La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa (1953)

La Porte de l’enfer

Jigokumonla-porte-de-lenfer-teinosuke-kinugasa-1953Année : 1953

Réalisation :

Teinosuke Kinugasa

7/10  IMDb

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Cent ans de cinéma Télérama

La mise en scène de la fin sauve le film. Celui-ci devient tout d’un coup pesant, lent, on se croirait dans un Hitchcock ou dans Yoru no tsuzumi tourné cinq ans plus tard par Tadashi Imai. Mais c’est un peu tard.

L’intrigue est réduite à rien et n’a pas grand intérêt. Le personnage principal manque de nuances et de psychologie. La femme erre dans le film tel un fantôme. Seul son mari possède une once d’humanité, à moins qu’il soit gay et se désintéresse du sort de sa femme, mais là encore on s’en moque.

Les couleurs sont horribles, on se croirait dans un Richard Thorpe. La musique y fait penser aussi. À moins que ce soit l’influence de Cecil B. Demille ou de certains westerns de l’époque.

Une Palme d’or plutôt décevante quand on y regarde un demi-siècle plus tard. Si l’histoire doit retenir un film de Teinosuke Kinugasa, ce serait beaucoup plus Une page folle (1926). Parce que si le cinéma japonais est au milieu de son âge d’or en 1953, il faudra attendre encore quelques décennies à l’Occident pour découvrir les grands films domestiques de cette période au Japon. Films d’époque compris. La Porte de l’enfer n’est pas encore la porte d’entrée rêvée vers le cinéma nippon.


La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa 1953 Jigokumon | Daiei 


Histoire écrite sur l’eau, Yoshishige Yoshida (1965)

Fontaine, j’écris ton nom

Histoire écrite sur l’eau

Note : 5 sur 5.

Titre original : Mizu de kakareta monogatari

Année : 1965

Réalisation : Yoshishige Yoshida

Avec : Mariko Okada, Ruriko Asaoka, Isao Yamagata, Masakazu Kuwayama

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Yoshida a en commun avec Ozu de s’appliquer toujours à refaire le même film. L’esthétique noir et blanc, les angles de prise vue audacieux, le rythme lent, les ellipses, l’atmosphère énigmatique. Si toutefois son œuvre tourne toujours autour de l’idée du désir, ses films sont souvent « à fleur d’eau » : en suggérant plus qu’en expliquant, il prend le risque de noyer son propos. On lui reproche alors sa froideur, son esthétisme creux, car il est vrai qu’à trop vouloir chercher à couper l’eau en quatre, on refuse tout bonnement de rentrer dans son jeu. Chez Ozu, les sujets peuvent ne pas nous toucher, il restera toujours l’humour imperceptible grâce auquel on aura toujours l’œil qui frise. On pardonne plus facilement quelques errances quand cet humour arrive à pointer le bout de son nez, alors que quand on choisit l’austérité et des sujets lourds, c’est notre nez qui aurait tendance à piquer. La beauté endort, l’humour réveille. J’imagine donc, puisque tous les films de Yoshida présentent globalement les mêmes qualités esthétiques, que si certaines de ses histoires nous touchent plus que d’autres, c’est qu’il présente des sujets qui ont plus de chance de nous séduire.

J’aime le vice dans les films, mais mieux vaut que ces vices ne débouchent pas sur d’interminables discussions. Que ce soit Amours dans la neige, Eros + Massacre ou Purgatoire eroica, c’était trop cérébral, les enjeux m’échappaient, les discours m’épuisaient. Ici, les enjeux sont clairs et simples à comprendre. Du moins, ils sont assez bien suggérés pour qu’on puisse comprendre le sens du récit et accepter de le suivre jusqu’au bout. Tout y passe au rayon des vices familiaux : inceste, adultère et pédophilie. Pas la peine d’en rajouter dans l’explicatif, c’est clair comme de l’eau de roche. Et au lieu d’avoir des dialogues pompeux et répétitifs, ces thèmes apparaissent au travers de flashbacks ou de situations, ce qui est bien plus conforme à mon goût.

Cela commence par un bain un peu trop sensuel entre la mère et son fils sous les yeux du père. Qu’un enfant aime sa mère à cet âge, c’est naturel (d’autant plus que la mère en question est sans cesse présentée comme une sorte de déesse — frigide — attisant le désir même des camarades de classe du fils), seulement la fonction du père est de rappeler qui est le mâle dominant et qui commande. L’interdit tombe quand le père, dans la même scène, se met à cracher du sang comme pour sceller l’union de la mère et du fils, comme une sorte d’autocastration du père pour laisser la place au fils, comme une sorte de petite mort par dépucelage oral (oui, oui, le symbole). Quelle que soit l’interprétation qu’on en fait, le problème est posé : on trouve une origine crédible au trouble du fils, et les enjeux pour le reste du film.

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Histoire écrite sur l’eau, Yoshishige Yoshida 1965 Mizu de kakareta monogatari / A Story Written with Water | Chunichi Eigasha

Yoshida adoptant toujours la même ambiance dans ses films, on se demande parfois pourquoi il est si austère, un peu comme quand on arrive en plein milieu d’une scène où tout le monde tire une tronche d’enterrement sans comprendre que justement quelqu’un vient de mourir…

— Qui est mort ?

— Personne, c’est un film de Yoshida.

Ici, rapidement, l’origine du trouble est suggérée, illustrée par un flashback, non par des dialogues ronflants, et cette austérité est donc justifiée, ce n’est pas un caprice esthétique.

Le reste du film peut alors surfer sur cette première impression et développer les autres thèmes pour enfoncer le clou. Le regard du fils sur la sexualité de sa mère avec d’autres hommes, et en particulier son beau-père ; le regard des jeunes filles sur le désir qu’il pourrait avoir pour elles ; la peur d’éprouver du désir pour une femme qui pourrait tout aussi bien être sa sœur ; le désir recouvré avec une simple prostituée payée encore par ce beau-père qui pourrait être son père (encore lourd de symbole) ; l’expérience sexuelle et furtive dans son enfance avec une amie de sa mère ; le désir à nouveau de tuer le père (l’amant de sa mère) ; le désir d’en finir par un double suicide ; le refus d’avoir à son tour une progéniture, etc.

Tout ça est traité de la meilleure des manières. La difficulté est toujours d’en faire trop ou pas assez, et peut-être en dehors de cette fin un peu appuyée, il m’a semblé que pour une fois Yoshida était dans le ton et adoptait les proportions justes (autrement dit, les miennes, celles qui correspondent à ma sensibilité).

Yoshida n’est pas encore dans les excès géométriques de certains de ses prochains films — cette esthétique, propre, travaillée comme un bonsaï. L’austérité lisse de Yoshida, difficilement supportable, évoluera en suivant le poids de sa femme. À ce propos, notons la présence longiligne de Ruriko Asaoka, apportant ce contrepoint indispensable et nécessaire à celle déjà voluptueuse de Mariko Okada.

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Ruriko Asaoka et ses pommettes de la discorde

Une constante chez Yoshida, rendue possible grâce à l’usage d’un format Cinémascope : la partition harmonieuse de l’écran, avec comme souvent aussi une certaine constance dans son design à reproduire des polygones blancs bariolés de traits fins… géométriques (quand on dit que certains décors sont des personnages, chez Yoshida, certains cadres pourraient presque être des visages) :

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Dans les années 60, on s’amuse également beaucoup à proposer des champs-contrechamps… inclusifs. Bel exemple :

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Nuages flottants, Mikio Naruse (1955)

César et Rosalie

Nuages flottants

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Ukigumo

Année : 1955

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Hideko Takamine, Masayuki Mori, Mariko Okada, Chieko Nakakita, Isao Yamagata, Daisuke Katô

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J’avais vu le film il y a deux ans, j’en gardais pourtant très peu de souvenirs. Il était donc temps de revoir ce qui est considéré par beaucoup comme le meilleur film de Mikio Naruse.

Le film me laisse toujours un avis mitigé. La qualité du récit, c’est de s’attacher à une histoire, une seule. Comme souvent chez Naruse on commence par une sorte de plan d’ensemble, puis le récit se resserre petit à petit jusqu’à ne s’intéresser qu’à la relation entre les deux personnages principaux. Cette sorte de travelling avant et de ponctuation glissant entre les différentes échelles de plan, ce basculement de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de la généralité à l’unité, est toutefois moins évidente que dans les autres films. Ici, dès le départ, on sait qui sont les deux personnages principaux ; je me suis suffisamment plaint des débuts un peu trop « chorals » de Naruse pour le faire ici. Le récit en flashback du début pour entrer tout de suite dans le vif de sujet est peut-être un peu facile en revanche. Un récit linéaire aurait sans doute été plus long, probablement moins efficace, et après tout, la qualité du film, c’est sa densité, sa concision. À chaque scène correspond une époque, une nouvelle péripétie, le moteur du récit c’est l’ellipse. L’intrusion de deux ou trois personnages dans la première heure sert surtout à créer la menace, la jalousie. On ne peut pas dire que le gros problème du bonhomme, c’est sa frivolité, et en même temps ne pas le traduire en action… Il est volage, inconstant, lâche ; il faut le montrer à travers la relation qu’il a avec les autres personnages. Ensuite, quand le récit se resserre sur ces deux personnages principaux, à savoir l’homme marié qui séduit un peu malgré lui mais sans honte les autres femmes, et la femme, sa maîtresse, qui semble l’attendre toute sa vie malgré ses fausses promesses (même si finalement, il n’en fait aucune…, tout l’art de la muflerie).

Nuages flottants, Mikio Naruse 1955 Ukigumo | Toho Company

C’est dans ce resserrement que le récit atteint sans doute son meilleur. On a vu ça dans d’autres films, souvent long (parce que ça demande une longue mise en place et surtout un acharnement, une répétition pour que le spectateur finisse par comprendre que les scènes sont systématiques et pour créer presque un effet de manque si le récit proposait autre chose), comme La Maman et la Putain d’Eustache : une fois qu’on est dedans, c’est fascinant : le film ne se résume plus qu’en une suite de scènes en tête à tête représentant chacune une nouvelle étape dans l’évolution de leur relation. Comme une mise sous microscope de la vie d’un couple, d’un faux couple (avant la fin du film, la morale semble bien être : on a beau chercher quelqu’un, croire le trouver, on est toujours seul).

Le défaut majeur de cette histoire, pour moi, et puisqu’il faut y venir, c’est l’antipathie des deux personnages. Celui interprété par Hideko Takamine est à l’opposé des personnages habituels féminins rencontrés chez Naruse. Elle est viscéralement attachée à son homme, lui pardonne tout, serait prête à tout accepter pour lui… Or, sachant que lui est un salaud, ça ne passe pas. Sa relative fragilité, sa docilité face à son homme, tout ça est un frein à ce qu’on s’identifie pleinement à elle. Sa faiblesse ne nous émeut pas, on ne cherche pas à la consoler, elle nous agace ; on voudrait lui dire d’aller voir ailleurs. La solitude, l’abandon, qui caractérise certains personnages narusiens, c’est leur plus grande force. L’empathie que porte le spectateur pour ces personnages souvent féminins, elle naît des choix ou des obligations qu’elles doivent endurer face à des hommes rarement à la hauteur. D’un côté leur relation fait un peu penser à celle qu’on trouve entre Jivago et Lara dans le Docteur Jivago. À la différence que dans le Lean, il y a une complicité entre les deux personnages ; malgré les séparations, on sent qu’ils s’aiment, ils vont l’un vers l’autre pour se protéger du froid glacial en quelque sorte. Or ici, on a le personnage féminin qui vient vers son homme, qui lui, la rejette. D’accord, c’est le sujet du film, mais ça rend impossible toute catharsis ; on peut difficilement dans nos sociétés actuelles comprendre un tel dévouement pour un homme qui n’en vaut pas le coup. Si le récit avait au moins adopté le point de vue d’un des personnages, celui de la femme, comme il semble vouloir le faire mais pas suffisamment, là on aurait pu s’identifier davantage à elle, on aurait compris ou accepter la dépendance à cet homme. Car lui, avant la fin qui le sauve un peu, reste antipathique. Un homme qui se laisse aller à la facilité des tentations féminines, qui semble n’avoir aucune morale, aucun remords, qui est d’une lâcheté et d’une hypocrisie sans fin, qui profite de ses différentes femmes selon les circonstances, et qui, finalement, n’a pas de cœur (quand l’une de ses maîtresses se fait tuer par son mari, il reste stoïque), un tel personnage ne peut pas provoquer la moindre sympathie chez le spectateur. Ça nous serait présenté comme une faiblesse de sa part, le récit prendrait le temps de l’expliquer, pour qu’on l’accepte d’accord, mais là, soit son personnage est trop grand, soit pas assez. Dans Quand une femme monte l’escalier, il y a un personnage comme ça qui ne peut s’empêcher de séduire les femmes, mais non seulement il s’agit d’un personnage secondaire, mais en plus c’est bien présenté comme quelque chose de maladif, donc à ce moment, ça n’est pas si antipathique. On passe presque exclusivement deux heures au milieu de ces deux personnages, ces deux amants, et pourtant, ils restent pour nous toujours des étrangers, l’identification ne s’est pas effectuée comme elle le devrait.

Après, le film ne pouvait pas prendre une autre direction, parce que tout est déterminé semble-t-il par la fin, là où le récit prend tout son sens, avec la phrase en guise d’épilogue : « La vie d’une fleur se fane très vite. C’est pourquoi il faut vite l’aimer. » C’était donc là où tout le récit voulait en venir ; mais ce n’est pas pour autant que ça rend moins problématique l’antipathie qu’on éprouve à l’égard de ces personnages durant le reste du film. Surtout, si c’était ça le sujet du film, il aurait fallu le dire plus tôt. Car pendant tout le film, on le voit comme un « finiront-ils ensemble ». L’enjeu annoncé au début semble être lié à la compatibilité ou non de ces deux personnages, et comme on a déjà la réponse (non parce que c’est un salaud) on est un peu perplexe pendant tout le film face à cette relation je t’aime-moi-non-plus. Le film, à la lumière de cette fin, prend donc un nouvel intérêt. On repense après coup à ce personnage qui nous est apparu pendant tout le récit antipathique ; le geste et la prise de conscience finale sont une sorte de rédemption, un peu tardive mais réelle, de l’amant lâche et opportuniste. Est-ce que pour autant le spectateur est prêt à lui pardonner ? C’est toute la question. On se retrouve un peu à la place de cette femme (pour le coup on la comprend un peu mieux donc) qui malgré l’indifférence de cet homme continue de l’aimer ; c’est le même problème que rencontrent également certaines femmes battues qui voient après coups leur mari s’excuser sincèrement. Les excuses, les rédemptions tardives, ça n’excuse pas ce qui précède, ça ne garantit pas qu’on soit quitte avec son passé. Le personnage de Mazayuki Mori est un salaud… et pis c’est tout ! La vie d’une fleur ça se fane peut-être très vite, mais il ne faut pas non plus laisser n’importe qui la cueillir. Il faut savoir s’en occuper… Quand Mori accepte qu’Hideko Takamine, souffrant, semble-t-il, de tuberculose, la suive sur une île qui possède une forêt pluviale où « c’est rare qu’il ne pleuve pas dans le mois », ce n’est pas vraiment savoir prendre soin de sa jolie fleur. Ah, tu peux faire le malin une fois qu’elle est fanée par ta faute, imbécile !

Pourquoi Nuages flottants au lieu de Nuages pluvieux ? Mystère…

Prochain visionnage, je montrai encore cette appréciation sans doute…



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