Empreintes digitales, Raoul Walsh (1936)

La Dame du jeudi

Note : 3.5 sur 5.

Empreintes digitales

Titre original : Big Brown Eyes

Année : 1936

Réalisation : Raoul Walsh

Avec : Cary Grant, Joan Bennett, Walter Pidgeon

Une screwball comedy criminelle assez inattendue dans la filmographie de Walsh. Le mélange de comédie et de crime rappelle par certains côtés The Thin Man tourné deux ans plus tôt, mais l’humour très british laisse place ici à un type d’humour typique de la screwball, voire de la comédie du remariage où deux acteurs de sexe opposé font semblant de se chamailler et où la repartie appartient plutôt au registre de la séduction. En ce sens, le film préfigure aussi d’une certaine manière La Dame du vendredi, tourné, lui, trois ans plus tard. Cary Grant s’entraîne presque déjà pour son duo mémorable avec Rosalind Russell. Au contraire du duo génial de The Thin Man, en plus d’évoquer plus certainement une parade nuptiale entre deux amants se jaugeant l’un et l’autre à coup de répliques bien senties qu’un mariage où la résolution d’affaires criminelles sert d’agrément ou de hobby, comme celui de La Dame du vendredi, dans ce duo-ci, c’est aussi la femme qui tire plus volontiers les ficelles dans le couple. Grant n’a jamais été aussi bon que quand il est dépassé par les événements ou doublé par des femmes plus futées ou plus alertes que lui. Encore pendant vingt ans au moins jusqu’à La Mort aux trousses, ce sera son génial credo. Et pour l’assister, pardon, pour le mener par le bout du nez, une surprenante (et encore blonde) Joan Bennett.

Les échanges de répliques qui fusent à La Dame du vendredi ne sont peut-être pas toujours du meilleur goût, la repartie des uns et des autres n’arrive jamais à la cheville de certains chefs-d’œuvre de la même époque, mais le ton est là. Il règne un certain goût d’inachevé durant tout le film, c’est vrai. La faute à Walsh dont la comédie n’est pas la spécialité, à un mélange de comédie et de crime n’ayant jamais réellement produit de très grands films, peut-être aussi. Mais ce n’est pas aussi mauvais que la relative mauvaise réputation du film (voire, pas de réputation tout court) pourrait le laisser entendre. On peut surtout apprécier les astuces et filouteries du personnage de Joan Bennett pour confondre un assassin et le faire coffrer au profit de son homme (what else). Là encore, la parenté avec La Dame du vendredi est saisissante. Et à n’en pas douter, ces quelques films de l’âge d’or d’Hollywood où les femmes mènent une carrière professionnelle qu’occupent habituellement des hommes sans que cela éveille la moindre surprise ou défiance chez les personnages masculins ont aidé certaines femmes à se lancer dans certaines professions (comme souvent au cinéma de cette époque, le journalisme), à avoir confiance en elles et à pousser les hommes à leur faire confiance et à les traiter pour ce qu’elles doivent être : leurs égales. La modernité du film est en cela au moins plutôt remarquable. D’un côté, on commence avec les manucures toutes dévouées aux soins de ces messieurs, puis par son intelligence et son audace, le personnage de Joan Bennett se voit proposer un travail dans un journal où on lui proposera vite une augmentation de salaire pour son talent. Partout en Amérique, on sent encore les effets de la crise, et Hollywood s’échine à vouloir pousser les femmes à piquer le travail des hommes (sic). C’est dans la difficulté qu’on reconnaît les sociétés qui œuvrent pour le progrès (au contraire de quelques autres, sur le déclin, qui préféreront en de mêmes situations le repli sur soi et les valeurs traditionnelles…).

Le film fera un four, apparemment, mais son producteur Walter Wanger n’en tiendra pas trop rigueur à son actrice principale parce qu’il l’épousera quelques années après. L’autre Walter de la production, Pidgeon, est également tout à fait remarquable, mais lui était déjà marié.


Empreintes digitales, Raoul Walsh 1936 Big Brown Eyes | Walter Wanger Productions, Paramount Pictures


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99 screwball comedies (par Byrge & Miller & Sikov) (non inclus, au contraire de Wedding Present, tourné la même année avec les deux mêmes acteurs en vedette)

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Last Night in Soho, Edgar Wright (2021)

Not all men

Note : 2.5 sur 5.

Last Night in Soho

Année : 2021

Réalisation : Edgar Wright

Avec : Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Diana Rigg, Terence Stamp

 

Les joies du confusionnisme. Pendant près d’une heure, on s’agace en voyant cette pauvre gamine ne pas aller voir un psychiatre, tout dans ses visions faisant penser à de la schizophrénie. Cela n’aurait rien coûté de balayer rapidement cette hypothèse ou d’inventer un subterfuge en guise de justification pour ne pas avoir à le faire (comme on le fait pour justifier de ne pas appeler les policiers dans un film criminel). On lève alors les yeux au ciel en comprenant au moment du dénouement que ses visions s’appuient sur des événements réels… qu’elle identifiait mal. L’horreur, le fantastique, c’est bien, mais quand ça tient d’une explication moisie justifiée sur le tard, on s’enfonce rapidement dans le ridicule. Et c’est d’autant plus vrai, pardon, mon cher Edgar (pas Poe), que les hallucinations de la gamine n’ont rien de simples visions rattachées à un espace hanté ou à une quelconque sorcellerie : quand elle est dans la bibliothèque et qu’elle attaque une élève suite à des hallucinations, c’est typiquement un type de situation que l’on peut rencontrer avec des schizophrènes. Pour le coup, aucun rapport avec un passé bien réel… Ne pas donner des explications à son comportement à ce moment-là est plutôt problématique… Première confusion qui me pousse à faire “beuh”.

Second niveau de confusion : le rapport aux victimes, aux mâles comme la société actuelle ne veut plus en voir (des prédateurs, pour faire court) et aux assassins. Déflorons l’intrigue. Une étudiante s’installe dans une vieille chambre dans le quartier de Soho ; elle ne tarde pas à avoir des visions sur une aspirante chanteuse dans les années 60 et « apprend » qu’elle aurait été abusée par une série d’hommes que son manager lui aurait fait rencontrer. Ses visions lui indiquent bientôt que cette chanteuse aurait été assassinée par ce même manager parce qu’elle ne se pliait pas à ses exigences ; elle pense y voir un crime non résolu, et court en informer la police qui ne la prend pas au sérieux. Arrive le twist où les masques tombent, et patatras, l’assassin était en fait la victime, la logeuse, qui s’en serait prise aux hommes qui l’avaient précédemment abusée. Donc, quoi ? Finalement,… not all men ?

Dans ses visions, quand elle comprend que ceux qu’elle croyait être, seulement, ses bourreaux sont aussi les victimes assassinées par sa logeuse, elle refuse de les aider quand ils lui demandent son aide. Soit, c’est de bonne guerre. La réplique est amusante d’ailleurs, très esprit metoo radical. Sorte de revenge movie par procuration. Sauf que les implications dramatiques deviennent difficiles à justifier : la gamine comprend le fin mot de l’histoire alors qu’elle est censée être sous somnifère (elle retrouve toutes ses facultés, on se demande comment), et si elle refuse de venir en aide aux abuseurs devenus à leur tour victimes qu’elle voit en hallucinations…, de quel côté va-t-elle se placer quand la mamie psychopathe (victime autrefois de ces abus mais devenue par la force des choses une tueuse en série) se trouvera en face d’elle ? Tu as trois secondes pour réfléchir, lady, parce que mamie arrive enfin de sa longue montée des escaliers ! Alors ?… Inutile de réfléchir, mamie décide pour toi. Et que tu sois une fille ou un mec, pour la boomeur, ça ne change rien à l’histoire : la sororité, elle la poignarde en plein cœur ! Aucun respect pour les féministes 2.0, ces bonnes féministes des 60’s qui ont mal vieilli.

Sérieusement, faut pas pousser mamie dans les orties, ça n’a aucun sens. Confusionnisme total. L’ironie, sans doute, c’est probablement encore qu’on ait affaire ici à une sorte de justification par l’absurde du mouvement metoo par ceux qui justement sont les moins bien placés pour en justifier les excès : les hommes. Confusion et tartufferie. Si on voulait résumer en un film d’absurdité de metoo, il aurait bien sûr fallu y mettre un peu de male gaze. « Mesdames, je vais faire un film pour vous défendre, vous, les victimes. Ce sera trash. Les hommes vont en prendre pour leur grade. » « Cool. » « Et puis, le twist est génial. » « Ah ? » « À la fin, c’est la femme qui est coupable. » « Heu. »

Dans Scary Movie, parfois, on peut être amusé de ne plus savoir qui sont les assassins et les victimes. Mais c’est volontaire. Ici, on rit jaune (giallo peut-être), parce que plus personne ne semble savoir qui sont les agresseurs ou les victimes ou les deux. Le film d’une époque, assurément où chacun voudrait pouvoir prétendre juger de qui est qui alors que le monde n’est, pour nous et à notre petite échelle, qu’un grand flou halluciné. La vie n’est pas une fiction : la première chose à faire, c’est d’aller voir la police, de laisser faire la justice, et de surtout ne jamais se fier à ses intuitions. Les intuitions traduisent le monde comme on veut le voir ou comme on le craint ; elles nous rendent surtout les choses simples, créent un récit cohérent avec peu de matière. Un récit, ce n’est pas la réalité. Pas plus que la gamine dans le film, on n’est apte à juger de ce que l’on pense voir ou comprendre. Connaissant son passif familial, elle aurait dû s’en remettre à un psy, comme nous n’avons d’autre choix que de nous en remettre à la justice quand surviennent des faits dont la nature précise reste floue. Intuitions, hallucinations, même combat. Si le film pouvait au moins servir à cette conclusion, ce serait déjà pas si mal, mais je suis probablement le seul à forcer ainsi cette interprétation. Le confusionnisme a ses vertus : je m’efforcerai toujours à trouver un sens personnel à un grand n’importe quoi. (Quand le film que l’on vous propose est mauvais, tentez toujours d’y créer le vôtre.)

Tout cela est bien dommage, parce que tout le reste est parfaitement réussi (production, réalisation, interprétation, musique). Plaisant à regarder, mais indéniablement mal fichu.


Last Night in Soho, Edgar Wright (2021) | Focus Features International, Film4, Perfect World Pictures


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Top films britanniques (non inclus)

 

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Quatre Minutes, Chris Kraus (2006)

Chris Kraus’ll make ya (Jump jump)

Note : 4 sur 5.

Quatre Minutes

Titre original : Vier Minuten

Année : 2006

Réalisation : Chris Kraus

Avec : Hannah Herzsprung, Monica Bleibtreu

Je suis bon public. Dès les premières secondes du film, j’avais comme la certitude que ça allait me plaire. Je partais avec plein d’espoir si on peut dire… Souvent, dès les premières secondes d’un film, on sait s’il y a du talent ou non. On ne peut pas garantir encore que l’histoire nous plaira ou tiendra la route, mais pour ce qui est de la mise en scène, du montage, de la direction d’acteurs, du travail sur les ambiances, on remarque ça finalement très vite. Il est rare qu’un film ne tienne pas par la suite toutes les promesses aperçues dans ses premières secondes.

Il sera temps plus tard de dégager quelques réserves sur la nature et l’emploi effectif de ces qualités premières. On est franchement dans un type de mise en scène et d’écriture qui colle aux principes commerciaux du cinéma hollywoodien — pas le cinéma de bourrin et d’effets spéciaux qui s’est imposé depuis quelques années, mais celui à Oscars, pas forcément toujours le meilleur non plus, celui qui raconte de belles histoires sur des sujets un peu tape-à-l’œil, mais réalistes, à hauteur d’homme, pas de superhéros. Et ce style de cinéma sous influences, à la fois classique et sophistiqué, peut rebuter et possède ses propres limites. Je n’aime pas un type de cinéma plus qu’un autre et je laisse sa chance à tous les styles. Ce que je réclame avant tout à un film, c’est de la justesse et de la mesure dans son approche (ce qui n’interdit pas des effets pour illustrer une histoire). Tout est toujours question d’angle, de savoir-faire et de distance.

Si, par exemple, je souscris totalement au montage resserré, à l’emploi de la musique pour souligner des avancées dramatiques et renforcer l’identification, à l’absence de trop d’effets de caméra, à l’usage parfois de montage-séquences, de flashbacks et de tout un tas de codes narratifs courus d’avance (la rencontre de personnages que tout oppose, le contraste entre la nature du héros et son activité, son prétendu « don », les opposants un peu trop opposés, le parent gênant et le passé lourd, les séquences d’initiation, les autres de « révélations », puis la séquence à faire annoncée longtemps à l’avance, ici, le concours), mes réserves concerneront surtout le degré vers lequel le cinéaste s’autorise à aller vers le pathos : son penchant pour le ton sur ton aurait de quoi me heurter. Je préfère les personnages plus nuancés, plus contradictoires, plus foncièrement rebelles, autonomes, singuliers ou imprévisibles. L’actrice principale, la jeune, on aurait gagné à la voir jouer moins sur la rébellion, justement, moins sur le côté loubard, et voir cette nuance apportée plus du côté du personnage du professeur. Celle-ci est censée être austère, et les quelques moments où le récit se laisse aller à la montrer sous un jour plus humain, la mise en scène (et l’actrice) joue trop sur ce que le récit met déjà bien en évidence. Certaines émotions n’ont pas besoin d’être prononcées à ce point ; le faire ne ferait qu’enfoncer des portes déjà ouvertes par l’évolution de l’intrigue. C’est dans ces moments que le ton sur ton me fait faire la grimace, mais c’est un défaut assez récurrent dans des productions où on préfère prononcer les propositions et avancées dramatiques plutôt que d’instiller ici ou là de la profondeur, de la contradiction ou du contrepoint comme dirait Beethov’.

Mais ce ne sont vraiment que de légères réserves. Je n’en demande pas beaucoup plus à ce type de films : une histoire qui sorte un peu de l’ordinaire (alors même que la manière reste donc, elle, parfaitement codifiée) et qui illustre surtout un sujet qui me touche. Et les rebelles qui maltraitent les pianos avec de la musique de « négros » ou des percussions expérimentales, ça me parle. Sans oublier que malgré ces légères fausses notes au niveau de certains choix dans l’interprétation des acteurs, ces derniers, dans d’autres secteurs du jeu, sont remarquables (justesse, notamment). Une sorte de mix entre Whiplash et Adam’s Apple.


Quatre Minutes, Chris Kraus (2006) Vier Minuten | Kordes & Kordes Film GmbH, Südwestrundfunk, Bayerischer Rundfunk


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L’Enfer de la drogue, Eloy De La Iglesia (1983)

Note : 3.5 sur 5.

L’Enfer de la drogue

Titre original : Overdose/El pico

Année : 1983

Réalisation : Eloy De La Iglesia

Avec : José Luis Manzano, José Manuel Cervino, Luis Iriondo

C’est assez étrange de voir un film traiter d’un sujet aussi glauque (avec, parfois, les images qui vont avec) tout en parvenant à le rendre suffisamment lumineux pour ne pas faire fuir le public. On peut en deviner la raison : le regard quasiment toujours bienveillant du cinéaste envers tous ses personnages à l’exception notable des femmes. L’une est mourante et est un stéréotype de la femme docile et obéissante ; l’autre en tête d’affiche est une tentatrice. Pour le reste du portrait féminin : on passe des gamines qui font de la figuration aux prostituées, en passant par la mère héroïnomane qui calme son bébé avec un peu de « sucre glace ».

On pourra difficilement arguer que le regard porté sur les femmes puisse être autre chose que misogyne. Surtout quand on voit le traitement relativement différent réservé aux personnages masculins. Un homosexuel (limite pédophile) rédempteur et protecteur (pas dans le bon sens du terme) ; des fils à papa ouverts à toutes les conneries possibles, dont le meurtre ; un père, chef d’une police qui est loin d’adopter des méthodes démocratiques ; un chef politique indépendantiste qui ne lâchera pas une larme à la mort de son fils. Rien de bien positif dans tout ça, vous me direz ; et pourtant, et en dépit de tous ces travers, le regard porté sur eux, au contraire de celui porté sur les femmes, est toujours compréhensif et positif.

Cela, il faut bien l’avouer, laisse une impression étrange tout au long du film. Je ne sais pas si c’est un exploit, en tout cas, on peut voir ça comme un exercice de style. Parvenir à rendre sympathiques, lumineux, autant de personnages tordus. Pari réussi. Au milieu des toxicomanes, des dealers et des trafiquants de drogue, des policiers corrompus ou des indépendantistes violents, des fils à papa ou des pédophiles, le problème, c’est les femmes. Plus qu’un simple chapeau, on dit « tricorne » ! Plus que la faute des juifs, des nantis, des pauvres, des lépreux, pourquoi est-ce que ce ne serait pas toujours la faute des femmes, hein ?

Nan, il faut avouer que déployer un tel degré de misogynie décontracté, l’air de rien, comme si c’était une évidence, fait figure d’exploit. Tricorne, Eloy. (Bon, on va dire que j’exagère un peu : Eloy a un regard bienveillant envers la mère et les prostituées.)

Et il faut bien l’avouer, malgré tous ces personnages toxiques, le film ne manque pas d’être plaisant et bien construit. Allez comprendre… Je n’aurais jamais cru que le regard positif d’un cinéaste sur autant de personnages problématiques pouvait avoir autant d’influence sur la perception du spectateur…

Dans certaines limites.


L’Enfer de la drogue, Eloy De La Iglesia (1983) El pico | Ópalo Films


Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman (1954)

Intersyndicale

Note : 4 sur 5.

Le Sel de la terre

Titre original : Salt of the Earth

Année : 1954

Réalisation : Herbert J. Biberman

Avec : Rosaura Revueltas, Juan Chacón

Des travailleurs qui font grève pour manifester contre leurs conditions de travail ; des syndicats qui cherchent à s’unir contre les grands patrons ; la police qui intimide et violente les manifestants, multiplie les gardes à vue préventives ou les accusations fantaisistes ; racisme ; sexisme ; luttes embryonnaires féministes au sein d’une population profondément traditionaliste et paternaliste… ; non, on n’est pas en France en 2023, mais dans le sud-ouest des États-Unis au milieu des années 50. Autant dire qu’en plein maccarthysme, le film a plutôt fait long feu avant de revenir en grâce petit à petit au pays de l’oncle Sam.

Hommage d’ailleurs aux participants, professionnels ou non, dont la plupart étaient ou seront blacklistés avant et après la sortie du film (les acteurs jouant les salopards dans le film, ce sera la double peine pour eux : tu te retrouves fiché « pas s mais c’est tout comme », et tu resteras dans l’histoire en incarnant la saloperie à l’écran).

On note quelques différences toutefois avec l’époque actuelle : aux États-Unis, si union des travailleurs il y a, elle ne se fait plus aujourd’hui contre les dominants qui ont de fait gagné la bataille (ou la lutte des classes), elle se fait contre la mondialisation, et surtout, contre les méchants Chinois ou les démocrates mous du genou. Un comble. La contre-culture a fait pschitt. Comme quoi, il est inutile de censurer des films ou de bannir des artistes, il suffit, comme dans les années 30 d’accuser un groupe ethnique distinctif présenté soit comme un ennemi de l’intérieur soit comme un autre de l’extérieur… Les travailleurs blancs et mexicains, ici, ainsi que leurs femmes, marchent main dans la main pour faire valoir leur droit en dépit des pressions de la police et des patrons. Le grand capital a gagné la bataille en usant du bon vieux « diviser pour mieux régner ». Les Blancs contre les Chinois, les Noirs, les latinos, les Arabes ou les musulmans ; les travailleurs pauvres contre les riches ; les hommes contre les femmes (ou le contraire, mais certaines féministes n’ont toujours pas compris) ; l’extrême gauche contre « l’arc républicain » (sic), etc.

On remarque aussi que si on ose la comparaison avec des parias bien de chez nous : dans les quartiers, la famille a totalement volé en éclats, au contraire des familles dans le film qui malgré les tensions arrivent à proposer un front uni et faire cause commune. Si on loue dans le film, sur le tard, le travail domestique des femmes qui assument parfois un travail pour deux à la maison, dès que le père des gosses est absent, on le voit avec les mères des quartiers : elles ne bossent plus pour deux, mais pour quatre, avec parfois autant de boulots échelonnés sur toute une journée. Heureusement, la mauvaise foi des dominants est intemporelle, et pour commenter le mode de vie des pauvres, ils n’hésitent pas à rappeler les parents à leurs responsabilités quand leurs gosses osent se révolter après l’assassinat de l’un d’entre eux. Un dominé, ça trime pour les dominants et sa ferme sa gueule, croit-on alors entendre en creux derrière chacune de leurs interventions médiatiques. Les dominés, eux, auront droit, au mieux, à des micros-trottoirs. Allez, au piquet (de grève), les assistés ! Le niveau de vie croissant des dominants n’attend pas !


Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman 1954 Salt of the Earth | Independent Productions, The International Union of Mine, Mill and Smelter Workers


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Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi (2020)

Note : 1.5 sur 5.

Divertimento

Année : 2020

Réalisation : Keyvan Sheikhalishahi

Puzzle narratif pour un thriller en quasi-huis clos dans une production à la fois cosmopolite et familiale. Rien de particulièrement bien prometteur, mais il faut saluer, quand elles se présentent, les tentatives visant à réanimer en France un genre qu’on n’associe guère plus aux productions de l’hexagone depuis… Jean-Pierre Melville ? Le Trou ? Clouzot ?… Depuis… la Première Guerre mondiale et les serials… ? (On a connu quelques tentatives laborieuses au cours de ce siècle, avec les mêmes moyens, et je n’ai pas souvenir qu’aucune d’entre elles n’ait jamais été couronnée de succès. J’ai un triste souvenir de 13 Tzameti par exemple.)

Les intentions dans le sujet et l’argument pour un film au format si particulier (trente minutes) ne brillent pas pour leur originalité, mais c’est rarement, voire jamais, ce qu’on réclame à un film de ce type. Pour des raisons de coûts, on peut facilement deviner que le quasi-huis clos s’impose de soi (le tournage de nuit et le château — sauf si laissé à disposition par des amis — un peu moins), et on peut voir ça comme un exercice de style auquel tout jeune réalisateur ou scénariste devrait se plier.

À ce stade, et de ce que je peux en juger pour être loin de pouvoir prétendre être un expert en écriture de thriller, la structure en puzzle apporte du dynamisme et du mystère à un récit forcément condensé en trois fois dix minutes. Le principe permet de délivrer des informations au compte-goutte, passer d’un temps de récit à un autre, jouer de la voix off, avancer, pas à pas, pion après pion, jusqu’au basculement final qui aura vocation à vous casser les reins. Après une entrée en matière convenable (je parle de l’écriture uniquement ici ; je reviendrai plus en détail sur la mise en scène des premières secondes), le reste de l’exposition n’avance pas idéalement. Peut-être que c’est aussi une impression laissée par les autres défauts du film. Une fois qu’on entre plus avant dans le récit et que l’action se met en place, que les zones d’ombre s’éclairent (comme cela était à craindre dans ce genre d’exercice), ça se gâte. Je passe sur les incohérences éventuelles qu’un tel récit (jouant sur différents niveaux de réalité) provoque inévitablement (je mets rapidement de côté les défauts structurels et de cohérences quand mon attention est accaparée par ce qui m’est plus familier et évident), mais certains éléments du dénouement sont loin d’être convaincants. Premier twist : « c’était pour ton anniversaire ! » (pourquoi pas, ça vaut « ce n’était qu’un rêve », mais soit), suivi du second : « je me venge et je fais tout exploser ! ». Le double twist, c’est comme les biscottes qu’on tartine de beurre des deux côtés. Si tu tiens bien la tranche : bon courage, et assume le cholestérol. Mais au moindre écart, tu es dans la sauce. Et pour le coup, une incohérence est difficile à avaler, quel que soit le niveau de réalité qui rentre en jeu : non, on ne peut pas en deux minutes exploser tout un château en ouvrant… le gaz. À moins d’avoir une arrivée de gazoduc en guise de gazinière dans sa cuisine. Et encore.

Passons les incohérences, c’est le genre de détails qui sont susceptibles d’être gommés quand on s’entoure de scénaristes ou de relecteurs, si toutefois, on met les moyens pour ce faire, et si on accepte surtout de déléguer, de recevoir des critiques et faire siennes les propositions des autres. Ce n’est, par définition, pas une priorité dans une boîte de production familiale et indépendante. Quels que soient les moyens dont on dispose au départ, savoir et vouloir s’entourer de professionnels plus compétents que soi, réfréner ses envies de faire plaisir à son entourage n’est sans doute pas donné à tout le monde. Même l’indépendance a un prix. On peut même supposer qu’elle a un coût, car les investissements de départ ne seront alors jamais rentabilisés. On peut supposer ici que la réussite est ainsi la combinaison de cinq facteurs : la volonté, l’asset (les fonds propres), le talent ou le savoir-faire, l’exigence et la chance (souvent « conditionnée » par l’épaisseur du carnet d’adresses). La majorité des productions indépendantes ne remplissent pas plus d’un de ces critères.

Restons sur le savoir-faire : ce qui saute aux yeux dès les premières secondes du film, c’est son manque de maîtrise sur le plan de la mise en place et de la direction d’acteurs. Le découpage technique est globalement propre (peu créatif, mais propre), mais comme c’est souvent le cas, la gestion des acteurs réduit tous les efforts de la mise en scène (avec la caméra) à pas grand-chose. Réaliser un film, ce n’est pas seulement décider du cadre, c’est ainsi contrôler ce qu’on veut y mettre à l’intérieur. Et ça me paraîtra toujours aussi cocasse de voir des réalisateurs se lancer dans le grand bain sans n’avoir jamais appris à travailler avec un acteur. C’est une chose de maîtriser l’emplacement de la caméra, décider quand et quel type de musique d’ambiance adopter, c’en est une autre de savoir choisir, diriger, corriger des acteurs, et éventuellement, amender ses propres idées en fonction de ce que proposent les acteurs, les circonstances, en fonction de leurs possibilités ou, plus souvent encore, en fonction des fausses bonnes idées qu’on identifie au fil d’un tournage, ou les bonnes qui seront trop difficiles à mettre au point sur un plateau (ajustement de la distance, de la lumière, du rythme, du positionnement des acteurs entre eux, etc.). Au bout d’un troisième court, on devrait avoir appris de ses expériences passées. Sauf si comme souvent, on n’a que des retours positifs de la part d’un public déjà acquis à son talent ou si on pense que courir les festivals donne un quelconque gage sur la qualité d’un film. Il en va de même des films et des « hyperdocteurs » : multiplier les apparitions à des festivals sans jamais décoller comme d’autres multiplient les « doctorats » sans jamais rien publier, ce serait plutôt indicateur qu’il y a anguille sous roche.

Voici comment débute donc le film : plan fixe sur le sol dans un intérieur, bruits de pas jusqu’à présent hors-champ, voix off traînante d’un personnage qui parle du passé (code bienvenu évoquant le film noir), jeux sonores, puis la caméra s’élève. Une femme apparaît à l’écran. Et là, tout s’écroule. On devine un plan en vue subjective (confusion, à mon sens, plutôt malhabile parce qu’on peut être amené à penser que la vue, comme la voix off, est celle du personnage principal) : la femme file droit sur la caméra. Problème : quelque chose cloche dans sa démarche, dans sa présence, dans son mouvement. Ce n’est pas seulement que sa démarche paraît trop peu naturelle, c’est surtout qu’on sent que c’est précisément ce qu’on lui demande. Marcher à un certain rythme. Et que ça ne lui est pas naturel. On devine l’intention : marcher lentement, ça participe à l’ambiance générale.

Ça peut aussi la casser net.

Ce qu’on espère se matérialiser à l’écran en l’imaginant et en en écrivant la description précise dans un scénario, si ça ne marche pas lors du tournage, c’est fichu. Surtout si on ne s’y est pas préparé.

En l’occurrence, dans ce genre de situation, je dirai que neuf fois sur dix, c’est une question de choix d’acteur et de direction. Les mauvais acteurs… ne savent pas marcher quand on leur demande de marcher. On le comprend en assistant à un premier cours de théâtre : aller d’un point A à un point B sur un plateau ou une scène, cela n’a rien d’évident. Il y a des acteurs plus habiles que d’autres qui vont comprendre les intentions à ce moment de leur personnage. D’autres auront besoin qu’on les conditionne, qu’on essaie dix fois, en adoptant tel ou tel subterfuge pour tirer d’une manière ou d’une autre ce qu’on attend d’eux… Et puis, il y en a d’autres qui, mal guidés, perdus, n’arriveront à rien, ne serait-ce qu’avancer vers une caméra. D’autant plus qu’un acteur a besoin d’un cadre, d’un contexte : une femme qui marche vers un homme et lui tourne autour, ce n’est pas une situation. Si c’est une forme de danse, il faut alors insister.

Et puis, une fois sur dix, c’est plus qu’une simple question de direction d’acteurs. Disons que le cadre est posé, on sait dans quelle ambiance on veut que le spectateur se trouve dans les premières secondes du film, on a la chance d’avoir les meilleurs acteurs du monde, on lui demande d’agir, en apparence, de manière anodine, mais qui ne l’est pas (marcher), et là, patatras, ça ne marche toujours pas (supposition). Pourquoi ? Parce qu’on montre rarement les acteurs en pied. C’est une des premières astuces qu’on a inventées pour éviter d’avoir l’impression d’être au théâtre au cinéma. On montre les acteurs en pied quand ils évoluent en plan général et quand ils sont en mouvement en dehors de l’axe de la caméra, mais quand ils « passent à l’action » et que le plan cesse d’être purement illustratif, on préfère passer alors, au minimum, au plan américain. On coupe les pieds, et avec ça, les maladresses des acteurs. Le cinéma avait une de ses premières astuces qui fera illusion et amassera les foules dans les salles. (Bien sûr, on trouvera toujours des exceptions comme dans les films de Rohmer pour trouver des contre-exemples.)

« Ah, oui, mais, je veux jouer sur les pas ! C’est le sens de mon introduction ! »

On les entend les pas. Pas la peine de la voir si longtemps marcher vers la caméra si l’actrice n’est pas à l’aise et si le rendu est si peu cinématographique. L’image ne fera qu’écho avec la piste sonore. Le cinéma est parcimonieux : le spectateur n’apprécie guère qu’on lui répète une information (mes lecteurs adorent). Insister ? Pourquoi ne pas le faire autrement ? On entend les pas, on voit la femme arriver, s’avancer vers la caméra, et très vite on propose un autre angle, plus rapproché. Les gros plans, voire les inserts (et on ne peut pas dire qu’un insert sur des pieds qui marchent n’appartient pas au code du genre), c’est restrictif : montrer une chose, c’est souvent cacher le reste. La puissance du hors-champ. Fond sonore + image, plein pied, d’une femme, plein cadre, qui avance vers la caméra ? Trop d’informations qui se répètent trop longtemps, trop d’informations anodines. Alors, si en plus, l’actrice donne l’impression d’enfiler pour la première fois de sa vie des chaussures à talon… (À la limite, plein pied, il aurait fallu tenter un flou, autre chose qu’une vue subjective ou apparentée, multiplier les gros plans et choisir au montage ceux qui, combinés, marchent le mieux. Se donner la possibilité de faire des erreurs, revoir sa copie, ce n’est pas la même facture… Mais c’est malheureusement sur ces détails que se joue tout le reste.)

On comprend ensuite dès le plan suivant (même situation, on sort de la vue subjective et la femme tourne autour d’un homme, on ne sait pas bien pourquoi) que ce genre de manque de maîtrise se retrouvera pendant tout le film. On se rapproche des acteurs (on ne voit plus les pieds !), mais l’homme esquisse un geste vers la femme qui s’éloigne. Une nouvelle fois, rien de naturel dans ce geste. Vu que c’est une sorte de danse, rien n’oblige à forcer le réalisme, le naturel, la spontanéité, mais dans ce cas, si on joue sur le caractère mystérieux, comme une sorte de parade mortuaire ou comme des souvenirs épars qui s’agitent dans la tête du narrateur, ça se dirige, ça s’accentue, et malgré le fond sonore, malgré la voix off, il me semble difficile de faire l’économie, soit de plans plus rapprochés habilement intégrés à la situation au montage, soit d’un ou deux plans jouant beaucoup plus sur la lenteur ou la difficulté d’appréhender les motifs agissant dans le cadre (l’information majeure est donnée en voix off, tout le reste n’est qu’illustration). Dans tous les cas, quand un acteur intègre à son jeu un geste censé être spontané et qui ne l’est pas (peut-être pensé par le réalisateur, c’est souvent le cas quand un mauvais acteur manque d’aisance), soit on refait une prise, soit on propose autre chose (en l’occurrence ici, il n’y avait pas grand-chose à faire).

Tout le reste est du même niveau. Les acteurs sont loin d’être au point, mais ils ne sont pas forcément bien aidés non plus par la mise en place ou les éventuelles indications de celui qui est aux manettes. Autre signe d’un manque de maîtrise globale au rayon de la direction d’acteurs (récurrent dans les films de genre) : le ton sur ton. Un acteur, c’est bête et docile. Le plus souvent, il comprend des intentions des personnages et de la situation à travers les lignes de dialogues qu’on lui donne. Résultat : tout est joué au premier degré et toutes les expressions faciales s’alignent sur ce que le personnage exprime à travers les mots au moment où il les dit. Même principe qu’avec les bruits de pas : on les entend déjà, il est inutile de perdre son temps à nous les montrer. Ou, au contraire, on insiste. Parce que c’est un point qui mérite d’être mis en avant. Réaliser, jouer, c’est faire des choix. Et un acteur qui exprime deux fois la même chose, c’est un acteur qui fait le choix de la médiocrité. Il ne choisit pas, il balance. Certains acteurs médiocres peuvent s’en sortir et faire illusion à l’écran : quand ils sont bien dirigés. Mais un directeur d’acteurs peut difficilement faire illusion (avec un bon casting, peut-être) : c’est à lui de savoir quoi dire à un acteur pour qu’il n’en rajoute pas, d’identifier les moments où l’acteur ne comprend pas ce qu’il fait, se trompe ou quand les indications qu’on lui donne ne mènent nulle part et nécessitent qu’on revoie l’angle sous lequel on voulait d’abord montrer la situation pour en trouver une approche, parfois après plusieurs essais, qui soit enfin convaincante.

Je suis un spectateur difficile, comme d’habitude. Mais très vite, on repère les petits défauts qui illustrent d’un manque de maîtrise. Le jeune réalisateur peut manifestement compter sur sa famille qui possède un restaurant en plein Paris. C’est une bonne chose. Comme aux belles heures du cinéma d’avant-garde où la bourgeoisie (pour ne pas dire « l’aristocratie ») jouait les mécènes dans le cinéma français. Les familles des beaux quartiers auront toujours mon soutien de spectateur sans-le-sou si elles préfèrent monter des boîtes de production de cinéma indépendant et si tous les passionnés de la famille, éventuellement les amis, en profitent pour assouvir une passion. C’est une situation bien plus préférable (et a priori rare) que celles où il suffit « d’en être » à des familles déjà installées dans le milieu pour se voir ouvrir toutes les portes (sauf peut-être celles… des cinémas). On est peut-être loin des ambitions de l’avant-garde, mais adopter un type de film qui ne fait pas recette en France (le thriller), c’est déjà une belle ambition. Surtout que choisir une distribution cosmopolite parlant invariablement anglais dans un château français comme dans un monde parallèle, voilà qui pourrait bien faire écho un siècle plus tard aux velléités surréalistes de leurs aînés… Ma foi, why not ?


Divertimento, Keyvan Sheikhalishahi 2020 | Amitice


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Pourvu que ce soit une fille, Mario Monicelli (1986)

Note : 2 sur 5.

Pourvu que ce soit une fille

Titre original : Speriamo che sia femmina

Année : 1986

Réalisation : Mario Monicelli

Avec : Liv Ullmann, Catherine Deneuve, Giuliana de Sio, Philippe Noiret, Bernard Blier, Stefania Sandrelli

Jolie entreprise de démolition. D’une histoire somme toute bien écrite, Mario Monicelli n’arrive à rien en faire, faute à une distribution trop hétéroclite et internationale (une Norvégienne, trois Français, et des Italiens) ou encore à sa paresse. On retrouve pourtant pas mal des thématiques propres à la comédie italienne avec son mélange de nostalgie, de bienveillance heureuse et d’humour tendre ou cruel…

Le problème, c’est qu’on ne peut tout simplement pas trouver une alchimie entre les acteurs quand ils parlent chacun leur langue sur le plateau et que tout ce petit monde finit dans une cabine de synchronisation pour enregistrer sa partition. Ajoutez à cela que la plupart ne semblent pas forcément comprendre que certains de leurs personnages sont des archétypes italiens (le spectateur ne le comprend lui-même qu’au fur et à mesure grâce aux situations) auxquels ils ne correspondent pas toujours, et que Monicelli ne les aide pas beaucoup à trouver leur voie et le film tourne à la catastrophe (avec des personnages quels qu’ils soient, des archétypes ou non, il faut arriver souvent à jouer sur différents tableaux : l’objectif d’un personnage d’abord, que ce soit son objectif général ou dans une scène en particulier, puis la situation générale d’une scène dans laquelle chacun joue sa propre partition, sert ses propres intérêts, et enfin, souvent ce qu’il y a de plus difficile à trouver, une forme de sous texte qui permet d’éviter la redondance, l’explication de texte, etc.).

On le voit notamment avec Liv Ullmann et Catherine Deneuve : elles ne savent pas quoi faire de leur corps, et cette maladresse est souvent le signe pour un acteur qu’il n’arrive pas à se situer dans une situation et par rapport aux autres, à comprendre l’état d’esprit du personnage et peine à être assez à l’aise pour faire la part entre l’accessoire et l’essentiel. Quand un acteur est perdu, il met tout au même niveau, il joue au premier degré le texte qu’on lui donne et s’y accroche comme une bouée. Pire, il interprète toutes les nuances du texte sans en comprendre le sens général, et c’est notamment ce que fait l’actrice norvégienne dans une des dernières scènes du film où on la voit repasser son linge au crépuscule en compagnie de ses deux filles. La scène est bien écrite, elle arrive à point nommé dans le film, la petite note nostalgique est bonne, pourtant rien ne marche, l’actrice semble complètement perdue, et ne comprenant pas la situation et l’état d’esprit du personnage, elle se cramponne au texte et joue toutes les nuances possibles qui lui apparaissent derrière chaque virgule ou allusion.

Monicelli ne prend sans doute pas assez son temps, le film est trop dense, avec trop de personnages, alors il précipite les choses, on peut penser que certaines séquences ont été coupées au détriment du développement de certains personnages, et surtout, jamais il n’arrivera à coller à l’humeur tout à la fois joviale et triste du scénario (voire à la musique qui retrouvera elle après coup le ton suggéré par les événements et la couleur générale du film).

Le sujet était pourtant en or, mais c’est assez ironique que dans un film où on loue la sororité (rurale, aristocratique, mais la sororité tout de même), dans un monde où les hommes ne sont jamais à la hauteur, le seul qui s’en tire avec les honneurs, ce soit celui qui interprète le dernier d’entre eux, jugé inoffensif, joué génialement par Bernard Blier. Les autres ont peut-être l’excuse de ne pas jouer tout à fait dans leur registre habituel, loin de leurs repères, mais c’est aussi le cas pour Bernard Blier, bien que son registre soit bien plus étendu que celui des actrices qui l’accompagnent (Noiret disparaît vite du film, et on aurait imaginé un Vittorio De Sica dans le rôle ; j’adore Noiret, mais s’il peut être bon dans les comédies, il est bon dans certains excès, la veulerie, la sincérité et une gouaille assez populaire, il n’a rien d’aristocratique, d’à la fois bouffon et suffisamment distant pour être « bien né » ; pour le reste, il a le talent d’être toujours à l’aise dans ce qu’il fait, même quand il ne correspond pas au rôle).

Blier a tout compris de comment jouer la maladie (Alzheimer, en l’occurrence). Comme pour la folie, il faut la jouer avec la plus grande des sincérités. Avec un tel rôle, le second degré n’existe pas (ou plutôt, il est permanent dans le regard de ceux qui l’accompagnent et connaissent ses troubles, et ceux qui sont spectateurs devant l’écran, mais pour le principal intéressé, les arrière-pensées sont inexistantes). On retrouve le Blier qui avait une scène géniale dans Buffet froid. Comment jouer l’absurde ? Comme si c’était une évidence. Ne surtout pas jouer l’étrangeté, le rire : c’est toujours celui qui regarde qui commente. Et si les mauvais acteurs commentent ou expliquent toujours ce qu’ils font pour être sûrs que le spectateur comprend leur subtilité (un paradoxe), les bons acteurs rendent les choses simples et évidentes. Un fou ne joue jamais la folie : la folie, elle est autour de lui. Quand son personnage dit vouloir passer un coup de fil (de son invention), rien de plus naturel pour lui : ce sont les autres (et nous avec) qui savent et qui comprennent. Il forcerait sur l’idiotie, la naïveté ou la fragilité, et on ne pourrait y croire.

Et c’est ainsi qu’on ne voit que lui. Le seul à faire rire (tendrement, parce qu’il respecte justement les malades qu’il représente en en faisant quelque chose de lunaire, pas une “folie”) et le seul à être crédible. Là encore, un paradoxe, alors qu’a priori, les autres n’avaient pas à composer ainsi un personnage… Il était là le secret. Dès que tu forces, que tu cherches encore la voie menant au personnage au lieu de l’avoir trouvée, tu composes, tu tâtonnes, tu erres, tu oublies tes partenaires de jeu, et tu végètes.

Difficile de voir ainsi agoniser le cinéma italien. Le film donne un peu l’impression de forcer là encore les coproductions pour s’assurer des financements et un retour sur investissement dans les pays d’origine des acteurs. Le pire des choix possibles. Si cela peut marcher dans des grandes productions ou avec des cinéastes suffisamment cosmopolites comme Luchino Visconti, c’est typiquement le genre d’assemblages baroques qui sentent bon la fin de règne. Le manque d’authenticité, d’alchimie entre les acteurs, rien de mieux pour rater un film. Je n’ai pas beaucoup d’exemples par ailleurs qu’avec des acteurs parlant la même langue, réunir tout un parterre de vedettes pour le moindre rôle aide beaucoup à servir un film. Une myriade de stars iront plus difficilement vers leur personnage. Au mieux, avec des vedettes qui ramènent tout à elles, les seconds rôles arrivent à rendre crédibles des situations en collant parfaitement à leur personnage, chose que font rarement les vedettes souvent plus habituées à forcer des personnages à coller à leur personnalité que le contraire. C’est souvent aussi un signe de paresse de la part de cinéastes établis ayant peur de ne plus compter (Wes Anderson et Martin Scorsese font ça de nos jours, mais toutes les époques, et souvent tous les cinéastes vedettes sur le déclin, ont connu ces facilités).


Pourvu que ce soit une fille, Mario Monicelli 1986 Speriamo che sia femmina | Clemi Cinematografica, Producteurs Associés, Films A2


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La Piste de Santa Fé, Michael Curtiz (1940)

Le fil de l’histoire

Note : 3.5 sur 5.

La Piste de Santa Fé

Titre original : Santa Fe Trail

Année : 1940

Réalisation : Michael Curtiz

Avec : Errol Flynn, Olivia de Havilland, Raymond Massey, Ronald Reagan, Alan Hale, William Lundigan, Van Heflin

Étrange western pseudo-historique. On se laisse prendre par le rythme et par les magnifiques acteurs, mais l’intérêt est peut-être ailleurs… : dans sa capacité à jouer avec les faits historiques et proposer au spectateur une vision pour le moins confuse de l’histoire. Il faut voir la page « erreurs » sur IMDb : si on savait que Shakespeare aimait prendre des libertés avec l’histoire, ici, on pousse le bouchon un peu loin. Tous les personnages ont en somme réellement existé, sont a priori tous des personnages historiques connus du public américain, mais leur coexistence n’est pas avérée, voire inexacte et impossible. Pourtant, là encore, on peut porter son intérêt ailleurs que sur ces extravagances historiques. Car le film met la lumière sur un autre personnage, lui aussi historique : John Brown, un terroriste abolitionniste.

Le film n’est pas tendre avec lui, mais en regardant vite fait son profil Wikipédia, il y aurait un peu de quoi. On traite beaucoup plus souvent au cinéma de l’histoire de la Guerre de Sécession, Nord contre Sud, beaucoup moins souvent des événements qui les précèdent. Avant les belles paroles de Lincoln et la scission du pays ayant mené à la guerre, il y a donc eu des politiciens idéologiquement contre l’esclavage favorables aux actions violentes. Comme il est dit dans le film : sa cause est juste, mais les moyens pour y parvenir ne le sont pas.

Au-delà de la figure clairement présentée comme négative dans le film, on en viendrait presque à trouver ce sujet follement contemporain (et finalement assez récurrent dans l’histoire : de Spartacus aux anarchistes de la Belle Époque, aux terroristes palestiniens, à ceux qui se revendiquent de l’islam, et bientôt sans doute aux défenseurs de la planète). À lecture de tel ou tel raccourci historique, on pourrait suspecter une approche idéologique et partisane, pourtant, cela peut surprendre, mais si d’un côté l’abolitionniste en prend pour son grade, on n’en est pas pour autant devant un film ouvertement proconfédéré puisque les deux rôles principaux, tout en étant originaires du Sud, refusent de se montrer déloyaux envers l’Union et la nation américaine.

C’est même le fil conducteur du film : les élèves se battent et sont punis pour avoir exprimé des idées politiques (ce qui est interdit), le personnage d’Errol Flynn rappelle une fois à Ronald Reagan (non, ce n’est pas un nouvel anachronisme) leur devoir de neutralité et celui de loyauté envers la nation (donc bientôt envers l’Union). Même le personnage interprété par Olivia de Havilland montre une sympathie réelle pour les idées abolitionnistes. Comme aujourd’hui avec les idées sur le climat, la question n’est pas d’être en accord sur des idées, mais de faire en sorte qu’elles soient appliquées, parce que c’est justement cette absence de prise de conscience de l’urgence d’une situation et l’agacement face à ce qu’il faut bien définir comme du conservatisme (ou de l’adhésion molle) qui provoquent les violences des individus qui estiment que la société ne va pas assez vite ou qu’elle est hypocrite en adhérant à des idées sans les convertir concrètement dans la loi ou dans la vie réelle.

Le film donnerait ainsi presque l’impression d’avoir été écrit à quatre mains en essayant de faire interagir le point de vue des deux futurs camps. Pour ne pas froisser les uns les autres, on travestit la réalité historique et on propose un gloubi-boulga d’événements avérés ou non, de personnages ayant réellement existé ou non, et c’est loin d’être inintéressant (encore une fois, les défenseurs de Jeanne d’Arc peuvent être froissés de son traitement chez Shakespeare, aucun récit historique n’a réellement vocation à être parfaitement conforme à la réalité ; libre au spectateur de poser les limites acceptables des transgressions proposées dans « l’histoire » qu’il suit). Ici, le personnage d’Olivia de Havilland sert à illustrer la crainte (ou la prémonition) que les soldats encore unis aux moments des faits dans le but de chasser un terroriste abolitionniste ne le soient bientôt plus. Au-delà des écarts étranges forcés par le scénariste, les producteurs ou le studio derrière le film, force est de constater que le procédé induit certaines questions historiques générales légitimes. J’insiste : ces questions font écho aujourd’hui, à une époque où la société, sur beaucoup de sujets, semble se scinder en deux, où on remet tant en question la légitimité du pouvoir et où l’usage de la violence (public ou citoyenne) est au cœur du débat public.

À souligner l’excellente distribution : au-delà des acteurs cités, on retrouve William Lundigan, Raymond Massey (qui, ironiquement, interprète Abraham Lincoln la même année dans un autre film) et une des premières apparitions de Van Heflin.


La Piste de Santa Fé, Michael Curtiz (1940) Santa Fe Trail | Warner Bros.

Bergman Island, Mia Hansen-Løve (2021)

Persona non grata

Note : 2.5 sur 5.

Bergman Island

Année : 2021

Réalisation : Mia Hansen-Løve

Avec : Vicky Krieps, Tim Roth, Grace Delrue, Mia Wasikowska, Anders Danielsen Lie

Pas étonné par le résultat. On est rarement surpris par les films de la nouvelle qualité française. Vide complet et autofiction.

J’avais snobé la rétrospective de la dame à la Cinémathèque parce que je ne pense pas qu’il faille encourager les gens qui n’ont pas de talent et parce que je n’aime pas trop qu’une institution comme celle-là mette en avant les copains. J’avoue toutefois que le film a piqué ma curiosité quand j’ai appris qu’il était question de l’île de Bergman (oui, je parle bien anglais) et espérais donc un peu en tirer quelques informations comme dans un safari pour fans débiles (que je suis par ailleurs).

Tout pue dans le film, sauf peut-être l’épilogue qui brouille les pistes entre fiction et réalité. Et à côté de ça, je reconnais à la dame un certain talent pour la concision : deux phrases tout au plus, puis on poursuit la discussion dans un autre lieu. Ça donne l’idée qu’on évite le bavardage, mais on n’échappe pas aux situations sans intérêt. L’illusion est réussie : l’habillage, le décor, le rythme, ça arrivera toujours à séduire le badaud.

Peut-être qu’à force de voir les films de la dame, je finirais par y trouver un intérêt, car comme son double fictif le fait remarquer (dit par son mari) : plus on regarde une chose, plus on y trouve un intérêt. Là-dessus, je serais assez d’accord. Seulement, si ça marche avec un Hong Sang-soo ou avec bien d’autres, il y a certaines personnes avec qui tout simplement on n’a pas envie de faire l’effort : on est au lendemain du couronnement de Charlie, pour lui comme pour d’autres têtes que l’on couronne et dont on arrive à se convaincre tout compte fait qu’il y a au cœur de ce processus une forme de mérite (ou de tradition familiale), en particulier chez les artistes, je suis un pouilleux, je n’aime pas les aristocrates et n’aiment pas ceux qui en font la promotion. Ça se fait toujours au détriment des autres, plus méritants, plus talentueux. Certains traînent des pieds en allant voir le film d’un violeur d’enfant, moi je me pince le nez pour regarder le film d’un enfant de bonne famille qu’un autre moins chanceux ne se verra jamais proposer de réaliser. Il n’y a pas de double standard ou de priorité morale ; certaines indignations ont déjà assez de voix. Je porte ma voix dans le désert, et c’est toujours là où je me sens le mieux. Je demande à personne de me suivre, et je ne porte aucun jugement de valeur sur l’indignation des autres. Il faudra ainsi encore enfoncer la porte bien des fois pour me faire changer d’avis à propos de certains individus qui n’appartiennent pas à ma classe et dont on estime qu’il leur est naturel d’occuper mon univers culturel. On le sait déjà, Mia aura l’occasion bien plus que d’autres d’enfoncer la porte de mon attention. Lui proposer un peu de dureté là où elle n’en a jamais rencontré, c’est encore le moins que je puisse faire. Certains jeunes turcs critiquaient la qualité française ou le cinéma britannique, par exemple, on ne devrait ainsi pas trouver si injuste que ça que la petite voix inoffensive qui est la mienne trouve ses propres têtes de turc et se fâche de voir beaucoup de « fils de » et de « bourgeois de gauche » chez les bénéficiaires, garants et promoteurs de cette « nouvelle qualité française ».

Rien de personnel, serais-je tenté de te dire, Mia. À moi désormais le soin de laisser sa chance à un autre film médiocre issu d’une plus grande diversité…

(On y retrouve l’acteur de Julie (en 12 chapitres) ou de Oslo, 31 août, également apparu chez Assayas dans Personal Shopper. Tout est dit.)


Bergman Island, Mia Hansen-Løve 2021 | CG Cinéma, Arte France Cinéma, Dauphin Films


Sur La Saveur des goûts amers :

La nouvelle qualité française

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