Les Mains sales, Fernand Rivers, Simone Berriau (1951)

Note : 3.5 sur 5.

Les Mains sales

Année : 1951

Réalisation : Fernand Rivers, Simone Berriau

Avec : Pierre Brasseur, Daniel Gélin, Claude Nollier

C’est parfois dans des petits films qu’on y trouve les meilleures performances d’acteurs. Pierre Brasseur en chef communiste de la résistance d’un pays fictif contre l’Allemagne nazie, à la fois humain et machiavélique, est royal (camarade).

Petit film, grands interprètes, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement en adaptant cette pièce de Jean-Paul Sartre. Si elle offre d’excellents dialogues et un discours philosophico-politique particulièrement brillant (car attaché à éclairer toutes sortes de zones floues impossibles à rendre cohérentes, politiquement parlant, entre elles), elle n’offre pas en revanche un matériel idéal pour le cinéma. Je ne sais d’ailleurs déjà pas si ça se prête au théâtre.

Ce n’est pas tant que ça manque d’action ou qu’on se sente enfermés dans divers huis clos successifs cachant mal leur origine théâtrale, c’est que Sartre lui-même ne semble pas avoir fait beaucoup d’efforts pour rendre son texte beaucoup moins littéraire, voire théorique. C’est trop brillant pour être crédible. Venant d’un personnage, encore, on peut supposer un génie ou un homme au verbe facile, mais quand les deux personnages principaux se lancent de belles phrases comme dans les livres, c’est déjà moins crédible. Au théâtre, admettons, mais au cinéma, non.

Paradoxalement, pour rendre tout cela plus cinématographique, on gagnerait à jouer sur le minimalisme des décors, des espaces et des situations, à forcer une intensité concentrée autour des trois unités chères au théâtre classique. Les films parvenant à tenir une telle intensité (à monter crescendo vers le dénouement) sur deux heures, en jouant de ces restrictions, existent. Il n’est pas toujours judicieux de chercher à « aérer » des pièces afin de les adapter pour le cinéma, surtout quand elles ne s’y prêtent pas, et qu’on aura du mal à se passer de ce qui en fait la qualité première : l’intelligence du texte.

L’intelligence est rarement la meilleure alliée du cinéma, où c’est l’action, le mouvement qui prime. Et quand ça marche, c’est justement quand on ne dénature pas ainsi un texte sous prétexte qu’il faudrait le rendre plus vivant, plus cinématographique. L’intelligence de certaines répliques devient des lourdeurs ; l’écart entre ce qui est littéraire et ce qui tend à ne plus l’être se creusant, on détruit peu à peu la cohérence d’ensemble du film.

À cause du rythme étrange du film, il faut longtemps avant qu’on puisse accéder aux interrogations et aux doutes du personnage joué par Daniel Gélin, chargé d’assassiner un homme qui questionne ses certitudes politiques (il est comme hamletisé le « Raskolnikov », à ne plus savoir quel saint communiste se vouer). Face à la naïveté politique, révolutionnaire, et peut-être idéologique, de Gélin, on retrouve Pierre Brasseur donc, en homme bon dans ses rapports aux autres, plaçant les hommes au-dessus des principes politiques, mais qui pour arriver à son but (l’accès au pouvoir des siens) sait se montrer calculateur et machiavélique avec ses ennemis, ses alliés, et parfois avec les deux en même temps (communiste, tendance « tous les moyens sont bons »).

C’est bien ce qui est intéressant dans la pièce de Sartre. Rien n’est établi, et la politique, même (ou surtout) en temps de guerre, est une partie de jeu d’échecs géant dans laquelle les idéaux ne valent pas grand-chose face à la nécessité de prévoir les coups de ses adversaires et les siens à l’avance dans le but unique de gagner la bataille du pouvoir… D’un cynisme (ou d’un réalisme) redoutable. Et bien sûr, pour rendre la question philosophico-politique plus facile à avaler, Sartre avait ajouté de l’eau de rose à son vin. Ce qui est fait habilement, puisqu’une autre interrogation peut alors se faire : maquiller un crime de la jalousie par un assassinat politique n’est-ce pas encore de la politique ?


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La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte / Der letzte Akt, Georg Wilhelm Pabst (1955)

Note : 4 sur 5.

La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte

Titre original : Der letzte Akt

Année : 1955

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Albin Skoda, Oskar Werner, Lotte Tobisch

Une tension permanente et des acteurs phénoménaux : si Albin Skoda réussit l’incroyable défi d’interpréter Hitler, c’est surtout Oskar Werner qui impressionne. Si le premier joue tout en puissance et en vocifération (sans jamais tomber dans la caricature, joli exploit), le second joue plus en subtilité, en charme, avec une écoute et une imagination assez sidérantes, un charisme aussi, une précision, et une capacité à jouer sur différents niveaux ou tonalité qui me laisse sans voix… Un exercice (c’est un quasi-huis clos) à montrer à tous les prétendants acteurs.

La mise en scène de Pabst est également pleine d’inventivités. Les mouvements de caméra et les gros plans arrivent à illustrer la tension de fin de règne qui souffle durant tout le film. Certaines surimpressions sont magnifiques, tout comme les jeux d’ombre (comme ce visage casqué de soldat placé devant la porte du dictateur s’apprêtant à se suicider et qui restera dans l’ombre). La dramatisation en revanche de l’inondation de la station de métro est probablement de trop, laissant penser à une pièce rapportée pour sortir opportunément du bunker (même s’il s’agit d’un fait historique, présenter l’épisode comme un dernier caprice du Führer me paraît bien inutile, le reste parle déjà proprement contre lui).

La musique également est parfois un peu too much, notamment lors du dernier plan : alors qu’ils sentent les troupes soviétiques fondre sur Berlin, les derniers fidèles brûlent en hâte les corps d’Adolf Hitler et d’Eva Braun (cette précipitation était bien assez dramatique pour devoir ajouter une musique sur ce finale). Tout ce qui précède n’en est pas moins un joli tour de force, et ceux ayant le souvenir de La Chute avec Bruno Ganz y retrouveront la même atmosphère à la fois crépusculaire et hystérique. Il faut peut-être aussi apprécier le cinéma tourné comme du théâtre filmé. Difficile de faire autrement. Du théâtre donc, mais également, surprise du chef, un peu de champagne et de danse (plus beau passage du film d’ailleurs).

 


 

 

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Notre nazi, Robert Kramer (1984)

Note : 3 sur 5.

Notre nazi

Année : 1984

Réalisation : Robert Kramer

Notre nazi est de ces films dont il est impossible de dire s’ils nous ont plus ou non et qui pour autant sont loin de nous laisser indifférents. Plus qu’une expérience cinématographique, sa vision en devient presque un acte historique, intellectuel, politique… avorté. On voudrait y chercher un sens, force est de constater qu’il n’y en a aucun. Son réalisateur, embarqué par un autre pour suivre le tournage de son film (sorte de making-of avant l’heure), n’est que le témoin d’un événement étrange, fou, un acte de réalisation un peu dingue derrière lequel se cachent d’étranges objectifs. Même si tout cela est bien rendu par le montage, si Robert Kramer se cache généralement assez bien derrière son sujet, il n’en reste pas moins que ce dont il est le témoin, retransmis, on peut le croire, assez fidèlement à ce qu’il a pu voir, plus que du cinéma documentaire, c’est du reportage ou une chronique d’un de ces moments rares où plus rien n’a de sens, où tout semble partir en sucette et où personne ne contrôle plus rien. Robert Kramer n’avait sans doute aucune idée de ce dans quoi il mettait les pieds, on peut donc difficilement chercher dans son film une quelconque intentionnalité de cinéaste. Ce qu’on y voit, c’est ce qu’on juge, ou essaie de juger, pas le film même. L’événement dépasse le film et son réalisateur. Ses réalisateurs. Et peut-être aussi beaucoup ses spectateurs.

Pour comprendre le niveau de surréalisme et de malaise atteint par le film, il me faut évoquer ce qui s’y joue. Le langage, avec sa distance, est probablement plus apte à en faire ressortir l’absurdité…

Un cinéaste sans nom, ou presque, Thomas Harlan, s’apprête à réaliser un film dans lequel on apprend vaguement qu’une sorte de retournement de l’histoire y est proposé, car un petit groupe de militants y séquestrerait un ancien nazi pour l’interroger sur ses crimes… Or, et c’est le premier faux pas du film (filmé) qui entraînera tous les autres, le rôle joué par le nazi est précisément joué, et en connaissance de cause parce qu’il a été précisément été choisi pour ça, par un criminel de guerre nazi, reconnu comme tel par un tribunal, ayant passé des années en prison, et relâché pour cause de maladie (ce n’est plus qu’un vieil homme inspirant parfois la sympathie avec ses « bonnes manières » comme dira Harlan, et il a toute sa tête — du moins, on voudrait le penser, la suite permet de penser qu’il est sans doute presque autant fêlé que celui qui l’a appelé pour réaliser son film). En vue de ce magnifique projet autonauséabond, Harlan convoque son homologue américain, Robert Kramer (surtout connu pour le film qu’il tournera plus tard, Route One USA) pour produire un film sur son film, dans son film, sur le plateau… Quand un projet n’est pas simple, il a raison, autant se compliquer encore plus la tâche.

Si Thomas Harlan est un inconnu aux yeux de l’histoire du cinéma, son nom ne l’est pas tout à fait, puisque c’est celui du réalisateur du film de propagande nazie le plus connu : Le Juif Suss. Thomas Harlan est le fils de Veit Harlan. Cigarette à la main, intellectuel investi et volubile, Harlan explique face caméra la différence entre un criminel de guerre comme Filbert (le vieux SS, acteur principal de son film) qui a toujours cherché à minimiser ses crimes, et son père, fort sympathique selon lui (ce qui est presque un crime à ses yeux dans les circonstances de l’époque… — bonjour Docteur Freud), ayant réalisé ses films durant la guerre en parfait ingénu, et relaxé après-guerre par les tribunaux chargés de juger de son niveau de responsabilité, dirigés selon lui, même, par un ancien criminel de guerre… On a un peu comme l’impression de voir un petit enfant ayant souffert du sort de son père (tout à la fois justifié à ses yeux et injuste : il a souffert de toute évidence de savoir qui a été son père, mais bien plus encore semble-t-il que ce même père semblait n’avoir aucun remords de ce passé…, la schizophrénie n’est pas loin) et qui chercherait en vain à pointer du doigt un « vrai méchant » pour le livrer aux chiens de la bien-pensance d’une Allemagne honteuse de son passé.

Le tournage commence. Le montage de Kramer est un peu agaçant à se focaliser surtout sur la forme au détriment de son sujet : on comprend mal l’objet du tournage, parfois les situations sont confuses, il capture et rend des déclarations qui, sorties de leur contexte, n’ont pas beaucoup de sens, ou qui au contraire, en prennent peut-être un peu trop. Ça part ainsi dans tous les sens, et autant le cinéaste qu’on voit filmer que celui témoin du tournage de l’autre, aucun ne semble savoir ce qu’il fait. L’improvisation semble permanente. On interroge les techniciens, leur malaise parfois, ou au contraire la sympathie non feinte qu’ils peuvent avoir pour le vieil homme. Kramer filme Filbert quand Harlan filme Filbert, si bien qu’on a du mal à savoir ce qui tient parfois de la répétition et du film (de Harlan — qu’il serait par conséquent intéressant de voir pour se faire une idée…, puisqu’il existe). Les répliques semblent n’avoir souvent aucun sens. Harlan fait dire n’importe quoi à son acteur SS qui se laisse manipuler sans peine. Filbert se casse la gueule et manque de se fracasser la tête contre une table, se relève penaud sans rien dire, des membres de l’équipe courent à son aide, Harlan fulmine, et on continue le tournage comme si de rien était… À ce moment, on est nous-mêmes en tant que spectateurs, partagés entre ce qu’on sait de ce vieux bonhomme, de ses crimes reconnus, de sa peine purgée, et de son air hagard, encore lucide, mais qui manifestement cherche à garder un semblant de dignité face à une équipe de tournage ne sachant pas bien comment le prendre… On guette un peu le moment où, face à une déclaration, on pourra enfin le haïr, juger. On reste aux aguets en prenant soin de ne pas se laisser prendre par son air de chien battu, son absence totale de haine ou de mépris à l’égard de ceux qui connaissent ses crimes…

Et puis Harlan a une idée. Kramer le film en possession de documents que le fils de l’ancien réalisateur du régime nazi présente comme des preuves de nouveaux crimes commandités par l’ancien SS et acteur de son film, et pour lesquels il n’aurait pas été jugé. Malaise. Où est la limite entre la fiction, la réalité et un tribunal improvisé… ? Harlan garde tout ça sous le coude et prépare sa revanche, son coup de théâtre foireux, sans en dire ou en montrer beaucoup plus encore à ce moment à Kramer qui continue de filmer le tournage innocemment.

Un peu ignorant et mal à l’aise avec l’opinion qu’ont de lui les techniciens présents sur le plateau, Filbert se rapproche de cet autre curieux personnage qui filme en même temps que l’autre, et qui, sans doute à ce moment, un peu en délicatesse avec son réalisateur, cherche un peu d’appui ou de réconfort, auprès d’un autre. La réponse de Kramer alors, pleine d’innocence toujours, belle et naïve comme celle que pourrait avoir un lycéen dans cette position, mais peut-être aussi la seule possible, la plus saine, la plus « étrangement logique » au milieu de ce qui ne peut l’être : « Je pense que vous êtes un dangereux criminel. Vous avez été jugé pour vos crimes. Je n’ai aucun respect pour vous. Mais c’est vrai, en même temps, vous êtes vieux et vous me faites un peu de peine. » (Je paraphrase.) La logique schizophrène du « en même temps », déjà. Le vieux bonhomme, qui attendait de toute évidence une consolation aux interrogatoires qu’on lui faisait subir dans la fiction et en coulisses depuis le début du tournage, remercie outré le cinéaste pour son honnêteté et se barre. « Vous me reprochez des crimes qu’on m’a obligé de faire ! » Malaise.

La suite n’est pas moins édifiante. Alors que Harlan tente de sortir les vers du nez de son officier SS mélangeant outrageusement le réel et la fiction, celui-ci se laisse aller à quelques confidences lui arrachant quelques larmes. Personne n’y comprend rien : rappelons que le tournage s’effectue en langue allemande, que l’acteur (sa jeune interprète) et le réalisateur parlent allemand, le reste de l’équipe est français sans parler un mot d’allemand, et le cinéaste chargé de réaliser le film sur le film est Américain francophone. La confusion est totale sur le plateau, et Kramer (réalisant un film en vidéo en français, puisque les inscriptions sont en français) pousse la confusion jusqu’à ne jamais traduire les nombreux passages en allemand par la suite (la Cinémathèque a eu la bonne idée, elle, de nous sous-titrer le tout en anglais pour au moins disposer de ces traductions, mais en travestissant « l’œuvre » de Kramer, en quelque sorte, volontairement plus confuse). Un petit comité se forme alors, et le cinéaste, fils du bon élève Harlan, fait la leçon à son équipe en leur expliquant la situation : selon lui, et ils ne devraient pas s’y tromper, les larmes de ce criminel, si elles ne sont pas feintes, ne sont aucunement la conséquence de tardifs remords pour les crimes commis par un officier SS, mais les pitoyables larmes d’un homme regrettant que les maladresses politiques de son frère lui aient interdit toute promotion dans le régime nazi. Merci professeur pour ces explications, mais même avec la traduction, et tel que c’est monté par Kramer, on peut douter de cette interprétation. Et quand bien même ce vieillard pleurerait sur son sort passé, les petits commentaires putrides qui viennent à sa suite sont du plus mauvais effet. L’ostracisme froidement délibéré, bêtement complotiste qu’on adresse à un plus faible que soi et qu’on accuse des vétilles pour expliquer les maux de la terre, ça commence comme ça. Un criminel de guerre pleure l’arrêt brutal de sa carrière, la mort de son frère, l’ostracisme très relatif de ses proches dans les hautes sphères du nazisme… La belle affaire. Il a déjà été reconnu par un tribunal que c’était un fils de pute, s’émouvoir de telles futilités laisse assez songeur sur le sens des priorités de ceux, coupables, d’un tel débinage. Agir en connard envers un autre connard ne te rend pas meilleur que lui. Tu lui apportes même malgré toi un peu de légitimité : entre connards, le criminel sera toujours le plus fort. Il faut donc laisser les criminels à leur place et éviter de chercher à leur tailler un costard, c’est à la société de le faire, pas aux petits tribunaux improvisés sur des plateaux de cinéma…

Arrive le clou du spectacle, la petite manigance fomenté par Harlan pour agiter de moisi ce qu’il y a encore de vivant dans ce bocal au formol. Harlan sort son papier qu’il présente comme une preuve devant l’ancien officier SS de crimes pour lesquels il n’aurait pas été jugé. Filbert fait ce que tout criminel de guerre fait dans cette situation (ou plutôt face à un vrai tribunal) : il nie. Seulement, ce n’est pas tout, loin de vouloir seulement mettre Filbert face à ses responsabilités en lui présentant des documents comme des preuves de ses crimes, Harlan lui impose en plus la confrontation avec deux hommes supposés survivants d’un de ses massacres. C’en est trop pour l’ancien SS, il cherche à quitter le plateau, mais le réalisateur l’en empêche, pointe sur lui sa caméra (Kramer en fait autant), s’ensuit une bousculade qui frise le harcèlement et le lynchage. On déplume Filbert de sa perruque, il se retrouve à moitié nu, et on l’abreuve de questions qui n’ont évidemment plus aucun rapport avec du cinéma. Cut. Kramer nous raconte, un poil cynique, la suite : le tournage a continué, et le film a pu se faire, l’acteur dira même par la suite que ce film aura été indéniablement le plus grand événement de sa vie…

Surréaliste.


 


 

 

 

 

 

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12h08 à l’est de Bucarest, Corneliu Porumboiu (2006)

Note : 4 sur 5.

12h08 à l’est de Bucarest

Titre original : A fost sau n-a fost?

Année : 2006

Réalisation : Corneliu Porumboiu

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Une idée lumineuse, une obsession et une représentation face caméra en guise de Guignol moderne. À la fois poétique et drôle.

L’idée lumineuse, c’est celle que les révolutions (en tout cas celle-ci) font en quelque sorte tache d’huile en se répandant presque comme par capillarité d’une ville à une autre, à l’image des réverbères s’allumant un à un dans le crépuscule des villes. C’est la première image du film, et on ne le comprend alors évidemment pas à cet instant. Que l’allégorie soit pertinente ou non, ça importe peu, elle est jolie et illustrée de la meilleure des manières. D’ailleurs, si tout le film repose sur un seul questionnement (y a-t-il eu ou non une révolution dans cette ville « à l’est de Bucarest » ?), rien sur le contexte réel politique pour le moins confus étant à l’origine (en partie) de cette révolution (la manipulation par certains de rumeurs faisant état de massacres dans la ville de Timișoara, rumeurs propageant le chaos et allant s’amplifiant face à un pouvoir à l’agonie et précipitant sa chute dans un finale spectaculaire digne de la fuite de Varennes). Rien sur la manipulation des faits connus donc, mais une interrogation quasi-identique liée aux agissements des uns et des autres localement. Comme le dit un des protagonistes, chacun sa révolution, mais aussi chacun son rapport vis-à-vis de la manipulation de l’information et des faits.

Le tout prend en tout cas un détour franchement hilarant. L’absurde, ou le cynisme, d’un Puiu par exemple, se transformant ici en une farce lors de l’émission de télévision locale dédiée justement à cette question : y a-t-il eu des contestations réprimées dans la ville avant la chute du pouvoir ou la foule n’est-elle sortie sur la place de la mairie que pour fêter la fin du régime… Le procédé est économe (une grosse partie du film consiste à montrer trois hommes assis face caméra) mais follement efficace. Le comique vient ici beaucoup moins des répliques que des situations embarrassantes auxquelles les trois participants à cette émission devront faire face : révélations par les auditeurs, soutien malheureux et maladroit d’un commerçant chinois, références mythologiques vides de sens…

Une petite merveille.


12h08 à l’est de Bucarest, Corneliu Porumboiu 2006 A fost sau n-a fost ? | 42 Km Film


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Julia, Fred Zinnemann (1977)

Le Choix de Julia

Note : 3 sur 5.

Julia

Année : 1977

Réalisation : Fred Zinnemann

Avec : Jane Fonda, Vanessa Redgrave, Jason Robards

Étrange cette incapacité des grosses productions hollywoodiennes à retranscrire, disons, honnêtement, certains sujets sensibles. Après les années 60, on sent une volonté des grands studios de contrer les films du Nouvel Hollywood (ironiquement, en cette année 1977, ils auront bientôt la solution toute trouvée pour enterrer définitivement ce mouvement et imposer une nouvelle forme de classicisme tournée vers un autre public : la même Twentieth Century Fox distribuera Star Wars) avec des sujets sérieux mais stylistiquement ronflants capables de ramasser des prix (et baser toute une publicité dessus). Les anciennes recettes de l’âge d’or demeurent, mais on n’y ignore pas certains procédés « modernes » (Walter Murch, habitué des montages sonores de deux barbus bien connus, est crédité ici du montage).

Le mixage entre ces différents types de cinéma n’en est pas pour autant digeste. On se heurte souvent à certaines logiques artistiques, et les vieux concepts de rentabilité demeurent.

D’abord on peut discuter du choix de l’actrice principale. Après son Oscar pour Klute une demi-douzaine d’années plus tôt, Jane Fonda héritait sans doute encore des projets les plus ambitieux du moment. Qui a piloté ce projet, qui en est au final l’auteur ? C’est peut-être une question qu’il ne vaut mieux pas se poser. Le résultat est typique de cette sorte de contre-réforme des studios vis-à-vis des divers mouvements de libération du style qui a fait florès partout dans le monde durant la décennie précédente…

Jane Fonda est une excellente actrice, là n’est pas la question, mais elle en fait trop pour essayer de coller au personnage, et ne semble pas bien aidée par son metteur en scène. On serait presque à se demander si le véritable maître d’œuvre de ce film ne serait pas plutôt son maquilleur ou Douglas Slocombe, l’opérateur, habitué des films nominés aux Oscars (Le Lion en hiver ou Gatsby le magnifique) : c’est toute une esthétique rappelant les meilleures heures du classicisme hollywoodien qu’on retrouve ici… la couleur en plus. Surtout, il est à remarquer, un peu tristement, que malgré les efforts de la production pour multiplier les scènes de l’actrice au téléphone, rappelant ainsi ses exploits lacrymaux dans Klute, et dans lesquelles elle s’en sort plutôt bien (au point qu’il faudrait songer à donner un jour un Oscar d’honneur aux combinés téléphoniques qui ont su lui donner la réplique), dès qu’elle est seule ou face à un autre acteur, l’actrice oscarisée disparaît.

Je me rappelle, il y a peut-être vingt ans de cela, une remarque de Jane Fonda formulée dans je ne sais quelle émission où elle avouait que pour elle une actrice l’était en permanence. Elle voulait dire par là qu’une actrice devait dans sa vie quotidienne être consciente de sa présence et en permanence être le témoin de ses réactions pour être capable de les reproduire face à une caméra. Je suis loin de penser qu’il s’agit là d’une approche efficace à l’écran : un acteur doit être capable de s’abandonner totalement à son imagination, à la situation, sans quoi bien souvent on voit, ne serait-ce que intuitivement, qu’elle se regarde jouer et a conscience, plus d’elle-même, et de la présence de la caméra. C’est peut-être là un des plus vilains défauts d’acteur. Et c’est bien un des nombreux problèmes de sa composition dans ce film : on perçoit trop qu’elle joue et attend de nous de l’admiration face à sa performance.

Ce n’est d’ailleurs pas inhérent au seul jeu, à Hollywood, de Jane Fonda. C’est en fait une méthode, celle de l’Actor’s Studio, qui a fini, au cours des années 50, par faire sa loi dans les studios, depuis les premiers films oscarisés de Kazan avec Marlon Brando (que Fred Zinnemann avait dirigé dans C’était des hommes, avant lui aussi de tomber dans une forme de classicisme sirupeux qui suivra l’âge d’or jusqu’à ces années 70…). Et cette méthode consiste à penser que tout acteur doit être capable de jouer (on dira composer), n’importe quel type de personnages. Pour Jane Fonda, ça consiste donc à penser qu’elle puisse être crédible en jouant Barbarella comme une intellectuelle juive, lesbienne, perdue en Europe dans les années 30.

À ce stade, et dans ce type de films oscarisables, c’est parfois la nécessité de voir un acteur « performer » qui trace les grandes lignes de l’histoire. On voit ainsi à maintes reprises lors de montages-séquences* joliment mis en musique par Georges Delerue, l’actrice face à sa machine à écrire, revêtue à chaque plan ou presque d’un pull neuf ou d’une coiffure savamment sculptée (pour ne pas dire laquée) pour nous la représenter au travail, avec des airs négligés qui ne tromperont personne. Quand le classicisme hollywoodien rencontre de mauvais adeptes de la method

Encore une fois, Jane Fonda ne propose pas une mauvaise interprétation. On ne peut juste pas y croire. Plus problématique toutefois, cette manière de se faire bouffer constamment par ses partenaires. Le plus criant ici, c’est sa dernière rencontre avec son amie dans un restaurant berlinois. On a suivi l’actrice lors de son parcours épuisant en train entre Paris et Berlin, voyage durant laquelle on l’a vue angoissée à l’idée de se faire choper, au point de multiplier les maladresses et les faux pas, incapable de manger, suante… Et après ces heures éprouvantes, nous la voyons toujours parfaitement laquée, lumineuse, belle comme une figure de papier glacée. À côté d’elle, Vanessa Redgrave n’est pas maquillée, on la sait bien moins jolie que l’actrice américaine, et pourtant, elle sourit, regarde sa partenaire amoureusement comme la situation l’exige, ne force rien, et c’est elle qu’on regarde et qu’on trouve belle. La fausse sueur de Jane Fonda luit dans la lumière, mais ce n’est que pour mieux refléter la beauté sans fards de l’actrice britannique.

On pourrait d’ailleurs à ce stade gloser (ou glousser) sur la présence des deux actrices dans le film, celles-ci étant pratiquement prises à témoin dans l’excellent essai filmé de Mark Rappaport, From the Journal of Jean Seberg, passé il y a quelques jours à la Cinémathèque française, juste avant cette rétrospective Jane Fonda, et dans lequel était interrogé leurs activités politiques et choix de carrière.

On sait que le père Fonda était souvent utilisé dans les films pour représenter l’homme de la rue. Force est de constater que la fille, toute maquillée des prétentions fumeuses de la method, en est incapable. L’innocence, la naïveté, la peur, tout ça, Jane Fonda a beau ouvrir de grands yeux, on n’y croit pas une seconde. Et ce n’est pas son travail qui est à remettre en cause (du moins jusqu’à un certain point), mais au contraire cette volonté impérieuse, à une certaine époque (et on y est encore pour l’essentiel des films oscarisables) de forcer la performance et les possibilités de la composition.

Un acteur est toujours esclave de son physique. Dans ses entretiens avec Noël Simsolo, Sergio Leone citait deux exemples. L’un avec le père Fonda justement, qu’il avait eu du mal à habiller : malgré ses efforts, l’acteur avait toujours cette classe de prince caractéristique. Et s’il est parvenu à rendre crédible l’acteur dans un tel personnage antipathique dans son film, là c’est mon avis, c’est peut-être que malgré le soin qu’il portait sur le réalisme (décoratif, on pourrait presque dire), ses films sont des fantaisies : les artifices jouent au plaisir qu’on prend à regarder des cow-boys, bons et mauvais, se tourner autour avant le duel attendu. L’autre exemple concernait l’acteur Rod Steiger, caricature à lui seul de la method, avec qui cette fois le réalisateur italien ne s’accordait pas précisément sur la méthode de jeu (même principe que pour Fonda, là où je trouve Steiger parfait, c’est dans un film carton-pâté, Docteur Jivago). Un acteur ne peut pas tout jouer.

Et il est d’ailleurs amusant de voir que ces méthodes de jeu ont perduré jusqu’à aujourd’hui : parmi les seconds rôles du film, qui donne la réplique à Jane Fonda ? La toute jeune Meryl Streep. Ce n’est pas une méthode, c’est un système.

La transition est toute trouvée. Julia n’a cessé de me faire penser au Choix de Sophie. Au-delà de la performance d’acteur (forcée et recherchée pour conquérir la statuette), il y a là encore dans un système hollywoodien une incapacité, derrière les films à grands spectacles avoués (de guerre en particulier), à témoigner d’une période en Europe, avant ou pendant la guerre. Le Choix de Sophie et Julia sont deux adaptations dont les œuvres semblent partager certaines caractéristiques : un récit à la première personne, une narratrice juive (ou perçue comme telle), et une participation à la guerre, réelle mais presque anecdotique. C’était comme si l’Amérique mettait en scène cette incapacité, cette honte peut-être, d’avoir été la spectatrice d’événements tragiques sur le Vieux Continent, sans jamais avoir été en mesure de réagir ou de comprendre ce qui s’y jouait. En particulier pour les juifs. Le problème, c’est que pour mettre en scène cette idée du témoignage, autrement la participation à des événements sans s’en tenir acteurs, les deux récits sont obligés d’apporter une matière dramatique parallèle qui devient le réel centre narratif de ces histoires. Dans Le Choix de Sophie, il y avait comme une forme d’indécence à mettre ainsi en parallèle une histoire de ménage à trois avec la condition des juifs en Europe pendant la guerre ; dans Julia, on n’en est jamais bien loin, parce que si l’idée directrice du récit reste la volonté de Lillian de retrouver son amie, le récit est articulé autour de séquences décrivant la relation de la dramaturge avec Dashiell Hammett. Des séquences avec une réelle puissante cinématographique puisqu’elles sont réalisées dans une maison au bord de la plage, mais dont l’opposition avec les séquences européennes (pourtant réalisées elles aussi sans grand réalisme) passe mal.

Ce décalage est symbolisé par une séquence : quand Jane Fonda arrive à son hôtel, elle retrouve dans sa chambre la malle qu’elle croyait confisquée et perdue. Son réflexe alors en l’ouvrant est d’être choquée de la retrouver toute en désordre. Une réaction de petite fille matérialiste plutôt malvenue quand son amie risque sa vie.

L’âge d’or du cinéma hollywoodien, dicté, pour beaucoup et paradoxalement, par le code Hays, mettait en scène des personnages de la haute société américaine sans prétendre montrer autre chose. Les films noirs de leur côté utilisaient l’âpreté du noir et blanc pour illustrer la noirceur sociale des milieux populaires. Aucune hypocrisie ou hiatus là-dedans. Alors qu’avec l’apparition de la couleur, des effets modernes de montage appliqués à une nouvelle forme de classicisme, la mise en scène de sujets dits sérieux avec des moyens considérables, il y a comme une mesure que Hollywood n’est jamais parvenu à tenir depuis. Adapter des histoires sordides, ou simplement ambitieuses (exigeantes) avec les moyens des blockbusters, des méthodes d’avant-guerre pour offrir un cadre reluisant au spectateur, quelque chose clochera toujours. Jusqu’à La Liste de Schindler.

Pour en revenir sur la comparaison avec Le Choix de Sophie (film de Alan J. Pakula d’ailleurs, qui avait donc déjà réalisé Klute, comme quoi, on a vraiment affaire ici à une méthode), les deux films jouent beaucoup de flash-back et de voix off. En général, ces deux procédés permettent de composer un récit avec des séquences très courtes. Pourtant le film de Fred Zinnemann se perd au milieu du film en un long tunnel faisant passer le film tout à coup et entièrement vers le film d’espionnage. Et cela pour un motif pas forcément anodin mais éloignant notre attention du sujet premier du film : le rapport entre les deux amies. Le personnage de Vanessa Redgrave (en tout cas la mission qu’elle lui assigne indirectement) ne devient alors plus qu’un vulgaire MacGuffin. Au bout de vingt minutes, tout ce prêchi-prêcha de film d’espionnage pour un enjeu aussi peu important, finit franchement par agacer.

Dans les deux films également, cette fascination puérile et mal rendue pour les écrivains, invariablement présentés selon un stéréotype cent fois éculés, comme des êtres capricieux, alcooliques, impulsifs, hypersensibles, et (faussement) intelligents, leurs commentaires se bornant souvent plus à multiplier les références vaseuses (name-dropping qu’on dit désormais). Par exemple, pour montrer à quel point Julia est intelligente (confondre intelligence et culture étant une manie bien américaine), elle cite ses dernières lectures. Non pas les titres des ouvrages parce que le spectateur n’y comprendrait rien, mais des auteurs pouvant grossièrement faire autorité sans liens apparents. Freud et… Einstein apparaissent alors, mais le plus amusant concerne ce dernier : le personnage de Jane Fonda demande à celui de Vanessa Redgrave y comprend quelque chose. Réponse positive, bien sûr, sans autre explication.

On le voit ici, tout est prétexte à parader, à faire semblant. Autre exemple amusant quand le personnage de Jane Fonda assiste un peu perdue à une manifestation antifasciste dans une rue à Paris : Fred Zinnemann montre les heurts entre la police (époque Front populaire, ce n’est pas Vichy) et les manifestants comme s’il était question de mai 68. Comme par hasard, les manifestants tombent sur un tas de pavés tout près comme si on trouvait alors des tas de pavés bien rangés à tous les coins de rue de Paris. On est en plein dans le folklore, tout sonne faux.

Seule consolation, et pour une fois, elle est liée au fait qu’il est question d’une histoire vraie. Non pas que cela apporte un quelconque intérêt narratif ou historique à l’affaire, mais parce qu’on découvre Dashiell Hammett et plus encore, Lillian Hellman, le rôle que tient Jane Fonda, l’auteure dramaturge de The Children’s Hour. C’est anecdotique, mais n’ayant pas potassé le sujet du film avant de le voir, ce fut une surprise (et il est donc question de l’écriture, et de la réception, d’un chef-d’œuvre, même si tout ça paraît quelque peu déplacé tandis que Julia lutte contre les nazis en Europe).


*article connexe : l’art du montage-séquence


Julia, Fred Zinnemann 1977 | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1977

Liens externes :


Les jeux sont faits, Jean Delannoy (1947)

L’existence est une fumisterie

Note : 3 sur 5.

Les jeux sont faits

Année : 1947

Réalisation : Jean Delannoy

Avec : Micheline Presle, Marcello Pagliero, Marguerite Moreno, Charles Dullin

Une fantaisie sans conséquences qui pourrait être du Cocteau. Un film de morts-vivants amoureux rythmé comme le souffle agonisant d’un mort.

Difficile d’aimer un tel film tant il ne fait qu’effleurer les choses ; difficile d’en être agacé pour les mêmes raisons. Parfaitement indolore. L’histoire de fantôme est amusante, les histoires de revenants font les beaux jours du cinéma depuis La vie est belle jusqu’à Ghost… Comme dans la vie, son tragique tient à la peur de la mort, quand celle-ci est déjà là et qu’on n’est plus un fantôme. Le reste ne peut être que fantaisiste.

Le problème, c’est bien que Cocteau, pardon, Sartre (j’avais réussi à me convaincre que c’était le premier jusqu’à ce qu’on vienne me réveiller de mon rêve), fait intervenir dans cette histoire de fantôme des considérations politiques lourdes. On est deux ans après la fin de la guerre, dans une France imaginaire dirigée par un dandy fasciste. À le voir à l’œuvre, on n’y croit pas une seconde. Marguerite Moreno qui joue ici la secrétaire de Pierre (ou presque) aurait tout aussi bien pu faire l’affaire. Les révolutionnaires (camarades), dont notre héros zombie aux yeux amoureux (enfin pas beaucoup) est le courageux initiateur, ne valent pas un kopeck de crédibilité : ils sont aussi consistants que leur tyran d’opérette. Ça pourrait être drôle, ça ne l’est pas, et comme ce n’est pas non plus tragique, on se trouve un peu confus. Tout est bien qui finit bien parce que les deux amoureux ne s’aiment pas vraiment (on avait nous-mêmes un peu de mal à y croire, et c’était un peu pénible), et ils meurent (ouf) à nouveau à la fin. « Bon, en fait, on préfère crever et laisser tout choir dans la misère derrière nous. » Pas de mariage blanc chez les morts. C’est optimiste comme film ! D’un titre sentencieux à l’autre, La vie est belle se termine en glorifiant la vie, Les jeux sont faits verse plus dans le nihilisme sans conviction. Si vous voulez tuer votre mère dépressive, nul doute que lui passer ce Delannoy après La vie est belle fera son petit effet.

Une seule tache ectoplasmique illumine ce triste tableau : la présence radieuse, de Micheline Presle. Un phrasé génial, plein de simplicité et de spontanéité. De la poésie, de la classe… On aurait bien voulu l’y voir plonger ses yeux amoureux dans ceux d’un autre plus charmant, ou plus impliqué, ou plus menteur… Mais la chandelle est morte, ils n’ont plus de feu. Même elle finit par s’essouffler face à l’inconsistance paresseuse d’une telle fantaisie. (À noter encore la présence bouffonne de Charles Dullin et celle de Mouloudji jouant encore un salaud malgré lui.)

(Aux dernières nouvelles, la petite Astruc dont devait s’occuper Eve et Pierre, vend des allumettes aux morts dans les rues vides du Paris occupé… Devait être content le père en les voyant revenir tous deux. La parole des morts ne vaut pas un rond.)


Les jeux sont faits, Jean Delannoy 1947 | Les Films Gibé


Liste sur IMDb  : 

Une histoire du cinéma français

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Fiamma che non si spegne, Vittorio Cottafavi (1949)

La flamme qui ne s’éteint jamais

Fiamma che non si spegmeAnnée : 1949

Réalisation :

Vittorio Cottafavi

8/10 IMDb

Top films italiens

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L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Encore un portrait de femme réussi pour Cottafavi, même si l’accent est plus porté ici sur le fils et son sacrifice final (tiré d’une histoire vraie semble-t-il : un carabinier préférant avouer un crime qu’il n’a pas commis pour que des innocents ne soient pas exécutés « pour l’exemple »).

Jean-François Rauger ne s’y était pas trompé en évoquant la scène au cœur du film dans un de ses papiers (présentation vidéo plutôt[1]) : la femme reçoit une lettre de son mari au front, et rentre chez elle, joyeuse, annoncer la nouvelle à son beau-père ; sauf que ce dernier vient, lui, de recevoir la nouvelle de sa mort… Aucun dialogue, mais un travelling arrière d’accompagnement gesticulant dans l’étroitesse de la maison jusqu’à la compréhension et le passage du bonheur à la sidération… Cottafavi ne s’arrête pas là, il suit la femme dans sa chambre et achève sa séquence magistralement avec un gros plan de dos sur la tête de cette femme qui vient de tout perdre et qui tourne la tête vers nous en guise de conclusion. C’est beau comme du Tarkovski. Le reste du film se tient très bien, mais cette séquence est admirable. À l’image de la Trilogie d’Apu[2], le récit a beau être centré sur le personnage principal, on n’en a que pour la mère.


[1] ‘Analyse de 5 séquences’

[2] La Complainte du sentier


Les blancs bonnets

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Politique(s) & médias

Le FN on y aura droit, et c’est pas plus mal. Oui, oui, vous me lisez bien. Parce qu’après des décennies de diabolisation façon « attention, les méchants vont arriver au pouvoir » sans que ça arrive, ben les gens en ont marre d’être pris pour les cons dans Pierre et le Loup, et ils y vont franchement. Ici, peu probable que la Marine décroche la timbale, mais Macron selon toute vraisemblance va mettre un peu de proportionnelle à l’assemblée (son pote centriste le réclame et il était temps). Parce que si le petit peuple vote pour le FN, ça n’a jamais été pour leurs idées (ou peu) mais parce que ceux-là, en ont marre d’être trimbalés par des politiques successives qui les ignorent, c’est le même réflexe que ceux qui disent vouloir voter blanc aujourd’hui ou s’abstenir avec la seule différence qu’ils ont un peu plus de conscience et peut-être d’éducation. C’est le même dégoût qui pousse à voter blanc que FN. Or, si par la proportionnelle, comme c’est déjà un peu le cas avec certaines villes, le FN s’installe à l’hémicycle, plus personne ne pourra dire qu’ils n’ont jamais été au pouvoir, qu’ils sont ostracisés et surtout qu’ils feraient peut-être mieux. Et merde, que ceux qui votent extrême droite assument maintenant et sachent qu’un vote pour, c’est possibilité d’une petite place au pouvoir, autrement dit à l’Assemblée, mais aussi une place “banalisée” dans les médias. Si une personne sur quatre vote FN dans ce pays, que ceux-là apprennent que ça doit avoir des conséquences et que voter pour le FN, c’est aussi voter pour un programme, des idées, et non plus contre un système. Le petit jeu mittérandien qui consiste à lever le chiffon rouge du FN pour en recueillir les fruits et s’asseoir au pouvoir, tout le monde l’a bien compris, et tout le monde en ras-le-bol de devoir voter pour « faire barrage », ou de devoir se rabaisser à « appeler à voter front républicain » (parce que ça, ça sonne un peu comme « continuez de voter pour ceux qui ont la main sur le pouvoir depuis toujours »). D’une génération 80-90 à celle d’aujourd’hui, c’est bien ce qui a changé. Le manège de l’instrumentalisation du Loup, ça va une ou deux décennies, mais à la troisième, on préfère encore faire entrer le loup pour que Pierre arrête de nous casser les burnes. Et le loup, on lui fait la fête, et on n’en parle plus.

À une époque, le FN était passé à moins de 5 %, de mémoire, et devait faire face à l’explosion du parti mais aussi à des problèmes financiers. On disait, on espérait, que c’en était fini. Puis ne voilà-t-il pas que les démagogues du front “républicain”, ceux-là qui crient au Loup, pour faire oublier le reste, reprennent les vieilles rengaines du FN pour profiter des mêmes peurs irrationnelles. Sarko ne comprenait pas qu’en évoquant à nouveau le spectre du loup, ce n’était pas seulement la peur qu’il allait ramener, mais son premier et légitime représentant, le Loup lui-même. Faire campagne sur la haine, la peur, la pseudo-sécurité, c’est faire campagne pour le FN, parce qu’on « préfère toujours l’original à la copie ». Et on y est encore parce que droite comme gauche ont instrumentalisé les questions d’immigration : la droite pour faire comme le copain du fond de la classe, absent, et à qui on pouvait prendre la place, et la gauche pour faire du vent comme Hollande le bien nommé avait toujours su y faire. Parce que si pour certains, des petites guerres, c’est bien utile pour faire oublier des problèmes domestiques bien réels, bah par chez nous, on a nos faits divers provinciaux, nos petits feuilletons de scandales financiers qu’on peut faire tourner sur vingt ans parce qu’un seul juge d’instruction a déjà trois autres scénarios de feuilletons du même calibre sur son bureau, et toujours, nos saloperies d’immigrés qu’on nomme désormais migrants ou dans le meilleur des cas, demandeurs d’asile, tout ça c’est bien utile aussi pour ne pas parler du reste et maintenir artificiellement la pression sur des sujets qui, à l’échelle de la nation, n’en sont pas (les faits divers sont des faits divers, les scandales judiciaires impliquent au mieux quelques personnalités certainement pas l’avenir de la nation, quant aux migrants ils n’ont jamais atteint des niveaux tels qu’en pratique il aurait été difficile de les accueillir).

Alors voilà, que Macron passe, avec ou sans les votes des gauchistes (les vrais), avec ou sans les votes de droite (Hollande a déjà dit qu’il voterait Macron mais c’est vrai que Hollande, ce n’est pas la France), et que d’une manière ou d’une autre, avec un peu de proportionnelle, que cette fois, quand on vote FN, c’est bien pour qu’ils mettent en place leur politique. Pas parce que les autres nous emmerdent. Ceux-là vont devoir apprendre à bouffer à la table du loup, lui serrer la pince, le respecter et pas le diaboliser (oui, oui), parce que la « menace FN », ça suffit. Un vote républicain, ce n’est peut-être pas voter blanc, mais ce n’est pas non plus un blanc-seing qu’on file à des professionnels de la politique. Peu importe la stratégie dans l’urne, ce qui compte c’est bien ce qui sera fait ensuite, et la proportionnelle, ça doit être fait. Parce que s’il y a une bonne proportion de connards en France, c’est démocratique qu’ils soient représentatifs à l’Assemblée, qu’ils soient sous le feu des projecteurs, à l’intérieur de la ville, et non à l’extérieur où on pourra sans cesse crier au Loup pour se marrer d’avoir fait peur à tout le monde sans conséquences. Les conséquences il va falloir les assumer.

Et puis, si les connards de tous bords (les fascistes comme les fascistes improvisés qui crient au loup pour garder les rênes du pouvoir) sont tout aussi incapables de se faire un peu moins cons à travers la proportionnelle, eh bien les autres, ceux qui votent pour eux, réclameront cette fois un FN avec tous les pouvoirs. Si ça n’arrive pas là, et si ces messieurs-dames dans cinq ou dix ans n’ont toujours pas compris, ben ça arrivera, même avec la proportionnelle. Du temps de Mitterrand, on disait que la France avait toujours dix ans de retard sur les États-Unis, faudra voir si ça vaut encore. Avec un peu de merde dans le vin parlementaire, le haut fonctionnaire, ou le politique professionnel ira peut-être aller chercher ses revenus ailleurs, et peut-être qu’il laissera à des vrais de la « société civile » se charger de nettoyer la fosse. Et peut-être qu’après ça on aura du vrai vin et non plus cette vinasse frelatée que certains osent appeler “politique”. Peut-être aussi que le journaleux qui ne se rêve qu’en éditorialiste sera forcé alors de poser des questions de fond intelligentes et non plus s’interroger sur la très intéressante politique politicienne qui met au centre de toutes les préoccupations la quête du pouvoir, les luttes d’ego et non les oppositions d’idées. Peut-être que. Peut-être. Vote pieux.

Et peut-être alors que j’irai voter. Parce que moi voyez-vous, j’ai jamais voté. Je trouve ça irresponsable. Je ne vote pas pour des représentants, je ne votais déjà pas pour des délégués de classe, alors… La gauche, la droite, les programmes, je m’en tape…, si ce qui est déjà décidé, voté, n’est jamais appliqué. Tu fuis d’un pays en guerre, tu te fais dépouiller par des passeurs parce que les pays qui doivent t’accueillir ferment leurs frontières, tu as la chance de pas crever en route, tu arrives sur les rotules pour faire valoir des droits, et là on te dit « t’existes raclure, t’as aucun droit, nous, on est les puissants, on décide d’accords internationaux, mais on regarde ensuite au cas par cas, et personne ne nous dira que ce n’est pas bien parce que c’est nous les puissants ». C’est déjà du fascisme dilué. S’il faut augmenter la dose pour qu’on sente bien que ça a la même couleur, la même odeur, pour comprendre que c’est la même chose, eh bien il faudra passer par là. Parce que les loups sont déjà là, et à eux aussi, il faut leur faire la peau.


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Salò ou les 120 journées de Sodome, tragédie ou farce ?

Salò : Tragédie ou farce ? Distanciation analytique ou satire ratée ?

Si on suit les principes énoncés par Aristote, étant donné que le film traite de personnages « bas » et « laids », il ne s’agit pas de tragédie. Dans une perspective classique, ce serait donc plutôt une comédie, voire une satire. La terreur et la pitié sont réservées à la tragédie. La comédie, elle, est dans le ridicule, l’excès. On rit du laid, des bassesses des personnages, quand les personnages de la tragédie se distinguent au contraire par leurs qualités. Ce sont des héros, des demi-dieux, et ne sont pas responsables de leur destin souvent marqué par le sort. Le contraire des personnages bouffons et escrocs de la comédie. C’est une autre forme de catharsis. Au lieu d’avoir en pitié, on se moque et on montre du doigt les excès de la bassesse des hommes. Donc s’il faut trouver un lien entre Salò et les textes antiques, il faudrait plutôt regarder du côté d’Aristophane, voire de véritables satires (je n’en connais pas).

Le problème du film, à mon avis, et pour rester dans l’approche classique, c’est la distanciation. Je ne sais pas si Pasolini voulait proposer une sorte de comédie épique au public, un peu à la manière de l’Arturo Ui de Brecht, et donc s’il avait l’intention de suivre des préceptes de la distanciation du théoricien et dramaturge allemand, afin de forcer une analyse du fascisme. Le problème avec une telle fable grotesque, c’est que plus c’est gros et excessif, plus il va falloir en retour faire des efforts pour retourner cette distance prise naturellement avec des personnages aussi « pitoyables » (dans le sens moderne du terme) pour les rendre un minimum sympathiques, sans quoi le film est une torture (ce qu’il est, au sens cinéphile du terme). Même dans la distanciation, même dans le grotesque, même dans la dénonciation, il y a toujours une part d’identification : Arturo Ui, on le suit, on le regarde, pour ce qu’il est, un monstre.

Or, qu’est-ce qu’on ressent devant ces personnages excessifs et laids de Salò ? De l’amusement ? De la fascination ? Très peu. Surtout du dégoût. Et le dégoût produit peu ou pas d’analyse puisque la seule envie qu’on ressent devant un tel spectacle, c’est de détourner les yeux et de se pincer le nez. La catharsis, dans le théâtre antique, est un exutoire à la fois pour le héros et pour le public. Ce qu’on a ici est différent puisque l’exutoire des personnages est une sorte de happening coupé du public, qui se moque de lui, le terrorise et le dégoûte. C’est le même principe que pour les acteurs : s’ils n’arrivent pas à défendre et à aimer les personnages qu’ils représentent, la partie est presque toujours perdue. Même les personnages les plus grossiers, il faut arriver finalement à les rendre sympathiques, à les défendre, à leur laisser une part d’humanité. S’ils n’ont jamais de circonstances atténuantes, s’ils ne se retournent jamais, l’auteur ne fait que vomir sur la bassesse des hommes, et c’est un constat facile, un type de dénonciation qui provoque rarement l’intérêt ou le questionnement du spectateur (pour rester dans Brecht). Ce dernier n’a alors aucune raison d’adhérer à une histoire qui ne transcende pas le réel, car c’est le rôle de toute histoire de chercher à nous divertir ou à nous éduquer. (C’est peut-être ce que Pier Paolo Pasolini a essayé de faire au cours du film, mais j’avoue ne pas me rappeler. Il aurait sans doute fallu du génie pour rendre sympathiques, dans le sens « visibles », ces personnages. Et ici, « Triple Pet » en a manqué.)

L’un des premiers effets, parfois assumés, de la théorie de la distanciation, c’est l’ennui. C’est logique, si l’identification procure du plaisir, la distanciation s’en éloigne. Pour certains spectateurs, l’ennui va conditionner le rapport qu’ils ont avec le film : si le film est ennuyeux, il est mauvais. Si on utilise la distanciation, ce n’est pas toujours dans l’optique bien brechtienne d’analyser, ça peut faire partie paradoxalement d’une volonté de spectacle, mais où l’ennui agirait comme une fascination, un mystère, un peu comme un film mis en apnée.

Tonino Guerra a été, par exemple, scénariste d’Antonioni. Quand tu regardes Lavventura, tu suis comme dans Salò, un groupe de personnes, à la recherche d’une femme dans un lieu improbable. Tu t’ennuies, on est en plein dans la distanciation, mais tout vise à renforcer l’effet de mystère, d’incompréhension, sans doute pour exprimer une seule idée, l’incommunicabilité chère à Antonioni. Mais en dehors de ça, l’œuvre suit des principes d’une écriture parfaitement classique : un personnage disparaît, on le recherche et, comme dans toute quête, on y trouve autre chose. Tout le reste est dans la brume, mais c’est suffisant pour éveiller une certaine fascination. Le talent de Guerra et d’Antonioni fait le reste.

Le problème de Salò, au-delà du rejet de son sujet et de ces personnages « bas » « laids », je ne pense pas que ce soit tant que ça l’ennui. Le problème, c’est qu’on ne comprend pas l’idée de départ, l’événement qui déclenchera la quête et instillera une idée unique, mais indispensable capable d’instaurer pour plus tard un mystère, un mouvement, un désir chez les personnages (ce que j’appelais autrefois « action dramatique »). L’avventura, une femme disparaît, on la recherche. C’est simple et clair, c’est le reste qui est dans le brouillard. Mais pendant qu’Antonioni s’évertue à fondre le spectateur dans une « action d’ambiance » permanente, le spectateur ne perd jamais de vue cette première idée motrice de l’action, qui est la disparition. Même 2001, l’Odyssée de l’espace, le film le plus chiant de la terre s’appuie sur ce même principe : quelques événements symboliques et historiques, puis un départ d’exploration vers Jupiter. Voilà « l’action dramatique », clairement énoncée, Kubrick peut ensuite faire glisser son film dans une lenteur morte, désincarnée, et pourtant fascinante, faite seulement « d’actions d’ambiance », parce qu’on garde toujours à l’esprit ce spectre de la « destination ».

Ici, j’ai comme l’idée que Pasolini a voulu reprendre l’idée de départ de Buñuel pour L’Ange exterminateur où des bourgeois se réunissaient dans une maison et n’arrivaient plus à en sortir. Le film marchait parce que l’idée de départ était simple. Absurde, mais simple. Et comme pour L’avventura où il est inutile d’expliquer les raisons de la disparition de la femme, dans le Buñuel, il était inutile d’expliquer la raison du phénomène étrange interdisant les convives de quitter les lieux. Le respect de ces codes n’est qu’une clé pour permettre d’exprimer chez l’un son goût pour le surréalisme, l’absurde et la critique d’une société, chez l’autre, Antonioni, son goût pour l’impossibilité des êtres à se retrouver, se comprendre. L’idée n’est donc pas si éloignée de L’Ange exterminateur, mais ce n’est peut-être pas le dégoût le principal problème du film, et si ce n’est pas non plus l’ennui, ça ne peut être qu’une chose : une idée de départ trop confuse. Si même après avoir lu les explications de Pasolini, on n’a toujours pas compris où il venait en venir ici, c’est peut-être un peu aussi qu’il a voulu dire trop de choses, qui de toute façon restaient incompréhensibles pour le spectateur. Que Pasolini cherche à dénoncer, pousse à l’analyse ou provoque, dans tous les cas, c’est raté.

Reste qu’il peut toujours y avoir un « génie » qui m’échappe dans tout ça. Beaucoup y trouvent leur compte. Lire une œuvre, la comprendre, ça reste de toute façon une affaire personnelle. Il suffit d’être réceptif à une seule idée qu’elle nous ait été évoquée grâce au « génie » d’un cinéaste ou qu’on se soit fait notre film tout seul, pour que notre regard sur une œuvre soit chamboulé. Le même Pasolini a fait L’Évangile de saint Matthieu, et le film est plus appréciable. J’aime bien également Théorème. Quand tu joues avec les effets de distanciation, quelle que soit l’intention, tu prends le risque de ne pas être compris, d’être ennuyeux ou de paraître trop « élitiste ». Mais ça reste toujours une expérience qu’il faut vivre parce que parfois, elles peuvent arriver à évoquer en nous quelque chose. Toutefois, si Pasolini avait une démarche militante, politique, dans ses films, ça n’aurait aucun sens d’utiliser la distanciation. L’intention de Brecht était bien d’éveiller les consciences politiques des spectateurs, elle était en ce sens démocratique et didactique, mais si Pasolini cherchait à faire des œuvres communistes (et je n’ai aucune idée de ses intentions), c’est totalement raté. Ce serait même ironique, parce que l’ouvrier, le « peuple » quand il voit ce genre de films, la première chose qui lui vient à l’esprit, c’est « élite ». Pas celle qui apparaît à l’écran, mais celle à qui serait adressé ce film.


Salò ou les 120 journées de Sodome, Pier Paolo Pasolini (1975) | Produzioni Europee Associate, Les Productions Artistes Associses


En rab : distanciation ou « élévation » dans L’Évangile selon saint Matthieu.

Oui, pas meilleure élévation que de regarder au ciel quand on fait caca au seuil d’une nouvelle religion. Sauf si on considère que le plus beau, c’est encore de savoir qu’après deux mille ans d’histoire, l’élévation se fera en sens inverse et portera les mêmes adorateurs à embrasser la même foi tout juste tombée à terre et à la manger ce qui en signera le crépuscule définitif. Ou temporaire. (Le problème avec la foi, c’est qu’une fois tous les siècles, il faut passer au cabinet pour s’en soulager. Et certains n’en démordent pas.)

Tout ça pour dire que, perso, c’est justement le caractère totalement profane d’un sujet éminemment religieux qui rend le film “beau” : n’en faire ni des prophètes ni des escrocs, mais peut-être tout bonnement des gens simples, c’est une manière de contrarier nos certitudes sur un sujet où a priori on part avec des idées déjà bien établies. C’est beau, parce que ça nous force alors à remâcher nos certitudes en permanence avant de les faire avaler aux autres. Chacun sa forme d’élévation.

Pasolini, je le vois comme un disciple de Brecht : il use de certains effets de distanciation pour porter à réfléchir, en particulier selon un prisme social. La plupart de ses directions d’acteurs fonctionnent avec ce même refus de l’identification, que ce soit en adoptant l’exagération jusqu’au grotesque, ou que ce soit dans le minimalisme comme ici. Ce qui peut être confondu (et c’est une confusion bienvenue, car elle peut faire sens pour certains) avec une représentation de la foi. Derrière L’Évangile selon saint Machin, reste toujours une dernière vision, celle qui reçoit la bonne parole et la traduit à sa convenance. « C’est selon », voilà ce qui pourrait presque être une définition de l’art, ce qui n’est pas vraiment en adéquation avec le principe de la religion où une vision unique est censée faire “foi” (ce qui ironique, vu que tous ces charmants garçons se sont contentés de proposer des reboots d’une vieille série de science-fiction).