La Fête de Saint Jorgen, Yakov Protazanov (1930)

Life of Jorgen

Note : 4 sur 5.

La Fête de Saint Jorgen

Titre original : Prazdnik svyatogo Yorgena

Année : 1930

Réalisation : Yakov Protazanov

Avec : Igor Ilyinsky, Anatoli Ktorov, Mariya Strelkova, Vladimir Uralskiy

Le passage délicat et baroque du muet au parlant semble avoir été pour Protazanov une opportunité presque idéale pour expérimenter une diversité de procédés utilisant le meilleur du muet et les balbutiements du parlant sans qu’on puisse pour autant s’émouvoir de certaines excentricités. Quand on sent parfois certains films s’accommoder assez mal de cette transition, semblant ajouter sur le tard et dans la catastrophe quelques scènes sonores mal dirigées et interprétées, Protazanov, lui, s’amuse. Face aux défis et aux opportunités, certains y trouvent une émulation nouvelle, celle de tester cent choses, d’autres restent attachées aux vieilles méthodes et sont rétifs à s’embarquer dans des procédés que d’autres leur imposent…

Le film de Protazanov fourmille déjà d’inventions : récit en flash-back d’une histoire qui ne s’est en fait pas du tout passée comme le conteur le prétend (l’humour naissant de l’opposition des deux) ou mise en abîme (savoureuse séquence où on projette des rushs du film « la fête de Saint Jorgen » avec un saint censé marcher sur l’eau, mais personne ne peut y croire et une scène malencontreusement interrompue par un canot entrant dans le champ avec un « saint » Jorgen s’emportant face aux intrus…).

C’est follement fourre-tout, mais on s’y laisse prendre. Surtout parce que c’est drôle, délicieusement impertinent, non pas à l’attention du pouvoir (faut pas rêver) mais de la religion. La satire à la limite du burlesque est merveilleuse, car voilà-t-il pas que la bande d’escrocs la plus recherchée du pays se retrouve à jouer les saints parmi les marchands du temple, les profiteurs de foi, les faux dévots… Quand ce n’est pas la bourgeoisie (ou au mieux la bureaucratie), on peut toujours taper sur la religion. Et c’est tant mieux.

Une sorte de Vie de Brian cynique, loufoque et soviétique. Foutraque comme il faut. Vive les escrocs (au cinéma).

La Fête de Saint Jorgen, Yakov Protazanov 1930 Prazdnik svyatogo Yorgena | Mezhrabpomfilm 


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Le Détroit de la faim, Tomu Uchida (1965)

Insatiable Uchida

Le Détroit de la faim

A Fugitive from the Past

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Kiga kaikyô

Année : 1965

Réalisation : Tomu Uchida

Romancier : Tsutomu Minakami (OrineA House in the Quarter)

Avec : Rentarô Mikuni, Sachiko Hidari, Kôji Mitsui, Ken Takakura

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Encore un excellent film d’Uchida. Dans la veine des précédents, où la condition des hommes, misérables ou samouraïs, détermine leur destin.

Ici, on suit le parcours sur plusieurs années d’un Jean Valjean nippon. Rentarô Mikuni en effet est parfait pour le personnage, avec sa tête d’homme humble et honnête sur qui tous les malheurs semblent s’être déjà abattus.

Une histoire qui s’échelonne donc sur plus de dix ans. Dans la première partie, le personnage s’enfuit avec deux anciens prisonniers durant un typhon. Les deux autres hommes meurent durant la traversée du détroit, et le personnage de Rentarô Mikuni hérite d’un magot (non, ce ne sont pas des chandeliers en argent). Se retrouvant un peu perdu sur l’autre rive, il est recueilli une nuit par une prostituée à qui il laissera une partie de l’argent, sans doute déjà envahi par la culpabilité. Là encore, on ne peut imaginer mieux pour interpréter ce rôle que Sachiko Hidari, qui avait par deux fois joué pour Imamura les prostituées, et qui vient tout juste — après deux ans quand même — de donner sa voix criarde et son petit corps dodu à La Femme insecte. Elle va pouvoir changer de vie, payer les dettes de sa famille et rejoindre la capitale pour reprendre un nouveau départ. Pendant ce temps, un policier s’acharne (sorte de Javert avec plus d’humanité) à retrouver la trace du fugitif… pour le meurtre de ses deux acolytes. (Le typhon, presque, c’était de sa faute.)

Dix ans passent, et la prostituée voit la photo de son bienfaiteur dans le journal sous un autre nom (ce n’est pas encore non plus Monsieur Madeleine). Elle fait le voyage pour le remercier, elle qui ne passe pas un jour sans penser à lui. Seulement bien sûr, il fait mine de ne pas la reconnaître… La suite est un retour à l’enquête initiale à travers un nouveau drame. La police doit faire appel à l’ancien policier chargé de l’enquête qui a tout perdu en ayant échoué à retrouver ce fantôme. Bien sûr, la suite n’est pas tout à fait comme on pouvait se l’imaginer. La vérité est toujours ailleurs, autre, et le jeu des apparences, lui, est vicieux. Reste que les remords sont bien là, envahissants. La misère corrompt les hommes ; et une fois qu’on est pris dans l’engrenage, on n’est plus maître de rien.

Du grand art, parce que si l’histoire est efficace, Uchida sait parfaitement s’en rendre maître et comme toujours y insuffler une humanité comme personne.

Une des singularités du film, c’est sa durée. Habitués aux films noirs, aux séries B du genre, trois heures, c’est plutôt inhabituel. Mais on ne voit jamais le temps passer, la tension est continue. On croirait presque se retrouver dans un sac de nœuds élaboré par Seichô Matsumoto (Kiri no hata, Le Vase de sable, Zero Focus, Shadow of Deception).


Le Détroit de la faim, Tomu Uchida 1965 Kiga kaikyô | Toei Company


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Le Visage d’un autre, Hiroshi Teshigahara (1966)

Nô mais !

Le Visage d’un autre

Note : 4 sur 5.

Titre original : Tanin no kao

Année : 1966

Réalisation : Hiroshi Teshigahara

Scénario : Kôbô Abe

Avec : Tatsuya Nakadai, Mikijirô Hira, Kyôko Kishida, Eiji Okada, Minoru Chiaki, Hideo Kanze, Kunie Tanaka, Etsuko Ichihara

Difficile de classer ce film singulier. Horreur ? Science-fiction ? Drame psychologique ? C’est surtout un film excellent, même si parfois un peu dur à suivre. On n’est clairement pas dans le divertissement. Refus d’employer une musique d’accompagnement (il y a parfois une musique d’ambiance moderne à la Pierre Boulez, ça donne le ton) ; effets expérimentaux ou recherche formelle héritée du muet ou du cinéma d’art et d’essai ; jeu minimaliste, voire théâtral ; écriture qui va à l’essentiel ; sens obscur ou symbolique du sujet… Certains trouveront ça trop hermétique, d’autres, fascinant.

Okuyama est victime d’un accident industriel. Défiguré, il doit en permanence vivre avec un bandage pour cacher et protéger son visage. Façon Claude Rains dans LHomme invisible, Rock Hudson dans SecondsL’Opération diabolique, ou encore Bogart dans Les Passagers de la nuit. Face à ses doutes, à la vision des gens sur sa nouvelle vie et son nouveau “visage”, son psy lui propose l’implantation d’un masque. Il suffit de prendre un modèle, construire le masque d’une texture issue des progrès de la médecine, et de lui implanter. Il pourra l’enlever et le remettre à sa guise.

Le psy le met en garde face aux dangers de dédoublement de personnalité, mais Okuyama souffre de voir le regard des gens, de ses proches, changer sur lui. Qu’importe le visage, pourvu qu’il en ait un. Qu’il puisse à nouveau se fondre dans la masse.

L’opération est une réussite. Okuyama qui vient de prendre une chambre dans une résidence avec son visage bandé y retourne, le tenancier ne le reconnaît pas. Il commence à mener une double vie sans que personne ne le reconnaisse, sauf la fille retardée mentale du tenancier. Premier élément de trouble : il ne se rappelle pas l’avoir rencontrée alors qu’il portait son nouveau visage (là, on songe à L’Inconnu de Browning, à Cronenberg, aux Mains d’Orlac de Robert Wiene où un homme se fait implanter les mains d’un assassin…).

Okuyama retrouve son psy dans un bar à bières (il faut voir la singularité du truc, on est presque dans Blue Velvet avec une Japonaise qui chante en allemand !) pour lui faire part de son intention de se faire passer pour un autre homme et qu’il va tenter de séduire sa femme. Son psy le met en garde et remarque qu’il est déjà un tout autre homme. Potentiellement dangereux, car sans identité, donc à sa manière invisible aux yeux de la loi par exemple.

Okuyama suit sa femme, la séduit, l’amène dans sa résidence, passe la nuit avec elle… Au matin, il est furieux et lui dit que c’était trop facile. Il commence à enlever son masque, mais elle lui avoue qu’elle l’avait reconnu. « On cherche dans un couple à vivre sans masque, sans fard, je voulais voir ce que cela faisait à nouveau de vivre ainsi. »

Okuyama s’enfuit, furieux, et agresse une passante. Il est arrêté, mais on trouve dans sa veste la carte de visite de son psy. Celui-ci le fait libérer en prétextant que c’est un fou évadé. Ils sortent. Dans la rue, ils ne voient que des passants sans visage. Okuyama poignarde son psy.

Le film est entrecoupé de scènes d’une autre histoire, plus courte, qui, semble-t-il, n’existe pas dans le roman initial. L’idée était de rattacher cette histoire à la condition des victimes défigurées par les bombes atomiques de 1946. Il s’agit d’une jeune femme séduisante… dont le côté gauche est brûlé. Elle vit avec son frère et finira par se suicider (troublante scène d’inceste en tout cas).

Il faut vraiment parfois s’accrocher, mais c’est passionnant à suivre. On pense tour à tour à Franju (visage figé), La Jetée (les images immobiles), Resnais (L’Année dernière à Marienbad, surtout dans le jeu de montage, l’ambiance sourde et hiératique comme dans une tombe, les dialogues abscons). Le travail sur le montage (inserts simultanés du même décor avec un personnage différent) ou le placement de la caméra (plongées pour l’essentiel), l’ambiance (lumière dans le bar à bières où les figurants disparaissent au rythme de l’intensité de la scène, comme dans une mise en scène de théâtre), tout ça vaut le coup d’œil.


Le Visage d’un autre, Hiroshi Teshigahara 1966 Tanin no kao | Teshigahara Productions, Tokyo Eiga Co Ltd

L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang (1956)

… j’aime la vérité, mais la vérité ne m’aime pas

L’Invraisemblable Vérité

Beyond a Reasonable Doubt

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Beyond a Reasonable Doubt

Année : 1956

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Dana Andrews, Joan Fontaine, Sidney Blackmer

Ça commence très bien, dans la veine des films humanistes de Lang. L’éditorialiste et propriétaire d’un grand journal fait part à son ami, romancier et futur gendre, de son opposition à la peine de mort, car trop souvent des innocents sont envoyés à la chaise électrique. Il veut monter une mascarade pour prouver qu’on peut aisément faire accuser un innocent. Son ami y réfléchit et revient le voir quelques semaines plus tard pour lui signifier son intention de jouer le rôle du faux coupable. Ça tombe bien, un meurtre vient d’être commis, sans coupable, sans la moindre piste.

Pour que leur petite histoire marche parfaitement, les deux hommes se disent qu’il ne faut pas en informer la fiancée du romancier qui est également la fille de l’éditorialiste.

À partir de là, on sent le truc venir gros comme une maison, c’est ce qui est bien. On obéit à la règle du suspense de Hitchcock : faire peur avec ce qu’on attend. On a comme l’impression, et à raison, que l’éditorialiste va mourir avant qu’il ne révèle toute l’histoire, et on craint l’arrivée de cet instant. Malheureusement, sa vie est un peu trop courte à mon goût, le bon viel Alfred aurait pris son temps là… pour finir par nous le tuer dans une autre scène non montrée. Bref, c’est déjà un écart dans le style hitchcockien du film et ça va non seulement se poursuivre, mais en plus, on va perdre totalement l’idée de départ qui est de faire un film humaniste, contre la peine de mort… Même si l’idée était plus de dire que la peine de mort, ce n’est pas bien parce qu’on tue des innocents au lieu de dire simplement que ce n’est pas bien, par principe, que ce n’est pas au rôle d’un jury, représentant de la société, de faire exécuter un autre citoyen, quel qu’il soit, coupable ou non…

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L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang 1956 | Bert E. Friedlob Productions

On a droit alors aux traditionnelles scènes de cour, pas le plus intéressant du film, mais c’est un passage obligé. Quand l’éditorialiste meurt, bien sûr, le romancier tente de convaincre sa fiancée, son avocat, la cour, qu’ils avaient mis au point cette fausse culpabilité, mais on ne parle plus du fait que c’était pour prouver les dysfonctionnements de la justice, le film perd son accent politique, polémiste, engagé, humaniste, pour devenir un vulgaire film noir. Pour être efficace, la mort de l’éditorialiste aurait dû survenir juste à la fin du film, pour lui donner un accent tragique, rendant l’exécution du faux coupable et donc prouver non plus au public du film (autre type de jury) comme les deux hommes voulaient le faire au départ, mais de l’absurdité, de la cruauté d’un tel mécanisme qui fait exécuter des innocents. Là, non seulement, on perd le fil pour s’enliser dans un film de cour dans lequel le « faux coupable » va devoir tenter de trouver une solution pour se sortir de ce guêpier, mais surtout on a affaire à un twist ridicule rendant le film toujours plus inutile, et éloigné de la ligne ambitieuse proposée au début. Hitchcock mettait en garde contre ces « surprises » qui finalement ne font ni chaud ni froid au spectateur, sinon un haussement de sourcil incrédule. Le faux coupable est bel et bien coupable… Ridicule, tout ça pour ça… Où est passé l’humanisme du début du film ? La belle morale de l’éditorialiste semble être morte avec lui nous laissant avec un monstrueux roman de gare (peu crédible d’ailleurs, parce que le romancier était marié avec la victime et on a du mal à croire que le procureur et ses enquêteurs aient pu passer à côté de ça…).

L’idée de faire un film sur un meurtrier qui profite d’une occasion pour jouer les faux coupables, c’est intéressant, mais il faut jouer ce film dès le départ. Les twists, ça fait des effets de surprise, mais encore faut-il qu’il y ait un minimum de vraisemblance là-dedans (d’où sans doute le titre français qui pour le coup est bien trouvé : oui c’est totalement invraisemblable). La culpabilité du héros, elle doit être suggérée, sinon explicitement annoncée, comme on annonce son coup au billard. On ne peut pas choisir un angle d’attaque, puis faire une queue de poisson juste à la fin, ça donne l’impression d’être improvisé. Suivre le double jeu du héros, ça aurait pu être intéressant, jouer avec le doute du spectateur, cela l’aurait été tout autant. Là, on n’en a aucun, et à la fin, on nous prend pour des idiots pour nous expliquer qu’on n’a rien compris au film…

Dans le mode de fonctionnement de la justice américaine, c’est le procureur qui est chargé de l’enquête et qui mène l’instruction à charge ; en France, le procureur doit instruire à charge ET à décharge. Le problème (qui aurait pu être aussi soulevé par le film), c’est que si on a affaire à un bon procureur, et à une défense médiocre, il arrivera à tous les coups à convaincre de la culpabilité d’un accusé devant le jury.

Bref, Fritz Lang commence le film comme un Fritz Lang, il tâtonne en faisant du Hitchcock, et ça se finit avec du Howard Hughes. Il paraît que Lang n’aimait pas le film, et c’est son dernier film à Hollywood.


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Je suis un criminel, Busby Berkeley (1939)

C’est pas moi c’est les autres !

Je suis un criminel

Note : 5 sur 5.

Titre original : They Made Me a Criminal

Année : 1939

Réalisation : Busby Berkeley

Avec : John Garfield, Claude Rains

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Quand on est face à un grand film, parfois, on se fout de vouloir l’analyser. Et on prend plaisir à réciter dans sa tête le déroulement de l’histoire qui nous a passionnés. Sans blague donc, ceci ne fait rien d’autre que retracer le développement dramatique du film. Si vous n’aimez pas les spoils, dehors, autrement, vous aurez un aperçu de l’intérêt du film.

Garfield (son personnage) est un boxeur minable. Dans les premières scènes, on le voit dans sa “gloire”. Monsieur gagne, c’est la fête. Le soir de sa dernière victoire, il se saoule et reçoit dans son appart’ une poule et son type. Petite baston, et là, le premier, Garfield se fait assommer (aidé par l’alcool). Le type (de la poule) prend alors une bouteille et la fait péter sur la tête d’un reporter qui voulait se mêler à la fête… « Mon Dieu ! tu lui as fait mal » dit la poule. Mal ? ─ Il est mort. » (Voilà, c’est l’hamartia, la faute originelle, sur quoi est bâti tout le récit futur).

Là bien sûr, le type joue les lâches (sinon comme dit Hitchcock, si on appelle les flics, il n’y a plus de film). Il embarque Garfield toujours dans les vapes : il décidera bien de la suite plus tard. Mais faut pas rester avec un cadavre sur le dos. Arrivés dans une baraque, Garfield est toujours KO, la poule joue les ingénues (« oui mais il faut aller à la police, on nous croira, on est les gentils… »), contrepoint parfait pour l’autre type qui, lui, est une vraie saloperie : pour lui, se faire la malle sera la meilleure solution. Il profite de ce que Garfield soit dans les vapes pour lui faire les poches, lui piquer sa montre et un bracelet. ─ Ils partent. On ne les reverra plus : ils ont un accident de voiture (vraiment pas de bol, à croire presque qu’il y a un dieu qui punit les meurtriers). Garfield, qu’on désigne déjà comme le coupable du meurtre du reporter (c’était chez lui ça aide un peu), passe alors pour mort : dans l’accident, le conducteur avait sa montre et son bracelet…

Je suis un criminel, Busby Berkeley 1939 | Warner Bros

Garfield se réveille au petit matin. « Mais où donc que je suis ?! »… C’est dans le journal qu’il apprendra tout ça. Non seulement, il est mort, mais on a retrouvé le corps d’un reporter dans le coffre de sa voiture… Sacrée gueule de bois. (On ne s’embarrasse pas avec la vraisemblance… que tout ça soit arrivé pendant le sommeil de Garfield, ce n’est pas très crédible, mais ça évite d’inutiles scènes… là au moins ça va vite ; l’important n’est pas d’être crédible, mais de raconter au plus vite une histoire en un minimum de temps — le grand truc de Warner ça je crois).

Garfield retrouve son manager. « Mais tu es vivant ! super, je peux garder tout le fric que je te dois… puisque si tu dis que tu es en vie… tu vas en prison ! » Elle est belle l’humanité des gens… S’ils ont votre destinée entre leurs mains, ils ne vont pas se priver pour se servir. Et on comprend mieux une phrase dite plus tôt par Garfield : « Des amis ?! Les amis n’existent pas… » (Hé, on est à New-York, c’est chacun pour soi !).

Notre boxeur est donc obligé de partir sur la route, aller le plus moins possible de la côte est, là où on ne le reconnaîtra pas. Pendant ce temps, Claude Rains, lui, un flic un peu illuminé. Il a fait condamner autrefois un innocent et ne s’en est jamais remis… ─ C’est encore là, le thème du film : l’injustice… Bref, on se croirait en plein dans un film de Fritz Lang. Persuadé que ce n’est pas Garfield qui est mort dans l’accident, il se lance à sa recherche, tandis que tous ses collègues se foutent gentiment de sa gueule (ce n’est pas l’homme invisible mais tout comme).

On revient donc à Garfield qui se promène tranquillou sur le toit d’un wagon en plein désert de l’Arizona (normal… pas de fric rien). Course poursuite (oui, c’est un film d’action) sur le toit… Il tombe… C’est le désert. Il ne passe pas quarante jours à marcher, mais il arrive bien dans une sorte d’oasis coupée du monde, un paradis, qui rappelle pas mal l’arrivée de Moïse au Pays de Madian. Il y trouve la Séphora qui deviendra son amoureuse, et les bergères sont changées en terribles diablotins, des voyous eux aussi de New York, envoyés ici vers la quiétude (relative) des champs de palmiers dattiers. Une nouvelle fois, notre boxeur, s’effondre par terre (comme Moïse), affamé. Décidément pour un boxeur, il est souvent au tapis ! Fin du premier acte (ou round).

Le développement est classique. Comme on pouvait s’y attendre, il va rester pour aider dans le ranch (dans ce genre de truc comme par hasard, il n’y a pas d’homme adulte, et la seule femme est jolie et célibataire). Garfield se montre alors parfaitement antipathique… C’est une petite frappe de New York, pas un saint. Et c’est justement pourquoi le récit est intéressant : si c’était un homme parfait et sans reproche qu’on accusait d’un crime qu’il n’a pas commis, ce serait trop facile. Et en ça, c’est mieux par exemple que J’ai le droit de vivre (Henry Fonda, ce n’est pas James Cagney, alors que Garfield, ce n’en est pas loin… bref, le salaud qu’on aime non pas détester ici, mais défendre). Antipathique donc, parce qu’il fait les quatre cents coups avec les gamins. Là je zappe, un peu, il y a une longue séquence dans un réservoir d’eau qui est excellente, bien utile pour montrer la naissance des liens entre Garfield et les enfants qui l’idéalisent.

Mais la vie n’est pas aussi rose qu’elle y paraît dans ce petit havre de pays… Les dettes s’accumulent. Ah, l’argent… cette invention du diable, l’unique chose au monde qui puisse corrompre plus un homme qu’une femme. La solution à ce petit souci apparaît donc évidente (et facile, peu importe) : en ville, un boxeur professionnel propose de fric à qui arrivera à tenir plusieurs rounds face à lui. Exactement ce dont Garfield avait besoin pour aider ses amis. Bien sûr, en montant sur le ring, il prend le risque de se découvrir, et il en est conscient. Peu importe, il est heureux de voir que tout le monde est confiant et fier de son geste. On l’aide à regagner une bonne condition physique (tout cela sachant qu’il ne révèle jamais qu’il est recherché, ou plutôt qu’il serait recherché s’il dévoilait sa véritable identité ─ tel Moïse qui ne dit pas qu’il est Prince d’Égypte ─ les secrets et les mensonges, c’est le carburant des bonnes histoires).

Et patatras…, le flic Claude Rains a retrouvé sa trace en ville. Garfield le surprend au guichet de la salle où se tiendra le jeu de massacre. Rains ne sait qu’une seule chose sur Garfield, qu’il est gaucher (et il est fameux pour son crochet du droit). Garfield revient au ranch et alors qu’on préparait une fête pour le futur champion, il est obligé d’annoncer qu’il renonce, avançant un problème cardiaque. Personne le croit. On le traite de lâche, etc. Finalement, un des mômes le convainc de se battre… (snif). Et là, « l’éclair de génie » : « Je n’ai qu’à faire croire que je suis droitier ! » Hé, tu ne pouvais pas y penser plus tôt John ?! (bah non, sinon on n’aurait pas eu droit à tous ces beaux sentiments).

Le soir des massacres, deux boxeurs amateurs se font d’abord liquider. Arrive Garfield sur l’arène des héros, masqué ou presque, non pas comme un joueur de catch, mais comme Robin des bois au concours de tir à l’arc. Garfield prend des coups, il arrive péniblement à tenir quelques rounds. Il tombe, et Claude Rains lui murmure à l’oreille : « Je t’ai reconnu ! Utilise ta droite…, ta droite, ce magnifique crochet du droit ! ». Comme dans les meilleurs films de boxe, Garfield se relève au bout des neuf secondes trois quarts, il prend encore deux ou trois coups histoire de comprendre qu’il ne pourra pas continuer sans sa botte secrète…, et là instant magique du film, la révélation (comme Néo comprenant comment se servir de ses “pouvoirs”) : plan sur ses jambes et changement de garde (ce n’était pas au ralenti, mais c’est tout comme). Le beau Garfield se sent revigoré, il gambade comme un jouvenceau, son adversaire lui dit : « Waoh, mais tu es gaucher ! » (la bonne scène classique de “reconnaissance”), et il en prend plein la gueule pour son plus grand plaisir… De l’uppercut du gauche, du direct…, et son fameux crochet du droit. Bref…, il perd. Ce n’est pas encore la mode des happy ends (de même, le mot le plus utilisé dans le film, c’est “suck”, gentiment travesti par la traduction par “poire”). Pourtant ses amis viennent le féliciter, et pas seulement. Claude Rains est là, sympa, qui ne dit rien, qu’on voit à peine, comme un remake de l’Homme invisible. Scène classique du héros qui doit partir et qui peine à se séparer de ses amis qu’il s’est faits durant ses joyeuses vacances en colonie de vacances… Il prévient sa belle que Claude Rains est un imprésario qui veut faire de lui un professionnel… Claude Rains joue le jeu. On a commencé le récit avec des salauds, on le finit avec des saints. Finalement, il est là le happy end.

Sur le quai de la gare. Claude Raine blablate : le meurtrier du reporter était droitier, et conseille à Garfield de le dire à son avocat… Claude Rains commence à avoir des remords. Il voit bien que Garfield est aimé dans cette ville, surtout par toute la petite bande du ranch de palmier dattier. Rains monte sur le marchepied du wagon, le train amorce son départ et il repousse Garfield sur le quai : « J’ai déjà fait une erreur par le passé. Je peux bien en faire une deuxième ». Si on n’avait pas compris, on enfonce un peu plus le bouton « happy end ». Et ça marche. Mais la fin est à l’image du film : on est heureux pendant tout le film.

À quoi bon analyser le reste quand le principal est à la fois simple et efficace. C’est la marque de certains chefs-d’œuvre.



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Le Marchand de Venise, Michael Radford (2004)

Une histoire de dette qui coûte chair

Le Marchand de Venise

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : The Merchant of Venice

Année : 2004

Réalisation : Michael Radford

Avec : Al Pacino, Lynn Collins, Jeremy Irons, Joseph Fiennes

Al Pacino en Shylock, ça fait rêver.

Ce n’était pas ma pièce préférée du dramaturge anglais quand j’étais adolescent, mais finalement, quand on y comprend quelque chose, c’est passionnant…

Le problème de la pièce, c’est que ça part dans tous les sens, il n’y a aucune unité d’action. Et en fait, on ne comprend qu’à la fin où veut en venir Shakespeare puisque les deux actions principales s’achèvent, et elles ont une thématique commune. En gros, faire des serments, des promesses, prendre des engagements, ce n’est pas bien… Parce que d’un côté, on a Shylock qui a passé un accord avec Antonio, un accord des plus étranges parce qu’il stipule que si Antonio ne rembourse pas une somme due à telle date, l’usurier juif pourra prendre en compensation une livre de chair ; et de l’autre, Portia qui veut éprouver la loyauté de son mari qui lui a… promis de ne jamais se séparer de son anneau de mariage… (L’île de la tentation avant l’heure — ou la crise de la dette, c’est selon).

D’ailleurs, j’émets une hypothèse : on n’a jamais su si Shakespeare avait réellement écrit ses pièces puisqu’on n’a pas de manuscrit et sa biographie est très incomplète… Et là, en voyant encore une fois une femme (Portia) qui a le beau rôle, qui fait tourner en bourrique son mari, et surtout qui mène tout le procès à elle seule alors qu’elle s’est déguisée en homme, on peut réellement se demander si ces pièces ne sont pas écrites par une femme. Ce serait d’ailleurs ironique de voir une Madame Shakespeare elle-même déguisée en homme à cette époque où, au théâtre, tous les rôles de femmes étaient tenus par des hommes… Portia était donc jouée par un homme qui jouait une femme travestie en homme ; mais si en plus, on imagine que Shakespeare elle-même jouait ce rôle de Portia, alors ça reviendrait à supposer qu’une femme jouait un homme interprétant une femme travestie en homme… D’accord j’arrête.

Que ce soit un travesti ou un hermaphrodite que ça ne m’étonnerait pas non plus… Ce serait son côté « ambisexualité »… Oui, on trouve toujours une chose et son contraire dans ses pièces. Tout est toujours extrême mais un même temps, indéfinissable : il est capable de faire des pièces romantiques comme des pièces effroyablement barbares, les personnages ont toujours une dualité qui les laisse dans le flou (Hamlet joue les fous, mais finalement n’est-il pas réellement dingue ? Y a-t-il de l’antisémitisme dans le Marchand de Venise ? Falstaff, gentil ou méchant ?… Et même… Shakespeare a-t-il écrit toutes ses pièces ? Était-il une femme ou un homme ?). C’est ça le génie…

Sinon, le film ? Il est bien.


Le Marchand de Venise, Michael Radford (2004) Movision, Avenue Pictures, UK Film Council


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Usual Suspects, Bryan Singer (1995)

Notes en pagaille

Usual Suspects

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Usual Suspects

Année : 1995

Réalisation : Bryan Singer

Avec : Kevin Spacey, Gabriel Byrne, Benicio Del Toro, Stephen Baldwin, Chazz Palminteri

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Premières notes après la projection du film (c’est parfois dur à lire, à comprendre, ou à suivre, et je ne retouche pas le texte). Ensuite, quelques commentaires plus récents sur des points particuliers.

Usual Suspects, Bryan Singer (1995) | PolyGram Filmed Entertainment, Spelling Films International, Blue Parrot

Mars 1995 :

Extraordinaire, parfait. Un superbe thriller filmé différemment d’Hitchcock. Le cinéaste britannique est pur, simple et en fait toujours juste assez ; Bryan Singer, lui, au contraire, complique la réalisation. Elle est complexe et on a l’impression qu’il n’y avait rien à rajouter, ou à inventer. C’est un long travail de perfection dans la narration. Comme Hitchcock le faisait, et comme le thriller le demande, Bryan Singer joue littéralement avec le spectateur. Il adore jouer avec les différents points de vue et même avec la notion de point de vue. « C’est amusant d’utiliser des images pour convaincre le spectateur d’une chose, et, quelques minutes plus tard, de le convaincre du contraire. » Il comprend aussi que nos actes ne sont pas toujours inspirés par la logique ou par la raison et qu’ainsi parfois il n’y a pas d’explication. Il sait bien que le spectateur chercherait à savoir qui est Keyser Sosé, c’est pourquoi il ne se prive pas de l’induire en erreur même dans des éléments infimes de l’image. À un moment, on se doute que Keyser Sozé pourrait être Hockrey, car on reconnaît la manière du tireur de tenir son arme : horizontalement. Et là, on croit tenir le bon. Mais c’est un piège, car en apprenant à la fin que toute la narration des faits n’était que l’imagination du narrateur, Verbal, on comprend que les images passées n’avaient plus aucun sens. Et Bryan Singer, comme son narrateur, y a introduit des éléments pour tromper la police et le spectateur. Il le manipule magnifiquement en créant un nouveau langage cinématographique auquel le spectateur s’habituait et commençait à y savoir résoudre des intrigues par quelques images ; ou plutôt, il intègre un nouveau mode dans la grammaire cinématographique : un mode où le narrateur, véritable personnage, est en mesure de mentir comme tout autre personnage.

Bien entendu, ce film ne serait pas possible sans la présence d’un autre narrateur — plus traditionnel — : le réalisateur. C’est ainsi que parfois le film revient parfois à un même lieu de base où le réalisateur-narrateur montre au présent son narrateur-personnage raconter. C’est une séquence que l’on retrouve quelques fois tout au long du film, souvent à chaque nouvel élément ou transition, et on retrouve surtout cette séquence — type de séquence — à la fin où le spectateur, ainsi que le policier, comprend la machination du Verbal-narrateur-menteur. Ce moment de compréhension est un grand moment du film, à la fois épilogue tragique et surtout comique. On comprend alors que tout ce qu’on avait alors vu en image était de l’imagination. On ne s’attend pas à ce qu’on nous mente par des images. Autrement que par la parole. C’est une formidable prise de conscience sur ce merveilleux outil de narration qu’est le cinéma.

Pour être plus précis dans l’étude de la forme de la narration, il faut signaler l’originalité de la chronologie des faits. Elle est particulièrement intelligente. Bryan Singer avait des éléments à passer avant d’autres pour pouvoir, comme il le voulait, diriger l’esprit du spectateur. Ce type de narration — humaine et non chronologique, temporelle, logique — lui permet de jouer comme il le dit avec les différents points de vue et avec la notion de point de vue !

Outre la narration, la réalisation est aussi particulièrement réussie. Elle est stylisée. Pratiquement à chaque séquence il y a deux ou trois procédés. Soit dramatiques, soit en rapport avec la réalisation même. C’est-à-dire que le drame et l’idée de base — celle de la narration — permettent de procéder cinématographiquement, surtout en liaison avec le drame. Même quand le drame n’a pas été source d’inspiration, il se débrouille pour qu’il y ait un procédé de montage, certes gratuit même toujours spectaculaire, voire symbolique, comme aussi pour boucher un trou, un moment creux. Comme pour celui où il passe d’une sorte de grotte en forme de cercle pour arriver ensuite dans la séquence suivante à une tasse de café en gros plan sur sa forme circulaire. Simple et gratuit, mais c’est toujours une création intéressante pour le spectacle et pour le geste, sinon pour la transition.

Pour ce qui est du drame propre, si on ne compte pas la narration, il n’est pas mauvais et c’est le plus important. D’autant plus qu’il est rendu extrêmement intéressant par son suspense, sa forme. Ce qui est normal, car un drame, je pense, ne peut pas être fondamentalement hors du commun pour une raison simple, c’est qu’il doit être vraisemblable lorsqu’il ne s’agit pas d’un film fantastique. Il s’agit du réel — qui est narré, représenté : je parle du monde, uniquement — c’est pourquoi, il faut s’efforcer à ce que le drame, l’histoire, voire le canevas s’il y en a un, soit parfait, parfaitement écrit, car le jugement de la qualité, d’un type d’une histoire, plutôt qu’une autre, est subjectif. Alors, pour ce qui est d’une narration ou d’une narration (!), ce n’est plus une histoire qui est jugée mais la manière dont elle est mise en œuvre. Cela se juge sur des éléments précis : la réalisation, la (…) narration. Toutefois, un drame peut être immédiatement sans intérêt, auquel cas il est impossible de redresser la tendance. C’est une base sur laquelle un réalisateur s’appuie.

Ce qui est important dans une œuvre, ce n’est pas bêtement qu’est-ce qui est raconté, mais la manière dont l’histoire est racontée.

Notes 2 :

C’est toujours un peu idiot de jouer les enquêteurs pour savoir qui est le « coupable ». Soit tu trouves, mais t’es con parce que le fait d’avoir cette certitude pendant le film devrait être le signe que tu peux te faire avoir, soit tu ne trouves pas, tu pensais à un autre ou tu t’en foutais royalement, et tu passes de toute façon pour un con parce que c’est le but du film. La pirouette finale, le spectateur de 1995 ne s’y attendait pas forcément. Je l’ai vu à la sortie par accident sans savoir ce que j’allais mâter, et pour moi, pas question de twist (d’ailleurs, on n’en parlait pas autant à l’époque), mais de révélation attendue… Dans un film où on te présente des suspects et où tu sais que tu sauras à la fin que l’un d’eux est le grand méchant, t’attends moins un twist qu’une révélation tout à fait commune, un whodunit… Je ne crois pas que le principe là encore soit de chercher qui c’est. Le but du récit, c’est de nous donner des indices, pas de nous faire sortir du film pour qu’on pioche à chaque instant sur la question, ou sinon il faudrait s’amuser dans ce genre de film à arrêter à chaque indice et demander au public prétendant être capable d’imaginer la fin de rendre leur copie… Probable que ça ne ressemblerait à rien. Un film, c’est comme un rêve : tu peux penser à la vingtième minute un truc, puis le contraire dix minutes après sans le moindre souvenir de ce que tu pensais il y a quelques minutes de ça… Normal qu’à la fin tout le monde pensait avoir tout compris. C’est juste la preuve que tu t’es laissé embobiner comme tous les autres. Il n’y a pas de rêveurs plus intelligents que d’autres… « Hé, mais merde ! moi je savais que je rêvais hein ! »

Bref, le twist, ou le machin surprenant, il est moins dans la révélation du coupable, que dans la méthode et la nature de la révélation. Oui, le film nous prend pour des cons, mais c’est aussi peut-être un peu parce que tous les films nous prennent pour des cons. Entrer dans un film, c’est ça. Et ça, tu l’avais vu venir ? Bah non. Même en sachant que c’était un twist. Alors on retombe sur ses pattes en disant « oh, mais oh ! moi je savais qui c’était le coupable ! » alors qu’il n’a jamais été question de ça. Il n’est pas là le supposé twist. Et quoi que tu en dises, il est bien question là de mise en scène. Il y a même plusieurs niveaux de mise en scène, et c’est bien cette mise en abîme qui peut fasciner, ou donner la nausée. Y a un petit côté Inception dans le film qui peut laisser très vite sur le carreau. Chaque film étant un contrat, c’est à chacun de déterminer si on entre ou pas dans le jeu. Pour un spectateur qui n’a aucune idée de ce qu’il va voir en 1995, avec un petit film comme on croit qu’il en sort toutes les semaines, avec un réalisateur tout jeune qui est un nobody comme le reste du casting à part un vague « frère de », bah, on a probablement plus de chances d’accepter le contrat, c’est certain.

Mais faut aussi savoir regarder le film sans préjugés et se débarrasser de ce qu’on en sait. Et ça, c’est probablement impossible.

Concernant le « il est supposé être intelligent et il n’a rien préparé ». S’il se sent réellement supérieur, il peut être sûr de pouvoir improviser. Ce n’est pas l’incohérence la plus frappante du film. Et comme toutes les incohérences supposées ou réelles, on en revient toujours à la même chose : le crédit qu’on décide d’apporter ou non à un film. On joue le jeu, ou pas. Hé, parce que… un film, c’est un film, donc les incohérences tu en trouves à tous les coins de rue. Pourquoi vos personnages n’appellent-ils pas simplement les flics ? demandait-on à Hitchcock. Et il répondait que sans ça, il n’y aurait pas de film. Pas inutile peut-être de rappeler les poncifs du gros.

C’est moins sur la définition que sur la nature du twist. Si Seven par exemple jouait, là, sur la révélation du « qui » (le fait que ce soit Spacey ramenait le spectateur naturellement à Usual Suspects et toute la pub du film reposait sur l’identité d’un acteur qui n’apparaissait pas au générique), la révélation, ici repose surtout à mon avis sur le principe que le « narrateur » (lui-même certes, un des suspects) raconte des bobards. L’originalité du film, elle est là. Sans parler du principe de la révélation surprenante, ou du twist, qui n’était probablement pas autant à la mode à l’époque (je peux me tromper, mais c’est un type de récit, très foisonnant, qui n’existait pas, et qui sera paradoxalement plus la marque de Fincher par la suite). Aujourd’hui, on ne peut plus voir un film de ce genre sans s’attendre à un retournement, jusqu’à l’absurde (Scream est passé par là), alors qu’à l’époque, pas vraiment. Si l’effet peut paraître aujourd’hui un peu daté, facile, évident, il n’en reste pas moins que ça a très probablement été un tournant dans les productions de polars, tant donc sur la nécessité de proposer un twist (voire plusieurs) que sur l’aspect narratif, foisonnant, à la première personne. Quand tu parles d’impact de la révélation, pour le spectateur de 1995, il est nul puisque le film annonce un mystère, donc très probablement une révélation finale à la Columbo ou à la Agatha Christie. C’est bien différent du coup de pub de Seven où là on annonçait une surprise. On était donc doublement surpris : par le fait qu’on ne s’attendait pas à un revirement, mais aussi parce que tout le récit est remis en question. Plus qu’un vulgaire whodunit qu’on pensait venir voir, on se retrouve avec Rashomon questionnant le crédit qu’on apporte au récit même des événements. Si tu sais déjà que la fin propose autre chose qu’un vulgaire « c’est lui », y a de fortes chances d’être déçu.

Pour le mug… C’est un peu le même problème. Je pense qu’on est moins dans la justification rationnelle que dans l’acceptation d’un principe à travers une mise en œuvre. On marche, et on accepte le principe ; on ne marche pas et on trouvera toujours ça facile, incohérent, stupide… Pure question de rhétorique. Et au-delà de ça, c’est surtout une écriture. C’est peut-être facile, mais ça fait partie d’un style qui s’appuie sur les accessoires et les détails. Les années 90, c’est aussi la décennie d’American Psycho et Pulp Fiction, avec leur style qui balance des détails de ce genre (là encore, Fincher s’emparera du procédé, en particulier pour Fight Club). La cohérence ou l’incohérence, le spectateur a tous les droits ; reste que c’est « un style »… Ça en dit long aussi sur le caractère du personnage de Spacey, parce que si on peut trouver ça facile, c’est assez conforme je trouve à l’idée d’un génie psychopathe qui se plaît à donner des indices à ceux qui le cherchent.

Quoi qu’il arrive dans un film, on passe pour un con. Le principe du cinéma (ou du spectacle), c’est bien de nous présenter une image de la réalité, nous tromper, jouer avec notre perception… Bon, tu peux toujours proposer une œuvre distanciée, mais dans ce type de films, ce n’est clairement pas le but (et pourtant, la distance tu l’auras, puisque tu viendras à te questionner sur ton rapport au récit — si ça se limite à un « putain, je ne l’avais pas deviné », c’est sûr, ce n’est pas très bandant).

Il y a « prendre pour un con » et « prendre pour un con »… Le principe du Rashomon, tu es pris pour un con, mais tu as conscience, au final, ou tout du long, qu’il y a un truc qui cloche ; ça fait partie du contrat, et c’est un peu comme les procédés créant la frayeur dans les films d’horreur : on te prend pour un con, mais c’est justement ce que tu viens chercher. C’est différent par exemple d’un film dont tu sens que c’est une grosse machine commerciale avec des stars, mais que derrière rien ne suit (là, c’est bien le contraire sur ce point vu qu’il n’y a que des inconnus — à l’époque — et la star c’est censé être l’histoire). Comme je dis, on décide ou pas d’adhérer aux principes d’un film, et notre décision se fait probablement bien ailleurs, que dans le simple fait « d’être pris pour un con ». Quand on regarde Rashomon, les différents récits étant contradictoires, y en a forcément qui « nous prend pour des cons », et peut-être même tous. On l’accepte, sinon il n’y a plus de film comme dirait le gros. Ou pas (mais les raisons du refus sont encore une fois toujours ailleurs à mon avis : « tin, je n’aime pas cette actrice, elle me gonfle » « je ne vais pas me laisser avoir par un mug tout de même ! »).

Si on se dit « parce que l’image ment », c’est bien pour ça que c’est intéressant, et que c’est autre chose qu’un whodunit.

Suite sur Usual Suspects / Rashomon :

La différence entre les deux films, ce n’est pas que l’un est plus dans « le procès » en opposant des versions différentes et contradictoires (donc la notion de mensonge est là dès le départ), et que l’autre est dans l’enquête, dans le faux témoignage, puisque si mes souvenirs sont bons, le film ne s’appuie que sur un témoignage dont le but est essentiellement de nous cacher jusqu’au twist final la possibilité du mensonge. À mon avis la référence, il faut surtout la voir du côté de Tarantino qui avait donné avec Reservoir Dogs et Pulp Fiction le ton des années 90. On est dans la déconstruction du récit pour mieux arriver à une éjaculation finale. Un bon film alors à l’époque, puisqu’on n’a pas encore les films bourrés d’effets spéciaux, ça se joue sur le twist. Seven jouera peu de temps après sur le même principe avec un coup d’œil à Usual Suspects. Idem pour Memento (avec un point de vue unique, mais là encore déformé), Big Fish, The Fountain, Fight Club, Eternal Sunshine, Babel.

Il faudrait creuser les récits avec des différences de points de vue, c’est presque un genre en soi. Il doit y en avoir d’autres, mais je pense que plus que le Kurosawa, c’est bien Tarantino qui a ranimé le goût pour les histoires parallèles. On retrouvait ça assez souvent dans les films noirs (Usual Suspects peut être considéré comme un nouveau noir d’ailleurs) ou chez Mankiewicz. La comparaison est intéressante, mais je ne pense pas qu’elle soit volontaire. Une mode initiée par Tarantino, oui. (Tarantino serait également aussi un peu responsable de la fin des thrillers où les femmes ont une place de choix : très à la mode dans les années 80 et 90, ces films semblent avoir été beaucoup moins en vue par la suite – mais ce n’est peut-être qu’une impression.)

Tarantino pompait et connaissait Rashomon, mais ça doit beaucoup moins être le cas du scénariste de Usual Suspects. Puisque c’était dans l’air du temps, c’est plus probable que si référence il y a, que ce soit fait en rapport à Tarantino. À l’époque, il y avait également une mode d’interagir les séries les unes avec les autres. Le scénariste a participé à New York Police Blues qui justement a effectué ce genre de crossover. C’était vraiment très à la mode au cours des années 90 (et ça l’est encore d’ailleurs).

Notes 3 (à traduire):

Revoir Usual Suspects et son impact dans la production et la manière de raconter des histoires à Hollywood :

No point to re-watching it. Memory could be better than a re-evaluation. Cinema is an experience, blabli, blabla.

In my mind, Usual Suspect has had a very important influence on the way, then, films, had to be made. Talking about Tarantino, I don’t see much film trying to emulate Tarantino’s style since some tries late in the 90s. Tarantino creates comedies and he shows his love for cinema through various references. Usual Suspect put the first step in a new thriller planet. Before then, thriller films were generally focused on sexual content, marriage, treason, rip-off, like Basic Instinct or De Palma films, and with more than the influence of films like Scorsese films than Tarantino’s films, Usual Suspect showed the way of complex, confused, tricky plots, with bands/groups instead of couples. The smart one stops being only the characters trying to foul others, but the narrator, the plot, itself. The big difference before and after, it’s the pace, the density of sequences, the numbers of ups and downs. All sequences since Usual Suspect have to be short and most “commercial” films use a bunch of montage sequences (all the contrary of the long takes loved by cineaste like De Palma). The instant, the situations, became less important than the narrative, the storytelling.

It was a bit long to come, but nowadays, no mainstream films can use a 90 or an 80 pace or an “old” fashion narrative. It doesn’t only affect thrillers, but all films. Soderbergh renewed with success not using Sex, Lies, and Videotape way to depict a story, but with fast pace, confused, films with Erin Brockovich and Traffic. Then, it was the time of superhero films and who showed the way? Bryan Singer. There’s a huge difference of plot treatment between Tim Burton’s Batman and the new generation of super-hero films, where the sequence, the situation, the comprehension, are very important. Again, when you have a film with a lot of montage sequences, the notion of sequence doesn’t mean much. At the same times, Nolan landed on the same planet and started to use confused, complex and fast paced films. Even on TV shows, the complexity began to be the rule. And then J.J. Abrams arrived… Studios learned the lesson well, as the old fashion directors. Spielberg, Scott, Lucas, Scorsese, everyone had to jump on the bandwagon.

Another good example of directors using perfectly this new narrative style is David Fincher. Directing Alien, he wanted to honor old-fashioned way to tell stories; yet, the film is mostly remarkable for some montage sequences (à la Coppola). Next films, after Usual Suspect, and maybe the first film directly influenced by Bryan Singer film is Seven (commercials for the film said that there was a big surprise concerning the murderer; the surprise was… Keyser Söze: Kevin Spacey is not mentioned in the opening credits), Fincher used a denser storytelling and a plot based on a twist (the film still has some “soft” pace sequences, though). But since Fight Club, all Fincher films used this fast pace treatment in his storytelling; very few sequences are based on situations, long enough to establish new elements through a long share of dialogues. One sequence, one location, means one new information to put on the house of cards plot (a TV show with?…). And the music, till, has a very important role in this kind of storytelling; this is basically what combines all micro-sequences and suggests a meaning to the audience. For better or, most of the time, for worse.

This is for the benefit of blockbusters. You just have to put a lot of money on the number of sequences/locations, no matter if the plot is totally gobbledygook, you just have to cut it well, put some music to drive the audience’s emotions and comprehension, and that’s all. A lot of events/action, a lot of ups and downs, no long sequences/shots, a lot of CGI and that’s it. They create as others “produce” oil: faster, faster and faster, who cares what it is, just fill the van of success.

I don’t see a lot of other films than Usual Suspect being at the origin of this phenomenon. Nolan, Fincher, Abrams and all superheros or blockbuster films came after. It was predictable, for a generation of viewers used to watch MTV, TV shows and… Twitter. Each sequence of this type of story could be summed up in 140 characters. Each film, also. Like “what the fuck is this all about?!”

Never re-watched Usual Suspect. No need, it’s everywhere.



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