Chronique de mon vagabondage, Mikio Naruse (1962)

Chronique de mon vagabondage

Hôrô-ki Année : 1962

Réalisation :

Mikio Naruse

Avec :

Hideko Takamine ⋅ Akira Takarada ⋅ Daisuke Katô

8/10  IMDb

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Limeko – Japanese films

Mikio Naruse rend hommage à l’écrivaine à succès Fumiko Hayashi dont une grande partie de ses films d’après-guerre est tirée (Nuages flottants, Le Repas, L’Éclair, Épouse, Chrysanthèmes tardifs).

C’est donc ici à la fois la mise en image de l’autobiographie de Fumiko Hayashi et son adaptation puisqu’étrangement le premier grand succès de l’écrivaine avait été le récit de sa vie jusqu’à cette période, et non des histoires qui seront adaptées au cinéma (toute la fin tragique de sa vie n’apparaît bien sûr pas dans ce premier roman, et c’est donc Naruse qui se charge de la suite, aidé de ses scénaristes habituels).

La boucle est bouclée : Naruse fait un de ses derniers films ici avec son actrice fétiche, Hideko Takamine, en évoquant la vie de celle qui était décédée l’année même où il réalisait Le Repas.


Chronique de mon vagabondage, Mikio Naruse 1962 | Takarazuka Eiga Company Ltd


Nuages flottants, Mikio Naruse (1955)

César et Rosalie

Nuages flottants

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Ukigumo

Année : 1955

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Hideko Takamine, Masayuki Mori, Mariko Okada, Chieko Nakakita, Isao Yamagata, Daisuke Katô

— TOP FILMS

J’avais vu le film il y a deux ans, j’en gardais pourtant très peu de souvenirs. Il était donc temps de revoir ce qui est considéré par beaucoup comme le meilleur film de Mikio Naruse.

Le film me laisse toujours un avis mitigé. La qualité du récit, c’est de s’attacher à une histoire, une seule. Comme souvent chez Naruse on commence par une sorte de plan d’ensemble, puis le récit se resserre petit à petit jusqu’à ne s’intéresser qu’à la relation entre les deux personnages principaux. Cette sorte de travelling avant et de ponctuation glissant entre les différentes échelles de plan, ce basculement de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de la généralité à l’unité, est toutefois moins évidente que dans les autres films. Ici, dès le départ, on sait qui sont les deux personnages principaux ; je me suis suffisamment plaint des débuts un peu trop « chorals » de Naruse pour le faire ici. Le récit en flashback du début pour entrer tout de suite dans le vif de sujet est peut-être un peu facile en revanche. Un récit linéaire aurait sans doute été plus long, probablement moins efficace, et après tout, la qualité du film, c’est sa densité, sa concision. À chaque scène correspond une époque, une nouvelle péripétie, le moteur du récit c’est l’ellipse. L’intrusion de deux ou trois personnages dans la première heure sert surtout à créer la menace, la jalousie. On ne peut pas dire que le gros problème du bonhomme, c’est sa frivolité, et en même temps ne pas le traduire en action… Il est volage, inconstant, lâche ; il faut le montrer à travers la relation qu’il a avec les autres personnages. Ensuite, quand le récit se resserre sur ces deux personnages principaux, à savoir l’homme marié qui séduit un peu malgré lui mais sans honte les autres femmes, et la femme, sa maîtresse, qui semble l’attendre toute sa vie malgré ses fausses promesses (même si finalement, il n’en fait aucune…, tout l’art de la muflerie).

Nuages flottants, Mikio Naruse 1955 Ukigumo | Toho Company

C’est dans ce resserrement que le récit atteint sans doute son meilleur. On a vu ça dans d’autres films, souvent long (parce que ça demande une longue mise en place et surtout un acharnement, une répétition pour que le spectateur finisse par comprendre que les scènes sont systématiques et pour créer presque un effet de manque si le récit proposait autre chose), comme La Maman et la Putain d’Eustache : une fois qu’on est dedans, c’est fascinant : le film ne se résume plus qu’en une suite de scènes en tête à tête représentant chacune une nouvelle étape dans l’évolution de leur relation. Comme une mise sous microscope de la vie d’un couple, d’un faux couple (avant la fin du film, la morale semble bien être : on a beau chercher quelqu’un, croire le trouver, on est toujours seul).

Le défaut majeur de cette histoire, pour moi, et puisqu’il faut y venir, c’est l’antipathie des deux personnages. Celui interprété par Hideko Takamine est à l’opposé des personnages habituels féminins rencontrés chez Naruse. Elle est viscéralement attachée à son homme, lui pardonne tout, serait prête à tout accepter pour lui… Or, sachant que lui est un salaud, ça ne passe pas. Sa relative fragilité, sa docilité face à son homme, tout ça est un frein à ce qu’on s’identifie pleinement à elle. Sa faiblesse ne nous émeut pas, on ne cherche pas à la consoler, elle nous agace ; on voudrait lui dire d’aller voir ailleurs. La solitude, l’abandon, qui caractérise certains personnages narusiens, c’est leur plus grande force. L’empathie que porte le spectateur pour ces personnages souvent féminins, elle naît des choix ou des obligations qu’elles doivent endurer face à des hommes rarement à la hauteur. D’un côté leur relation fait un peu penser à celle qu’on trouve entre Jivago et Lara dans le Docteur Jivago. À la différence que dans le Lean, il y a une complicité entre les deux personnages ; malgré les séparations, on sent qu’ils s’aiment, ils vont l’un vers l’autre pour se protéger du froid glacial en quelque sorte. Or ici, on a le personnage féminin qui vient vers son homme, qui lui, la rejette. D’accord, c’est le sujet du film, mais ça rend impossible toute catharsis ; on peut difficilement dans nos sociétés actuelles comprendre un tel dévouement pour un homme qui n’en vaut pas le coup. Si le récit avait au moins adopté le point de vue d’un des personnages, celui de la femme, comme il semble vouloir le faire mais pas suffisamment, là on aurait pu s’identifier davantage à elle, on aurait compris ou accepter la dépendance à cet homme. Car lui, avant la fin qui le sauve un peu, reste antipathique. Un homme qui se laisse aller à la facilité des tentations féminines, qui semble n’avoir aucune morale, aucun remords, qui est d’une lâcheté et d’une hypocrisie sans fin, qui profite de ses différentes femmes selon les circonstances, et qui, finalement, n’a pas de cœur (quand l’une de ses maîtresses se fait tuer par son mari, il reste stoïque), un tel personnage ne peut pas provoquer la moindre sympathie chez le spectateur. Ça nous serait présenté comme une faiblesse de sa part, le récit prendrait le temps de l’expliquer, pour qu’on l’accepte d’accord, mais là, soit son personnage est trop grand, soit pas assez. Dans Quand une femme monte l’escalier, il y a un personnage comme ça qui ne peut s’empêcher de séduire les femmes, mais non seulement il s’agit d’un personnage secondaire, mais en plus c’est bien présenté comme quelque chose de maladif, donc à ce moment, ça n’est pas si antipathique. On passe presque exclusivement deux heures au milieu de ces deux personnages, ces deux amants, et pourtant, ils restent pour nous toujours des étrangers, l’identification ne s’est pas effectuée comme elle le devrait.

Après, le film ne pouvait pas prendre une autre direction, parce que tout est déterminé semble-t-il par la fin, là où le récit prend tout son sens, avec la phrase en guise d’épilogue : « La vie d’une fleur se fane très vite. C’est pourquoi il faut vite l’aimer. » C’était donc là où tout le récit voulait en venir ; mais ce n’est pas pour autant que ça rend moins problématique l’antipathie qu’on éprouve à l’égard de ces personnages durant le reste du film. Surtout, si c’était ça le sujet du film, il aurait fallu le dire plus tôt. Car pendant tout le film, on le voit comme un « finiront-ils ensemble ». L’enjeu annoncé au début semble être lié à la compatibilité ou non de ces deux personnages, et comme on a déjà la réponse (non parce que c’est un salaud) on est un peu perplexe pendant tout le film face à cette relation je t’aime-moi-non-plus. Le film, à la lumière de cette fin, prend donc un nouvel intérêt. On repense après coup à ce personnage qui nous est apparu pendant tout le récit antipathique ; le geste et la prise de conscience finale sont une sorte de rédemption, un peu tardive mais réelle, de l’amant lâche et opportuniste. Est-ce que pour autant le spectateur est prêt à lui pardonner ? C’est toute la question. On se retrouve un peu à la place de cette femme (pour le coup on la comprend un peu mieux donc) qui malgré l’indifférence de cet homme continue de l’aimer ; c’est le même problème que rencontrent également certaines femmes battues qui voient après coups leur mari s’excuser sincèrement. Les excuses, les rédemptions tardives, ça n’excuse pas ce qui précède, ça ne garantit pas qu’on soit quitte avec son passé. Le personnage de Mazayuki Mori est un salaud… et pis c’est tout ! La vie d’une fleur ça se fane peut-être très vite, mais il ne faut pas non plus laisser n’importe qui la cueillir. Il faut savoir s’en occuper… Quand Mori accepte qu’Hideko Takamine, souffrant, semble-t-il, de tuberculose, la suive sur une île qui possède une forêt pluviale où « c’est rare qu’il ne pleuve pas dans le mois », ce n’est pas vraiment savoir prendre soin de sa jolie fleur. Ah, tu peux faire le malin une fois qu’elle est fanée par ta faute, imbécile !

Pourquoi Nuages flottants au lieu de Nuages pluvieux ? Mystère…

Prochain visionnage, je montrai encore cette appréciation sans doute…




L’Éclair, Mikio Naruse (1952)

L’Éclair

Inazuma Année : 1952

Réalisation :

Mikio Naruse

6,5/10 IMDb   iCM
Listes :

Les Indispensables du cinéma 1952

Avec :

Hideko Takamine
Mitsuko Miura
Kyôko Kagawa
Chieko Murata
Chieko Nakakita

Je n’ai pas compris le film.

Je devais être un peu distrait par la beauté d’Hideko Takamine, mais je me suis embrouillé à suivre l’histoire. Ça ressemble en fait aux débuts des films de Naruse : on apprend toujours à connaître des personnages, mais d’habitude, après il y a un truc qui se passe, là non, la fin arrive vite, je n’ai pas percuté. On a droit à un dénouement entre le personnage de la fille et de la mère, pourtant, je n’avais pas l’impression que ça semblait être le thème du film. J’attendais l’histoire d’amour, le mélo et on s’en tire avec un film psychologique sur la réconciliation entre une fille et sa mère…

J’ai dû rater une bobine en me focalisant sur celle d’Hideko.


L’Éclair, Mikio Naruse 1952 Inazuma | Daiei production


Le Repas, Mikio Naruse (1951) Meshi

La Dînette

Le Repas

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Meshi

Année : 1951

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Ken Uehara, Setsuko Hara, Yukiko Shimazaki

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Le Repas est le second film présenté sur le câble il y a quelques années dans le cadre d’un cycle Naruse. Et le commentaire qui suit est donc « d’époque ». C’était une vraie découverte, et le début d’une passion folle pour ce réalisateur. Les remarques stupides, naïves sont surtout dues à mon ignorance (l’usage du Cinémascope dans le cinéma japonais est plutôt grossier), et c’est assez savoureux de les relire aujourd’hui (bien que je sois encore capable d’en raconter de belles — ce serait trop triste autrement).


Je n’avais pas été transcendé par Nuages flottants… Un film qui ressemble pas mal à ce qu’il se faisait à cette époque au Japon. Dans la forme, ça ressemble évidemment à du Kurosawa. Mais dans l’histoire, le thème, l’angle, la manière de présenter la fable, ça ressemble bien plus à du Buñuel ou à du Chabrol (en plus maîtrisé), voire du Ozu si on reste au Japon. Kurosawa avait une manière très occidentale de présenter ses histoires (il adorait les westerns, Tolstoï, Shakespeare…).

Le film ressemble à un autre que j’avais beaucoup apprécié de Buñuel, période mexicaine (Tourments, 1953). La même concision (à la Tourneur) avec rarement des scènes qui font plus de trente secondes, le même thème affreusement banal de problèmes de couple, mais qui justement parce que c’est une chose qui touche tout le monde, atteint l’universel. Là encore, le même plaisir de découvrir, comme avec Buñuel ou d’autres, une société totalement étrangère, avec des coutumes qui même après plusieurs films japonais continuent de marquer. On idéalise souvent une société qu’on découvre au cinéma ; c’est au fond ce qu’on fait classiquement avec la société américaine avec leur film, mais c’est en fait la même chose pour tous les cinémas, toutes les sociétés : comment ne pas être fasciné par la société brésilienne en voyant la Cité de dieu, la société polonaise en regardant le Décalogue de Kieslowski, la société française même, en regardant, par exemple La Double Vie de Véronique de ce même Kieslowski ou l’Esquive, la société autrichienne en regardant Funny Games ou Benny’s Vidéo, la vieille société turque en regardant Amercia America, la société chinoise en regardant Vivre, russe avec Partition inachevée pour piano mécanique, canadienne avec de Beaux lendemains, indienne avec un film de Satyajit Ray, hong-kongais avec In the Mood for Love

Il y a d’ailleurs beaucoup de similitudes avec In the Mood for Love. Comme cette scène où la femme marche aux côtés de son cousin, qui n’est pas son amant mais c’est tout comme, et que la caméra les suit en travelling d’accompagnement, à la fois si proche et si lointain comme de jeunes enfants amoureux qui n’osent se prendre la main ; avec cette musique sans cesse présente dans le film, qui souligne comme dans une chanson de geste, comme dans un conte chaque instant du déroulement de l’histoire…

Le Repas, Mikio Naruse (1951) Meshi | Toho Company

Tous ces films, souvent naturalistes, en montrant le quotidien d’une société, en dévoilant toute la complexité des rapports humains derrière la simplicité d’une vie ordinaire, nous montrent toujours autre chose, à nous qui sommes étrangers à ces sociétés, et gagnent paradoxalement en exotisme, là où on imagine bien qu’à la base tout est fait pour limiter les effets “folkloriques”. Ils ont une valeur universelle, parce qu’en s’adressant le plus souvent à leur société, en montrant le quotidien de leurs habitants présents ou passés, ils s’adressent finalement à tous. Voir l’un de ces films, c’est s’émouvoir que rien ne sépare une société, un ménage, du XIXᵉ siècle au japon d’un autre en 1950 au Mexique, ou d’un autre en 1900 en Russie… Qu’importent l’endroit et l’époque où l’on se trouve sur la planète, ses histoires sont toujours les mêmes. Et le plaisir de découvrir ces films, s’ils sont suffisamment maîtrisés, il est justement là : découvrir des mondes inconnus ou lointains, des mondes différents, qui sont toujours ou ont été. C’est le même plaisir que la découverte d’une société de science-fiction… Pas besoin de nous mettre dans un grand huit pour nous faire ressentir de grandes émotions : faire la découverte de personnages qui paraissent si éloignés de nous et se rendre compte qu’ils sont finalement exactement pareils, c’est parfaitement jouissif…

Quel plaisir de voir les Japonais vivre si près du sol. Les Européens ont toujours vécu dans des porcheries. Ils se sont élevés du sol pour être au propre. Les tables et les chaises sont un résidu de nos sols. Et encore, il suffit de voir un film muet pour voir le progrès dans ce domaine. Au Japon, la maison est un lieu de vie “aseptisé”. Dès qu’on entre, on laisse ses chaussures dans un sas et le rez-de-chaussée est une sorte d’entresol, de faux planchers où non seulement on traîne pieds nus, mais où on garde un contact sensuel avec le sol. On mange « par terre », le cul directement posé sur un tatami ou sur un petit coussin, souvent assis en seiza (les fesses posées sur les talons) ou en tailleur. On dort sur des futons, par terre. C’est un usage qui est partagé par de nombreuses sociétés de par le monde, souvent dans les pays pauvres pour des raisons bien compréhensibles, mais un usage qui existe aussi en Occident, il faut le rappeler, pour comprendre notre regard, notre fascination (en tout cas la mienne) sur cette pratique… chez les tout-petits. Un gamin quand il joue, il le fait à terre, on n’a pas encore corrompu nos mômes au point de vouloir les faire jouer sur des tables ; souvent les siestes à la maternelle se font sur des tapis de sol… Et c’est un plaisir tout particulier qui, j’en suis persuadé, favorise le développement de nos sens, de notre équilibre. Et je peux en témoigner, j’ai dormi quelques années par terre en boudant mon lit qui était le stéréotype du lit à l’Occidental : un lit de plus d’un mètre. Parce qu’on méprise tellement nos sols que, non seulement on ne dort qu’à l’étage, mais en plus un matelas ne nous suffit pas ; il nous faut le sommier et les pieds. On s’éloigne de la poussière, mais on crée des monstres sous les lits.

Les Japonais ont donc gardé cette “authenticité”, cette proximité avec le sol en faisant de lui une part entière, importante, de leurs salles de vie. Partager un sol commun, entretenir son sol, le choisir, c’est un peu comme partager une assiette commune avec son voisin, c’est une autre idée du partage, de la communion. Partager et vivre sur un sol commun, c’est profiter à plein de l’hospitalité de son hôte, c’est avoir un lien sensuel avec le reste des membres de sa famille. Et c’est surtout l’étrangeté de découvrir, pour nous occidentaux, d’autres codes de vie. On ne met pas ses coudes sur la table… On n’écarte pas les coudes pour ne pas gêner son voisin… Rien d’indécent ne se passe sous les tables… Il y a tout un système des relations sociales, de politesse, qui sont à découvrir et qui, quand on voit un de ces films, reste pour nous totalement incompréhensible. Nos tables ont fait de nous des êtres coupés en deux. On a conscience de notre corps comme s’il y avait un haut et un bas : c’est ainsi que depuis Descartes nous faisons une distinction entre l’âme et le corps (le “schisme” corporel bas/haut n’est que le prolongement de cette séparation de notre culture entre l’âme et le corps). Il nous est alors tout naturel (et obligatoire) de porter un bas de vêtement, et un haut ; l’idée de porter un vêtement uni serait pour nous une idée ridicule (« le peignoir… ah, ah ! mort de rire… », d’ailleurs, pour nous moquer, on parle bien des Asiatiques et de leurs « robes de chambre »). Ainsi, cette société nous paraît tellement étrangère que tout comme il nous est impossible de déceler le sens d’une phrase en Japonais, d’y déceler le moindre sous-entendu, accent de vulgarité ou de noblesse, de même, tout nous échappe dans leur langage secret du corps. Et ça participe grandement à la fascination qu’on peut avoir en regardant ces films. Le Japon, c’est plus qu’une curiosité anthropologique, c’est de la science-fiction.

Sur le plan formel, avoir des personnages « en pied », assis par terre, c’est en soi déjà un plan rapproché. Le plan coupé, dit « plan américain » (un autre résidu de notre perception du corps coupé par les tables) n’existe pas (ou peu, on passe directement du plan moyen au gros plan). Les Américains ont créé le cinémascope pour rivaliser avec la TV, ils ont saisi l’occasion pour exprimer leur goût pour les grands espaces. Au Japon, il n’est plus question de partir à la quête des grands espaces, mais plus de rentabiliser un espace. Le cinémascope pour un Japonais n’a pas de sens, c’est du gâchis. Un plan doit être ramassé, composé dans sa propre profondeur de champ, non en s’étalant dans la largeur comme un gamin qui chercherait à savoir qui en a la plus grosse… Les pièces au japon sont compactes et rappellent parfois le format d’un livre, d’un livre haïku, accentué par cette écriture verticale japonaise, et les plans dans la pure tradition du 4/3 font plus penser à cela, alors que le cinémascope américain, c’est le format des chéquiers, des cartes de visite, des cartes de crédit, des billets… L’horizontalité, c’est quelque chose presque d’obscène, ça ramène toujours à l’opulence, à la quête de la propriété…, et quand ils ont affaire à la verticalité, c’est encore pour en faire quelque chose d’obscène, comme leurs gratte-ciel qui s’élèvent non pas vers la spiritualité mais comme des phallus géants… Dans ce cinéma, pas besoin de couper systématiquement le corps « à l’américaine » ; car comme au théâtre, c’est le corps même qui dicte la distance de la caméra, de l’œil-objectif : même en « plan moyen » un Japonais qui se met en seiza est en gros plan, on peut le mettre dans un coin du cadre et le plan est déjà tout trouvé. Une caméra posée sur le sol, au niveau de ces personnages, semble plus humaine, plus humble, plus proche. Aucune société n’est finalement aussi cinématographique, photogénique que celle-ci : des plans tout trouvés avec des personnages debout ou assis, une grande densité des objets dans la verticalité, que ce soit dans les intérieurs ou dans ces villes construites sur des plans non unis (un peu à l’image de San Francisco), des décors très proches des acteurs comme dans une maison de poupée où chaque chose est à portée de bras, où chaque décor offre un cadre à l’intérieur même du cadre de l’objectif, donnant ainsi à l’ensemble du film une harmonie. Des portes coulissantes (shoji) s’ouvrent latéralement comme les volets dans les effets de transition des films de Kurosawa. Une porte qui s’ouvre, c’est un mouvement oblique qui est comme une menace, quelque chose qui vient interrompre l’harmonie du cadre, alors qu’un shoji a quelque chose de plus harmonieux, de plus doux — et pourtant son ouverture est souvent brutale, rapide…

Dans ce film de Naruse, donc, pas de grandiloquence, pas d’éclat, pas de grandes épopées ni de grands sentiments. La douceur et la complexité du quotidien comme dans la rigueur et la simplicité d’un poème japonais. Il est juste question d’un couple qui ne se comprend plus. L’incommunicabilité, toujours… Le mari, sans être odieux, traite sa femme un peu trop comme une bonniche. L’élément déclencheur qui va tout remettre en question, c’est l’intrusion dans la vie du couple d’une jolie nièce. On n’est pas dans le drame, donc il ne se passera rien de bien méchant entre le mari et la nièce, mais assez pour éveiller les soupçons de la femme, au moins la faire prendre conscience qu’il y a quelque chose qui cloche. Elle flirte de son côté avec un cousin (« plutôt bel homme »), mais encore, on ne pèche qu’en pensées. La femme décide de prendre du recul en rejoignant ses parents dans la capitale, et on suit les deux vivre chacun de leur côté, comme deux inséparables voués à se retrouver. Rien de rock’n’roll ni de très subversif là-dedans, surtout quand on voit la fin et sa morale très « petit-bourgeois ». Malgré tout, le mari et la femme se retrouvent, il n’existe pas de véritable bonheur, le seul bonheur qu’il puisse exister, c’est celui d’être ensemble, malgré les désaccords, les incompréhensions… Le charme discret de la bourgeoisie, c’est tout à fait ça. Jamais on ne se chamaille. On se parle, mais on ne se comprend pas. Et malgré tout, on sourit. C’est peut-être propre à une époque où il était mal vu de se plaindre, où il fallait accepter son sort (en tout cas pas chez nous où on passe notre temps à nous plaindre…, comment faire des bons films avec des personnages aussi antipathiques que les Français ?). On est toujours entre la tristesse et le sourire. On ne se force pas à sourire. On accepte son sort, mais ce n’est pas pour autant qu’on ne va se priver d’un petit plaisir tout simple comme celui de prendre le bonheur qui passe… « Il ne tient qu’à vous d’être heureux… » Que c’est beau de voir des gens faire autre chose que sauver le monde, devenir quelqu’un, tuer quelqu’un chercher à résoudre un mystère…, des gens vivre simplement, sans que ce soit misérabiliste… Le malheur, comme le bonheur, n’est qu’un état passager et quand elles se surprennent à se complaire dans leur « malheur », c’est là que les Japonaises sourient. « Vous pensez que je suis triste ? »… On ne dit pas « vous pensez que je suis malheureuse ? » Le malheur n’existe pas…, seuls les malheurs de la vie peuvent nous frapper de temps à autre, on y survit la plupart du temps. Il n’y a que des gens tristes… qui sourient. La vie, qu’on habite en Chine à Sydney ou à Madrid, aujourd’hui comme hier, c’est un bonbon qu’on suce qui n’est ni sucré ni acide, mais simplement doux amer et qui dure, dure, jusqu’à la fin…

Meshi, monsieur Naruse, pour cette leçon.