Salò ou les 120 journées de Sodome, tragédie ou farce ?

Salò : Tragédie ou farce ? Distanciation analytique ou satire ratée ?

Si on suit les principes énoncés par Aristote, étant donné que le film traite de personnages « bas » et « laids », il ne s’agit pas de tragédie. Dans une perspective classique, ce serait donc plutôt une comédie, voire une satire. La terreur et la pitié sont réservées à la tragédie. La comédie, elle, est dans le ridicule, l’excès. On rit du laid, des bassesses des personnages, quand les personnages de la tragédie se distinguent au contraire par leurs qualités. Ce sont des héros, des demi-dieux, et ne sont pas responsables de leur destin souvent marqué par le sort. Le contraire des personnages bouffons et escrocs de la comédie. C’est une autre forme de catharsis. Au lieu d’avoir en pitié, on se moque et on montre du doigt les excès de la bassesse des hommes. Donc s’il faut trouver un lien entre Salò et les textes antiques, il faudrait plutôt regarder du côté d’Aristophane, voire de véritables satires (je n’en connais pas).

Le problème du film, à mon avis, et pour rester dans l’approche classique, c’est la distanciation. Je ne sais pas si Pasolini voulait proposer une sorte de comédie épique au public, un peu à la manière de l’Arturo Ui de Brecht, et donc s’il avait l’intention de suivre des préceptes de la distanciation du théoricien et dramaturge allemand, afin de forcer une analyse du fascisme. Le problème avec une telle fable grotesque, c’est que plus c’est gros et excessif, plus il va falloir en retour faire des efforts pour retourner cette distance prise naturellement avec des personnages aussi « pitoyables » (dans le sens moderne du terme) pour les rendre un minimum sympathiques, sans quoi le film est une torture (ce qu’il est, au sens cinéphile du terme). Même dans la distanciation, même dans le grotesque, même dans la dénonciation, il y a toujours une part d’identification : Arturo Ui, on le suit, on le regarde, pour ce qu’il est, un monstre.

Or, qu’est-ce qu’on ressent devant ces personnages excessifs et laids de Salò ? De l’amusement ? De la fascination ? Très peu. Surtout du dégoût. Et le dégoût produit peu ou pas d’analyse puisque la seule envie qu’on ressent devant un tel spectacle, c’est de détourner les yeux et de se pincer le nez. La catharsis, dans le théâtre antique, est un exutoire à la fois pour le héros et pour le public. Ce qu’on a ici est différent puisque l’exutoire des personnages est une sorte de happening coupé du public, qui se moque de lui, le terrorise et le dégoûte. C’est le même principe que pour les acteurs : s’ils n’arrivent pas à défendre et à aimer les personnages qu’ils représentent, la partie est presque toujours perdue. Même les personnages les plus grossiers, il faut arriver finalement à les rendre sympathiques, à les défendre, à leur laisser une part d’humanité. S’ils n’ont jamais de circonstances atténuantes, s’ils ne se retournent jamais, l’auteur ne fait que vomir sur la bassesse des hommes, et c’est un constat facile, un type de dénonciation qui provoque rarement l’intérêt ou le questionnement du spectateur (pour rester dans Brecht). Ce dernier n’a alors aucune raison d’adhérer à une histoire qui ne transcende pas le réel, car c’est le rôle de toute histoire de chercher à nous divertir ou à nous éduquer. (C’est peut-être ce que Pier Paolo Pasolini a essayé de faire au cours du film, mais j’avoue ne pas me rappeler. Il aurait sans doute fallu du génie pour rendre sympathiques, dans le sens « visibles », ces personnages. Et ici, « Triple Pet » en a manqué.)

L’un des premiers effets, parfois assumés, de la théorie de la distanciation, c’est l’ennui. C’est logique, si l’identification procure du plaisir, la distanciation s’en éloigne. Pour certains spectateurs, l’ennui va conditionner le rapport qu’ils ont avec le film : si le film est ennuyeux, il est mauvais. Si on utilise la distanciation, ce n’est pas toujours dans l’optique bien brechtienne d’analyser, ça peut faire partie paradoxalement d’une volonté de spectacle, mais où l’ennui agirait comme une fascination, un mystère, un peu comme un film mis en apnée.

Tonino Guerra a été, par exemple, scénariste d’Antonioni. Quand tu regardes Lavventura, tu suis comme dans Salò, un groupe de personnes, à la recherche d’une femme dans un lieu improbable. Tu t’ennuies, on est en plein dans la distanciation, mais tout vise à renforcer l’effet de mystère, d’incompréhension, sans doute pour exprimer une seule idée, l’incommunicabilité chère à Antonioni. Mais en dehors de ça, l’œuvre suit des principes d’une écriture parfaitement classique : un personnage disparaît, on le recherche et, comme dans toute quête, on y trouve autre chose. Tout le reste est dans la brume, mais c’est suffisant pour éveiller une certaine fascination. Le talent de Guerra et d’Antonioni fait le reste.

Le problème de Salò, au-delà du rejet de son sujet et de ces personnages « bas » « laids », je ne pense pas que ce soit tant que ça l’ennui. Le problème, c’est qu’on ne comprend pas l’idée de départ, l’événement qui déclenchera la quête et instillera une idée unique, mais indispensable capable d’instaurer pour plus tard un mystère, un mouvement, un désir chez les personnages (ce que j’appelais autrefois « action dramatique »). L’avventura, une femme disparaît, on la recherche. C’est simple et clair, c’est le reste qui est dans le brouillard. Mais pendant qu’Antonioni s’évertue à fondre le spectateur dans une « action d’ambiance » permanente, le spectateur ne perd jamais de vue cette première idée motrice de l’action, qui est la disparition. Même 2001, l’Odyssée de l’espace, le film le plus chiant de la terre s’appuie sur ce même principe : quelques événements symboliques et historiques, puis un départ d’exploration vers Jupiter. Voilà « l’action dramatique », clairement énoncée, Kubrick peut ensuite faire glisser son film dans une lenteur morte, désincarnée, et pourtant fascinante, faite seulement « d’actions d’ambiance », parce qu’on garde toujours à l’esprit ce spectre de la « destination ».

Ici, j’ai comme l’idée que Pasolini a voulu reprendre l’idée de départ de Buñuel pour L’Ange exterminateur où des bourgeois se réunissaient dans une maison et n’arrivaient plus à en sortir. Le film marchait parce que l’idée de départ était simple. Absurde, mais simple. Et comme pour L’avventura où il est inutile d’expliquer les raisons de la disparition de la femme, dans le Buñuel, il était inutile d’expliquer la raison du phénomène étrange interdisant les convives de quitter les lieux. Le respect de ces codes n’est qu’une clé pour permettre d’exprimer chez l’un son goût pour le surréalisme, l’absurde et la critique d’une société, chez l’autre, Antonioni, son goût pour l’impossibilité des êtres à se retrouver, se comprendre. L’idée n’est donc pas si éloignée de L’Ange exterminateur, mais ce n’est peut-être pas le dégoût le principal problème du film, et si ce n’est pas non plus l’ennui, ça ne peut être qu’une chose : une idée de départ trop confuse. Si même après avoir lu les explications de Pasolini, on n’a toujours pas compris où il venait en venir ici, c’est peut-être un peu aussi qu’il a voulu dire trop de choses, qui de toute façon restaient incompréhensibles pour le spectateur. Que Pasolini cherche à dénoncer, pousse à l’analyse ou provoque, dans tous les cas, c’est raté.

Reste qu’il peut toujours y avoir un « génie » qui m’échappe dans tout ça. Beaucoup y trouvent leur compte. Lire une œuvre, la comprendre, ça reste de toute façon une affaire personnelle. Il suffit d’être réceptif à une seule idée qu’elle nous ait été évoquée grâce au « génie » d’un cinéaste ou qu’on se soit fait notre film tout seul, pour que notre regard sur une œuvre soit chamboulé. Le même Pasolini a fait L’Évangile de saint Matthieu, et le film est plus appréciable. J’aime bien également Théorème. Quand tu joues avec les effets de distanciation, quelle que soit l’intention, tu prends le risque de ne pas être compris, d’être ennuyeux ou de paraître trop « élitiste ». Mais ça reste toujours une expérience qu’il faut vivre parce que parfois, elles peuvent arriver à évoquer en nous quelque chose. Toutefois, si Pasolini avait une démarche militante, politique, dans ses films, ça n’aurait aucun sens d’utiliser la distanciation. L’intention de Brecht était bien d’éveiller les consciences politiques des spectateurs, elle était en ce sens démocratique et didactique, mais si Pasolini cherchait à faire des œuvres communistes (et je n’ai aucune idée de ses intentions), c’est totalement raté. Ce serait même ironique, parce que l’ouvrier, le « peuple » quand il voit ce genre de films, la première chose qui lui vient à l’esprit, c’est « élite ». Pas celle qui apparaît à l’écran, mais celle à qui serait adressé ce film.


Salò ou les 120 journées de Sodome, Pier Paolo Pasolini (1975) | Produzioni Europee Associate, Les Productions Artistes Associses


En rab : distanciation ou « élévation » dans L’Évangile selon saint Matthieu.

Oui, pas meilleure élévation que de regarder au ciel quand on fait caca au seuil d’une nouvelle religion. Sauf si on considère que le plus beau, c’est encore de savoir qu’après deux mille ans d’histoire, l’élévation se fera en sens inverse et portera les mêmes adorateurs à embrasser la même foi tout juste tombée à terre et à la manger ce qui en signera le crépuscule définitif. Ou temporaire. (Le problème avec la foi, c’est qu’une fois tous les siècles, il faut passer au cabinet pour s’en soulager. Et certains n’en démordent pas.)

Tout ça pour dire que, perso, c’est justement le caractère totalement profane d’un sujet éminemment religieux qui rend le film “beau” : n’en faire ni des prophètes ni des escrocs, mais peut-être tout bonnement des gens simples, c’est une manière de contrarier nos certitudes sur un sujet où a priori on part avec des idées déjà bien établies. C’est beau, parce que ça nous force alors à remâcher nos certitudes en permanence avant de les faire avaler aux autres. Chacun sa forme d’élévation.

Pasolini, je le vois comme un disciple de Brecht : il use de certains effets de distanciation pour porter à réfléchir, en particulier selon un prisme social. La plupart de ses directions d’acteurs fonctionnent avec ce même refus de l’identification, que ce soit en adoptant l’exagération jusqu’au grotesque, ou que ce soit dans le minimalisme comme ici. Ce qui peut être confondu (et c’est une confusion bienvenue, car elle peut faire sens pour certains) avec une représentation de la foi. Derrière L’Évangile selon saint Machin, reste toujours une dernière vision, celle qui reçoit la bonne parole et la traduit à sa convenance. « C’est selon », voilà ce qui pourrait presque être une définition de l’art, ce qui n’est pas vraiment en adéquation avec le principe de la religion où une vision unique est censée faire “foi” (ce qui ironique, vu que tous ces charmants garçons se sont contentés de proposer des reboots d’une vieille série de science-fiction).



Autres articles cinéma :


Heli, Amat Escalante (2013)

El Grito

Note : 4 sur 5.

Heli

Année : 2013

Réalisation : Amat Escalante

Avec : Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda González

Belle maîtrise pour ce film mexicain.

Escalante a été honoré du prix du meilleur réalisateur pour ce film à Cannes et c’est mérité, quoi que le scénario n’aurait pas été mal non plus… À tous les niveaux, c’est une réussite. La direction d’acteurs est exceptionnelle, l’écriture en ellipse est peut-être un peu systématique mais diablement efficace (comme un puzzle, on ne comprend pas forcément ce qui se trame, et puis tout s’éclaircit, ou pas d’ailleurs : comme la vie, on ne dispose que des bribes éparses).

La seule chose peut-être à reprocher au film (en même temps, il dénonce là sans doute une réalité propre au Mexique), c’est son côté sinistre et brutal. Escalante parvient toutefois à adopter le meilleur point de vue et la distance idéale pour présenter cette violence, et ce n’est pas une mince affaire. Le cinéma n’est jamais aussi efficace que quand il traite les sujets difficiles avec distance. L’héritage d’un Antonioni. Distanciation, incommunicabilité, récit elliptique, tout y est.

Car Escalante n’en fait jamais trop quand certains de ses personnages en font beaucoup. D’ailleurs, le récit se concentre sur les victimes et ne s’attarde pas pour autant sur leur condition de victimes… En évitant la compassion avec une identification automatique et un peu facile, on échappe du même coup au ton sur ton. C’est plutôt bien vu, et ça ne rend le film que plus supportable malgré son sujet et sa violence sous-jacente.

Par exemple, une fois que le petit ami est lâché entre les mains de ses tortionnaires, on ne s’attarde plus sur lui : c’était comme s’il était déjà mort. Cruel, mais inutile de tomber dans le pathos. Escalante préfère la justesse des faits plutôt que l’émotion ou la souffrance de ses personnages. L’art de l’ellipse est là, des choix aussi : faire la croix sur les sévices subis pendant plusieurs jours par la sœur et évoquer brièvement la nécessité de procéder à un avortement. Inutile d’en dire plus, on a compris.

Heli, Amat Escalante 2013 | Mantarraya Producciones, Tres Tunas, No Dream Cinema 


Sur la Saveur des goûts amers

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Sonagi, The Shower, Youn Nam Ko (1979)

The Shower

Sonagisonagi-the-shower-youn-nam-ko-1979Année : 1979

Réalisation :

Youn Nam Ko

6/10  IMDb

C‘est beau, c’est certain. Les images, les prises de vues, la lumière, les paysages, la Corée… Mais le reste est un peu tendre.

Le scénario n’est pas si mal, il tend vers une certaine simplicité, même si le mélo a au fond ici peu d’intérêt (l’amourette d’un garçon et d’une fille).

L’exécution en revanche est plus qu’aléatoire. La direction de ces jeunes acteurs les pousse à en faire trop là où la situation parlait pour eux ou un brin de mystère ou d’incertitude aurait ajouté un peu de poésie à ces relations. Toujours une question de trop ou de pas assez, et là c’est trop, et c’est probablement une tendance du cinéma coréen de cette période. Voire une tendance générale.


Sonagi, The Shower, Youn Nam Ko 1979 | Nam-a Pictures 


Laurence Anyways, Xavier Dolan (2012)

Laurence l’Hallali

Laurence AnywaysLaurence Anyways, Xavier Dolan (2012)Année : 2012

  4/10 IMDb iCM 

Réalisateur :

Xavier Dolan

 

 

Avec  :

Melvil Poupaud Emmanuel Schwartz Suzanne Clément

Eh ben, en voilà un champion du bon goût et de la subtilité… Le monde tourne décidément mal si on est capable de voir dans cette chose hideuse et puante un film de qualité. Je vois rarement des films contemporains, et voilà encore un film qui me rappelle pourquoi il n’y a pas grand intérêt à en voir tant la nouvelle génération semble incapable de produire un langage, des sujets, un ton, qui lui soit propre. Ce n’est pas tant le sujet, stupide et racoleur au possible, dans le genre film à thèse gonflant qui enfonce les portes ouvertes, mais l’extrême nullité de sa mise en scène qui me laisse un peu stupéfait. Techniquement, esthétiquement, c’est à gerber. La facilité des moyens de tournage, et cela sans doute depuis Lars van Trier, rend l’espace, les mouvements et la captation de la lumière, d’une laideur sans nom. Le Danois avait un génie à la fois pour l’improvisation à quoi il avait le bon ton d’y adjoindre des jump cuts. Il réinventait un espace bien avant de se perdre dans son dogme il avait su y adjoindre dans Breaking the Waves, une belle photo et une certaine unité d’atmosphère qui avait alors quelque chose de rafraîchissant, un peu comme si les réalisateurs anglais des années 80 se mettaient tout à coup à filmer en cinémascope… C’était à mon sens probablement la dernière trouvaille esthétique d’intérêt, tout le reste ça vaut les jeans taille basse, délavés ou usés à l’achat, avec des coutures tronquées, etc. Ce n’est pas parce qu’on utilise des gadgets qu’on croit originaux que ça en devient plus intéressant. « Hé, tu l’as vue ma caméra ? » Oui, le petit Dolan filme comme Poupaud se maquille. On nous demande de ne pas tenir compte des apparences et pour ce faire on fait du « show off ». Ça ne tient pas la route. Tu veux qu’on te respecte, tu évites de chercher déjà à en mettre plein la vue. Parce que ce qui dégoûte, ce n’est ni la jupe ni les boucles, mais l’insolence et la prétention avec laquelle on veut montrer sa bite, son cul ou ses nibards en gros plan. Remarque que Poulpaud s’y prend bien mieux que son réal et qu’au moins ça, le fait de prendre un acteur français de l’école de la véritude plutôt qu’un boulet de l’Actors studio, c’est peut-être la seule bonne, et modeste, idée du film. Tout le reste est vulgaire et bien consensuel comme une page pour le dépistage du cancer du sein avec de la jet set les nibards tout sourire dans Elle. Le plus inattendu dans tout ça, c’est que le film, malgré tout, le plus subtil sur un sujet aussi enclin aux poncifs et au mauvais goût, ça reste Glen or Glenda d’Ed Wood. Justement parce qu’il jouait sur l’étrangeté, parce que dans sa nullité, sa naïveté, au moins Wood, échappait aux convenances de la bonne conscience. Au début du film, le personnage joué par Poupaud lance un clin d’œil à un élève, on a l’impression que Dolan fait la même chose avec nous. Son intention n’est pas de nous faire réfléchir, de nous questionner sur nos propres limites, nos propres acceptations des différences, toutes les différences… « Ah ouais ? est-ce que tu es sûr que tu es aussi tolérant ? » Non, Dolan filme avec la même subtilité qu’une publicité pour une banque ou pour une crème hygiénique, et il traite son sujet avec la même profondeur, les mêmes certitudes, et la même connivence avec son public. C’est peut-être ce qu’il y a de plus puant dans ce film. Il est entendu qu’on vient jouer avec la bonne conscience du spectateur, et qu’on lui fait comme un chantage : si tu n’aimes pas mon film, c’est parce que tu es intolérant. Non, ton film, mon petit Xavier, c’est de la merde parce que ça schlingue la suffisance, parce que c’est filmé avec une caméra endoscopique, parce que tu ne sais pas raconter une histoire, parce que ton sujet ne veau pas grand-chose, et grosso modo, parce que tu n’as rien à dire ou à montrer. Signe d’une époque où parce que tout est permis, prétendre qu’on peut encore défoncer des portes closes relève de l’idiotie et de la prétention. Heureusement que le film est un peu sauvé par Melville Poupaud et Nathalie Baye qui, mêmes dirigés par une queue de pelle, prouvent leur talent, eux. Je retourne à de vrais films ; ciao 2012.


(Mes pâtés, je les structure comme Dolan structure son montage : du grand n’importe quoi ; si ça emmerde quelqu’un, il est intolérant, et je le dénonce à la police de la bonne conscience.)


Tabou, Miguel Gomes (2012)

Tarzan et Jane en peau de croco, ou le film des parties en vrille

Tabou

Note : 3 sur 5.

Titre original : Tabu

Année : 2012

Réalisation : Miguel Gomes

Avec : Isabel Cardoso, Laura Soveral, Telmo Churro, Miguel Gomes

Un film estampillé “Cahier”. Comme c’est étonnant.

Quand on prend des mannequins à la place de vrais acteurs, quand on chie une image toute caca, quand on pallie le vide sidéral d’une histoire sans intérêt et le manque d’unité affolant du film par une couche de titres et de sous-titres pour prétendre à une structure grossière, il y a tout à parier qu’on est en face d’un film qui se la raconte plus qu’il ne nous raconte.

Formellement, c’est excessivement grossier et impersonnel. Au-delà de toutes ces prétentions formelles et superficielles que reste-t-il au film ? Rien. Comme un film brouillon sans queue ni tête, sans intention, sans direction et sans rigueur. Un film, ça s’écrit avant que ça ne se réalise. On commence à s’interroger sur la couleur des meubles, les références, le style joli à donner à ses compositions, avant de chercher à raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin.

Parce que pour s’émouvoir d’autant de prétentions molles et d’un savoir-faire plus que suspect, c’est s’attacher un peu facilement à vouloir y reconnaître des hommages à un cinéma vaguement lointain et qui parce que lointain, parce qu’en noir et blanc, parce que muet, aurait forcément une valeur supérieure à ce qui se fait aujourd’hui. Les intentions, au moins, formelles, seraient louables avec un propos cohérent, mais on ne juge pas les intentions, ou les prétentions de mise en scène, avant celles du sujet qui, ici, n’existent pas. Il y a même à parier que si on est aussi prompt à vanter l’intention de se rapporter à ce cinéma disparu, c’est qu’on s’y connaît soi-même assez peu, mais qu’on y adhère parce que, merde, les vieux films en noir et blanc, muet, ça peut n’être que trop cool. À l’image de The Artist. Les bonnes intentions, ce n’est pas le talent. Et du talent, il en manque furieusement ici. Donc, pour un jeune cinéaste, c’est bon à savoir : la rigueur et le savoir-faire sont accessoires ; honore les anciens, et comme on ne crache pas sur les vieux (qui puent), tout le monde se précipitera pour t’applaudir. Tout est question de posture. Un peu à la « Indignez-vous ! » dans un autre registre. Mais oui bordel, les jeunes, indignez-vous, révoltez-vous ! « Hein ? contre quoi ? Bah… » Donc honore les vieilleries, jeune cinéaste, on y gagne toujours. Les bonnes intentions ne font pas de films. Mais elles donnent du grain à moudre à la presse. Leur offrir un angle tout trouvé sur un plateau, vous pensez bien qu’elle adore ça et vous le rendra bien. C’est la grande différence entre un mauvais film sur quoi on aurait pas mal de (bonnes) choses à dire ; et des bons films qu’on est incapable de défendre.

Tabou, Miguel Gomes 2012 Tabu RTP, O Som e a Fúria, Komplizen Film, Gullan,e Ibermedia, ZDF Arte (4)_

Tabou, Miguel Gomes 2012 Tabu | RTP, O Som e a Fúria, Komplizen Film, Gullane, Ibermedia, ZDF/Arte

Tabou, Miguel Gomes 2012 Tabu RTP, O Som e a Fúria, Komplizen Film, Gullan,e Ibermedia, ZDF Arte (5)_

Les personnages ont l’épaisseur d’une feuille de papier toilette ; et on abandonne ceux développés au début du récit donnant au film une sévère impression d’improvisation. Certaines scènes au début du film sont ce que j’ai pu voir de pire en matière de direction d’acteurs ; et je ne sais pas quoi penser au fait que se sachant piètre directeur, Michel Gomes fasse tout d’un coup le choix, comme ça sans raison, de limiter justement le jeu des acteurs dans toute sa seconde partie en flashback (déjà une horreur dramatique en soi) en les rendant muets… Ma foi, si tu es si piètre directeur d’acteurs mon bon Michel, ça aurait été plus cohérent de focaliser ton film sur la seconde partie. Seulement, il est probable qu’à l’écriture, te rendant compte de la faiblesse du sujet, que tu te sois évertué à l’améliorer en lui adjoignant une imposante et inutile introduction. Et puisque trop imposante…, tu maquilles le monstre en scindant artificiellement le film en deux. « Si, si, amigo, je t’assoure, c’était prévou ! » L’errance structurelle du récit, cherchant sur le tard à se trouver une cohérence, ça me laisse sur le cou… Quand le sujet de départ est bidon, il n’y a rien à améliorer. On ne fait pas de clafoutis avec de la boue et quelques trognons de pommes. Et ce n’est pas en s’interrogeant sur la disposition ou la température de cuisson qu’on y changera quelque chose.

Que dire ensuite de la photographie… À l’image des deux protagonistes de la seconde partie : trop beaux pour être crédibles. On sent trop la volonté de faire “esthétique”. Seul compte, toujours, la forme, la prétention. Et au final, la tonalité générale du film donne l’impression de voir la vie depuis l’intérieur d’un sac-poubelle. Contraste me direz-vous entre la laideur de l’image et la beauté des acteurs… Heu oui, d’accord, c’est comme déposer un gros caca place de la Concorde, y planter une belle marguerite, et dire : « voilà, le contraste saisissant du monde ; tout est résumé en une image ». Woah… hé, mais, hé, chères amibes, l’art, ce n’est pas le ton juste, la proportion juste ?

Reste une qualité au film. Rayon « équipe technique ». Sa capacité à passer rapidement d’une scène à une autre, d’une époque à une autre. Paradoxalement, c’est plus réussi dans la première partie avec une certaine réussite dans l’usage des ellipses. Seulement, là encore, on se rend très vite compte du manque de cohérence, et que ça ne nous mène nulle part — difficile dans ces conditions de pouvoir accepter de laisser son imagination jouer son rôle. Quant à la seconde partie, il n’y a pas à se fouler puisque tout est monté autour d’une pénible voix off. Les images ne font qu’illustrer, et n’apportent pas grand-chose de plus à une histoire déjà profondément insipide. Mais oui, le côté image publicitaire marche très bien. Foutre un crocodile dans son film, ça ne sert pas à grand-chose, mais ça fait cool. L’Afrique sauvage domestiquée quoi, l’aventure ! La supériorité de l’homme (blanc) sur la nature ! Oué… trop profond. Ah, et pis tiens, ça fera une jolie affiche de film. Qui résume très bien à elle seule le sujet. Nada.

Faut éviter d’écrire des scénarios bourrés, Michel. Tu t’es vu quand Tabou ?… (Ah, tiens, je me disais bien qu’elle devait avoir été déjà faite… Quel Artist.)


Le biais historique d’une course effrénée vers toujours plus d’audace, de rythme, de violence, de sexe au cinéma

Exemple et réponse donnée autour de Wings.

On s’étonne parfois des audaces techniques rencontrées au détour d’un film ancien. Il ne faudrait pas penser que parce que c’est vieux, c’est frileux ou lent. On ne parle pas des Années folles pour rien. À l’époque, on se permettait tout avec les caméras, déjà, malgré un matériel souvent encombrant et lourd. Si on y regarde d’un peu plus près, les exemples sont nombreux. Et cela pour une raison simple : s’ils osaient tout, c’est que rien ne leur interdisait. Et ces audaces sont souvent l’héritage du siècle précédent. Le temps n’était ni au petit confort ni au consumérisme. Ce qui se consumait, c’était bien les vies. Il n’y avait pas de place pour le timoré, il fallait oser parce que la compétition était rude. La surenchère des exploits, des images, les audaces visuelles, tout ça était déjà bien là, et même bien plus justement parce que la production ne s’était pas embourgeoisée. Le déni du danger était bien plus grand. On remarque cela pas seulement dans les films du cinéma de l’époque, mais aussi dans les actualités (notamment avec tout ce qui a trait à la conquête du ciel). Wings… le monde s’est coupé les ailes, c’est plus prudent. Donc, si on imagine qu’il y a de l’audace pour l’époque dans ce film…, c’est le contraire : il est parfaitement dans le ton de ses contemporains. Une norme.

Chez Gance depuis un moment, chez les Russes, sans doute chez Vidor et bien d’autres : du sang, de la poussière, il y avait déjà les actualités pour imager ces excès. Quant à la technique, bien sûr que Wings, c’est du haut niveau, mais Gance et d’autres avaient déjà eu pas mal d’audace avant, et il faudrait voir si L’Herbier était capable de proposer des images aussi spectaculaires avant L’Argent. On trouve des plans bien plus spectaculaires dans les films expérimentaux et d’avant-garde, mais certes pas forcément utilisés dans des films narratifs à grande audience. Ce qui est sûr, c’est que Wings, d’Hitchcock à George Lucas, a eu une influence importante sur les films de pur spectacle. Pour le reste, quand tu vois ce que faisait Abel Gance au sortir de la guerre, il y avait déjà tout au niveau du spectacle et des audaces. Plus j’en vois et plus je suis surpris justement par ces audaces. Mais c’est un leurre, il est probable qu’il y ait beaucoup de films spectaculaires tournés à diverses époques qui disparaissent de l’imaginaire collectif pour ne donner plus qu’une impression lisse et sans histoire du passé.

Il n’y a pas de guerres des audaces. Heureusement, un bon film ne se juge pas en fonction de ça.


La Jeune Fille au carton à chapeau, Boris Barnet (1927)

Chapeau bas, Boris

La Jeune Fille au carton à chapeau

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Devushka s korobkoy

Année : 1927

Réalisation : Boris Barnet

Avec : Anna Sten, Vladimir Mikhaylov

— TOP FILMS

Excellente comédie. Je vais m’attarder essentiellement sur deux points : le jeu d’acteur et la technique narrative.

La Russie est, grâce au duo composé par Tchekhov et Stanislavki, le lieu où s’est imposée, avant même l’influence du cinéma, l’idée d’un style de jeu collant à la réalité. On peut être au théâtre, et chercher à jouer juste, et surtout composer une cohérence dans le comportement (on dira psychologique) de son personnage. Déjà, ce qui n’est pas offert par le texte, suggéré par l’auteur, doit apparaître à travers la composition de l’acteur, aidé en cela par le régisseur, qu’on appellera bientôt metteur en scène. On ne déclame plus une histoire, on ne joue plus des héros ou des tragédies. Les petits drames bourgeois du XIXᵉ siècle et les auteurs de romans russes sont passés par là. Un héros classique, on se fout pas mal de sa psychologie ; un personnage réaliste (et, hum, bourgeois), on s’intéresse à ses intentions, son devenir, ses peurs cachées et refoulées.

Pourquoi je rappelle tout ça ? Parce qu’on est dans cette continuité ici (et un peu pour montrer mon beau chapeau melon).

C’est une comédie me direz-vous. D’accord, mais Tchekhov écrivait des comédies, douces-amères peut-être, mais des comédies : on ne rit pas d’une situation, mais on rit jaune de la tournure des événements et des petits tracas, des ambitions ridicules ou perdues de chacun. D’ailleurs, Tchekhov avait également écrit de vraies comédies en un acte (Une demande en mariage, Un jubilé), là, où on se marre, et dont on retrouve exactement le ton ici. On est en 1927, dans le reste du monde, on en est parfois réduit à la pantomime, à l’expressionniste, à la grandiloquence de la tragédie, au burlesque autant hérité du jeu des clowns que de la commedia dell’arte. Si on cherche à jouer juste et réaliste, d’instinct, on n’en fait pas tout un système, comme avec la « méthode » stanislavskienne. Aucune idée si cette méthode était alors bien répandue en URSS (ou d’autres petites sœurs, comme celle de la Fabrique des acteurs excentriques) ; le jeu d’acteur semblant être la dernière chose à laquelle s’intéressaient les formalistes de cette époque pour qui le montage primait avant tout. Mais ici, bien qu’encore une fois il s’agisse d’une comédie, on en voit clairement l’influence. Hollywood ne s’y mettra massivement que vingt ans plus tard grâce à Lee Strasberg et Elia Kazan (même si l’Actor’s studio n’avait pas vocation première à former des acteurs de comédie).

Ce serait déjà amusant si le jeu d’acteur se limitait à cela. Sauf que si on est à Moscou et que cette influence est logique, on en sent une autre, tout aussi évidente, à la vision du film. Si les visages, l’humeur, ont tout de la précision de la construction de la méthode, les corps, eux, ont tout de la gestuelle du slapstick américain. (Je n’étais pas aux représentations des pièces en un acte de Tchekhov, peut-être même aussi que le vaudeville à la française, bourgeois et burlesque dans son genre était joué en Russie. Le burlesque, la comédie grasse, les clowns, tout ça devait bien exister, mais personne n’y était pour témoigner de la manière dont ces pièces pouvaient être jouées.) On reconnaît ici du Chaplin (première période), du Fatty Arbuckle, puis du Buster Keaton. Le personnage masculin notamment a la même suractivité, la même gestuelle que ces acteurs (même Fatty, malgré son gros cul, n’en laissait pas une miette — je parle du rythme). Inutile de préciser que tous ces clowns (et c’est encore plus remarquable pour Keaton avec son masque impassible) n’avaient aucun intérêt pour la « psychologie » de leur personnage. Le burlesque naissait des situations et de la capacité visuelle des acteurs à en traduire l’incongruité, point.

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Ce que fait Boris Barnet (et c’est bien lui, parce que c’est bien assez singulier pour que ça ne puisse être qu’une demande de sa part ; et la cohérence dans le style des acteurs plaide aussi pour une option raisonnée et délibérée d’un metteur en scène), c’est donc de marier deux méthodes, deux influences (voire trois, parce qu’il y a beaucoup de l’humour du Lubitsch muet là-dedans). Et si ça peut rappeler parfois le rythme des futures comédies américaines, c’est normal, parce qu’elles adopteront exactement les mêmes principes (même si on ne parlera pas de psychologie du personnage dans une screwball, par exemple, les acteurs qui s’imposent sont ceux qui comprendront la logique intérieure d’un personnage et sauront le retranscrire visuellement). On pourrait regarder le film avec un métronome, le rythme serait toujours égal, constant, rapide. Si certains réalisateurs ont conscience ou non de cette nécessité de rythme, les plus mauvais d’entre eux penseront que le rythme n’est que l’enchaînement rapide des actions. Le résultat ressemblera alors plus souvent à ce que donnerait l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini donnée par un orchestre militaire allemand plutôt que par le philharmonique de Vienne. L’art du rythme, c’est bien l’alternance, parfois imperceptible, de rythmes, des césures, des respirations avant de réattaquer… C’est déjà très compliqué à écrire, mais à jouer ça peut vite devenir un calvaire (il suffit de demander à un acteur qui joue Feydeau si c’est simple). Le premier à avoir joué sur ces règles de rythme rapide, constant, à ma connaissance, c’est Fatty Arbuckle (c’est moins noble les poursuites ou les coups dans la tronche, et pourtant).

Là où c’est encore plus fort, c’est que dans l’exécution, non seulement, c’est sans tache, mais ça amène une autre idée : le découpage narratif en fonction du jeu des acteurs. Les Soviétiques étaient déjà en pointe sur tout ce qui touchait aux questions du montage pour rapprocher le langage du cinéma à celui de la littérature, pour en pousser les limites, en inventer de nouveaux codes, et en proposer de nouvelles fonctions et utilisations. Je vais y revenir un peu après, mais ici l’idée principale, comme en littérature, c’est que grosso modo, à un plan correspond une idée. Lié au jeu d’acteur (qui fait avancer la situation), ça signifie que l’idée est une réaction. Une réaction en appelant une autre, etc. En réalité, ça aurait été trop mécanique de le faire à ce niveau, donc ce qu’on remarque le plus souvent c’est qu’un plan commence par un personnage dont l’humeur, l’état d’esprit, est immédiatement interprétable, et immédiatement après le cut (et la réception de cet état d’esprit de base), on le voit réagir (plan de coupe). Il y a donc en réalité deux choses : l’état (ou l’humeur, en liaison avec ce qui précède) et la transformation de cet état. La réaction. Et c’est souvent accompagné d’une nouvelle réaction. Au théâtre, on dit qu’on reçoit l’information, et on réagit (c’est toute la difficulté des vaudevilles où on doit en principe répondre du tac au tac, mais où, on ne peut faire l’économie de cette « réception d’information » ; la difficulté réside dans le fait que le rythme est accéléré par des situations tendues, pressées, et que souvent les personnages parlent sans réfléchir — un vaudeville sans naïveté, spontanéité ou bêtise, ça ne fait plus rire). Même principe ici. La cohérence entre le jeu des acteurs et le montage est non seulement parfaite, mais constante. Ce n’est donc pas un hasard, c’est une volonté du metteur en scène. En littérature, on ne procède pas autrement : un récit qui fait du surplace, qui n’est pas dans l’économie de moyens, dans la structure, ne vaut pas grand-chose (sinon il faut avoir le génie de Proust pour manier les digressions comme personne). Un plan, une idée. Pas de répétition, peu d’accentuation (quand on s’attarde ou grossit le trait, il faut être sûr que ça en vaille la peine), et on avance, on avance. Il faut du sens, de l’action. Alors, dans une comédie à quatre ou cinq personnages, c’est plus simple, parce que le montage est fait d’une suite de réactions, et on peut enchaîner les champs-contrechamps (le montage alterné du pauvre). C’est donc du basique, mais encore faut-il arriver à le faire sans tomber dans un système ronronnant. Et là, dans l’alternance, dans les choix, il n’y a rien à redire. Si dans la littérature, la difficulté est moins de trouver une bonne histoire que de la « mettre en scène » avec les mots justes, dans ce cinéma, c’est pareil. Vaut-il mieux à ce moment montrer les deux personnages dans le même plan ou l’un après l’autre dans des plans distincts ? Vaut-il mieux s’approcher à ce moment ? Telle digression est-elle indispensable ou telle évocation ne serait-elle pas meilleure ailleurs ?…

Dans le montage, ça s’enchaîne ainsi très vite. Alors, attention…, on entend russe, montage rapide… on pense au montage à la Eisenstein. Pas du tout — ou pas tout à fait. Eisenstein, en bon théoricien, cherchait à mettre en pratique ses idées. En fait, c’est une grammaire et un rythme assez similaire à ce qu’on fait un peu déjà à Hollywood, mais qui se généralisera surtout pendant l’âge d’or où c’était une demande des studios : il faut que ça aille vite. Mais qu’on comprenne, pas de montage des attractions (ou très peu, lors d’une fugace scène de train, et ça passe comme une lettre à la poste, parce que ça sonne comme une évocation : hop, trois ou quatre plans autour de l’idée du train en marche, le paysage qui défile, et l’effet est réussi — ce serait d’ailleurs plus un montage d’avant-garde puisque manquerait au montage des attractions, les “attractions”, ce qui paradoxalement ne manque pas ici : burlesque oblige, on ne manque pas d’avoir son lot de lazzi). Boris Barnet est un poil à un niveau inférieur (le Sergueï à vouloir soutenir sa théorie forçait parfois un peu le trait jusqu’à devenir répétitif ou obscur — quand je parlais de l’art d’éviter les répétitions et de sombrer dans le mécanisme d’une fanfare militaire allemande, voilà…). Il est exactement dans le tempo des comédies américaines qui viendront après.

C’est un film muet, mais à part les dialogues (existants en juste proportion à travers les intertitres), on jurerait voir un film parlant. Dans certains films, ce sont les acteurs qui semblent muets. Ici, c’est nous qui sommes sourds : on le voit parler, mais en dehors de quelques intertitres, on comprend parfaitement grâce à la situation et aux expressions du visage (ça reste des réactions élémentaires). Et quand ils ne parlent pas, ils communiquent avec des mimiques (de la balle pour le « montage des réactions »). Ça pouvait être une gageure d’arriver à manier tous ces aspects sans tomber dans la pantomime. Pourtant, le ton est juste, et les proportions sont bonnes. Pas d’outrance pour le quarante-troisième rang. Les gros plans, ce n’est pas pour les chiens. Après tout, c’est pour ça qu’on a inventé le cinéma. Les pionniers comme Edison ou les Lumière ont permis de donner une voix, du sens, à travers un nouveau média, l’image ; mais l’invention du cinéma comme langage, elle est là : ça a commencé avec Chaplin et Griffith, et puis tout le monde y est allé de sa petite contribution ou théorie. Boris Barnet n’en est plus à proposer une théorie, il est dans le concret (sauf peut-être les effets de surimpression lors de la scène de radio). Il a intégré toutes ces idées, et en en gardant le meilleur, arrive à proposer un cinéma moderne, accessible, compréhensible, sûr de ses effets et de sa grammaire.

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Quelques exemples.

Un procédé de montage, assez efficace, qui est déjà largement utilisé depuis les années 10 et qui le restera par la suite. Le plan de coupe (ou cut, ou cutaway shot). C’est-à-dire l’évocation brutale d’un futur possible, d’une évolution probable de l’histoire, d’un conflit à venir, une fois que les précédents conflits semblent être résolus (et ça peut n’être qu’une fausse piste). On revient ainsi brutalement au milieu d’une scène, à deux ou trois plans dont le premier, en gros plan, sans effet de montage par rapport à l’autre scène (cut brutal), évoquant ainsi clairement dans le récit une ponctuation du type : « au même instant chez… ». On rappelle ainsi que la fille a déjà un prétendant, introduit dès les premières minutes, et qu’on s’est bien gardé d’évoquer depuis. On l’avait presque oublié. L’effet de surprise, le réveil soudain à cette idée, est revigorant. C’est presque l’annonciation déjà d’une touche hitchcockienne au montage. On est au billard, et le plus fort ce n’est pas d’envoyer des billes dans des trous au petit bonheur la chance, mais bien de mettre des billes dans des trous en annonçant au préalable ce qu’on va faire. Le suspense. Dans un thriller, comme dans une comédie ou une nouvelle, même principe. Sortir du cadre restreint du présent pour évoquer les tensions à venir, se méfier de l’improvisation et de ses errances. Il suffit de lâcher une perle, et le spectateur ne peut plus l’ôter de sa tête. Ne reste plus qu’à revenir à la scène initiale, et le tour est joué. On est tendu comme un slip à craindre le conflit, s’en amuser à l’avance, une fois le dilemme annoncé, ou seulement suggéré. L’art de l’évocation le plus subtil. Simple, magique, et pourtant si rare.

Chose que pouvait rarement faire Chaplin, par exemple, car la plupart du temps, Charlot était au centre de tout. Ici, on a plusieurs personnages, et ça permet, comme en littérature plus qu’au théâtre, le montage alterné (pas au niveau d’un espace scénique commun, mais bien entre deux espaces et actions distincts géographiquement, et censés se répondre d’abord symboliquement, puis bientôt se rencontrer dans un même espace). Le récit est déjà maître dans l’art de distiller une à une les informations nouvelles d’une situation pour la faire évoluer au rythme le plus juste, mais ce procédé, on le comprend facilement, permet encore plus de liberté. L’œil-narrateur n’est pas prisonnier d’une scène, et on comprend toutes les possibilités offertes par le montage. C’est une évidence, encore faut-il savoir l’utiliser, et avoir l’histoire pour la mettre en œuvre. Parmi les pionniers, si Chaplin a donc dans mon souvenir peu utilisé la chose (ses montages alternés étaient composés essentiellement de plans de situations appelées rapidement à se rencontrer ou à se répondre à distance comme des apartés en commedia dell’arte, avec donc des espaces scéniques pouvant être sectorisés mais partageant le même espace géographique), Griffith, lui, l’utilisait abondamment (les livres d’histoire prétendent même qu’il en était l’auteur, or d’autres l’utilisaient avant lui).

Autre procédé de raccord narratif performant et largement utilisé par la suite (et inspiré par la littérature plus que le théâtre, je me répète) : l’ellipse. Elle a plusieurs vertus. Concision et rapidité (on s’en doute), mais aussi une fonction sémantique au fort pouvoir évocateur : forcément, ce qu’on ne nous montre pas, on est obligé de le combler par l’imagination ou la logique. On coupe plus volontiers les répétitions, les scènes qu’on imagine grossières, les quenelles, les évidences, les voies sans issue ; mais il ne faut pas croire, l’art de cisaille est un don pas si bien répandu. Et attention, parce que moi, les ellipses, ça me fait jouir. C’est comme quand le coucou suisse sort de sa boîte : on ne sait trop bien quand le « coucou » va arriver, mais quand il se déclenche, ça réveille (et moi ça me rend tout bizarre).

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Ici, la situation est simple : les deux ne sont pas mariés, mais ils doivent dormir dans la même chambre et faire semblant de l’être ; chacun son coin. (Si ça rappelle quelque chose, New York-Miami, notamment, c’est normal, c’est une situation typique du vaudeville qui sera employée encore et encore dans les comédies américaines). Pour prétexter un rapprochement, une petite attention qui sait, la fille crie d’abord « au loup » (le loup devenant ici une prétendue souris). Le bonhomme regarde. Rien… Il se recouche et trouve ça très mignon. Bien sûr une souris, et même un rat (j’aurais tenté le loup perso), se pointe. (C’est une histoire, on est prêt à croire tout ce qu’on nous raconte, à partir du moment où on ne nous laisse pas réfléchir.) L’homme entend crier à nouveau la fille, et lève un œil l’air de dire : « ça va j’ai compris, t’es mignonne, mais j’ai sommeil. ». Qu’est-ce qu’aurait fait le Pierre Bachelet du storytelling ici ? Il aurait continué la scène encore et encore. Et vas-y qu’on court après la souris, que l’homme prend la femme dans ses bras, et puis non, etc. Pourquoi se priver ? la situation est rigolote, et même un peu olé olé, on imagine que le public va aimer ça, et pis… on va bien trouver quelque chose pour meubler. Sauf que des meubles, il n’y en a pas, et on s’est déjà fait toute la photographie de la scène. Toujours le même principe : on a compris l’idée, on passe à autre chose. Au niveau des plans comme des séquences, même principe d’exigence, il n’y a que l’échelle qui change. En langage narratif de petit péteux, on dit (“on”, c’est moi) « qu’il s’installe » dans la scène. Il n’est pas chez lui, mais il prend ses aises, il se sent bien alors il reste (pas le personnage, l’auteur). On dit aussi que l’œil-narrateur (ça, c’est une expression que je viens d’inventer, hein) se fait tout à coup « spectateur » (et ça, c’est un principe de jeu que j’évoque dans mes « notes de cours de comédie »). Un principe simple dans l’art de la représentation, c’est encore une évidence, mais elles sont toujours bonnes à rappeler : le narrateur raconte, le spectateur regarde et s’émeut de ce qu’il voit. Si le narrateur s’émeut de ce qu’il raconte, ça provoque des monstres qui s’installent à n’en plus finir. Oui, l’art du récit, c’est un art de composition. Résultat : la meilleure option, dans cette situation, c’est l’ellipse. On comprend que l’histoire du rat a servi de ponctuation à un chapitre. Une bonne idée pour finir, ça claque, c’est parfait ; vaut mieux ponctuer avec des pointes qui tonnent qu’avec des demi-tons qui s’affaissent (quoique, on peut trouver toutes sortes de « finales » : le fondu au noir, qui s’étale tranquillement comme trois petits points, le paragraphe pompeux bien descriptif, et la musique qui s’étend comme des perles dans la nuit… — c’est même mieux pour varier un peu les effets de transition).

On se retrouve donc au matin, et là encore, il faut savoir être juste (c’est la marque des génies, c’est mon petit frère qui me le souffle). Le Pierre Bachelet du storytelling, quoi donc qu’il aurait fait ? Un plan bateau, grossier : vue générale, du grand classique comme on en voit systématiquement dans Dallas (la série — oui mes références datent un peu). Laissons Bachelet à ses œuvres, que fait Boris Barnet ? Gros plan, légère plongée sur… deux paires de bottes, deux… pieds enlacés. Ou presque. Le pied (ou sa variante, la botte) est très expressif, c’est vrai, et là encore, ce sera un leitmotiv commun par la suite. Mais quand il y en a deux (paires), c’est encore mieux. Surtout quand ils dorment l’un dans l’autre et qu’ils ne sont pas censés être ensemble (l’image devient signifiante, évocatrice). Finalement, en trois secondes, on en dit plus que bien d’autres dans tout un film… Du signifiant, rien que du signifiant. Comme des idées qui se délivrent graines après graines dans un sablier. Il y a du Lubitsch là-dedans (surtout dans son “twist” ironique). Facile ? Effet qui semble facile, oui, qui évoque en deux secondes tout ce qu’on se serait ennuyés à voir pendant une minute. Il faut du génie pour arriver à dépecer, triturer de la sorte des scènes essentielles. Le Pierre Bachelet garderait une continuité molle, il changerait de plan quand il se lasserait de ce qu’il voit, ou augmenterait artificiellement le rythme d’une scène parce que c’est comme ça, ça doit être intense. Non, le génie a une vision globale de son histoire. Il pourrait la raconter sur dix lignes, puis trente, puis cent, et enfin la raconter avec la longueur désirée.

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Dans l’art de la nouvelle par exemple (qui se rapproche sans doute le plus, dans ses contraintes et ses exigences, à un récit de cinéma), Tchekhov s’était amusé une fois (chacun son truc) à réécrire la même histoire avec deux longueurs différentes. Pourtant, d’après Maugham (qui relève l’anecdote dans l’Art de la nouvelle), il n’y avait rien à retirer dans la plus longue, et rien à ajouter dans la plus courte. Comme dirait l’autre, la bonne longueur pour une nouvelle, c’est quand les deux pieds touchent par terre… Ce n’est donc pas si facile ; autrement, on verrait ce genre de films à longueur de journée. I dare you to find a Pierre Bachelet film with this kind of device (je voulais le faire en russe, mais mon alphabet cyrillique ne passe pas ici). Voyez l’art de l’ellipse ? de la conclusion ? Après avoir lu un si long paragraphe plein d’hémistriches, de parenthérèses, de couperaillures ou de périgourdinazes, est-ce qu’on peut encore douter de la rareté d’une telle maîtrise ? Les plus courtes, les mieux coupées, les bien guindées, sont les meilleures. Et moi, comme Pierre Bachelet, je coupe à l’isocèle.

Si on veut savoir à quoi ça ressemble donc, le génie narratif, La Jeune Fille au carton à chapeau en est un parfait exemple. (On peut aussi lire des nouvelles).

Une petite réserve, elle concerne l’histoire. Ça reste futile, gentillet. D’accord, c’est le principe de la comédie (on pourrait même dire comédie romantique — en tout cas, la fin ne fait pas de doute à ce sujet), mais il manque un petit quelque chose en plus. Reste que de voir une sorte de vaudeville (genre bourgeois par excellence) dans la banlieue de Moscou à l’heure des kolkhozes et des bolcheviques, c’est assez savoureux. (Le film est d’ailleurs présenté comme film de propagande pour moquer les propriétaires.) Vraiment peu de choses comparées au reste : ton effronté — le personnage féminin n’est pas aussi déluré que l’Ossi Oswalda de Lubitsch, mais on sent la filiation ; maîtrise technique et narrative ; direction d’acteurs… Que du bonheur.

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Gilbert Grape, Lasse Hallström (1993)

Lasse-moi la grape

Gilbert Grape

Note : 4 sur 5.

Titre original : What’s Eating Gilbert Grape

Année : 1993

Réalisation : Lasse Hallström

Avec : Johnny Depp, Leonardo DiCaprio, Juliette Lewis, Mary Steenburgen, Darlene Cates

Étonnant film doux-amer.

Je ne pensais pas apprécier DiCaprio un jour ; il fallait que ce soit dans un rôle de composition du genre « regardez ce que je sais faire avec ma méthode Actors studio ». Crédible en demeuré, il n’y a rien à dire… Même Johnny Depp, je ne me rappelle pas l’avoir vu aussi bon, et lui aussi m’agace le plus souvent. Tout dans la retenue, la distance, la subtilité. Il a pris goût au métier d’acteur et ça fait quinze ans qu’il n’a pas quitté le costume de Goffy au parc Disney Land. Pour la subtilité, la distance…

L’histoire est un peu forcée, mais ce sont des bons sentiments qui sonnent juste. Plutôt rare au fond.

Les personnages sont des stéréotypés ? Et alors ?… On les aime. Pas de méchant. Des personnages bien typés : un trait de caractère ou deux et ça ne déborde pas. Suffisant pour prendre leur place dans le récit et permettre non pas un affrontement mais la chronique d’une vie particulière. L’histoire simple des petites gens. La cruauté et la bonté ordinaires. Montrer le bon côté des choses, aussi parfois, ça ne fait pas de mal. Ce n’est ni de la naïveté, ni une escroquerie pour vous tirer les larmes des yeux. Mais une alchimie qui parlera ou non au spectateur.

Les thèmes présentés sont souvent délicats à traiter. Celui du handicap mental du fils et celui du physique encombrant de la mère. Il y a certes une volonté forcée de vouloir les montrer sous un bon angle. C’est une question de ton. Quand c’est doux-amer et qu’on ne force pas sur le pathos, la bienveillance grossière, ça passe mieux que quand il s’agit d’une comédie.

Et il y a les images de Sven Nykvist. Doux-amer, comme le soleil d’une nuit d’été.


Gilbert Grape, Lasse Hallström 1993 | Paramount Pictures

 



Liens externes :


Le Choix de Sophie, Alan J. Pakula (1982)

Les choix d’Alan J.

Le Choix de Sophie

Sophie's Choice

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Sophie’s Choice

Année : 1982

Réalisation : Alan J. Pakula

Avec : Meryl Streep, Kevin Kline, Peter MacNicol

Plus de deux heures de films où on ne s’ennuie pas c’est déjà ça. Après, quand on y repense, on se demande ce qu’on a vu. Est-ce que c’est le film sur la culpabilité d’une Polonaise rescapée d’Auschwitz ? Ou est-ce le film sur un ménage à trois ? Franchement, on a de quoi être perdu. Un récit peut adopter plusieurs points de vue, utiliser plusieurs modes de lecture ; ça, ce n’est pas un problème. Ça peut servir dans certaines circonstances à mettre en évidence un point ; ça peut être une volonté de l’auteur de placer son histoire sous un angle précis pour lui donner un sens précis. Seulement là, le film ne sait clairement pas où il va.

Évidemment, je n’ai pas lu le livre, mais dans un roman, c’est plus facile. On peut faire deux paragraphes d’introduction et de conclusion pour encadrer le récit, on aura toujours cinq cents pages au milieu plus essentielles. Une introduction et un retour en conclusion du narrateur, ça peut mettre de la distance avec le sujet, lui donner un relief particulier. Dans le film en revanche, le point de vue du narrateur est presque trop envahissant. Tout l’art de la mise en scène c’est de trouver le ton juste, l’angle juste. Et là, plus le film avance, plus Pakula montre qu’il ne maîtrise rien.

D’après ce que j’ai compris et quelques recherches, l’auteur du livre voulait faire un parallèle entre l’Allemagne nazie et le sud raciste des États-Unis. Là, il y a un sens, seulement Pakula n’a pas respecté ça. Son film ne veut plus rien dire. Il reste les traces du parallèle original avec la présence de cet écrivain venu du Sud, mais on ne comprend pas pourquoi il est là et pourquoi tout le film tourne autour de lui… Il y a un gros malentendu dans l’histoire…

Le Choix de Sophie, Alan J. Pakula 1982 Sophie’s Choice | Incorporated Television Company (ITC), Keith Barish Productions

On commence donc le film avec le point de vue de ce narrateur, venant à Brooklyn pour écrire un roman et qui se lie d’amitié avec un couple : un juif new-yorkais et une Polonaise rescapée des camps. On continue tout du long avec le point de vue du narrateur. Pourtant, tout l’intérêt du film, tel qu’il est présenté par Pakula, est ailleurs : le couple, leurs secrets, etc. Ces deux personnages vivent leur passion folle et excentrique. Plus le récit avance, plus le personnage narrateur prend part à leur vie pour devenir plus qu’un ami. On frôle le ménage à trois. On sait que le couple est rongé par un démon, celui d’une culpabilité presque commune : l’un parce qu’il n’y a pas participé, l’autre parce qu’elle y a survécu. On apprend alors que lui a un cabinet secret où il recense les criminels nazis qui ont échappé à la justice (c’est sa manière à lui, en tant que juif qui n’a pas vécu l’horreur, de se racheter) ; la femme, elle, porte un secret, très lourd, qui la culpabilise, et qui va devenir peu à peu le centre de tout.

Tout allait bien jusqu’à ce que Pakula décide de faire de la culpabilité de la Polonaise son sujet principal. C’est comme s’il se désintéressait du reste (et pour cause). Il avait déjà occulté tout ce qui faisait référence dans le roman au Sud ségrégationniste, voilà maintenant qu’il décide de se désintéresser du personnage juif américain qui vit une culpabilité d’un autre genre, mais qui se rapporte aux mêmes événements. Je ne peux pas imaginer que dans le roman, l’auteur décide tout à coup de ne plus s’intéresser qu’à l’un de ces personnages. L’auteur du livre semblait vouloir appuyer sur le fait qu’il n’y avait pas que les juifs qui avaient souffert dans les camps. C’était une question délicate mais intéressante à développer dans le film. Bien sûr, on sait qu’elle est catholique, mais ce n’est pas traité comme un fait important. C’est juste anecdotique. Du coup, Pakula fait tout le contraire du roman qui voulait rétablir une vérité sur les « autres » victimes de cette catastrophe, en recentrant son histoire sur ce personnage rescapé des camps. Peu importe qu’elle soit juive ou catholique, fille de nazi, c’est juste présenté comme une ironie de l’histoire… Ce qui est important pour lui, c’est juste Sophie, et le « Choix de Sophie ». Plutôt futile et réducteur. À peine sérieux comme vision… Pakula a enlevé toute la force du parallèle initial, il fixe son regard sur la faute initiale sur quoi repose tout le récit. Il la dévoile sans fards et porte son attention plus que sur ça, alors que tout l’intérêt du récit aurait dû être les conséquences de cette « faute » dans sa nouvelle vie, sa culpabilité… C’est aussi indécent que de vouloir montrer une scène d’amour entre Œdipe et sa mère alors qu’il ne sait pas encore que c’est sa mère… Il faut laisser les choses à leur place : la faute initiale ne doit pas être mise en scène, mais être simplement évoquée.

Le cinéma rend parfois les choses plus faciles parce qu’il peut absolument tout montrer, mais le but c’est tout de même de savoir ce qu’il faut montrer. Il n’est pas question de bienséance comme par le passé, mais d’établir une logique et un équilibre narratif.

Il aurait pu peut-être commencer par cette histoire de ménage à trois, puis basculer peu à peu vers l’histoire dans les camps nazis (même si ce n’est probablement pas conforme à ce que semble décrire le bouquin). On peut faire glisser un sujet vers un autre, un peu pour tromper volontairement le spectateur, ou juste faire une entrée progressive vers le monde douloureux des camps et la culpabilité de Sophie. Parce que ce long flashback est fascinant. Le film prend une autre dimension en dévoilant en même temps les secrets de Sophie et sa véritable nature. À cet instant, on se dit que le reste avait juste pour but d’introduire cette histoire douloureuse. Ça permettait de mettre de la distance, de faire une comparaison entre présent et passé, en montrant les conséquences d’abord puis les causes d’un trouble. Mais Pakula ne revient pas à son sujet de départ avec ce narrateur qui s’immisce dans la vie de couple de ses voisins. Quand on revient dans ce petit immeuble typique de Brooklyn où Sophie a raconté son passé à son ami (le narrateur), et qu’on reprend le cours de l’histoire du « ménage à trois »…, et il y a comme un choc. On passe de la tragédie à ce qu’il y a de plus futile. Si l’auteur du livre voulait nous dire qu’il n’y avait pas que des victimes juives dans les camps, Pakula, semble nous dire qu’il n’y a pas que les tragédies comme celles des camps qui sont importantes, il y a aussi la tragédie des couples ou des ménages à trois…

Non seulement, on est perdu parce qu’on ne sait plus quel est le véritable sujet du film, mais on se sent trahi, parce qu’on tenait là un sujet fort et sur lequel on aurait dû rester. Si au moins on avait toujours été centré sur l’histoire du couple, le lien aurait peut-être pu être plus évident, plus équilibré (mais toujours non fidèle à l’œuvre originale). Mais non, il y a toujours ce nabot d’écrivain sudiste qui cherche à rentrer dans le lit conjugal. Pakula ne sait pas où il va, il tire des extraits du roman (les meilleurs sans doute), mais son anthologie des meilleures scènes du livre n’a plus aucun sens entre elles. Il ne prend même pas le parti pris d’être infidèle au roman et de fabriquer une œuvre qui lui serait propre, non il fait n’importe quoi. Il tombe sur une scène qui lui plaît, une anecdote du roman qui lui plaît (ou qui est spectaculaire), et il en fait des tonnes dessus. Il s’amuse avec ce qui lui tombe sous la main, mais il ne raconte pas une histoire dans son ensemble. Quand on revient à la réalité futile de Brooklyn, le film se résume à une vulgaire histoire de cul. C’est obscène quand on le compare à certains éléments du roman initial, particulièrement tragique.

Quand on revient une dernière fois dans cette scène du « choix de Sophie », qui explique le traumatisme du personnage (mais qui ne devrait pas être le sujet du film), ça paraît totalement hors de propos. La scène est déchirante, mais elle apparaît au milieu de nulle part, une confession lâchée à un pauvre type qui lui demande de partir avec elle et qui veut avoir des enfants avec elle. Tel que le met en scène Pakula, c’est-à-dire en en faisant une scène à part entière du film, et la pierre angulaire presque du récit, il y a comme une faute de goût énorme. Une telle scène, telle qu’elle l’a sans doute été imaginée dans le roman initial (et c’est une simple conjecture étant donné que je ne l’ai pas lu — et on sait jamais, peut-être que ça part également dans tous les sens sans savoir réellement où ça va), ne devait être qu’évoquée. Non pas mise en scène, mais racontée par le personnage, en confidence. D’ailleurs, le film termine sur une image arrêtée de Meryl Streep racontant cette histoire, preuve qu’avec le peu d’image qu’on a d’elle, ça nous a marqué, et que la simple évocation de l’événement suffisait à émouvoir. Et que ce qu’il fallait montrer à ce moment, parce que c’était le sujet du film, c’était le visage de l’actrice revivant cette scène en se la remémorant. Le sujet, c’est Sophie racontant son « choix », pas le choix en lui-même. Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir d’évocation d’un acteur face caméra ; les scènes les plus émouvantes sont parfois les plus simples. Il faut se souvenir de l’incroyable climax des retrouvailles dans Paris, Texas : tout est dit, rien n’est montré. Faire des flashbacks, même avec des scènes formidables, aurait été totalement hors de propos.

D’ailleurs, il est assez curieux de remarquer que Pakula, auteur de ce scénario mal fichu, a été le producteur Du silence et des ombres. Je ne sais pas à quel point il a été impliqué à l’époque dans le scénario de ce film, mais en tant que producteur, il ne pouvait en adaptant Le Choix de Sophie noter la similitude dans la mise en forme des sujets. Peut-être d’ailleurs était-ce là le problème…, peut-être aurait-il voulu reproduire une structure se rapprochant plus Du silence et des ombres que du livre qu’il adaptait… On y retrouve le même système de distanciation et de multiplication des points de vue. À la différence, c’est que là, la scène de la faute originelle, la scène qui détermine tout le reste (celle du pseudo-viol d’une Blanche par un Noir), n’est jamais dévoilée. On ne parle que d’elle, et on se garde bien de la montrer (ce qui rend d’ailleurs possibles les différences de points de vue).


Dans Du silence et des ombres, on comprend l’utilité de la mise en abîme, le fait de mettre une histoire dans l’histoire. Elle a un sens didactique. Le lien entre les deux histoires est simple à comprendre : le récit cherche par le biais des enfants à nous enseigner non seulement qu’un Noir n’est pas plus présumé coupable qu’un Blanc, mais aussi qu’un Blanc peut malgré les apparences être le dernier des salauds. La couleur de peau n’est en rien dans la valeur des hommes ; et il faut se méfier des apparences, ainsi que des hommes qui les utilisent pour arriver à leurs fins.

Dans le Choix de Sophie, Pakula a coupé tous les liens. Restes des pantins inanimés avec des expressions figées. Beaucoup de séquences sont formidables, si on les prend individuellement, mais elles n’ont plus aucune cohérence entre elles. Si on aime le film, on l’aime pour ses scènes dans les camps. Or, elles ne sont que des prétextes, des gadgets. On est pas loin du cinéma sensationnaliste qui se vautre dans les effets et qui se fout du reste. Un film ne devient pas grand parce que son actrice principale est exceptionnelle, parce que la photo est jolie, ou parce qu’il y a deux ou trois scènes d’anthologie. Il faut une cohérence d’ensemble, et ça, Pakula ne l’a pas trouvée.



Liens externes :


Le Jardin des plantes, Philippe de Broca, et la Dernière Fête, de Pierre Granier-Deferre

21 décembre 1996

Commentaires croisés concernant deux films de télévision (enfin croisés…, je survole à peine, ça me sert surtout de tremplin vers mes habituels tunnels de tripotage solitaire) : Le Jardin des plantes et La Dernière Fête. Le premier est de De Broca avec Claude Rich, le second avec Charlotte Ramping.

Les deux films sont représentatifs d’une certaine qualité française (pour plagier les Caillés). On peut remarquer, c’est certain, une certaine qualité technique, un savoir-faire, une interprétation correcte… Tout cela est plutôt compréhensible compte tenu de la forte tradition en matière artistique dans notre pays, dans ces deux domaines. À ces deux seuls domaines, je devrais dire, car il apparaît que pour la critique et les cinéastes (qui depuis qui l’on sait est grosso-modo la même chose) seule la beauté (vide, photographique) de l’image et l’excellence du jeu (à quoi pourtant ceux qui commentent ne connaissent rien) comptent. On se demande même comment on peut encore arriver à pondre de tels techniciens et de tels acteurs tant ce qu’on leur invite à faire est rarement ce à quoi ils aspirent (en tout cas au début, le métier a vite fait de corrompre nos fragiles intermittents du bulbe). Ma réponse est toute simple : prenez cent mille acteurs au hasard dans la rue (oui, oui, tout le monde peut être acteur), parmi ces ignorants en matière “comédiesque”, technique, on trouvera toujours un Alain Delon. C’est même devenu une constante dans ce métier, seule la personnalité compte. Soyez donc des blaireaux chers amis acteurs, les gens honnêtes n’auront pas d’histoire. Je me prononcerai moins sur la question technique rattachée aux différentes techniques propres au cinéma, j’y connais rien, mais quelque chose me dit qu’il ne faut pas du génie pour éclairer un cul ou coller une image à une autre (il y aura toujours des exceptions, mais ici je me contente de parler de la règle).

Tout va donc pour le mieux dans ces deux domaines. Reste l’essentiel pour faire du bon cinéma, du moins, pour sortir d’une forme de cinéma exercé par des fonctionnaires, radotant les mêmes habitudes, ne prenant aucun risque donc s’interdisant tout potentiel subversif ou expérimentation, et restant toujours à la surface molle des choses : une histoire qui en vaille la peine (si on ne peut juger d’un scénario parce qu’un scénario en lui-même n’est ni produit, ni jugé, ni finalisé, ni une pièce d’art quoi, on peut juger, au moins, du résultat à l’écran) et la mise en scène (j’entends par là, la capacité du décideur de porter un regard particulier sur cette histoire, offrir un angle, accentuer telle ou telle détail qui paraîtrait insignifiant pour quelqu’un d’autre, etc.). C’est là, il me semble, que le génie, doit s’exprimer. Les techniciens pourront être les meilleurs artisans du monde, ils ne poseront pas un regard sur ce qu’ils produisent et c’est ce regard, seul, qui sera offert à celui du spectateur ; et les acteurs, ma foi, qu’on me présente un acteur de génie, je l’embaucherais immédiatement pour frotter mes lampes (entendez par là, qu’on ne demande pas à un acteur d’être “génial”, on lui demande d’être « aux ordres », de se mettre au service de ; l’acteur, c’est un soldat ; après, qu’on cherche à faire de ces soldats des vedettes et qu’ils soient chargés de la promotion, c’est parfaitement naturel, on préfère inviter à sa table un mec sympa, ou un blaireau sachant toutefois rester sympathique le temps d’une soirée entre amis où il saura parfaitement animer nos convives, plutôt qu’un intello prétentieux qui aurait en plus la vulgarité d’avoir du génie, et qui seul serait finalement capable d’expliquer ce que personne n’aura envie de se voir expliquer).

Alors bien sûr, il est tellement facile de penser que l’un et l’autre (bonne histoire et mise en scène) vont de soi. C’est vrai, après tout, prenez ces mêmes dix mille passants pris au hasard au début, il suffirait d’un seul pour trouver que tel ou tel film sort du lot, pour que finalement, il soit tout à fait légitime de porter du crédit au moindre navet. On ne m’en voudra pas donc de parler pour moi-même et de considérer les qualités qu’une histoire doit posséder, ou de son serviteur, la mise en scène, en fonction de critères hautement personnels. Certains cinéastes donc, donnent l’impression que la seule difficulté de leur travail, la seule utilité, serait de reproduire le réel. Je ne suis pas le seul à le penser, c’est même une idée assez répandue quand il est question de critiquer le cinéma de nos tièdes latitudes, on parle parfois d’ennui d’un certain cinéma attaché au quotidien, à l’insignifiance de son intimité… J’irai même plus loin en parlant d’horreur de l’artificialité. Voilà donc une culture où chacun se doit d’être original, abhorrer le « non-vrai », et où finalement tout le monde tourne en rond à force de répéter les mêmes âneries « sur l’art ». L’authenticité, la sincérité, l’originalité, tout ça, désolé, c’est du vent. L’artifice, c’est du concret. L’artifice se structure, se conceptualise, se fragmenter, se regarde, se fait montrer du doigt, se totemise, sert d’urinoir ou de combustible. Le problème, c’est que si l’artifice est concret, il s’apprend. Les années 60 et 70 sont passées par là. Apprendre, c’est juste bon pour un technicien qui va coller ses deux images ou quelle focale utiliser après la digestion du midi. Le cinéaste (ou le scénariste, mais lui est pratiquement porté disparu) doit donc laisser s’exprimer son moi intime ou je ne sais quelle autre connerie certes fort originale mais qui ne se traduira d’aucune façon à l’écran. Au mieux, on en arrive comme ici à une mise en scène plate, sans relief, sans point de vue, inexistante quoi ; au pire, le cinéaste ira lui-même assurer le service après-vente pour rappeler au spectateur à quel pointe il mérite leur attention, et que seules seraient à juger dans son film, ses intentions, alors même que là encore rien de tout cela ne serait traduit à l’écran. L’époque est même au film d’époque tourné avec les manières d’aujourd’hui. Et on a le culot d’appeler ça “réaliste”, “crédible”, “authentique”. Non, on ne se tient pas aujourd’hui comme hier, on ne parle pas de la même façon, on ne se comporte pas avec autrui de la même manière, une femme de ferme n’agit pas comme une grande bourgeoise, etc., etc. Mais il suffit de dire qu’on joue ou présente les personnages avec toute son authenticité et on aura toujours raison. Certains ont le monopole du cœur, d’autres celui de l’authenticité. Et je rappelle Alain Delain au centre de la scène : lui était dirigé, c’est toute la différence (Visconti en était même arrivé à en faire un acteur de théâtre, c’est dire). Bref, on se retrouve avec des films mous, qui ressemblent à rien (sinon à la vie, et c’est pas un compliment), dans lesquels la forme manque de fond et le fond manque de forme (génération seins nus, c’est plus naturel – ah, sûr ! mais moi je la laisse au sauvage la nature, je suis civilisé et j’aime l’artifice, parce qu’il offre différents sens, différents regards ou forme, à ce sein qui bien que poilu, plat ou tout vergeturé, ne saura se laisser mieux voir que quand il reste invisible).

Prenons un exemple grossier d’artificialité (compréhensible par tous) : le rythme. Un metteur en scène a deux solutions opposées, extrêmes. Soit il choisit de ralentir le rythme, soit de l’accélérer (je passe sur les manières d’y arriver, pour rester simple). Malheureusement, il existe une autre alternative. La pire, celle de ne pas choisir. Les acteurs ont une fascination coupable pour le “vrai” (ils perçoivent qu’il y a là quelque chose de juste et de nécessaire dans leur art mais sans maîtrise de leur art, ils se contenteront de croire que leur art se contente d’être une recherche permanente du “vrai”), et de nombreux metteurs en scène ont également cette obstination, seulement le “vrai”, c’est le vide, c’est l’insipide. Une fois qu’on parvient à un résultat, dans la recherche de l’authenticité, c’est bien, mais après ? L’authenticité n’offre aucun sens. Le travail du metteur en scène, c’est de proposer un regard. Donc de faire des choix. Et tout est prétexte à choisir, parce que le moindre détail peut forcer les apparences pour guider le spectateur vers l’endroit où on veut le mener. Ralentir, accélérer, à tel endroit ? pourquoi, comment ? Après tout, peu importe la direction prise, le choix, on pourra toujours juger de ces partis pris, après. Mais on ne peut pas se soustraire à ces questions de choix. Alors bien sûr, sur cette seule question du rythme, on trouvera toujours des contre-exemples. Mais si par ailleurs, d’autres choix sont faits, toujours pour insister sur des détails, montrer telle ou telle chose selon tel ou tel angle… on peut tout à fait choisir d’adopter un rythme neutre, ronronnant, mais on percevra d’autant mieux ce choix (puisque là c’en serait un) si d’autres choix, clairs, sont pris par ailleurs. Celui qui s’applique à ne jamais rien froisser, à n’avoir d’avis sur rien, à contenter tout le monde, il doit cesser de faire ce métier et se lancer dans la diplomatie (ce à quoi certains milieux tendent à devenir effectivement…). On remarquera exactement les mêmes obsessions creuses et la même peur du choix dans l’écriture du scénario. La règle d’or, c’est l’insignifiance. Et une insignifiance qu’on s’appliquera ensuite à remplir de sens en interview parce qu’on a lu dans le laid caillé et qu’on sait que ce qui compte ce n’est pas le produit mais la publicité qu’on en fait (« qu’importe le contenu pourvu qu’on ait l’ivrogne »). Parce que oui, madame, l’une des vertus de l’artificialité, c’est qu’elle fait la chasse à l’insignifiance. Elle coupe, elle structure, elle ment, elle tord (la réalité), pour s’attacher (là encore c’est une question de choix) à mettre en lumière, un action, en paroles, du sens, du… signifiant.

Alors, voilà, dans ces deux films de télévision, on s’emmerde. Une fois qu’on a perçu « l’authenticité » molle et trompeuse de la chose, il n’y a plus rien à regarder puisqu’on ne daigne pas nous offrir autre chose à manger. C’est comme inviter des convives à sa table et leur offrir de l’eau, de l’eau, de l’eau. Eau du robinet authentique ! Ah oui, certains se nourrissent d’illusions.