Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara (1961)

Note : 4 sur 5.

Tu ne tueras point

Année : 1961

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Laurent Terzieff, Suzanne Flon, Horst Frank

Les films démonstratifs ont souvent (et à raison) mauvaise presse. Personne n’aime qu’on leur force la main, qu’on leur prémâche un travail moral qui devrait être réservé au spectateur. Il arrive cependant que des sujets soient tellement en phase avec ce que l’on pense, avec les questions que l’on se pose, qu’on peut accepter qu’un film tire un peu trop la ficelle en notre direction (c’est peut-être aussi le cas avec les films que je ne supporte pas, sans doute pour leur côté réactionnaire et faussement concerné par victimes, comme Hope).

C’est donc bien le cas ici. On ne peut pas dire que la structure du film ou que la mise en scène envoie du lourd, mais peut-être aussi, finalement, faut-il se placer du côté d’une lecture brechtienne du spectacle pour apprécier la démonstration.

Claude Autant-Lara et son duo de scénaristes, Jean Aurenche et Pierre Bost, seraient des disciples de Brecht ?… Bon. Peut-être pas. Et pourtant. Manquerait plus qu’une voix off qui ferait office de chœur, sinon, la construction en séquence, c’est évidemment celle des tableaux de Brecht. Plus encore, l’aspect idéologique, politique, moral, voire philosophique, ce n’est pas du tout ce qu’on réclame d’un film, d’un drame, qui se doit d’être avant tout un spectacle. Car en dehors des quelques séquences mélodramatiques avec la mère de l’objecteur de conscience (pas bien passionnantes d’ailleurs), il s’agit bien d’une démonstration, la démonstration d’une société absurde qui punit les honnêtes personnes et qui relaxe les assassins (dont le seul crime aurait été d’obéir aux ordres). La démonstration va jusqu’à opposer deux extrêmes (le catholique mais pas trop qui refuse de porter une arme ; et le curé assassin n’ayant lui pas pu faire selon sa conscience). L’Église en prend pour son grade. Et l’armée, paradoxalement (en un seul mot), pas tant que ça : lors du délibéré, des officiers du tribunal militaire posent le doigt sur les aberrations de condamner un homme qui revendique son droit à croire encore à un monde sans guerre, surtout après le jugement rendu précédent.

Le film aurait été plus dramatique et moins didactique, le cas de conscience du jeune homme l’aurait fait rentrer en conflit avec ses proches, des histoires se seraient liées en prison, il aurait eu peut-être une amoureuse. Rien de tout cela. Le récit est sec, et ne s’applique donc qu’à faire la démonstration des absurdités de la guerre, à démontrer la nécessité morale de disposer d’un véritable droit pour les objecteurs de conscience (condamnés de fait — du moins tel que c’est présenté dans le film — à perpétuité) et à mettre tout ça en lumière avec un cas similaire à travers lequel on nous invite à jouer au jeu des sept erreurs.

Comme c’est souvent le cas avec les films qui dérangent de l’époque, on apprend après-coup que les autorités françaises avaient encore le pouvoir de censurer la création, au point de rendre sa production d’abord impossible, puis d’en limiter l’impact dans les festivals où il figurait (Rauger, à la présentation du film, affirme que le gouvernement aurait acheté des places en demandant aux gens de ne pas s’y rendre, et on suspecte — comme c’était d’usage quand les prix se décidaient ailleurs que dans les jurys — que le film n’ait remporté ainsi qu’un prix d’interprétation à Venise). Pire encore, le film aurait été descendu par la critique, mais les saloperies de ces petits truands des Cahiers ne sont plus à démontrer (surtout quand il était question de tirer sur Claude Autant-Lara et sur ses scénaristes). On se demande qui était « Le Petit Soldat » pour le coup : le vieux qui propose un film humaniste dont le film trop subversif pour les autorités est censuré ou les petits soldats qui en disent du mal ? (Curieuse symétrie des époques où on reconnaît aujourd’hui une même presse aux ordres capables de s’offusquer de tout sauf des crimes de leurs amis.)

Ce n’est certes pas un grand film, mais c’est un film utile qui aurait encore pu poser le débat à l’époque des Dossiers de l’écran par exemple. Fort heureusement, la question ne se pose plus telle qu’elle était posée à l’époque du film et longtemps après encore : j’ai été de la génération qui a connu les 4 jours (journée de découverte avant accession au service militaire), mais qui n’a pas eu à faire son service quand Chirac a décidé de le supprimer. Cette pression, cette obligation imposée aux jeunes hommes d’une époque est peut-être dure à concevoir aujourd’hui, mais pour le coup, le film pourrait avoir une résonance particulière dans des pays où la population doit faire face à des conscriptions obligatoires ou à la guerre (Russie, Ukraine, Israël, Corée du Sud pour ne nommer que les plus évidents aujourd’hui).

Curieux hasard, j’avais fini ma précédente critique avec une évocation pleine de respect à Laurent Terzieff. Je rappelais qu’il n’avait pas eu « la chance » de tourner avec des cinéastes de la nouvelle vague qui lui aurait permis d’être plus reconnu qu’il ne l’est aujourd’hui. Vu le traitement qu’ils faisaient des films de la (prétendue) qualité française (ceux des réalisateurs dont ils voulaient prendre la place en somme), on se doute bien que Terzieff n’avait pas tiré la bonne carte (le film aurait été descendu par Douchet — peut-être le pire de tous). Tant pis pour eux, leur sectarisme leur a privé d’un des meilleurs acteurs de sa génération. Il le démontre encore ici.


Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara 1961 | Columbia, Loveen Films, Gold Film Anstalt


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Depardieu l’obscène, le Figaro et les 50 boomers à la rescousse

Faut-il séparer le monstre du monstre sacré

Mon oncle d’Amérique, Alain Resnais | Philippe Dussart, Andrea Films, TF1

Réponse à la tribune dans le Figaro des 50 boomers défendant Gérard Depardieu.


Ce que peuvent faire les puissants pour défendre leurs semblables…

Autant, je suis très réservé sur les vagues metoo, autant, avec Depardieu, il n’est pas question de présomption d’innocence. Il y a des images où on voit un type malade dont les proches laissent tout passer.

Je passe sur le fait que Depardieu serait un monstre sacré… C’est quoi sa dernière grande performance dans un film ? En revanche, ces imbéciles ne peuvent pas ignorer les débordements obscènes, sexistes, voire racistes rapportés par les images de Complément d’enquête. Si Depardieu se comporte comme un crétin, c’est bien se sent intouchable. C’est même étonnant que jusque-là personne ne lui ait filé aucune baffe en assistant à ses remarques ou en étant pour le moins lourd avec des personnes qui ne sont souvent pas en position de répondre et encore moins de lui filer des baffes. Il y a une coresponsabilité de son entourage quand un tel connard se sent tout permis en public ou en petit comité et que ceux-ci finissent par le dédouaner en criant au lynchage. Et ce n’est que la part émergé de l’iceberg. Parce que si ce genre de guignols osent agir ainsi en public, qu’est-ce qu’il faut penser de leurs agissements en privé.

Beaucoup d’actrices dans le lot des signataires. Autant d’autres « monstres sacrés » avec qui ce guignol ne se sera jamais montré déplacé parce qu’elles auraient su se défendre et parce que leur statut de star les aurait, elle, protégées. Mais elles pourraient au moins fermer leur gueule sans quoi elles ne font, avec les autres signataires masculins souvent de la même génération, que renforcer leur coresponsabilité dans les agissements déplacés de Depardieu.

Je ne me prononce pas sur les viols dont le bonhomme se trouve être accusé, mais au moins tant mieux pour les victimes : toutes ces paroles déplacées de Depardieu dont tout le monde peut être témoin pourront au moins aller dans leur sens et conforter leurs versions.

Contrairement à ce qui est écrit dans « l’appel des 50 boomers à la défense de l’acteur », personne n’interdit à Depardieu de travailler. Personne ne le lynche. Le public sera bien libre ou non d’aller voir son talent, ou ce qu’il en reste, au cinéma ou ailleurs. En revanche, prétendre aider un « monstre sacré » en lui laissant passer toutes ses saloperies comme à un enfant gâté qu’il ne devrait plus être, ce n’est ni lui rendre service, ni aider les éventuelles personnes qu’il indispose ou agresse pour ne pas être, elles, des « monstres sacrés » à sa hauteur. Et ce n’est certainement pas se placer du côté de ce qui est juste.

Or, un artiste, et a fortiori un acteur, si on peut discuter de ce qui « est politique » et de ce qui ne l’est pas, il doit en revanche toujours se placer du côté de ce qui est juste. Personne n’aime les salauds à l’écran, les vrais. Depardieu a souvent joué des salauds lumineux. Lui et ses collègues de la bourgeoisie du septième art semblent avoir oublié le “lumineux”. Un salaud lumineux, c’est celui qu’on accepte de voir à l’écran. Justement parce qu’ils sont à l’écran et pas ailleurs. Ce sont les monstres, c’est-à-dire ceux que l’on “montre”. L’écran est là pour les dévoiler et surtout pour les restreindre à ce cadre. Quand on regarde des films d’horreur, on n’espère pas voir des zombies se promener lors de notre prochain passage au supermarché.

Les monstres, comme les monstres sacrés, c’est à l’écran qu’il faut les voir. Certains semblent se prendre peut-être un peu trop à leur jeu. Si l’idée est de défendre « l’acteur », ce n’est donc pas bien réussi. Parce que si son public commence à se demander si le vrai Depardieu est le même que l’on voit à l’écran, le “monstre” n’est plus puisqu’il se serait contenté de jouer son propre rôle. Et plus personne alors n’accepterait de voir ainsi à l’écran ce qu’on saurait alors ne plus être un « monstre lumineux », mais un simple monstre.


Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman (1954)

Intersyndicale

Note : 4 sur 5.

Le Sel de la terre

Titre original : Salt of the Earth

Année : 1954

Réalisation : Herbert J. Biberman

Avec : Rosaura Revueltas, Juan Chacón

Des travailleurs qui font grève pour manifester contre leurs conditions de travail ; des syndicats qui cherchent à s’unir contre les grands patrons ; la police qui intimide et violente les manifestants, multiplie les gardes à vue préventives ou les accusations fantaisistes ; racisme ; sexisme ; luttes embryonnaires féministes au sein d’une population profondément traditionaliste et paternaliste… ; non, on n’est pas en France en 2023, mais dans le sud-ouest des États-Unis au milieu des années 50. Autant dire qu’en plein maccarthysme, le film a plutôt fait long feu avant de revenir en grâce petit à petit au pays de l’oncle Sam.

Hommage d’ailleurs aux participants, professionnels ou non, dont la plupart étaient ou seront blacklistés avant et après la sortie du film (les acteurs jouant les salopards dans le film, ce sera la double peine pour eux : tu te retrouves fiché « pas s mais c’est tout comme », et tu resteras dans l’histoire en incarnant la saloperie à l’écran).

On note quelques différences toutefois avec l’époque actuelle : aux États-Unis, si union des travailleurs il y a, elle ne se fait plus aujourd’hui contre les dominants qui ont de fait gagné la bataille (ou la lutte des classes), elle se fait contre la mondialisation, et surtout, contre les méchants Chinois ou les démocrates mous du genou. Un comble. La contre-culture a fait pschitt. Comme quoi, il est inutile de censurer des films ou de bannir des artistes, il suffit, comme dans les années 30 d’accuser un groupe ethnique distinctif présenté soit comme un ennemi de l’intérieur soit comme un autre de l’extérieur… Les travailleurs blancs et mexicains, ici, ainsi que leurs femmes, marchent main dans la main pour faire valoir leur droit en dépit des pressions de la police et des patrons. Le grand capital a gagné la bataille en usant du bon vieux « diviser pour mieux régner ». Les Blancs contre les Chinois, les Noirs, les latinos, les Arabes ou les musulmans ; les travailleurs pauvres contre les riches ; les hommes contre les femmes (ou le contraire, mais certaines féministes n’ont toujours pas compris) ; l’extrême gauche contre « l’arc républicain » (sic), etc.

On remarque aussi que si on ose la comparaison avec des parias bien de chez nous : dans les quartiers, la famille a totalement volé en éclats, au contraire des familles dans le film qui malgré les tensions arrivent à proposer un front uni et faire cause commune. Si on loue dans le film, sur le tard, le travail domestique des femmes qui assument parfois un travail pour deux à la maison, dès que le père des gosses est absent, on le voit avec les mères des quartiers : elles ne bossent plus pour deux, mais pour quatre, avec parfois autant de boulots échelonnés sur toute une journée. Heureusement, la mauvaise foi des dominants est intemporelle, et pour commenter le mode de vie des pauvres, ils n’hésitent pas à rappeler les parents à leurs responsabilités quand leurs gosses osent se révolter après l’assassinat de l’un d’entre eux. Un dominé, ça trime pour les dominants et sa ferme sa gueule, croit-on alors entendre en creux derrière chacune de leurs interventions médiatiques. Les dominés, eux, auront droit, au mieux, à des micros-trottoirs. Allez, au piquet (de grève), les assistés ! Le niveau de vie croissant des dominants n’attend pas !


Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman 1954 Salt of the Earth | Independent Productions, The International Union of Mine, Mill and Smelter Workers


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L’Inquisition, Arturo Ripstein (1974)

Note : 4 sur 5.

L’Inquisition

Titre original : El santo oficio

Année : 1974

Réalisation : Arturo Ripstein

Avec : Jorge Luke, Diana Bracho, Claudio Brook

Excellente reconstitution, même si je doute que la toute jeune Mexico ressemblait à la fin du XVIᵉ à ce qui nous est présenté. Mais j’en demande peut-être beaucoup.

Les chuchotements permanents donnent le cachet du film, son ambiance, ce qui fait qu’on peut y croire et mesurer le degré de peur, de persécution et de suspicion à l’égard des juifs en pleine période épidémique. (C’est malheureusement aussi pas mal d’actualité, le thème des sacrifices humains opérés par les juifs ayant été récemment réactivés…)

Le film souffre un peu d’une baisse de rythme à la sortie de prison : difficile de rester sur un tel rythme tout en développant un nouveau départ, mais il faut respecter le ton du film. L’absence de musique n’aide pas, mais elle aurait pu tout aussi bien tout gâcher et en faire un Grand Inquisiteur bis. Les acteurs et la mise en scène sont assez remarquables, mais c’est une habitude, j’ai l’impression dans le cinéma mexicain. Mes films préférés de Buñuel sont mexicains, il doit y avoir toute une production restant encore largement sous les radars… Il me faudra un jour notamment explorer le cinéma mexicain des années 30, 40, 50 qui s’annonce remarquable. D’autres perles se cachent sans aucun doute derrière La perla, d’Emilio Fernandez.


L’Inquisition, Arturo Ripstein 1974 El santo oficio | Cinematográfica Marco Polo S.A., Estudios Churubusco Azteca S.A.


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Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018

maintien de l’ordre public versus maintien de l’ordre des choses

Note : 4.5 sur 5.

Making a Murderer

Année : 2015-2018

Réalisation : Moira Demos & Laura Ricciardi

Avec : des juges, des policiers et des avocats véreux, des victimes d’un système et une poignée d’avocats gentils

C’est le machin le plus éprouvant et le plus abracadabrantesque que j’ai vu depuis Paradise Lost. Les complots existent, en voilà un beau. La filouterie des notables cherchant à se faire disculper (au moins de leur incompétence) et faire accuser les pauvres est sans limites. Le Dossier Adams nous en avait déjà donné un aperçu il y a bien longtemps… L’Amérique semble toujours aussi fâchée avec son système policier et judiciaire.

Je serais curieux de savoir combien parmi les spectateurs de la première saison ont vu la saison 2. C’est malheureusement des procès au long cours, avec des rebondissements à chaque “épisode” et ce n’est pas fini. L’avantage pour moi sans doute d’être arrivé après tout le monde ; et l’évidence qu’une fois la troisième saison diffusée, je serais alors le dernier à la voir… C’est au moins ce qui distingue la série des deux films Paradise Lost, plus facile à voir (moins longs), car sur bien des points, on remarque d’étonnantes similarités : aveux forcés d’adolescents influençables et en marge, coins perdus des États-Unis avec des communautés où tout le monde se connaît et où la majorité désigne une minorité supposée problématique, les témoins impliqués et volontaires qui se révèlent être les principaux suspects, etc. D’un côté comme de l’autre, les accusés à tort sont pauvres et blancs, je n’ose même pas imaginer le nombre de situations similaires impliquant des communautés blanches pointant du doigt de parfaits accusés noirs… (Dans Un coupable idéal, il était question d’un adolescent noir dans mon souvenir.)

Je n’aime pas trop la personnalité de l’avocate de la seconde saison, trop rentre-dedans, toujours assez prompte à faire des leçons de morale ou de compétences en particulier envers les deux premiers avocats de Steven, mais il faut avouer qu’elle a sorti l’artillerie lourde afin de faire disculper son client : elle fait intervenir des experts auxquels ses confrères n’avaient pas jugé bon de faire appel, sans doute faute de moyens, et est entourée de jeunes associés travaillant pour elle. Si on admet sans peine que les flics et les juges sont particulièrement de mauvaise foi, corrompus voire fautifs (travail bâclé, non-respect du droit des accusés, dissimulation de preuves et de témoins, acharnement, non-respect du principe de conflits d’intérêts auquel ils étaient tenus, etc.), on ne peut pas mettre en cause systématiquement comme elle le fait la compétence des premiers avocats (sauf celui de Brendan qui lui a de toute évidence œuvré pour faire condamner son client…). S’ils ont été dupés ou si les dés étaient pipés d’avance, ils ne pouvaient pas le prévoir.

Un point que je ne comprendrais jamais dans ce type d’affaires, c’est la réaction souvent identique des familles des victimes : souvent elles s’attachent à la culpabilité de l’accusé qui leur est livré par les autorités et laissent rarement place aux doutes lors des procès. Premier suspect, toujours coupable. Probable que comme pour une partie des juges, l’investissement intellectuel et émotionnel nécessaire à une remise en question de ses convictions (qu’il faut pour reconnaître qu’on s’est trompé malgré tous les faisceaux d’indices allant dans ce sens) soit trop lourd à assumer, et est d’autant plus lourd que l’investissement initial pour identifier un coupable est long et laborieux ; surtout quand on est en position de victimes et qu’une administration policière et judiciaire vous désigne un coupable idéal, vous conforte dans votre position de victime en facilitant ainsi votre deuil et atténue vos souffrances. Pas difficile à comprendre qu’on en vienne ainsi si facilement à persister dans une conviction première pour ne pas avoir à perdre la face ou se trouver à nouveau dans l’inconfort de ne pas savoir qui est la cause de ses malheurs… On voit se manifester ce même type de réflexes ou de facilités intellectuelles malheureusement de nos jours avec la pandémie et un personnage comme Raoult qui pensait avoir trouvé un remède à la Covid-19 (une certitude facilitée par toute la mauvaise science qu’on l’avait déjà laissé pratiquer depuis des années sans réelles sanctions) et qui a traîné derrière lui des bandes de fous furieux prêts à croire en toutes ses conneries et bientôt à de toutes nouvelles formes d’informations mettant en cause la probité des institutions scientifiques ou groupes pharmaceutiques… Identifier un mauvais coupable semble être, en certaines situations, préférable à ne pas avoir de coupable du tout.

On peut remarquer en tout cas qu’aucune contre-enquête, contre-expertises ou contradiction n’aurait pu être faite sans la masse de documents, en particulier les interrogatoires vidéos, produite durant l’enquête et les différents procès. Dans une dictature, on ne s’encombrerait sans doute pas autant d’une telle paperasse, et on ne pourrait ainsi jamais proposer un tel spectacle d’une démocratie prise en flagrant délit de déni de ses valeurs. Les pièces à conviction, on peut les manipuler, mais on peut également trouver des traces de ces manipulations. Les outils sont les bons, mais on ne peut juste pas lutter contre des notables mis en cause, de mauvaise foi et prêts à tout pour que les leurs, leur service, leur chef, leur institution, leur « communauté », leur État, ne soient jamais éclaboussés par les agissements de l’un d’entre eux. En voulant en protéger quelques-uns, ils finissent tous par devenir complices. C’est bien pourquoi là-bas comme en France, il est si important que dans le cadre d’une enquête, d’un contrôle de routine, tout soit consigné et que les vidéos soient largement utilisées. On peut difficilement falsifier la nature musclée d’un interrogatoire, les fausses promesses de remises en liberté, les menaces, les intimidations, le harcèlement de questions, etc. Et il est également important que ces pièces deviennent publiques (même si on pourrait aussi interroger la pertinence de rendre public le contenu d’un disque dur s’il contient des vidéos à caractère pornographique « déviant »… — j’ai du mal à comprendre en revanche comment un témoin, s’il est avéré qu’on ait retrouvé des vidéos pédophiles comme ça semble être le cas ici, peut s’en tirer sans être inquiété…).

Je serais curieux de savoir si dans un avenir proche (ou même cela était-il déjà possible), les possibilités de l’OSINT (les recherches en sources ouvertes) ne rendront pas accès à des informations, et donc des indices voire des preuves, qu’on n’imaginait pas il y a encore quelques années. Je pense notamment aux images satellites. Ces images, librement accessibles par tous, pourraient dans un cas similaire et avec un peu de chance donner des informations sur l’emplacement et les créneaux horaires durant laquelle le véhicule de la victime aurait été déplacé. Les images satellites ne sont pas continues, mais d’après ce que j’ai compris on peut disposer au moins d’une image par jour de n’importe quel terrain : si le 4×4 de la victime avait été placé sur un autre terrain adjacent à celui des Avery avant d’y être placé, peut-être que des images satellites pourraient à l’avenir donner ce genre d’informations aux enquêteurs (quels qu’ils soient)…

Dernier point fascinant relevé par le documentaire : le décryptage du comportement psychologique des uns et des autres, qu’ils soient suspects puis accusés, témoins ou policiers. Ces derniers disposeraient d’une sorte de manuel les aidant à interpréter les gestes, l’attitude générale et particulière, les expressions faciales des personnes qu’ils interrogent afin d’identifier ceux qui auraient quelque chose à dissimuler. Manifestement, soit ils prennent mal en compte ce qui est spécifié dans ce manuel (en particulier concernant les mises en garde faites concernant l’interprétation ou les méthodes d’interrogation des mineurs, des personnes isolées ou déficientes mentales), soit le manuel est mal fichu. On le voyait dans une autre série mettant en scène cette fois les débuts des recherches du profilage, Manhunt : il faut du temps pour mettre en œuvre des outils fiables qui puissent être utilisés par les enquêteurs, et si on peut imaginer, une fois que « la science de l’interrogatoire » a fait ses preuves, qu’il y ait des spécialistes (fédéraux sans doute pour ce qui est des États-Unis) capables de former les policiers sur le terrain et d’identifier par conséquent des méthodes d’interrogation indiscutablement problématiques, encore faut-il que ces pratiques soient mises en œuvre par les procureurs une fois que des litiges sur de tels interrogatoires apparaissent. On peut douter que cette expertise quand elle existe soit toujours fiable dans les grandes villes, alors dans les petites n’en parlons pas. La bonne vieille technique du shérif censé protéger « sa communauté » des intrus ou des éléments en marge fera tout autant l’affaire… La « communauté » en question est souvent un cache-nez pour évoquer en réalité soit un boss (période western), soit une institution, soit les notables de la ville ; en tout cas, il est presque toujours question d’une confusion entre « maintien de l’ordre public » et « maintien de l’ordre des choses ».

Pourquoi pas d’ailleurs dans un cadre éducatif se faire aider d’acteurs à qui on demanderait de jouer des situations où ils seraient censés dissimuler des émotions, des informations, une culpabilité factice, etc. Parce que précisément, les techniques de jeu stanislavskiennes, très populaires sur le continent américain, sont censées construire des personnages intérieurement, jouer sur leurs motivations, leurs émotions refoulées, etc. C’est toujours facile de le dire après, mais quand on regarde la série, après-coup peut-être, on peut déceler dans le comportement des uns et des autres des indices pouvant laisser penser qu’ils cachent quelque chose, mentent, ou au contraire se montrent invariablement sincères et au-dessus de tout soupçon. Les menteurs ou les escrocs sont parfois identifiables par leur aplomb, l’assurance avec laquelle ils affirment les choses (l’aphorisme « la présomption d’innocence ne s’applique qu’aux innocents » m’a tué), un recours permanent à l’évocation des victimes pour justifier certains agissements (fausse empathie et appel à l’émotion), un certain excès de confiance, une forme d’arrogance à peine contenue aussi, une foi chevillée au corps, et une volonté généreuse de leur part (sic) de se présenter aux yeux des autres comme un chevalier blanc, un donneur de leçons (pas un redresseur de torts, plutôt dans le genre « pasteur qui enfonce les portes ouvertes et ressert les liens de la communauté »), ou comme un prince magnanime (en tête à tête : recours aux fausses promesses, dévalorisation des personnes isolées et fragiles ; en public : prétention à être celui disposant de la vérité, du savoir, du pouvoir de juger, à être le gardien des institutions et de la vertu ou le devin en capacité d’assurer au public de la suite des événements — allant, forcément, toujours dans son sens).

On trouve un peu de tout ça tout au long de la série. Chez le procureur Kratz, d’ailleurs, comme parfois les personnes en excès de confiance, il se fera prendre une fois qu’il aura un peu trop flirté avec la ligne rouge (chopé pour des sextos). Les policiers sont fourbes et semblent bien profiter de leur statut de représentant de l’ordre (des choses donc). L’avocate star de la seconde saison possède quelques-unes aussi de ces caractéristiques, mais au moins son mobile est évident : bien sûr, elle est prétentieuse, bien sûr, elle semble vouloir participer à la défense de Steven après le visionnage de la saison 1 et semble assez fière de ses réussites passées, en revanche, on peut difficilement remettre en question son acharnement à défendre son client et semble sincère quand elle explique les caractéristiques, là, des personnes accusées à tort, ce qui illustrerait plutôt un réel sens éthique et de l’empathie. La différence de comportement est également palpable entre les deux premiers avocats de Steven (l’un d’eux répète plusieurs fois sa désolation de voir les conséquences humaines voire politiques d’un tel acharnement judiciaire) et celui désigné d’office de Brendan (ses ricanements en disent long sur l’intérêt qu’il porte au sort de son « client »).

Mais à l’image encore des personnages de Paradise Lost qu’on aperçoit d’abord en arrière-plan et qui prennent de plus en plus d’épaisseur à mesure que les regards se tournent vers eux, les comportements de quelques « témoins » interrogent, et à défaut de pouvoir les « confondre » pour en faire des coupables, au moins, leur comportement devrait interroger et donner lieu à des interrogatoires ou des perquisitions (d’autant plus que c’est rappelé, dans les histoires de meurtres, c’est souvent plus des personnes proches qui sont impliquées) : un ancien petit ami qui lance les recherches (là encore, dans Manhunt, il est noté que les meurtriers aiment à s’impliquer dans les recherches… tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes suspectés) et qui a accès à la boîte vocale de son ex (?!) ; un neveu qui met en cause le principal accusé qui n’est autre que son oncle (oncle qui s’apprêtait à lancer un procès contre l’État afin de récupérer des compensations financières après ses années passées pour un premier crime dont il a été innocenté — possible jalousie), qui possède des vidéos violentes sur son ordinateur, et que son oncle relève innocemment qu’il l’a vu aussitôt partir après le départ de la victime ; le beau-frère de Steven qui est également utilisé comme témoin par l’accusation contre lui, souvent en retrait quand sa femme ou ses beaux-parents expriment leur rage, leur obstination ou leur incompréhension face aux injustices dont Steven et Brendan sont victimes (il est moins proche des deux, mais cette retenue pourrait au moins interroger — elle cesse d’ailleurs quand Steven fait savoir à sa sœur que son avocate le suspecte, et qu’il lui dit ses quatre vérités dans un échange houleux au téléphone : ce qui n’est pas pour autant une preuve de culpabilité) ; le policier qui semble manifestement avoir servi de fusible en ne relayant pas certaines informations capitales et qui se décompose à la barre quand il est appelé en tant que témoin (attitude plus du type qui sait qu’il a merdé pour protéger les gros poissons ou des amis, plus que du menteur invétéré plein d’assurance, volubile, à la limite de l’arrogance et de l’insolence).

Et à côté de ça, la spontanéité enjouée ou dépassée d’un Steven criant son innocence, et le malaise constant d’un Brendan parlant à ses chaussettes (et non pas spécifique une fois mis en difficulté), qui laissent assez peu de place au doute quant à leur implication dans le meurtre dont ils sont accusés. Rien ne peut l’écarter, mais leur comportement est bien plus celui de victimes harcelées, limitées, démunies et sans défense que de manipulateurs. On remarquera par ailleurs, pour en finir avec des « profils de meurtrier », que Steven et son neveu sont à l’exact opposé des hommes à la masculinité toxique, violents, manipulateurs, pleins d’assurance qui sont habituellement les hommes qui s’en prennent aux femmes… D’aucuns pourraient dire qu’on voit tout une bande de masculinistes s’arranger pour faire condamner des types de profils à l’opposé des leurs : Steven s’en est pris à un animal et avait pleinement reconnu ses torts (jamais à des femmes, mais avoir été si longtemps accusé de viol vous fait passer pour un coupable idéal), Brendan n’a jamais fait de mal à une mouche. On ne peut pas en dire autant de ceux qui les pointent du doigt (s’ils étaient honnêtes les enquêteurs auraient fait des recherches sur le comportement de Bobby avec les femmes après avoir trouvé des vidéos compromettantes chez lui, mais comme ces mêmes enquêteurs sont précisément des hommes toxiques, des dominants, ils recherchent prioritairement des hommes fragiles pour mieux pouvoir faire valoir sur eux leur domination ; certains auront par ailleurs des comportements qui devraient dans un autre cadre alerter sur leur profil : le procureur devra donc faire face à un scandale de sextos — envers des profils de femmes fragiles, ça rappelle quelqu’un —, et d’autres ont fait pression sur la médecin légiste pour qu’elle n’intervienne pas dans l’affaire, lui faisant subir des pressions telles qu’elle dira plus tard se sentir obligée de démissionner).

Une troisième saison nous en dira peut-être plus. Aux dernières nouvelles, l’avocate fait savoir qu’elles disposent de pièces incriminant semble-t-il celui déjà qu’elle pointait du doigt dans la saison 2 : Bobby, le frère de Brendan et neveu de Steven (avec un motif de crime sexuel si je comprends ce qu’elle en dit sur son compte Twitter).

Deux mots tout de même sur la forme de la série. On peut souvent craindre le pire quand il est question de documentaire à la sauce américaine. On n’échappe pas aux effets de mise en scène, certes, mais ils me semblent moins omniprésents que dans d’autres documentaires, et surtout, le sujet est tellement prenant et révoltant qu’on n’y prête plus réellement attention. Il serait d’ailleurs judicieux de comparer la légitimité d’employer de tels procédés quand il est question de mettre en lumière un acharnement judiciaire, des institutions manifestement corrompues ou pour le moins malades ou des victimes innocentes passant la majorité de leur vie en prison, et quand il est question d’enfoncer les portes ouvertes en documentant la vie d’une victime (Dear Zachary).


 

Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018 | Synthesis Films


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Violences de la société   

Pour répondre aux commentaires à la suite d’une réponse que j’avais écrite suite à ce tweet,

et qui disait : « Les femmes devraient surtout en tirer la leçon que ces hommes honnêtes dont vous parlez ne sont pas forcément ceux que l’on croit, et que la première chose à faire, c’est un coup de pied où ça fait mal et un dépôt de plainte. Dénoncer dans des médias poubelles : zéro efficacité. »

… voici donc quelques réponses en vrac pour préciser ma pensée : bien sûr qu’une agression, c’est traumatisant, mais ce que je dis c’est que toute alternative à la voie légale engendre plus de dommages encore. Les personnes faisant le choix d’une dénonciation publique sur le tard, plutôt qu’une plainte directe se déclarant des années après, se révèlent-elles satisfaites de la voie choisie ? Je crois assez peu au pouvoir de réparation de la justice, mais je suis quasi certain que ce pouvoir est bien plus réel par cette voie que par celle de la dénonciation publique. Chacun parle en fonction de son expérience, sans doute, ou de la mode du moment ; la mienne se nourrit des films que je vois, car oui, il n’y a peut-être rien de mieux que les leçons que les films nous apprennent pour pouvoir se faire une idée sur ce genre de sujet. Et le cinéma a souvent exploré ce sujet de la justice. Je renvoie à ce fil où j’énumère un certain nombre d’exemples de films illustrant cette idée :

Je reproduis mon texte ici (ça renverra vers certains commentaires des films en question) :

C’est dommage qu’on apprenne si peu des films qu’on regarde. Le cinéma est plein de films traitant de la question de la culpabilité (avérée, suspectée), de la difficulté de juger les monstres, de la puissance de la rumeur et de ses ravages sur les innocents, de notre facilité à lyncher ou à s’ériger comme juges. Et c’est souvent le cinéma de Hollywood qui a mis en scène ces problématiques humanistes et sociétales, donc on a assez peu d’excuses, ces films ne sont pas rares ou inaccessibles. Ces films ont été produits dans des sociétés probablement beaucoup plus polarisées que les nôtres, plus violentes, pourtant aujourd’hui où sont les films traitant de ces sujets, qui sont les individus qui n’ont pas peur d’aller contre le courant avilissant de la bien-pensance ? Étrange paradoxe ou lâcheté intellectuelle.

Le plus souvent, ce cinéma a mis en scène des innocents accusés à tort (L’Etrange Incident, Call 777, Fury, Je suis un criminel), parfois il s’est génialement situé dans un entre-deux à la fois pour nous démontrer que les choses sont rarement telles qu’elles apparaissent ou aussi manichéennes qu’on le voudrait par facilité de lecture du monde : dans La Rumeur, des accusations futiles prennent des proportions gigantesques, et si les accusations se révèlent presque exactes, ou partiellement exactes, les conséquences sont terribles, pour tout le monde. Dans Le Faux Etudiant, un garçon est coupable de s’immiscer frauduleusement dans une université, et parce qu’une fois démasqué, il devient suspect aux yeux de tous, il finit par être accusé de bien autre chose dans un contexte de révoltes étudiantes, et la société qu’il admirait finit par s’accommoder lâchement des agressions dont il est victime.

Une séparation est une expérience où chaque séquence contredit la précédente et vient faire vaciller nos certitudes et notre capacité à juger : on est témoins de tout, croit-on, mais on ne peut plus déceler qui ment. Le film nous démontre qu’on peut mentir tout en étant innocent. Le même procédé est utilisé dans Mystic River : placé en position qu’il croit être d’omniscience, donc de juge tout-puissant, le spectateur croit savoir qui est coupable. Avant de constater un peu penaud que tout n’est qu’illusion, manipulation et faux-semblants… Dans Le Bûcher des vanités, un type méprisable est accusé à tort d’être responsable de la mort d’un jeune Noir, la presse lui tombe goulûment dessus, et finit par mentir pour se sortir d’affaire. Qui est coupable ? Qui est victime ? Tout le monde.

Pour autant le cinéma ne s’est pas privé d’y montrer des monstres (et d’y insister ainsi souvent que les premiers monstres, ce sont ceux qui jugent et mettent eux-mêmes en scène leur indignation ou leurs accusations pour ne jamais être suspectés d’être du mauvais côté du manche), parce que le cinéma a bien montré que ce qui devrait nous distinguer des monstres (ou des coupables avant tout parce qu’il nous montre aussi bien que les monstres n’existent qu’au cinéma), c’est notre humanité. Et l’humanité a créé un truc dans son principe qui est assez cool : la justice, qui en principe doit être équitable. Tous les exemples démontrent qu’elle l’est rarement, qu’il est même impossible qu’elle le soit réellement, mais d’autres films, et je n’en citerai qu’un, démontre que la solution la moins mauvaise, c’est encore de lui faire confiance et de la suivre. Dans Le Fils du pendu, un homme se rend vite coupable d’un meurtre : aucun doute possible, on en est témoin. Tout le film consiste ensuite à mettre à l’épreuve notre capacité à entrer en empathie avec un meurtrier et son parcours qui le mènera à se rendre.

Je renvoie ensuite vers deux paragraphes de mon commentaire du Fils du pendu à partir de « Seuls le cinéma et la littérature » traitant en détail de ce sujet et auquel je ne changerai pas une ligne aujourd’hui.

Si les victimes ont toute légitimité pour dénoncer leur agresseur, et si tout doit être facilité pour ne rien entraver leurs plaintes, cela ne peut se faire qu’en suivant des processus mis en place par la société pour confondre et punir leur agresseur. Tous les films cités plus haut font la démonstration qu’à chaque fois qu’on passe par une autre voie, on ne fait que compliquer les choses. On pourrait même affirmer que sans ces écarts, il n’y a pas de cinéma possible. Comme disait Hitchcock, si le héros allait à la police, il n’y aurait pas de film. Alors si, pour certains, le cinéma, c’est la vie. La vie, ce n’est pas le cinéma. En tout cas, ça ne devrait pas l’être. Les monstres, on les laisse sur l’écran. Et on laisse la justice se faire.

Fin de l’aparté.


Connaître ces films, et l’expérience qu’ils apportent, ferait peut-être changer l’idée qu’ont certains sur les vertus présumées de la voie médiatique prônée, et rappellerait encore à ceux-là les principes qui ont forgé nos sociétés.

Par ailleurs, je ne reproche rien aux victimes, du moins directement : je ne m’adresse pas à elles, car il serait en effet indécent de prétendre leur dire ce qu’il faut faire, ou en tout cas, ce qu’elles auraient dû faire. En revanche, s’il y a une culture du viol (et on ne serait pas tout à fait d’accord pour définir ce que c’est, certains semblant faire une distinction nette entre séduction et viol, alors que pour moi, cette culture ne peut être comprise que dans un cadre plus général de culture ou d’usage et d’acceptation des rapports de subordination et d’autorité : tant qu’on accepte que dans une société, il y ait un devoir de respect automatique, presque d’allégeance, à un supérieur, à un patron, à une autorité quelconque, sans que le dépositaire de cette autorité n’ait jamais à la gagner auprès des autres, on crée un environnement propice aux agressions), il faut alors accepter de créer ensemble une culture de la riposte. (Ainsi qu’une culture de la plainte, d’abord directe, ostensible et là oui, si possible, publique, mais immédiate : une main aux fesses ? Plaintes verbales immédiates et affichage public du tripoteur. Et la riposte, ça passe par une gifle immédiate ou un coup de pied aux couilles. Bien sûr, cela n’est possible que quand il y a des témoins. C’est bien pourquoi il faut éviter, quand il y a le plus souvent un rapport de subordination, qu’une femme se retrouve seule avec un supérieur. Point. Dans le cadre d’un travail, c’est inopportun et c’est potentiellement stressant pour une femme. Le simple fait d’insister pour être seul avec une subordonnée devrait mettre la puce à l’oreille à la hiérarchie. Et dans le droit du travail, il devrait être possible de faire valoir une sorte de droit de retrait si on est une femme et qu’on refuse de se retrouver seule avec un homme potentiellement « séducteur ».)

Pourquoi une culture de la riposte (immédiate) ? Parce que dénoncer individuellement des agresseurs longtemps après les faits quand ils ne sont souvent plus en mesure de les commettre (c’est le cas de beaucoup de dénonciations publiques), non seulement on ne change pas leur comportement, mais on ne change pas non plus celui de ceux qui continuent à profiter de leur autorité ou du pouvoir de subordination qu’ils possèdent sur d’autres pour agresser des femmes quand ils sont seuls avec elles. Par définition, si un homme de pouvoir profite de son pouvoir au moment où il sait qu’il ne risque pas grand-chose, il continuera de chercher à jouer de son autorité et de sa situation pour gagner les faveurs des femmes consentantes ou de futures victimes. C’est moins une question de culture du viol qu’une question de culture de subordination. Le viol ou l’agression sexuelle, ce sont des conséquences ; ces hommes cherchent à s’attirer les faveurs des femmes, point ; et ils se servent de leur statut pour arriver à ces fins ; ils ne veulent pas agresser, mais ils seront parfois prêts à l’être s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils désirent. S’il est important de traiter la conséquence (l’agression et le viol), il est tout aussi important de traiter le mal à sa racine : et sa racine, ce n’est pas une culture supposée du viol (aucun homme ne cherche à agresser des femmes a priori), mais bien une culture de la subordination (parce que beaucoup d’hommes chercheront à profiter de cette situation pour acquérir des faveurs sexuelles ; s’il y a agression, c’est certes grave, mais le fait d’accepter des faveurs sexuelles parce que la personne qui les réclame est un supérieur ou joue de son statut, de son autorité, ce n’en est pas moins un problème ; ce n’est pas tout ou rien : un rapport de subordination est toujours l’origine de dérives que les hommes s’empresseront d’interpréter comme de la séduction, alors qu’il faudrait instaurer l’idée qu’il ne peut y avoir de rapport sain entre deux individus à partir du moment où il y a un rapport de subordination).

Avant qu’il y ait des rapports toxiques entre hommes et femmes, il y a des rapports toxiques entre collègues, employeurs et employés. Quand on cherche l’équité, l’égalité, le respect de l’existence de l’autre pour lui-même et non pour sa seule fonction souvent subalterne, on n’accepte pas qu’un homme de pouvoir joue de sa situation par rapport à d’autres pour leur imposer quoi que ce soit qui puisse être de nature à affecter leur dignité. Un homme qui a appris qu’il n’a pas tous les droits envers des collègues, des employés, aura probablement moins de chance de se penser à l’abri quand il confond séduction, ses désirs avec la réalité, et qu’il fait valoir ses petites pulsions d’homme frustré ou de séducteur compulsif au détriment de la dignité et de l’intégrité d’une femme.

Pour répondre ensuite à « on ne peut pas savoir à l’avance qui se révélera être un violeur ». Ce commentaire répond directement à ma phrase quand j’évoque l’hypocrisie des « hommes honnêtes » et supposés comme tel. Je confirme ce que je disais : un violeur, un agresseur, un goujat, c’est souvent un homme qui présente bien, qui sait adopter tous les codes sociaux le mettant en valeur, justement parce que ça fait partie de l’attirail de séduction qu’il met en place pour s’attirer les faveurs des autres, et en particulier des femmes quand elles lui plaisent ou quand il estime qu’elles doivent lui rendre de petits services… Les femmes aiment à penser que les séducteurs sont de charmants garçons qui très honnêtement s’intéressent à elles quand en fait ils savent subtilement leur laisser penser qu’elles sont uniques et formidables, et cela dans le seul but d’attirer leurs faveurs. Pour être clair, un séducteur, un charmeur, est un escroc, il en adopte exactement les mêmes tours. Bien souvent aussi, un homme qui se présente un peu trop comme défenseur des femmes, et donc un féministe, toujours du côté « des femmes » ou « des victimes », sans discernement ou subtilité, est un tartuffe. Donc oui, un séducteur qui ne connaît pas les limites, un potentiel agresseur et violeur, à tout du gendre idéal, de l’homme honnête, parce qu’il a tout intérêt à s’en donner l’apparence. Exactement comme un escroc n’a aucun intérêt à passer pour un être désagréable. C’est ce qu’on entend toujours de la bouche des victimes, que ce soit d’un escroc ou d’un agresseur ou même d’un simple queutard (un homme qui cherche à multiplier les conquêtes en gagnant leur consentement avant de les laisser tomber) : « Il était si gentil ! ». Avant d’être agressif et insistant, un homme prétendra toujours n’être qu’un séducteur.

Et pour être franc, je pense même qu’une posture de séduction est presque toujours une posture de subordination et donc un premier pas vers une potentielle séduction. Mais il est certes difficile pour une femme de déceler chez un homme ce qui relève d’un intérêt réel qu’une manipulation visant à ne gagner d’elle que des faveurs sexuelles…

Est-ce que dénoncer publiquement dans les médias aide à ce que d’autres victimes se manifestent ? Probablement, oui. En espérant que cela débouche parallèlement sur des plaintes. Et là j’ai un doute. On me signale que porter à la connaissance des médias ce genre d’affaires permet de faire sortir de nouveaux cas, d’accord, mais dans ce cas, on ne traite à chaque fois qu’une infime partie des agressions qui ont lieu : ces cas sont des faits divers concernant des personnalités publiques, s’il fallait à chaque fois choisir la voie des médias pour que d’autres victimes se manifestent, et cela à chaque fois ne concernant qu’un seul agresseur, on ne s’en sortirait pas, tout simplement parce qu’on ne s’attaque qu’à une infime partie du problème. La vaste majorité des agressions ne sont pas l’œuvre de personnalités publiques : si le seul recours des victimes est médiatique, qu’offre-t-on à toutes ces victimes n’impliquant pas des personnalités publiques et par conséquent n’intéressant pas les médias ? Le but, c’est de couper des têtes connues ou c’est de changer les mentalités, repérer les situations ou les personnes qui posent problème afin de s’attaquer aux racines du mal, et au final, diminuer les agressions et les viols ? Chacun ses priorités. Personnellement, je ne m’intéresse pas aux faits divers. Même symbolique. On n’agit par ou contre une minorité, même une minorité de privilégiés. On agit à la base des problèmes afin de les régler, au lieu d’agir après, symboliquement, contre une infime partie des agresseurs.

Est-ce que cela participe par ailleurs à changer ce que certains qualifient de culture du viol, autrement dit est-ce que ça participe à modifier ses rapports de subordination à l’origine de ce type d’agressions ? Je ne crois pas. Choisir la voie médiatique, c’est quasiment faire le constat que la voie judiciaire est impossible et sous-entendre ainsi que les hommes, que les puissants, sont protégés par l’institution : cela ne fait, à mon sens, que consolider des archétypes de genre présentant les hommes comme puissants et les femmes comme victimes. Changer une culture du viol par une culture de l’agresseur et de la victime, je n’y vois pas une grande différence. En revanche, face à la justice, plus aucun rapport de subordination, qu’il soit professionnel ou médiatique, ne tient : elle est censée juger équitablement. Ainsi, il ne faut pas chercher à changer les comportements en instaurant une culture de la dénonciation et de l’opprobre public, mais à améliorer tous les mécanismes de prise en charge des victimes, de recueils de plaintes, d’enquêtes, de principes de prescription, etc., et aussi s’appliquer à créer au travail et dans notre intimité de nouveaux rapports non plus basés sur la subordination ou l’autorité, mais sur une équité totale, si possible non bilatérale, franche et transparente.


Je tiens également à répondre sur la différence avec 2018 quand Hulot avait été mis une première fois en cause. En 2018, une plainte avait été déposée, la plaignante, me semble-t-il, était restée anonyme. Le nom de cette plaignante est rendu public dans Envoyé spécial, est-ce que cela a été fait avec son accord ? Probablement pas, diffuser des choses au détriment des personnes étant la grande spécialité de cette TV poubelle. Protège-t-on ainsi les victimes quand on révèle leur identité malgré elles ou le fait-on par simple souci du buzz ? Et par ailleurs, oui, ces politiques ne s’honorent pas en commentant les accusations, voire défendre, l’un des leurs quand une plainte est déposée… Mais bon, peut-on encore croire qu’un politique puisse être intègre…


Je répondais également à un autre intervenant sur un autre fil évoquant le fameux « tout le monde savait et n’a rien fait » :

Les beautés de la démagogie. Eh bien, vous auriez fait quoi vous ? “Savoir”, ce n’est pas être témoin d’une agression. C’est bien pourquoi les agresseurs attentent ou s’arrangent pour être seul avec une femme. Ils ne peuvent d’ailleurs savoir que la personne en question est un séducteur ou un queutard. Cet agresseur séduit dix filles, sur dix, vous en avez quelques-unes qui auront été consentantes, et parmi elles certaines n’auront aucun problème pour le faire savoir. Et sur ces dix, quand il y en a des agressées, on l’a vu dans ces témoignages, elles se taisent. Donc, ils savent quoi ? Ils savent que ce qui se sait : la personne est vue comme un séducteur ou un queutard, point. J’ai une assez basse opinion des séducteurs, mais séduire, ce n’est pas encore agresser. Et même si vous entendez parler d’agressions, OK, vous savez. Du moins, vous croyez savoir parce que vous en avez entendu parler. Et après ? Vous voulez prévenir qui en dehors de potentielles futures victimes ? « Bonjour, Monsieur le juge, j’ai entendu dire que… » Y a une capacité à se présenter comme de parfaits chevaliers blancs sur ces réseaux qui est assez fascinante. Et je ne rappellerais jamais assez que les agresseurs ont tout intérêt à « bien présenter ». Chevaliers blancs et blancs chevaliers. Les agresseurs se cachent derrière les chevaliers blancs, les hypocrites béni-oui-oui trompeusement toujours du côté des victimes. On n’est jamais trompé et agressé que par des hommes qui se donnent l’allure de gendre idéal. Vous auriez fait quoi ? Rien. À part prévenir les femmes, voire dire au concerné ce qu’on pense de lui, il n’y a rien à faire. Mais ce n’est souvent pas ce qui est suggéré quand certaines personnes s’indignent. Les mêmes personnes d’ailleurs qui sont sans doute toujours les mêmes à se cacher, à ne rien faire, quand vient à parler en face des problèmes. On les connaît ces gens toujours prompts à dire ce qu’il aurait fallu faire, mais qu’on a jamais vu lever le petit doigt pour dire quoi que ce soit, avant, au risque de se mettre en danger. Certains savent bien humer le sens du vent.

Ni juge, ni soumise, Yves Hinant, Jean Libon (2017)

Note : 2 sur 5.

Ni juge, ni soumise

Année : 2017

Réalisation : Yves Hinant, Jean Libon

Méthode de documentaire à la Strip-tease offrant un regard distant, sans commentaire ou parti pris avec son sujet. C’est plutôt louable, mais à la fois aussi la seule qualité du film et celle qu’on pourrait justement attendre d’un juge dans l’exercice de sa fonction. Le problème est bien là. Le personnage dépeint dans le film est insupportable et questionne même la déontologie de sa profession : qu’est-ce qu’un juge ? Est-ce qu’un con, exprimant la grandeur de sa connerie dans le cadre d’une profession où il est amené à exercer de lourdes responsabilités sur le devenir des autres, a-t-il le droit ainsi de manquer de respect à tous, voire à s’émanciper des lois qu’il est censé faire respecter ?

Je ne connais pas les usages judiciaires en Belgique, pas beaucoup plus en France, et ne sais par conséquent pas jusqu’à quel degré de libertés les juges d’instruction peuvent s’autoriser dans leur exercice du pouvoir. En revanche, sur la seule question éthique, pas besoin d’être expert pour comprendre que ces méthodes sont révoltantes. Tout dans ce personnage en fait, il y a le contraire de ce qu’on pourrait être en droit de demander et d’attendre d’un juge : partialité permanente, insolence envers certains prévenus (presque toujours des hommes issus de l’immigration) et empathie envers d’autres (quand ce sont des femmes, même pour une femme s’expliquant sur son infanticide), abus d’autorité (dont elle peut même s’amuser comme quand elle demande, hilare, à un policier de jouer de la sirène pour éviter les bouchons), non-respect de la parole des prévenus (elle leur coupe la parole, les menace, s’autorise des commentaires déplacés, refuse aux avocats de s’exprimer…) et même racisme.

On fait passer ça pour de l’excentricité, ça ne me poserait pas de problème si cette excentricité s’exprimait en respect avec la bonne pratique de son travail. Voilà une belle illustration malheureusement de l’idée qu’une partie des maux de la société est issue du mépris d’une certaine partie de la population pour une autre, toujours prête à lui savonner la planche pour que surtout elle ne dispose pas des mêmes droits qu’elle. Comme l’impression de voir la justice d’un autre siècle avec laquelle le pauvre est par nature coupable de sa misère, non pas seulement des actes qui lui seraient reprochés, mais aussi encore plus de sa condition misérable à laquelle on lui refuserait le droit ou la possibilité de s’extirper. Croit-on qu’un homme, coupable ou innocent, ainsi (pré)jugé pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait, sortira de cette expérience judiciaire en faisant profil bas et en suivant le droit chemin ? Je n’y crois pas une seconde. Un homme à qui on dit qu’il est non seulement coupable de ses actes, mais aussi, par nature, de sa condition, retournera au monde avec une nouvelle obsession, celle de se venger de ceux qui l’ont (sur)jugé. Un type lui jure qu’il ira se battre en Syrie pour avoir été traité, et sans qu’on daigne l’écouter, comme un coupable et non comme un être humain : qu’une telle menace soit ou non suivie d’une quelconque radicalisation, c’est déjà le signe que la justice va de travers et qu’au lieu d’aider les hommes à se grandir, elle ne soit au contraire que l’outil d’une partie de ceux-ci servant à dénigrer et à rabaisser une autre qui est déjà à genoux. Qu’est-ce que Victor Hugo disait déjà, cité dans le film de Ladj Ly, au sujet des bonnes, des mauvaises herbes et des cultivateurs ?…

Ni juge, ni soumise, Yves Hinant, Jean Libon (2017) | Le Bureau, Artémis Productions, France 3 Cinéma



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A Cappella / Han Gong-ju, Su-jin Lee (2013)

Note : 3.5 sur 5.

A Cappella

Titre original : Han Gong-ju 한공주

Année : 2013

Réalisation : Su-jin Lee

Révoltant et… éprouvant. Quelques réserves sur l’utilisation de la musique et des amies en contrepoint du traumatisme initial comme pour donner une note d’espoir alors qu’on commence à en savoir un peu plus sur la tragédie dont a été victime la principale protagoniste. J’aurais souhaité en voir plus sur les manipulations, les corruptions, les intimidations qui ont suivi les faits (traitant des suites de l’affaire, notamment judiciaires), plutôt que de voir un autre choix narratif se faire, moins distant ou documentaire, et plus focalisé sur l’empathie à l’égard de Gong-ju.

Dans ce cas de figure (adaptation d’un fait divers), je serais toujours tenté de privilégier la mise à distance avec le sujet et l’approche quasi-documentaire, voire tenté d’adopter une tout autre manière de présenter les faits en jouant à fond la carte de la stylisation.

Cette mise à distance, le film réussit très bien par ailleurs à la faire de manière générale (au contraire d’un film comme Hope), surtout dans sa première partie. L’approche reste assez subtile : le jeu de va-et-vient entre passé et présent est bien mené, utile pour qu’on puisse prendre connaissance peu à peu des événements (pour un Coréen connaissant déjà les faits, l’approche serait différente, mais dans le bon sens, parce qu’elle doit ainsi sembler plus respectueuse vis-à-vis de la victime).

L’interprétation des acteurs est excellente, tout en retenue la plupart du temps (à l’exception du père). Et la première heure, dans cette première partie où on comprend qu’elle cherche à échapper à un milieu dans lequel elle a été plongée et probablement victime, est excellente, même si encore une fois on peut se demander si cet intérêt, voire ce plaisir, suscité par les effets narratifs ainsi constitués, compte tenu du fait, encore, qu’il s’agit d’un fait divers réel particulièrement sordide, ne nous rend pas spectateurs un peu coupables et complices, ou au moins voyeurs.

Difficile d’aborder un tel sujet quand on le sait lié à des faits réels. Tout comme il est difficile de les recevoir (un défi récurrent pour les auteurs, on l’a vu récemment avec le film d’Ozon sur la pédophilie).


A Cappella, Su-jin Lee 2013 Han Gong-ju 한공주 | Vill Lee Film


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Brubaker, Stuart Rosenberg (1980)

Brubaker

Brubaker Année : 1980

4/10 IMDb

Réalisation :

Stuart Rosenberg

Avec :

Robert Redford, Yaphet Kotto, Morgan Freeman

Tiré, défait, par les cheveux. C’est pas le tout d’avoir une histoire tirée de faits réels, encore faut-il se garder d’en adapter une trop grande part pour « faire cinéma ». Certaines incohérences lourdes heurtent franchement la crédibilité du récit. Que le futur directeur de prison se fasse d’abord passer pour un détenu, passe encore, ça ressemble à du mauvais Samuel Fuller (je fais pas dans le pléonasme, c’est pour dire que c’est vraiment très très mauvais), mais le directeur de prison qui fait chercher des fosses communes sur le terrain de la prison par ses détenus ou qui chasse un “trustee” (sorte de kapo de pénitencier) l’arme à la main avec l’aide d’autres trustees (donc des prévenus) jusque dans la ville voisine, et tout ça sans jamais prévenir ni la police ni l’institution judiciaire, je veux bien qu’on puisse respecter à la lettre les principes de Hitchcock pour plonger le spectateur dans une tension permanente (ne jamais appeler la police), là, les ficelles deviennent si grossières qu’on ne peut faire autre chose que hausser les épaules… ou rire.

(Le spectacle serait plutôt ailleurs : Bruno Nuytten nous expliquant les bisbilles entre Bob Redford et Bob Rafelson quand ce dernier voulait raser la tête du premier. Rafelson sera remplacé. On touche pas à Bob, Bob.)


 

Brubaker, Stuart Rosenberg 1980 | Twentieth Century Fox


Weinstein et compagnie

Les capitales

Violences de la société

C’est sympa de nous rejouer le coup des “scandales” sexuels presque un siècle après qu’on a accusé Roscoe “Fatty” Arbuckle de viol et de meurtre de Virginia Rappe, et presque une demi-douzaine d’années après les accusations de viol de DSK sur Tristane Banon. Manifestement, la presse, la rumeur, les scandales et les lynchages en règle qui suivent avec le même systématisme, les mêmes procédés puants et contre-productifs ne nous apprennent rien. Alors on recommence.

Quand on est victime d’un délit et a fortiori d’un crime, il y a ce qu’on appelle dans les sociétés civilisées, la Justice. Personne ne veut aller en justice, on le comprend, ce n’est pas drôle, mais si on y renonce, et plus on y renonce, moins il sera facile, voire carrément possible, de prouver qu’on a bien été victime.

La question n’est pas de savoir si Fatty Arbuckle était coupable, si DSK l’était ou aujourd’hui Weinstein, car les circonstances sont différentes, et au moins pour le premier, il est assez vraisemblable, un siècle après, de penser qu’il avait été accusé à tort. En revanche, c’est tout l’emballement qui suit, les “scandales” relayés et alimentés par la presse et la rumeur, les lynchages, les attaques de tous côtés (que ce soit à l’égard de l’accusé en question ou des victimes), qui procèdent de la même logique.

Un crime, ça se juge devant de la Justice. Pas au tribunal populaire. Alors les petits collabos de circonstances qui sont toujours du bon côté de la barrière et dans le sens du vent, les opportunistes, tous ceux qui ont peur de ne pas participer au mouvement de foule et de dénigrement (là encore en s’attaquant à la fois à l’accusé populaire ou la victime), tous ceux-là, c’est en fait eux, toujours les mêmes, nous, qu’il faudrait accuser. Parce qu’ils n’apprennent jamais rien et n’ont jamais qu’un seul désir : profiter, non pas du crime, mais du scandale. Il y a des profiteurs de scandale comme il y a des profiteurs de guerre. On juge (et je le fais ici à mon tour, mais je ne juge pas un cas particulier), on se lave pas mal les mains en fait des victimes qu’on prétend défendre, car encore une fois, quelques mois après, on se foutra pas mal de savoir s’il y a ne serait-ce qu’un procès, vu que tout ce qui importe, ce n’est pas de protéger les victimes, mais de participer au scandale, au mouvement, aux accusations ; sinon on comprendrait, à force d’expérience, puisque ces scandales ne font que se répéter avec les mêmes résultats, à savoir que ça se retourne contre ceux qui se présentent comme les victimes, et que les crimes et délits qui entourent toutes ces pratiques bien réelles, et dont on ne parle pas au quotidien, elles continuent sans que cela change.

Parce que profondément, est-ce que la mise en lumière de tels scandales, de telles accusations, aident-elles à changer les comportements ? Non. Que les faits soient réels ou non, pour une affaire médiatisée, il y en a des millions d’autres qui n’attirent l’attention de personne et qui tiennent de la même logique. En l’occurrence, un bon gros et gras prédateur sexuel capable, par le pouvoir qu’il détient sur sa (ou ses) victime potentielle, et grâce à leur environnement commun, d’agir sur elle a sa guise et sans risque de poursuites (immédiates, et au prix parfois de chantages, d’ententes forcées, de menaces, etc.). Il y a donc un siècle, éclatait cette affaire du viol et du meurtre de Virginia Rappe. Les pratiques ont-elles alors changé à Hollywood ? On serait tentés de dire : « la preuve que non puisqu’on y est encore un siècle après ». Mais encore une fois les affaires ne sont pas identiques, ce n’est que le traitement qui en est fait. Mais les affaires de mœurs ont-elles disparu à Hollywood, ou ailleurs ? Pense-t-on vraiment aller dans le bon sens en nous acharnant sur des affaires sur lesquelles on ne sait rien ? La question des violences dans un milieu en particulier, par un type d’agresseurs en particulier, ou même dans une société tout entière, c’est un problème qui ne peut se résoudre à la lumière d’un seul fait divers ou de ses petites sœurs. Et un peu à la manière de la lutte contre le terrorisme, la passion, le manque de raison, la nécessité de montrer les muscles, ou simplement d’agir, presse certains à prendre des décisions au mieux inutiles, au pire, contre-productives. Il y a un siècle, le scandale de Fatty a bien ruiné sa carrière, au point qu’aujourd’hui rares sont ceux qui pourraient citer son nom ou un de ses films (ou oublie les scandales et les personnes qui y sont mêlées comme des furoncles passent et repassent sur notre peau : ça jaillit, c’est vilain, on tente à peu près tout pour colmater, on empire la chose, on se salit soi-même les doigts, et puis un an après c’est tout oublié), et au final, sur quoi a débouché l’affaire ? Arbuckle sera acquitté et cette affaire sera le point de départ d’une prise de conscience des faiseurs d’Hollywood (leur bonne conscience, leur agence de presse) et on aboutira quelques années après à la mise en place d’un code de conduite, le code Hays (le but n’étant alors pas de préserver les bonnes mœurs américaines mais bien d’éviter de nouveaux scandales).

De la même manière que dans l’élucidation d’un crime on en vient à se demander à qui profite le crime, en la matière de scandale, il serait bon de se demander à qui il profite. Certainement pas aux victimes. Qui le sont bien souvent deux fois.

J’insiste donc. Aucune justice légitime ne peut passer par la presse. L’emballement ne ferait qu’y rappeler ce qu’on y voit parfaitement décrit dans des films comme Fury, La Rumeur ou L’Étrange Incident. Le citoyen ne sort jamais grandi d’accusation sans preuve, et la victime n’aura jamais gain de cause en accusant sans les preuves nécessaires à un jugement en bonne et due forme. Si les victimes ne se donnent pas les moyens de faire valoir leurs droits, afin d’apporter des preuves à ce qu’elles avancent, elles laissent la possibilité à leur(s) agresseur(s) une nouvelle fois de les attaquer. Faire appel à l’opinion publique, c’est à la fois se trahir soi-même, se fourvoyer sur l’issue d’un jugement qu’on a jusque-là renoncé à porter devant les tribunaux, c’est réclamer une compassion qui se révélera bien vite éphémère et réellement destructrice pour soi. Si les victimes ne s’en rendent pas compte au moment de porter, souvent trop tardivement, leurs accusations, c’est encore ce vacarme étourdissant comme un poulet sans tête qui viendra cruellement leur rappeler.

Un crime, ça se dénonce le plus rapidement possible, à la police, et ça se juge devant un tribunal. Si les scandales ne font intervenir qu’une poignée de protagonistes, il salit surtout ceux qui s’avilissent à juger une affaire dont ils ne savent rien sur la place publique. Donc tout le monde, la société dans son ensemble. Le scandale Weinstein, comme autrefois celui d’Arbuckle ou de DSK en disent moins sur les petites personnes concernées que sur une société capable de s’agiter sur de tels faits divers.

Dernières choses concernant plus particulièrement « le scandale Weinstein », on parle d’omerta, et on ne fait alors que citer des hommes comme responsables de cette situation. Les premières responsables de cette omerta sont les victimes qui refusent, négligent, renoncent à se défendre, qui acceptent, en toute connaissance de cause, de travailler avec des hommes qui les ont agressées. L’omerta ne vient pas des autres hommes, ou même de la presse, qui « savaient et qui n’en ont rien dit », simplement parce que ceux-là, s’ils ne disent rien, c’est qu’ils ne commentent pas des rumeurs, des ouï-dire ou des accusations entendues ici ou là sans preuves. Et ceux-là ne devraient pas être plus « juges » quand ces affaires viennent à apparaître sur la place publique. La parole de la victime ne devrait pas devenir plus sacrée quand elle se répand comme une tache honteuse sur toute une société malade et complice. Ceux qui savaient et qui n’ont rien dit, ce ne sont pas ceux qui l’ont fermée parce qu’ils en avaient entendu parler, ce sont celles qui étaient en premier chef concernées et qui ont laissé faire. Si toutes celles-là, parce qu’elles n’y ont plus intérêt, semblent toutes se réveiller comme une nuée de cadavres sortant de leur tombe à la pleine lune, c’est bien qu’elles sont animées par la même lâcheté qui autrefois les avait fait se taire. Il y a des crimes impardonnables qui ne seront jamais jugés sinon que par le tribunal populaire de la rue, et il y a ceux qui renoncent à dénoncer les crimes au moment où ils avaient intérêt à tirer profit du pouvoir dont plus tard elles diront avoir été victimes. Un pouvoir qui est bien responsable, non pas du crime en lui-même (nul besoin de posséder un tel pouvoir pour violer une femme, quoi qu’en disent les tenants de la théorie du patriarcat), mais de l’omerta dont elles se rendent alors coupables en en acceptant peu ou prou les termes. Il y a le pouvoir de l’argent, et il y a le pouvoir de celui qui refuse de travailler avec celui qui possède cet argent. Décider de se laisser corrompre, c’est se rendre soi-même coupable après avoir été victime. On renonce alors non seulement à faire valoir par la suite ses droits de reconnaissance en tant que victime, mais bien pire encore, on laisse la possibilité que de telles pratiques se perpétuent, que d’autres en soient victimes. C’est de ces crimes-là, aussi, dont les victimes muettes, les seules véritables qui « savaient », se rendent cette fois complices. S’agiter par la suite en se mêlant à la rumeur et au lynchage ne changera pas la culpabilité initiale de celles qui se taisent et qui ont laissé faire : les crimes, les agressions, c’est quand on a la possibilité de les dénoncer auprès de la justice qu’on le fait, pas sur la place publique quand on a perdu la possibilité de le faire légalement.

(Et pour ceux encore qui prétendaient ne pas savoir et qui dégueulent sur « ceux qui savaient », rappelons que Peter Biskind parlait déjà du comportement suspect du bonhomme dans Sexe, mensonges et Hollywood.)


À lire : le commentaire écrit plus bas en commentaire d’article concernant la rétrospective Polanski à la cinémathèque française.

(Mieux de le mettre ici… :)

(On recommence quelques jours après. Même improductivité, autres méthodes — la manifestation — cette fois concernant la polémique de la rétrospective Polanski à la Cinémathèque. Ayant posté une réponse à la demande de manifestation par je ne sais quelle activiste mal inspirée, je la poste également ici pour mémoire.)

Sinon vous venez et vous vous intéressez à ce que la Cinémathèque programme par ailleurs, ou vous venez juste cracher votre venin stérile et racoleur dans un seul but promotionnel ?

Les intégristes féministes étaient déjà venues chialer l’année dernière lors de l’inauguration de la rétrospective Dorothy Arzner pour réclamer la mise en avant de plus de femmes cinéastes avant de ne plus voir personne lors des projections régulières (preuve si c’était encore nécessaire que seule la publicité est recherchée lors de telles manifestations pseudo-féministes). Et là encore, quand Claire Denis a été mise à l’honneur par la même Cinémathèque, en cette saison, personne dans les salles.

Certaines chialeuses sont très fortes pour dire aux autres ce qu’il faudrait faire, beaucoup moins quand il est question de manifester leur soutien à des prétendues victimes (du sexisme, du patriarcat) par la plus simple et la plus démocratique des méthodes : bouger ses fesses et aller les poser dans une salle. Si la Cinémathèque avait certes pu faire une rétrospective en se gardant bien d’inviter le personnage, d’autres seraient également bien avisés de cesser de parler de la culture que d’autres devraient presque s’infliger à leur place.

Il est tout joli le royaume de l’indignation dans lequel vous semblez vivre. Cessez de vous indigner, et portez plainte ; cessez d’interroger la programmation d’une institution culturelle quand vous avez manifestement aucun intérêt pour elle, et faites avancer le droit des femmes là où elles en ont.

Soyez par ailleurs certaine(s) d’une chose : que si on peut comprendre que toute cette publicité vous soit profitable (vous existez autrement qu’à travers les polémiques ?), elle sert également, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la personne que vous attaquez. La légende d’Hollywood s’est créée dans les années 10 à partir de scandales qui alimentaient la publicité. De ces scandales ne restera pratiquement rien. Un Fatty Arbuckle, par exemple, sera blanchi dans son affaire ; et même si, contrairement à d’autres qui lui ont succédé, il n’a plus recouvré le succès, restent un siècle après, ses films, rien que ses films. Innocemment ou non, vous participez ainsi un peu plus à la légende d’un cinéaste qui n’aurait probablement pas eu toute son attention qu’à travers son supposé génie. Et cela, en entretenant votre publicité en même temps que la sienne.

Vous prétendez défendre les victimes ? Foutaise. Au lieu de soigner la publicité, cessez de vous attaquer vainement à des symboles et à des crimes vieux d’un demi-siècle, à de simples faits divers qui loin de contribuer pour la cause des femmes et des victimes peineraient même à faire croire que les agitations coutumières dont elles sont à l’origine servent les quelques victimes concernées.

Manifestez son indignation, est-ce protéger les victimes ou les futures victimes ? Certainement pas. C’est au contraire maintenir l’idée répandue que les agressions ne proviennent toujours que de criminels parfaitement identifiables laissés en liberté par on ne sait quelle main invisible ; c’est identifier des « loups » ou des « ogres » qui justement parce qu’ils ont la gueule de l’emploi ne doivent jamais cesser d’être craints ; c’est alimenter une peur ne servant jamais la cause des victimes mais au contraire l’intérêt de ceux ou celles qui prétendent toujours les défendre.

Le même biais, totalement inopérant et contre-productif mais donnant la bonne conscience aux agitateurs qui ne recherchent pas autre chose, ce matin, aux nouvelles : les accusations de viol par un migrant. L’exception fait toujours les gros titres, les têtes de gondole, les symboles sont des cibles parfaites pour servir les intérêts de faux défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Et c’est oublier, nier, que l’exception, facile à dénoncer, n’est jamais la règle.

Des centaines, des milliers, de victimes, chaque année, qui celles-là restent dans l’ombre et le silence et qui pourtant sont les plus nombreuses, agressées non par des « mythes », des « loups », des « migrants », des Weinstein ou des Roman Polanski, mais par des proches, des connaissances, des collègues, bref, par tout sauf des criminels qui n’ont rien de l’apparence évidente, dangereuse, du mythe que vous contribuez à entretenir à travers votre recherche permanente de publicité, eh bien de toutes ces victimes, on n’en saura pas plus, victimes également d’un crime bien trop commun ; et celles-là, suivies bien plus encore qui arriveront après elles, pourront rester dans leur ignorance, leur naïveté, confortées dans leur idée, rassurées qu’elles seront par vos agitations stériles, que les agresseurs dont elles sont potentiellement victimes ressemblent tous à des # porcs.

Lancez en temps venu une autre pétition à l’attention de Jean-Claude Brisseau (sans concertation, c’est à craindre, avec ses victimes) et vous ne servirez pas plus la cause que vous prétendez défendre. Mais la vôtre. Pire encore, vous assurerez un peu plus la publicité et la postérité d’un cinéaste qui ne mérite peut-être pas autant d’attention et d’honneur.