne, intelligence, douceur et sensibilité. Même chose pour Valeria Bruni Tedeschi, qui malgré un physique moins facile que la frangine, arrive à rendre belle sa boulangère amourachée d’un vampire au beurre (Vincent Gallo, forcément), elle aussi vulgaire et stupide (je ne le dirais jamais assez, c’est toujours un exploit pour un acteur de rendre sympathique et crédible un personnage stupide), grâce à sa voix et à son sourire à faire fondre des montagnes. Pour trouver les personnages féminins sympathiques par la suite chez Claire Denis, il faudra se lever de bonne heure. Car ses choix iront presque systématiquement vers les hommes, pour lesquels les rôles écrits sont presque toujours grossièrement antipathiques, et dont les habitués sont d’épouvantables acteurs incapables à la fois de composer un personnage et de retranscrire justement un dialogue (on enlève Cluzet et Lindon, et on garde Colin — qui n’est encore pas si mauvais ici malgré un personnage, là encore, insupportable — ou Alex Descas, par exemple — qui, en plus d’être mauvais acteur, a une personnalité fade, polie, digne des gendres idéaux, bons élèves, qu’on peut repérer dans les séries et téléfilms français). C’est dire si Claire Denis, directrice d’acteurs est épouvantable.

On peut suspecter Claire Denis d’avoir incité le plus souvent les acteurs à improviser dans son film, mais face à la difficulté des situations trop complexes à rendre ou face au manque de talent de ses acteurs (Jacques Nolot se paie les séquences les plus mal jouées du film), on peut imaginer que la cinéaste ait proposé alors des dialogues à ses acteurs. Le résultat est horrible. Au lieu d’insister sur une direction d’acteurs basée sur une improvisation dirigée, elle va au plus simple et balance des tunnels de répliques impossibles à dire pour des acteurs médiocres. Sans doute consciente de ce défaut, et encore au lieu d’insister sur l’improvisation ou sur le choix d’acteurs plus compétents (encore une fois Alice Houri ou Valeria Bruni Tedeschi, pas besoin de leur foutre quarante répliques entre les mains, elles semblent être capables d’improviser et de respecter certaines orientations de jeu pour la séquence avec une spontanéité déconcertante), elle choisira de gommer le plus possible les séquences dialoguées (ou bavardes) de ses films. Alors il y a certes une logique parce qu’elle tend c’est vrai à virer tout ce qui est explicatif dans ses récits, mais là encore ce sera une manie qui ne servira pas vraiment ses sujets. Restera donc ces films d’atmosphère où on nous demande de jouer au jeu des sept erreurs, mais dans un tel brouillard qu’on renoncera bien vite à adhérer à cette distance que Claire Denis nous impose.

Pourtant le film a ses petits miracles. Comme cette séquence avec la fille du planning familial d’une laideur repoussante mais dont le talent tout simple la rendrait presque jolie, où tout à coup la scène bifurque vers complètement autre chose à la faveur d’un coup de fil (on retrouve les éléments de notre thème dispersé façon puzzle dans le récit). Tout repose ici sur le talent de l’actrice (Pépette… qu’on peut lire au générique).

Un autre moment rare, c’est la rencontre entre Nénette et la sage-femme. La beauté du malentendu. Un instant fugace de vie que le cinéma parfois est capable de nous rendre. Tout se joue (là encore, paradoxalement, parce qu’on est bien chez Claire Denis) dans les dialogues. Nénette, toujours aimable, précise qu’elle ne veut surtout pas souffrir. La sage-femme lui répond un peu sèchement que ça, elle aurait dû y penser avant. Nénette réagit au quart de tour, pensant y voir là un reproche quant au fait qu’elle ait décidé d’accoucher sous X. La sage-femme, comprenant immédiatement le malentendu, prend alors soin de lui expliquer ce qu’elle voulait dire, tout en lui montrant par la suite une bienveillance forcée mais nécessaire. C’est peu de chose, mais ce sont des détails qui font la force et la justesse d’un certain cinéma. Dommage que Claire Denis n’ait pas insisté sur cette voie.


Nénette et Boni, Claire Denis 1996 | Canal+, Dacia Films, IMA Productions, La Sept Cinéma, CNC


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Une histoire du cinéma français

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La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa (1953)

La Porte de l’enfer

Jigokumonla-porte-de-lenfer-teinosuke-kinugasa-1953Année : 1953

Réalisation :

Teinosuke Kinugasa

7/10  IMDb

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1953

Cent ans de cinéma Télérama

La mise en scène de la fin sauve le film. Celui-ci devient tout d’un coup pesant, lent, on se croirait dans un Hitchcock ou dans Yoru no tsuzumi tourné cinq ans plus tard par Tadashi Imai. Mais c’est un peu tard.

L’intrigue est réduite à rien et n’a pas grand intérêt. Le personnage principal manque de nuances et de psychologie. La femme erre dans le film tel un fantôme. Seul son mari possède une once d’humanité, à moins qu’il soit gay et se désintéresse du sort de sa femme, mais là encore on s’en moque.

Les couleurs sont horribles, on se croirait dans un Richard Thorpe. La musique y fait penser aussi. À moins que ce soit l’influence de Cecil B. Demille ou de certains westerns de l’époque.

Une Palme d’or plutôt décevante quand on y regarde un demi-siècle plus tard. Si l’histoire doit retenir un film de Teinosuke Kinugasa, ce serait beaucoup plus Une page folle (1926). Parce que si le cinéma japonais est au milieu de son âge d’or en 1953, il faudra attendre encore quelques décennies à l’Occident pour découvrir les grands films domestiques de cette période au Japon. Films d’époque compris. La Porte de l’enfer n’est pas encore la porte d’entrée rêvée vers le cinéma nippon.


La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa 1953 Jigokumon | Daiei 


Le Cri, Michelangelo Antonioni (1957)

Le Giro

Le Cri

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Il grido

Année : 1957

Réalisation : Michelangelo Antonioni

Avec : Steve Cochran, Alida Valli, Betsy Blair, Dorian Gray, Jacqueline Jones

— TOP FILMS

L’art du sous-texte et de la concision.

On se tromperait en disant qu’il ne se passe rien dans un film d’Antonioni. C’est en fait tout le contraire. Antonioni ne donne pas à voir une action qui se répète et s’étale dans le temps laissant au spectateur une impression d’action tout à fait évidente. Paradoxalement, il montre une situation follement riche en détail, des détails souvent imperceptibles, discrets, mais qui concourent à faire toujours avancer “l’action”. Et l’action est toujours liée au cheminement naturel des personnages. Si on est déjà sans doute un peu dans l’incommunicabilité, ce n’est pas faute d’essayer de se comprendre, car les personnages ne cessent de s’interroger, de se toiser, de s’invectiver, de s’opposer les uns aux autres… L’incommunicabilité ici, c’est surtout l’impossibilité pour Aldo de comprendre les femmes qui l’entourent, et sans doute, de savoir ce qu’il recherche au fond dans sa fuite.

Pas un plan n’est statique. Les panoramiques construisent des plans à l’intérieur du plan, comme un découpage tout en fluidité. Les personnages opèrent ainsi une danse devant la caméra, des mouvements, faits de va-et-vient, d’opposition, d’évitement, avec une fausse impression de naturel car tout se cadre toujours parfaitement au millimètre. C’est comme filmer des oiseaux en pleine parade nuptiale. En fait, toutes les deux ou trois secondes, c’est toujours une nouvelle information, une nouvelle image, qui se dévoile et qui perpétue la marche que l’on sait toujours fatale du destin. La situation donne l’impression d’un nœud coulant qui ne cesse de se resserrer autour du cou de celui que l’on suit, et sa chute ne laisse que peu de doute, même si comme lui, on se laisse errer en expérimentant tous les recours. Sans le tic-tac de métronome de cette organisation ordonnée, la fascination presque morbide pour le voyage de cet homme perdu dans un labyrinthe de survie serait bien moins efficace. C’est la précision de l’écriture en mouvement d’Antonioni qui permet de suggérer le pire. Et même sans issue tragique, il serait à parier que la concision et l’efficacité du récit (scénario et mise en scène combinés) auraient déjà fait la démonstration du génie de son auteur. C’est une qualité suffisamment rare qui permet au spectateur d’adhérer docilement aux trajectoires qu’on lui propose. Tout se joue dans les premiers plans, et une fois que le spectateur est tout acquis à l’autorité du cinéaste (que cette concision rend possible, mais pas seulement), il est rare que ce dernier en perde tout à coup, ou sur la longueur, toute crédibilité.

Mais l’art du récit, c’est bien de combiner l’histoire et la manière. Au cinéma, l’histoire se résume à peu de choses : la trame et les dialogues. Et la manière, c’est bien sûr l’art de mettre en images ce canevas préexistant. Si en littérature, un roman le plus souvent use des différents types de discours pour construire son récit et offrir toujours au lecteur la focalisation idéale (on pourrait parler également de distance et d’angle) ; au cinéma, depuis le parlant, les dialogues jouent une première partition en divulguant au spectateur les premières informations sur le contexte, les personnalités, les oppositions, les attentes de chacun… C’est une sorte de mélodie parfois hésitante qui donne l’impression de ne pas savoir toujours où elle va ou qui est utilisée pour être contredite par “la manière”. Ainsi se joue une autre danse, complexe et fascinante, qui s’organise parfois en ignorant la “partition adverse” mais qui est un ronron imperceptible censé évoquer le monde intérieur des personnages, leur respiration intérieure, leur spectre diffus, leur incohérence révélatrice, leur complexité… Bref, une tonalité d’ambiance où l’air commun dans lequel baignent nos personnages sans qu’ils en aient seulement “conscience”. L’harmonie, le sous-texte est là.

Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions 2Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions 3Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions 4

Certains cinéastes sont comme ces écrivains qui ne savent taper à la machine qu’avec deux doigts. La plupart joueront la même partition avec les deux mains produisant un tintamarre rarement très subtil. L’art — et le génie — d’Antonioni, il est là. Les premières notes sont données par la main gauche pour créer une ambiance, lancer un tempo, une humeur ; souvent même les premières notes de dialogues restent du domaine de l’harmonie et on ne sait pas encore de quoi il s’agit. Si le naturalisme au cinéma, bien souvent, s’évertue à représenter une idée de la vie au cinéma, et donc d’en offrir une représentation rarement mélodieuse, sans direction, sans tonalité, le néoréalisme italien n’a sans doute jamais hésité à représenter la vie sous un angle, souvent mélodramatique, social, satirique… Antonioni est plutôt dans une tonalité mélancolique, et la partition, là, bien musicale, de Lya de Barberiis ne fait pas autre chose, non pas pour offrir une énième voix à l’intérieur des scènes, mais toujours en transition comme pour confirmer la tonalité générale que voudrait imprégner Antonioni à son film.

Les notes de chacune des mains ne se précipitent pas. La mélodie des dialogues répond aux expressions sous-jacentes des personnages, les confirmant parfois, mais le plus souvent vient suggérer un contrepoint imperceptible. La difficulté de l’exercice est de mêler les deux sans trop en faire, au risque de submerger le spectateur d’informations (sans parler de l’interprétation des acteurs pour qui il peut être compliqué de jouer sur différents tableaux). C’est là que la concision d’Antonioni est précieuse. Ce que certains voient comme une lenteur ou un vide, d’autres y voient surtout précision et volonté de distiller au mieux ses informations pour les rendre perceptibles et cohérentes dans cette chambre noire intérieure où le spectateur reconstitue son propre film. D’autres y verraient aussi une certaine théâtralité à force de vouloir offrir en permanence un sous-texte “ostensible” ; il est vrai que de plus en plus ce sous-texte est laissé à la seule imagination du spectateur et que les acteurs et directeurs d’acteurs préfèrent y exprimer une humeur ou une tonalité générale sans avoir à préciser en détail le sens caché, supposé, des choses (le style d’Antonioni même ira dans ce sens, l’incommunicabilité n’étant plus seulement celle des personnages mais aussi celle du spectateur). Le procédé est certes un peu daté et théâtral, mais c’est une méthode toujours utile pour « donner à voir » et donner du sens à sa direction d’acteurs ; les représentations des personnages sont aujourd’hui bien plus crédibles, mais ce qu’on gagne en réalisme on le perd en qualité des informations. Et c’est quand viennent à manquer les informations, quand la trame mélodique et la trame harmonique se fondent en un nuage naturaliste, que l’ennui commence à se faire sentir (je meurs d’ennui devant les films d’Antonioni des années 70 — en dehors de Profession reporter). Il faut savourer ce qui nous est encore offert ici.

Ce côté théâtral, cette volonté de faire sens pour chaque détail, se remarque dans le désir (supposé) d’éviter toute information parasite. Il y a deux niveaux de focalisation dans le film : ce qui est au premier plan, et ce qui est au second et qui peut se perdre plus ou moins hors-champ. Donner sens à tout ça, c’est adopter une distance de circonstance pour faire entrer les éléments du plan en fonction de l’importance qu’on veut leur donner et d’éliminer le superflu qui ne viendrait pas s’insérer dans cette logique. Par exemple, on comprend immédiatement l’importance que prendra dans la suite du récit le personnage de Dorian Gray : Antonioni la filme d’abord en plan moyen, puis la suit dans un travelling latéral qui vient montrer finalement l’actrice en plan rapproché ; et la durée du plan, ses dialogues (qu’on peut au départ prendre pour un autre dialogue “d’ambiance”, comme il y en a d’autres dans les scènes de transition, comme une autre musique), révèlent déjà tout de l’importance que prendra son rôle par la suite. Quand certains cinéastes rendent les choses plus faciles en adoptant pour tout le même point de vue, Antonioni, lui au contraire, choisit de faire ce pour quoi la mise en scène est faite : la valorisation des éléments significatifs du récit. La notion de mise en scène est née simultanément au cinéma et au théâtre : si au XIXᵉ siècle, au théâtre, c’était les acteurs qui donnaient le rythme et donc décidaient de la manière ; les possibilités du cinéma, à travers le montage, la grosseur de plan, le hors-champ, la profondeur de champ ou les mouvements d’appareils, rendaient tout à coup possibles certains procédés que seule la littérature jusque-là pouvait offrir. Il est dommage de s’interdire d’user de ces moyens par peur sans doute de ne pas faire les bons choix… Tout, pourtant, doit être logique, avoir un sens, et chacun des moyens employés doit faire la preuve de son efficacité sur la pellicule.

Question d’autorité, de hasard peut-être, de conviction sans doute, ou de maîtrise… Quoi qu’il en soit la mécanique que semble utiliser Antonioni ici est remarquable. Un engrenage d’orfèvre où chaque élément paraît prendre au moment juste sa place dans le cadre. Qui pourrait s’ennuyer devant une telle danse où rien ne dépasse ?

Dernière précision concernant le sous-texte. Certains acteurs, quand on leur donne des lignes de dialogues, en sont à compter le nombre de mots qu’ils ont à dire et pensent ainsi pouvoir percevoir l’importance qui leur sera donnée à l’écran en fonction de ce seul élément. Cela ne serait pas si fâcheux si cela n’impliquait pas en plus un jeu toujours au pied de la lettre. Ces acteurs, qui ont “tout compris”, jouent (pour ne pas dire « sur-jouent ») le texte en pensant que c’est ce qu’on attend d’eux. Or, il y a une évidence qui échappe aux acteurs médiocres : le texte est une information (pas toujours essentielle soit, mais c’est toujours une information, comme tout le reste, et à tort ou à raison, on est tenté de croire que les informations portées par les dialogues sont capitales, en tout cas, volontaires), pourquoi donc chercher à re-produire ces informations ? C’est comme assister à un récital où le pianiste s’évertuerait à jouer strictement la même chose avec la main droite et la main gauche. Si dans des situations cruciales, il n’y a aucun doute que les personnages doivent mettre « tout leur cœur » à faire coller l’interprétation, l’expression, à ce qui est dit par le texte, une histoire n’est pas une suite de climax, il faut donc être capable d’offrir le texte le plus simplement possible, et de jouer, d’exprimer, autre chose, à travers le langage du corps (gestes, postures, expressions du visage et roulements d’yeux — j’exagère mais les yeux peuvent exprimer bien plus que tout le reste). Main gauche, main droite. Les acteurs sont des pianistes (des concertistes même). Et une grande part de ce travail est produite par le metteur en scène, puisque ça commence par le placement des acteurs dans le cadre et ce qu’il leur demande d’y faire (là encore, s’il ne cherche qu’à “jouer” par sa mise en place ce que “raconte” le texte, ce n’est pas gagné…). Tatie Nova avait une expression toute faite pour ça, elle parlait de « ton sur ton ».

Voilà, l’art routinier d’Antonioni. Ajoutez à ça, un modèle de structure avec petit intermède musical, d’ambiance, pour suggérer l’idée du passage du temps, jouer des ellipses, passer d’un “chapitre” à un autre, et vous comprenez qu’il y a là un cinéaste qui maîtrise de a à z son sujet. Ces pauses sont nécessaires pour laisser le spectateur se laver les yeux et la cervelle, respirer, et repartir avec une concentration toute neuve. Non seulement il prend des risques en optant pour des focalisations claires, mais en plus, dans ses choix, il ne se trompe jamais (ou le laisse penser : quand on parvient à être à la bonne distance de son sujet, le spectateur — toujours en fonction du crédit, et de cette autorité, accordés au cinéaste — peut ne plus voir certains choix moins pertinents, voire prendra des fautes de goûts pour des petits péchés bénins qui font le charme des meilleurs artistes ; parce qu’une fois pris dans un rêve, il en faudrait sans doute beaucoup pour qu’on s’en échappe).

Et ces actrices… Que dire à une femme qui semble être la plus belle femme du monde à l’instant où vous la regardez et qui vous propose innocemment de venir crécher chez elle ? Nous, spectateurs cachés dans le noir, seuls, ou accompagnés d’une autre femme qui a cessé depuis longtemps d’apparaître comme la plus belle et qui manquera, on l’espère, de guetter une réaction de notre part face à ces morceaux de chair et d’insolence que l’on sait perdus dans une autre dimension, une sorte d’intripotabilité où les fantasmes s’évanouissent à mesure qu’ils apparaissent…, on rougit, on trépigne du slip, on baisse les stores palpébrales, on mouille nos yeux de concupiscence, on remonte nos langues d’un geste pavlovien, on se voit déjà dans leurs bras, prêts à leur faire quarante enfants…, et lui…, Aldo, n’ayant rien d’un Maccione, ne bronche pas. Les quarante enfants, il les a déjà ; il a répertorié aussi toutes les merveilles du monde et de l’univers, et n’est plus sensible à rien… C’est sans doute ça la mélancolie. Quand l’intripotabilité, ce n’est plus l’écran qui nous sépare de ces déesses irréelles, mais tout bonnement, la perte du désir. Il erre Aldo, et quand d’autres se perdent pour tester leur résistance dans un labyrinthe de survie, Aldo suffoque et oublie de remonter à la surface. Est-ce utile seulement de remonter ? La pire des quêtes sans doute, celle qui vous initie à la dernière des réalités, à la vacuité du monde et celle, tragique, de nos existences. Qu’est-ce que la femme la plus belle du monde peut y faire ? Il est là encore le génie, avec son audace, d’Antonioni. Ces femmes sont des mythes, des allégories ou des miroirs censés projeter vers Aldo les derniers reflets du monde tel qu’on pourrait le rêver. Si mêmes elles échouent, c’est que sa vie est déjà échue. (J’entends crier, je lance donc ma chute alternative.)

Alors, pas spectaculaire Antonioni ? J’appelle ça un héros. Réaliste et chiant ? Mais combien de femmes nous parleraient comme ça et nous lanceraient ces œillades comme s’il ne faisait aucun doute qu’on pourrait entretenir quarante bambins ? Non, Antonioni, c’est de la fantaisie noire. Et le Cri, c’est l’échec du retour d’Ulysse à Ithaque.

Quoi de plus tragique que d’échouer à la dernière seconde, arc tendu, en croyant que les dieux nous sont enfin favorables ?

Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions 8

Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido | SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions

Le Cri, Michelangelo Antonioni 1957 Il grido SpA Cinematografica, Robert Alexander Productions


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Le Baiser du tueur, Stanley Kubrick (1955)

Les Chaussons rouges

Le Baiser du tueur

Note : 4 sur 5.

Titre original : Killer’s Kiss

Année : 1955

Réalisation : Stanley Kubrick

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« Premier » film de Kubrick. On décèle déjà ses prérogatives de mise en scène, certains sujets propres. Il aime faire apparaître les thèmes baroques du double, du miroir, du labyrinthe. On y retrouve des procédés narratifs et techniques comme l’emploi, à plusieurs reprises et de manières différentes, du flashback, de la voix off, du rêve…

Une scène illustre à elle seule le génie de Kubrick. Le boxeur voit de sa chambre sa voisine se faire agresser par son patron. Il court pour la rejoindre, le patron s’échappe. À ce moment, le cinéaste prend le parti de montrer uniquement « l’action-réaction » du patron échappé, mais resté dans les escaliers à proximité de la chambre à laquelle on entend les bruits (arrivée du boxeur).

Un choix judicieux, car le jeu du patron est révélateur : sur son visage doit se traduire le résultat des deux actions simultanées. Il aurait été plus logique d’oublier le point de vue du patron en le laissant s’échapper. Après tout, les personnages secondaires sont là pour apporter de la nourriture au récit ; on a vite fait de s’en débarrasser une fois leur mission accomplie.

Seulement Kubrick devait sans doute craindre la scène attendue, un peu clichée, entre le boxeur et la danseuse. On n’y échappe pas, mais on ne la voit plus qu’à travers les yeux (ou les oreilles) d’un autre personnage qui est leur exact opposé. On échappe à la scène mièvre : on est clairement en plein dans le film noir (avec son influence expressionniste). Ce n’est plus une scène sentimentale, mais une scène où la menace rôde. La tension naît alors de cette crainte de voir tout à coup le patron réapparaître pour s’en prendre à nos deux personnages de roman-photo.

Par la suite, Kubrick utilisera un flashback pour montrer la scène qui précède, celle entre le patron et sa danseuse. Mais cette fois vue à travers les yeux du boxeur, donc en muet. On retourne à l’expressionnisme, Hitchcock n’est pas loin (fascination du regard). Et Kubrick lance sa séquence intelligemment, puisque c’est la danseuse qui repense à la scène et qui l’évoque devant le boxeur (« ne pense plus à ça… »). Rien n’est gratuit.

Vient ensuite une mise en abîme avec le récit du personnage-narrateur (à la Comtesse aux pieds nus ; Kubrick semble s’inspirer principalement des grands films de l’année précédente) : l’histoire même, c’est le boxeur qui la narre, puis la danseuse prend à son tour la parole (avec une image symbolique à l’appui : sa sœur qui danse) pour raconter son histoire, celle de sa vie (puisqu’on n’en connaît que la fin — là encore, c’est un procédé bien hitchcockien puisqu’on nous présente tout de suite la fin pour tuer « tout suspense » et se concentrer sur le déroulement).

Le procédé employé dans la scène qui sert à la fois d’introduction et de conclusion du film (le présent en quelque sorte) est tout aussi bien mené. On voit l’image du boxeur et ses pensées nous parviennent en voix off (procédé encore présent dans le film de Mankiewicz avec la voix de Bogart, et qui n’est guère employé autrement que dans les films noirs).

On voit en fait le procédé dans d’autres types de films, mais on verra alors le personnage écrire une lettre par exemple, un peu comme pour donner un prétexte à l’intervention d’une voix off comme si on pouvait craindre que le spectateur ne comprenne pas que la voix entendue soit celle du personnage qu’on a à l’écran. Le film noir intègre donc le procédé, mais se passe du prétexte réaliste, le spectateur pouvant parfaitement comprendre qu’il s’agit de l’intervention de la voix du personnage tout comme il pourra comprendre plus tard le principe d’un flashback sans devoir passer par une ligne de dialogue.

L’univers est stylisé et paraît par moment irréel. L’accent est porté sur ce qu’on veut montrer. Le reste ne peut être que superflu. C’est alors qu’apparaissent les personnages du drame, leur visage même (alors que les figurants ou les personnages secondaires sont largement laissés à un monde lointain repoussé au-delà de notre champ de vision). On les imagine comme des ombres floues formant une unité impalpable et homogène, semblables à ces mannequins de cire rencontrés à la fin.

Le jeu est distant, feutré, retenu, tout en sous-entendus et en intériorité pour laisser le spectateur donner la couleur, les intentions ou les sentiments qu’il voudra voir à l’écran. On est presque déjà chez Antonioni ou chez Bresson.

Comme eux, Kubrick ne produit aucune explication de texte. Si ces personnages sont des natures mortes, des clichés, c’est pour mieux nous renvoyer une image figée de nous-mêmes.

Et Kubrick s’y connaissait en images figées ; photographe, il était capable de raconter — ou de suggérer — une histoire, une situation, une atmosphère en un instantané : le cinéma, c’est la même image figée toutes les 24 secondes, le contraire de la réalité. Le cinéma est un fake jouant avec l’impression de réalité. Tout cinéaste qui prétendrait montrer la réalité se prendrait lui-même pour un spectateur et nous imposerait de ce fait sa réalité (une réalité dont on se détournera parce qu’elle ne ferait que nous imposer l’imagination d’un autre et viendrait en plus de cela prétendre « être » la vérité quand nous, spectateurs, savons que derrière un tour de magie se cache toujours un truc, une astuce). Le terme de cinéma prétentieux prend ici tout son sens : la prétention d’être dans le vrai, de ne pas être dans l’artifice et la magie. En tant qu’escrocs, ceux-là ont leur intérêt, mais seulement en tant qu’escrocs. Il y a un plaisir certain à se laisser prendre au jeu, écouter le baratin de certains messieurs, et au moment de signer, dire tout simplement non. Merci pour le spectacle !

Les personnages ont donc ainsi un rapport tout à fait curieux avec l’environnement. Ils sont comme des fauves en cage. Ils n’ont aucune existence propre, ce sont eux-mêmes des clichés, des instantanés et des mannequins de cire. Les appartements sont à la fois d’étranges lieux exigus, des cages de verre, où chacun semble avoir un regard sur l’autre. Il suffirait presque de se fondre dans le noir, éprouver le même vide existentiel, et attendre le fondu enchaîné qui viendra nous réunir à l’autre comme deux animaux piégés réunis par la seule volonté d’un deus ex machina tout puissant.

Et c’est un côté tragique, fataliste, qui renforce l’atmosphère de film noir. À la fois oppressant par son manque de liberté spatiale, mais remplie aussi d’espoirs flottants, tels des effluves errants ou des fantômes pouvant être tout aussi bien des rêves, des appels à l’aide, ou des identités sans âge jetées comme une bouteille à la mer dont on attendrait plus qu’une chose : qu’elle soit recueillie par une semblable, seule capable de reconnaître dans ce miroir fumant des passions rêvées l’image de sa propre existence, vaine et fantomatique.

Dans ces taudis sans portes, sans fenêtres, on ne voit rien, et on voit tout. Le droit de propriété semble être un concept qui n’a pas sa place dans ce monde ; à quoi servirait ce droit si toutes ces âmes sont déjà enchaînées dans leur solitude ?

Tout se sait, mais rien n’est censé se passer, et puisqu’on n’est rien, sinon un fantôme qui ne doit son existence qu’à une autorité invisible, ceux qui s’échapperaient de leur cellule pour partir à la rencontre du fantôme voisin se donneraient tout à coup une consistance inattendue qui deviendrait un danger pour l’ordre établi. On retrouvera cette idée de révolte existentielle dans THX1138 qui avait un petit côté kubrickien.

La rue est filmée la nuit à la manière d’un documentaire. C’est un lieu d’attente et de passage où tout et rien ne se passent. Elle devient une échappatoire, un tourbillon où on espère se mêler à la foule des ombres et des inexistants, mais où on ne peut échapper à l’attention de ses assaillants : car cette maudite caméra sait où vous trouver, et continue de vous enfermer dans cette cellule 4/3. Gros plan.

On retrouve cette impuissance à se fondre au milieu de la foule dans tous les films prenant la rue comme cadre et comme prétexte à une course poursuite vaine dont on connaît toujours l’issue : certains films de Kazan, de Scorsese, THX, À bout de souffle ou Blade Runner.

Alors danse, danse, maudit boxeur ! Mais tu finiras quoi qu’il arrive par retourner dans ta boîte !


Le Baiser du tueur, Stanley Kubrick (1955) | Minotaur Productions


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