Ce plaisir qu’on dit charnel, Mike Nichols (1971)

No Friends

Note : 3.5 sur 5.

Ce plaisir qu’on dit charnel

Titre original : Carnal Knowledge

Année : 1971

Réalisation : Mike Nichols

Avec : Jack Nicholson, Art Garfunkel, Candice Bergen, Ann-Margret, Rita Moreno, Cynthia O’Neal, Carol Kane

J’avoue n’avoir jamais été bien passionné par les histoires de concours de bites. On est entre Dîner, Georgia et Annie Hall, c’est dire s’il faut reconnaître peut-être au film une potentielle influence sur certains types de films américains : les chroniques romantico-sexuelles de la petite bourgeoisie cultivée américaine. Là où malheureusement le film tend plus vers le Georgia d’Arthur Penn que vers Dîner ou Annie Hall, c’est que le regard strictement bourgeois et masculin n’est pas des plus séduisants. Le cinéma est toujours plus intéressant quand il est question d’un homme et d’une femme — ou au moins quand les rapports entre le personnage principal (masculin) et ses conquêtes féminines ne sont pas aussi déséquilibrés, ne faisant pas de ces femmes qu’un instrument ou un joujou mis à la seule disposition des fantasmes puérils d’un homme méprisable.

Assez étrangement, le film (qui se présente d’abord comme la mise en concurrence de deux hommes aux approches rigoureusement opposées quant à leurs rapports aux femmes) se détourne peu à peu d’un des deux personnages principaux pour ne plus se concentrer que sur les conquêtes d’un seul. Un concours de bites, ça n’a déjà rien de passionnant, mais quand c’est le plus vantard des deux qui gagne la partie, on frise le faux pas ou le mauvais goût. Le film n’est par ailleurs pas avare en obscénités, et on peut facilement imaginer qu’il ait un peu plus repoussé les limites de ce qu’il était possible de montrer ou de dire au cinéma après l’abandon des restrictions. La vulgarité est pourtant surtout ailleurs : dans le comportement du personnage de Jack Nicholson qui, dès la première heure, se met en tête de piquer la copine de son partenaire de chambre. Cela révèle tout du personnage, et on en aura à nouveau l’assurance pendant le reste du film : c’est un connard.

Certains parleront de libertinage, mais quand on trompe son meilleur ami avec son premier grand amour, ce n’est pas du libertinage, au mieux, c’est de l’homosexualité refoulée, au pire, c’est de l’égocentrisme maladif. Cela n’a rien à voir non plus avec la liberté sexuelle : on est à la fin des années 40 pour ce premier épisode, et la liberté sexuelle des décennies suivantes n’a jamais impliqué le mensonge. C’est même bien en partie à quoi la révolution sexuelle s’attaquera : la petite hypocrisie de l’adultère bourgeois qui vient à considérer la femme comme une proie, une conquête ou un objet.

C’est l’histoire d’un égoïste forcené, pas de celle d’un homme menant librement sa vie sexuelle et sentimentale.

Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il n’y ait pas derrière ce personnage une lourde tentative d’en faire une satire. Mike Nichols y a peut-être vu une matière qui collerait à l’air du temps, mais si on regarde Le Lauréat, si la satire égratigne les desperate housewifes d’alors, elle sauve la jeunesse et prend clairement son parti en embrassant sur le tard son esprit de révolte. Ici, le personnage de Jack Nicholson est déjà un petit con de bourgeois séducteur dès les premières minutes du film et appartient à la génération qui précède. La satire aurait probablement eu plus de sens si on avait adopté le regard du personnage d’Art Garfunkel (un peu comme celui que porte le personnage de Lea Massari dans Une vie difficile) ou, au moins, si les deux étaient réellement mis en concurrence et sur un pied d’égalité.

Au-delà du sujet et de la satire ratée, toutefois, il faut noter que le film capte bien l’air du temps, cette fois, sur le plan du style et de l’écriture. Le scénario avait été écrit pour le théâtre, et Nichols ne s’embarrasse pas à en cacher l’origine. Le style d’écriture est typique de la scène new-yorkaise, et dès le générique dans lequel deux gosses parlent hors-champ accompagnés d’une musique jazz, on songe à Woody Allen (celui qui trouvera, lui, le juste milieu entre farce et chronique citadine romantico-sexuelle quelques années plus tard avec Annie Hall). Mike Nichols en profite pour mettre en œuvre à l’écran ce qui n’est pas encore tout à fait généralisé au sein des habitudes de jeu dans les productions hollywoodiennes. Car voilà vingt ans qu’on voit les acteurs de la method courir les plateaux de cinéma, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces techniques se sont généralisées dans toutes les productions. Il faut parfois plus d’une génération pour changer complètement des usages, surtout à une époque où les studios, échaudés par la concurrence avec la télévision, ont parfois le réflexe conservateur de faire appel encore aux valeurs supposément sûres devant et derrière la caméra. Nichols avait déjà mis tout ça en œuvre dans Le Lauréat (bien que jouant le personnage d’une autre époque, Anne Bancroft était une des pionnières de la method au cinéma ; j’ironisais à ce sujet dans cet article), et il enfonce le clou ici en offrant à Nicholson un rôle qui, bien qu’antipathique, lui permettra de confirmer son talent dans le registre de l’acteur « moderne » alors qu’il sort tout juste de Cinq Pièces faciles. (L’acteur n’est lui-même pas un acteur de la method, mais disons qu’au-delà de son incapacité à construire un personnage — typiquement, comme le fera Dustin Hoffman toute sa carrière —, il avait compris instinctivement vers quoi le phrasé de l’acteur devait aller, et de quoi les acteurs devaient encore se défaire pour gagner en vraisemblance. Paradoxalement, Jack Nicholson sera reconnu pour ses outrances, mais il avait une capacité rare à être juste et profondément sincère dans ses interprétations. Une marque habituelle chez les acteurs naturellement comiques.)

Là où Nicholson pèche, en revanche, c’est donc bien dans sa capacité à rendre sympathique ce personnage, à lui offrir quelques nuances absentes du scénario. Pendant toute sa carrière, Nicholson sera abonné à ce genre de personnages méprisables, et il fait presque déjà ici du Nicholson au point de se caricaturer lui-même. La présence d’Art Garfunkel aurait dû altérer cette impression, obliger le personnage de Nicholson à sortir du ton sur ton, mais on ne le voit pas assez, et le récit s’écarte peu à peu de son propre parcours, probablement plus rangé et plus honnête. Peut-être que confronter son histoire tout aussi bourgeoise, mais basée sur des fantasmes jamais réalisés, aurait permis au personnage de Nicholson de s’humaniser en le faisant douter. Au lieu de ça, on ne tourne toujours qu’autour de sa petite personne, et le regard porté sur la vie de son « meilleur ami » s’éteint peu à peu pour ne laisser plus place qu’à la vacuité et à la vanité des désirs inassouvis et finalement solitaires d’un homme justement méprisable.

1969-1972, on est à un moment charnière du cinéma américain. Les techniques venues d’Europe censées permettre aux productions de s’affranchir du carcan des tournages en studio irriguent les nouvelles générations à l’affût avant leur prise de pouvoir au cours de la décennie. On peut notamment remarquer un travail formidable sur le son : les acteurs sont libres de leurs mouvements, même dans un espace restreint, et cela n’est sans doute possible qu’avec l’apport de nouvelles techniques, peut-être parfois des micros-cravates.

Sur le plan formel, cette fois, Nichols en est encore à choisir un dispositif hybride (symbole presque de son cinéma faisant de lui à la fois un précurseur du Nouvel Hollywood, mais un réalisateur toujours en marge de cette révolution). Certains choix radicaux du cinéaste font mouche. Les séquences rarement mises en situation se laissent guider par des dialogues qui pourraient se tenir dans n’importe quel environnement. Nichols en profite pour se passer totalement de plans de contextualisation : débarrassé des impératifs d’une mise en situation, il rentre immédiatement dans le vif du sujet, souvent en plan rapproché ou avec des plans qui s’étirent en longueur pour laisser aux acteurs, à travers les dialogues, le soin de donner le rythme à la séquence. Cette radicalité assumée avait sans aucun doute l’avantage de réduire considérablement les coûts et la durée d’un tournage alors que Nichols n’avait plus le soutien des studios traditionnels après l’échec de Catch-22. L’écran large lui permet de capturer souvent ses acteurs dans le même cadre et les champs-contrechamps servent à accentuer une émotion à travers le montage et des gros plans une fois que la séquence a bien évolué (il n’hésite alors pas à se détourner des dialogues pour opter pour le plan fixe avec regards dans le vide à la manière du Lauréat).

En dehors de cette radicalité dans le découpage technique, cela pourrait ressembler à du théâtre filmé, d’autant plus qu’on ne se foule pas beaucoup pour multiplier les seconds rôles (il n’y en a aucun), les figurants ou être bien imaginatif dans les décors proposés (surtout intérieurs). Pourtant, là où Nichols apparaît davantage encore dans l’air du temps, c’est qu’il semble filmer finalement assez peu en studio (situés à Vancouver, semble-t-il). Les intérieurs apparaissent réalistes, car ils sont filmés avec la simplicité des nouvelles caméras mobiles nécessitant peu d’éclairages et de lourds dispositifs logistiques. Le travail ici de Giuseppe Rotunno apporte ce côté hybride certainement souhaité par le cinéaste, Rotunno ayant suivi Visconti par exemple sur Rocco et ses frères, mais aussi, dans un genre radicalement opposé, sur Le Guépard. Rotunno éclairera d’ailleurs en 1977, le Casanova de Fellini, auquel on peut trouver une forme de filiation dans la thématique de la recherche vaine et absurde du partenaire sexuel idéal (on y retrouve également la même spirale folle d’une sexualité déshumanisée dans Les Pornographes d’Imamura)

Ce plaisir qu’on dit charnel n’égale, cela dit, jamais l’excellence de ces dernières références. On reste dans l’illustration des audaces contenues de la bourgeoisie américaine. Le sujet tient peut-être à cœur à Mike Nichols, mais il montre déjà ses limites après les percées dans ses précédents films face à l’effervescence du Nouvel Hollywood en phase, lui, avec toute la contre-culture et les nouvelles formes qui s’affirment au même moment des deux côtés du pays. Rappelons qu’en 1971, sortent French Connection, L’Inspecteur Harry, La Dernière Séance, Les Chiens de paille, Macadam à deux voies, Duel, Klute, THX 1138, Point limite zéro, Shaft, Un frisson dans la nuit, Panique à Needle Park et Les Proies. Après les révolutions éparses des années précédentes et auxquelles Nichols a contribué, c’est bien l’explosion. Le old Hollywood cède toujours un peu plus du terrain.

Seul faux pas dans la mise en scène qui dénote de la fine marge qui sépare Nichols de ses cadets du Nouvel Hollywood et qui marque l’hybridité du style du réalisateur : l’emploi ridicule de transparences dans deux séquences dans un véhicule. 1971, tous les films précités de la même année ont cessé d’utiliser des transparences, marqueurs bien trop évidents d’un tournage en studio et d’un rendu fabriqué désastreux plus trop en phase avec les possibilités nouvelles. Nichols s’était déjà heurté à ce paradoxe (usage d’une technique artificielle et passéiste au milieu d’une « méthode » de jeu plus moderne) dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, évoqué dans mon article dédié à l’évolution des transparences dans le cinéma américain. Signe que Nichols était bien plus intéressé, en acteur qu’il était, à l’adoption d’une technique réaliste de direction d’acteurs que par l’aspect et le rendu visuel de ses films. En ça, il est peut-être tout aussi hybride et à cheval sur deux époques que pouvait l’être Sidney Lumet par exemple.

Quant à Jack Nicholson, on voyait que la réussite de Cinq Pièces faciles tenait pour partie de la mise à l’écart volontaire de son personnage par rapport à son milieu social d’origine. Ce retrait volontaire (qui forçait le respect dans le film de Rafelson alors que par ailleurs son personnage était déjà tout aussi odieux) manque dans le film de Mike Nichols. L’un des personnages se perd dans une errance quasiment existentielle qui semble l’avoir rendu nihiliste et désabusé (Cinq Pièces faciles) ; l’autre part égoïstement à la conquête du plaisir solitaire absolu sans jamais comprendre que ce plaisir qu’on dit charnel n’est rien sans la rencontre d’un être aimé. On sait que souvent cette altérité imposée rendra les personnages de Jack Nicholson irritables, forçant à chaque fois une forme de mise à distance avec le spectateur ; et sans une astuce pour faire de sa présence autre chose qu’un monstre, son talent sombrera dans la caricature (parfois pour le meilleur, quand il se mettra au service de Kubrick).

Cette astuce, ce sera souvent l’humour. Il partage avec Nichols ce passé d’acteur comique, et tous deux ne seront jamais aussi meilleurs que quand un humour insidieux, une fantaisie légère viendra nuancer la gravité de leur regard sur le monde. Pas cette fois.


Ce plaisir qu’on dit charnel, Mike Nichols (1971) Carnal Knowledge | Embassy Pictures

Un dimanche comme les autres, John Schlesinger (1971)

Note : 4 sur 5.

Un dimanche comme les autres

Titre original : Sunday Bloody Sunday

Année : 1971

Réalisation : John Schlesinger

Avec : Peter Finch, Glenda Jackson, Murray Head

S’il n’y aurait probablement pas eu de Nouvel Hollywood sans nouvelles vagues européennes, je ne suis pas sûr qu’on mesure à quel point John Schlesinger a participé à l’importation de ces nouveaux usages à Hollywood. Dans le Nouvel Hollywood, comme précurseur, on évoque surtout Bonnie and Clyde, Le Lauréat ou Easy Rider, et certes, leur succès a obligé les studios à revoir leur copie, mais sur le plan formel, je trouve Medium Cool et le Macadam cowboy de John Schlesinger bien plus représentatifs des techniques qui se mettront en place dans la décennie qui suit.

Les pellicules couleur sensibles et abordables, les petites caméras, les dispositifs sonores améliorés, toutes sortes d’avancées techniques ont permis l’essor d’un nouveau style, plus direct, voire d’un nouveau langage cinématographique. On s’autorise plus souvent les surimpressions abandonnées depuis le temps du muet ; on adopte des zooms et des longues focales renforçant les flous. Les mouvements d’appareil sont nombreux et les vues subjectives ne sont pas rares. À côté de ces nouvelles possibilités techniques, les cinéastes s’aventurent plus volontiers aussi vers des récits plus « modernes » : les drames ne sont plus construits autour d’enjeux définis forts et des confrontations évidentes s’achevant par une résolution, on écrit des chroniques, les histoires servent à illustrer l’humeur d’une époque, d’une société.

Il y avait tout ça dans le cinéma européen des années 60, John Schlesinger l’a exporté en Amérique en tournant sur la côte est Macadam cowboy, et le voilà qui enfonce le clou deux ans après à l’occasion de son retour en Angleterre avec Un dimanche comme les autres. La forme du film est tellement représentative de ce que j’ai décrit plus haut et les productions sont parfois si perméables à l’époque entre États-Unis et Grande-Bretagne qu’on pourrait même l’associer au Nouvel Hollywood. En cette année 71 d’ailleurs, les films adoptant ces nouveaux usages (désormais plus aux États-Unis qu’en Europe qui va amorcer à partir de là un déclin par rapport à la décennie précédente) sont nombreux. John Schlesinger en reste à la chronique amoureuse alors qu’en Amérique, c’est surtout le thriller qui profite le plus de ces nouvelles formes (le réalisateur y viendra avec Marathon Man), mais le virage formel est identique. Pour ne citer que les films les plus représentatifs, pour cette seule année 1971, nous avons donc un axe automobile avec French Connection, Macadam à deux voies, La Dernière Séance, Duel, THX 1138, Point limite zéro, un autre que l’on pourrait qualifier d’eastwoodien avec Les Proies, L’Inspecteur Harry et Un frisson dans la nuit, et un axe new-yorkais avec Klute, Panique à Needle Park et Minnie et Moskowitz (on pourrait ajouter à cette liste Les Chiens de paille que Sam Peckinpah vient tourner en Grande-Bretagne avec l’acteur marquant de cette première vague du Nouvel Hollywood, Dustin Hoffman).

On trouve donc tous les aspects formels du Nouvel Hollywood dans Un dimanche comme les autres : récits éclatés, voire mêlés (tout le film est une alternance de séquences centrées sur deux amants d’un même homme auquel, parfois, mais pas toujours, il prend part), pas d’enjeux forts (simple description d’une situation suffisamment représentative d’une époque pour ne pas en faire un objet de conflit : en dessiner les différents contours et limites suffit à rendre le film intéressant, surtout sur un plan social et psychologique) ; usage du zoom, du téléobjectif, de mouvements de caméra (voire de vues subjectives illustratives participant à une sorte de montage impressionniste), de surimpressions ; importance majeure du son hors-champ (parfois même extradiégétique : récit en voix-off ou son d’une autre séquence forçant un dialogue inattendu entre perception sonore et visuelle jusqu’à se demander lequel des deux illustre l’autre — de quoi rappeler certaines scènes d’Il était une fois en Amérique), nombreux inserts (plans sur la mécanique téléphonique à chaque appel manqué ou reçu ; le thriller paranoïaque utilisera abondamment ce procédé, car il provoque une forme évidente de suspense — un usage déjà présent dans les films d’anticipation comme THX 1138, sorti la même année, ou dans Le Cerveau d’acier). Et bien sûr (en Europe, on avait adopté ces usages depuis longtemps), le film multiplie les séquences tournées dans la rue ou dans un véhicule en marche.

Pour ce qui est du sujet de la chronique amoureuse, elle recèle son lot, peut-être pas d’innovations, mais d’avancées sociales propres à une époque : le triangle amoureux est vécu sans grande tragédie (on évite les conflits sans pour autant cacher les difficultés, la solitude, la jalousie), et il implique deux hommes (et cela, sans que l’on fasse de ces hommes des caricatures d’homosexuels névrosés et pervers).

Je m’épate régulièrement des films dans lesquels le double jeu et le sous-texte permettent une sorte de musique à deux mains. On y est pleinement dans ce récit qui se refuse aux grands éclats et qui adopte une approche descriptive presque transversale pour illustrer le drame (ou la condition) d’un triangle amoureux plus ou moins imposé, mais connu et accepté par chacun. D’un côté, le récit expose des situations anodines de la vie quotidienne centrée sur deux des trois protagonistes (les deux connaissant l’existence de l’autre sans partager sa vie et avec des règles rappelant celle de la garde alternée, d’où le titre), c’est la mélodie ; et de l’autre, côté harmonie, le récit qui, sans l’air d’y toucher, évoque les particularités, les non-dits, les mensonges (dans une société réprouvant à la fois les couples libres et les homosexuels), les dépendances affectives et la jalousie épisodique, la solitude, l’égoïsme (l’électron libre finit par quitter ses deux amants pour rejoindre l’Amérique : le médecin de la TWA lui souffle que San Francisco vaut le détour). C’est une jolie manière de dévoiler les choses sans condamner qui que ce soit, l’art du fait accompli : les personnages acceptent leur sort et nous avec. La révolution sexuelle à la sauce britannique et bourgeoise en somme. Une révolution silencieuse et sans vague.

À noter un passage de témoin incongru entre la standardiste apparaissant dans quelques séquences et un petit loubard : le second est joué par Daniel Day-Lewis, la première, par Bessie Love, ancienne star de muet qui tenait par exemple le rôle-titre de Bessie à Broadway (Frank Capra, 1928) et pionnière du cinéma américain (elle a commencé en 1916 notamment avec Douglas Fairbanks, Allan Dwan, Griffith ou William S. Hart). Un siècle de cinéma vous contemple.


Un dimanche comme les autres, John Schlesinger 1971 Sunday Bloody Sunday | Vectia, Vic Films Productions


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Liens externes :


Le Jardin des désirs, Ali Khamraev (1987)

Les Trois Sœurs

Note : 4.5 sur 5.

Le Jardin des désirs

Titre original : Sad zhelaniy / Сад желаний

Aka : The Garden of Desires 

Année : 1987

Réalisation : Ali Khamraev

Avec : Marianna Velizheva, Irina Shustayeva, Olga Zarkhina

— TOP FILMS

Le cinéma de l’enfance est souvent un moyen détourné pour les cinéastes d’échapper à la censure ou à la propagande. C’est d’autant plus vrai en Union soviétique où certains des meilleurs films mettent en scène des enfants (et le plus souvent dans des films d’époque) : L’Enfance d’Ivan, Cent Jours après l’enfance, La Belle, Soleil trompeur, Requiem pour un massacre, etc. Le Jardin des désirs est de ceux-là, mais il se démarque des autres en en adoptant, en plus de leur style résolument lyrique, un autre plus impressionniste, voire confusionniste, noyant son sujet derrière une atmosphère merveilleuse et une trame parfois un peu confuse.

Au lieu de rebuter (comme cela arrive souvent quand tout est fait pour bien nous tenir à l’écart de la compréhension des choses…), le brouillard qu’on nous impose durant tout le film, puisqu’il s’accompagne d’images envoûtantes, tend au contraire à renforcer la fascination pour ce qu’on distingue si mal mais qu’on pense pouvoir finir par comprendre à force d’insistance.

Ayant d’abord été séduit par l’atmosphère et le style du film, je me suis mis en quête d’un moyen pour en traduire le texte. Le film avait déjà été partagé sur YouTube, mais visiblement, il n’a jamais suscité d’intérêt ailleurs que dans son pays (ou dans celui de son auteur : Ali Khamraev est d’origine ouzbèke et vivrait aujourd’hui en Italie). C’est seulement depuis quelques jours que le film a été publié sur le compte Mosfilm. Aucun sous-titre disponible, j’essaie donc de passer par un site… ukrainien (nah !) de traduction d’extraits vidéos passant par une IA. Le résultat est parfois hasardeux, mais bien mieux que ce que j’aurais pu craindre. Et en définitive, il s’avère que s’il demeure de larges parts d’ombre dans le film, c’est aussi pour beaucoup parce que le film a été écrit ainsi.

Quelques procédés narratifs ou de mise en scène aident à plonger ainsi le spectateur dans un entre-deux permanent, entre fascination pour l’atmosphère et incompréhension. Par exemple, le film joue sur une dichotomie permanente entre les informations données par les images et celles données par le fond sonore ou la musique, ce qui permet soit une complémentarité (l’un illustre toujours l’autre), soit un dialogue entre les deux (souvent par opposition ou suggestion pour aller vers le symbolisme).

Comme certains films de l’ère soviétique, le récit est quasiment impressionniste, c’est-à-dire qu’il procède par petites touches, par des évocations, par des informations qui peuvent au premier abord ne pas faire sens, voire sembler contradictoires (les pères deviennent les fils, les prénoms se mélangent, le contexte politique — la recherche de deux fugitifs par la police politique — en arrière-plan reste incompréhensible, etc.). Il faut parfois ainsi renoncer sans doute à l’idée de trouver une cohérence au récit, car on est très éloignée des histoires réalistes que l’on connaît d’habitude (d’ailleurs, les résumés du film, en particulier celui qui semble avoir été écrit par le cinéaste, vont dans ce sens : il y est dit clairement que le « jardin des désirs » n’est pas la réalité, et que le film serait donc une sorte d’allégorie dont il serait laissé à chacun le soin d’en comprendre le sens).

On comprend ainsi au fur et à mesure (ou à force de révisions) les situations tant autour de l’anniversaire d’Asya et du jardin des plaisirs qu’autour des découvertes de l’amour à travers les expériences des trois jeunes filles, qu’autour de l’axe politique des prisonniers politiques recherchés par la police ou encore autour des fulgurances ou petites touches magiques qui parsèment tout le récit.

En plus des difficultés de traduction auxquelles on se heurte fatalement devant le film, ce style impressionniste, voire confusionniste ou littéralement obscur (de nombreuses scènes filmées dans la pénombre où on parvient mal à distinguer le visage des personnages), n’aide pas beaucoup à comprendre certaines situations ou certains types de relations qu’entretiennent les personnages. Mais la réalisation et les images sont tellement élégantes, l’atmosphère si envoûtante que même si on ne comprend pas après un ou deux premiers visionnages, on revoit le film encore et encore : chaque fois, on y découvre des détails qui nous avaient échappé et qui éclairent les précédents visionnages d’une compréhension nouvelle (ou au contraire, jette un trouble sur ce qu’on pensait avoir déjà compris). À l’image des nombreuses séquences tournées soit à la lumière d’une lampe ou d’une bougie, soit dans la pénombre de la forêt, notre œil semble ne pas se familiariser aux formes et visages ainsi éclairés lors d’un premier visionnage. Cela peut être parfois agaçant de se retrouver face à des personnages dans le noir alors qu’on n’a pas pris le temps de nous expliquer qui ils étaient, mais encore comme dans l’obscurité où on devine des formes en mouvement, des surfaces réfléchissantes, on tient aussi à percer la nature des choses à force d’habitude.

Et étrangement, c’est ce qui arrive. J’aurais rarement passé autant de temps sur un film pour essayer d’en comprendre les secrets, mais visiblement, faute de connaître certaines références culturelles ou historiques, faute d’être souvent suffisamment habile pour comprendre tous les jeux de symboles qu’offrent certaines œuvres à leur public, faute de pouvoir être suffisamment confiant dans la traduction automatique que je me suis procurée, j’en serai longtemps à me contenter de simples conjectures. Mais est-ce si important de ne pas comprendre quand justement ce « secret » ou ce mystère participe à l’étonnante atmosphère du film ?

Je serais tout aussi incapable de déterminer qui au sein de la production est le principal auteur de cette réussite : le scénariste Sergei Lazutkin dont c’est la seule création référencée ? Le réalisateur du film ? Son directeur de la photographie : Vladimir Klimov ? (Son opérateur même : Alexandre Renkov qui semble avoir beaucoup de crédit pour ses inventions ?) Sa monteuse : Vera Ostrinskaya ? Les deux responsables des décors : Parviz Tejmurov et Viktor Zenkov ?…

Le récit procède par « puzzle » d’informations ou par plantings (donner une information incomplète pour n’en révéler le sens que bien plus tard). Un exemple : un vieil homme en retrouve deux plus jeunes dans la forêt pour leur apporter à manger, c’est seulement plus tard qu’on apprendra leur nom respectif et encore plus tard que l’un est le père de l’autre…

D’autrefois, quand un personnage ou un événement sont évoqués, le récit nous le montre tout de suite après sans les identifier formellement : le lien est plus subtil, subliminal presque. Quand rien n’est ainsi expliqué, que le contexte et la situation sont dans un brouillard permanent, cela peut décontenancer. On se rapproche alors du principe cher à Bresson qui consiste à supprimer le rapport entre les causes et les conséquences, quitte à se passer totalement des premières. On est loin du réalisme dans lequel il est essentiel que le public comprenne précisément le contexte des événements, mais paradoxalement, c’est ainsi que les choses évoluent et se présente à nous dans le vrai monde : on n’a que des bribes, on ne voit que les événements auxquels on assiste sans les conséquences des choses et on en connaît rarement les causes et les origines. Une forme de réalisme sans omniscience en quelque sorte.

Le thème du film participe aussi à entretenir l’atmosphère magique du film. L’éveil « du printemps » est un sujet assez commun dans le cinéma ou ailleurs (c’est même le titre d’une pièce de théâtre), et au cinéma en particulier, les films mettant en scène des jeunes filles et jouant sur une forme de sorcellerie moderne que pourrait représenter le début de la puberté sont légions : Pique-Nique à Hanging Rock, Innocence ou même Carrie. Certains plans d’Asya face caméra, menton baissé et yeux noirs habités ne sont pas sans rappeler la fin du film de De Palma d’ailleurs. Mais aucun de ces films sur un « réveil » plein de mystère n’avait eu l’idée d’opposer cet angle dramatique avec un autre plus historique et particulièrement tragique comme l’invasion des nazis de l’URSS. Le film jouant en permanence par petites touches impressionnistes, le parallèle n’est d’ailleurs pas forcément compris dès le début, d’autant plus que si l’invasion nazie n’arrive qu’à la fin et que le sort précis des protagonistes reste peu clair, la guerre s’immisce dans le récit par des moyens détournés : l’appel de la jeunesse sous les drapeaux, les chants et films patriotiques, les exercices de la population, et surtout, un versant beaucoup plus critique sur une guerre plus intérieure, celle-là, puisqu’il est question de dissidents ou de prisonniers politiques en fuite, ainsi que d’un homme dénonçant son propre frère. À ce sujet, certaines critiques russes pointent du doigt le fait qu’il pourrait s’agir ici du premier film de l’ère de la perestroïka qui n’aurait subi aucune censure. Je n’ai pas bien compris ce qui était reproché précisément aux fugitifs, mais je ne suis pas sûr non plus que les dialogues nous en apprennent beaucoup plus (puisque tout est un peu évanescent, incertain dans le film).

Le ton est très vite donné dès le début du film quand la grand-mère évoque à ces trois petites filles une histoire mettant en scène trois sœurs vivant, comme elles ici, dans un petit paradis. Les éléments de sorcellerie ne tardent pas à venir : les filles tentent de deviner l’avenir à travers des jeux, en consultant une voyante, Asya invoque le personnage de Médée, on prête une intelligence ou une force magique aux oiseaux, on craint le baiser des hommes, etc. Pourtant, aucun de ces éléments ne sera jamais développé au point de faire pleinement tomber le film dans le « merveilleux ». On reste à la surface des choses, on ne fait que suggérer sans jamais insister sur aucun de ces éléments (c’est l’avantage de l’impressionnisme : on évoque un sujet, et on passe très vite à un autre avant de revenir plus tard sous une autre forme). Et plus tard encore, c’est la nature magique du personnage d’Innocent qui se précise : au lieu d’être un vieux fou comme on nous le présente d’abord, il se révèle être un sorcier, un mystique, soucieux d’abord de protéger son fils en fuite. Si les effets de la magie ne sont précisément jamais mis en œuvre ou montrés, c’est bien que tous les membres de cette famille censés avoir un rapport de près ou de loin avec la magie, au lieu d’être présentés comme des fous ou des personnes malveillantes, sont au contraire les victimes d’un pouvoir oppressif : quand le frère Kirill porte un toast au camarade Staline, on sent bien que c’est une façade pour se protéger de toutes les suspicions possibles… Une audace permise sans doute par la perestroïka et annonciatrice peut-être de la fin du régime…

Cet aspect politique et historique pourrait faire d’ailleurs écho aujourd’hui : on imagine que le film met en scène les suites, les conséquences ou même encore des événements liés aux Grandes Purges qui auraient été pour une part à l’origine de l’impréparation des Soviétiques à la guerre en 1941. On voit que le père d’Asya a été fusillé par exemple, et on voit lors de sa scène d’adieu à sa fille qu’il est en habit d’aviateur : des aviateurs qui auraient sans doute été plus utiles à défendre leur pays contre l’envahisseur nazi. Aujourd’hui, c’est le contraire : l’État mafieux et par conséquent désorganisé qui s’attaque à un pays innocent. « Opération spéciale » versus « opération Barbarossa ». On peut rêver que les propriétés magiques du film annoncent la fin d’un autre régime totalitaire…

Le film est proposé gratuitement sur le compte YouTube de Mosfilm. Espérons que des sous-titres dignes de ce nom soient vite proposés afin que le film puisse disposer d’une plus large audience… et m’éclairer sur des aspects du film qui me restent encore obscurs.


Le Jardin des désirs, Ali Khamraev 1987 Sad zhelaniy / Сад желаний / The Garden of Desires | Mosfilm, Vtoroe Tvorcheskoe Obedinenie

Schéma familial

J’ai passé plusieurs jours à essayer de comprendre les relations entre les uns et les autres dans le film. Pour m’aider dans cette compréhension, j’ai établi ce schéma qui reste sans doute perfectible :


J’ai consigné également à l’écrit tout le développement du film (séquentiel)… parce que… pourquoi pas. J’y note également quelques suppositions, des doutes aussi, et certaines évolutions au niveau des plantings et des symboles.

Séquentiel du film

Résumé : Asya, une jeune fille de la ville, rejoint ses grands-parents avec sa sœur cadette, Tomka, et sa cousine plus âgée, Valeria/Leria, dans un village au début de l’été afin de fêter ses 16 ans. On ne le sait pas encore, mais on est en 1941, et les Allemands s’apprêtent à envahir l’Union soviétique. Parallèlement, un homme de la police politique arrive en ville discrètement et demande si on connaît un certain Innocent, un vieux fou.

Générique : Musique lancinante au piano et atmosphère mystérieuse (souffle du vent) : une jeune fille en robe, Asya, se baigne dans la rivière : elle regarde le ciel qui se reflète sur l’eau. Crédits avec toujours le souffle du vent en fond sonore. Autre jeune fille, Tomka, rejoint une belle et grande maison (que l’on appellera plus tard « le manoir »). Crédits. Les « trois sœurs » marchent sur un chemin, l’une d’elles dit que si Pouchkine habitait ici, elle tomberait amoureuse de lui. Tomka demande à sa sœur si elle apprécie Sergueï, un garçon qu’elles ont croisé à Moscou. Crédits. Retour de la musique lancinante au piano et du souffle du vent : plant des arbres et d’une baraque (possiblement, celle des grands-parents autour de laquelle la majeure partie des séquences du film se passe mais qu’on ne verra jamais sous cet angle, et le « jardin des désirs » du titre), une voix appelle Asya. Crédits et souffle du vent. Plan étrange d’un panier d’osier à travers duquel on voit des arbres défiler : musique angoissante (celle qui accompagnera plus tard la présence des policiers politiques). Crédits. Retour au présent du panier d’osier : un homme couché dans une charrette s’en sert pour se protéger du soleil. Il se réveille et demande à l’homme qui conduit la charrette si des étrangers sont arrivés au village récemment. L’homme qui conduit ne se montre pas très collaboratif. L’autre homme est de dos et possède des bottes noires : il demande à celui qui le conduit s’il connaît le vieil Innocent, celui qui est fou. L’autre dit ne pas connaître de fou. Il remarque des gitans sur le bord de la route dans la forêt. Ils arrivent dans le village de Popovka (il y a des dizaines de localités avec ce nom en Russie, mais le film a été tourné à l’ouest du pays) : l’étranger s’étonne que des gens vivent ici, l’autre lui montre un tertre bucolique éclairé par le soleil sur lequel on voit au loin une baraque en bois et des filles jouer (c’est le « jardin des désirs »). « Asya ! Asya ! » entend-on crier au loin. (L’étranger, bien que de dos pendant toute la séquence, est probablement le collègue que Nikolaï fera inviter lors du repas d’anniversaire d’Asya.)

Scène 1 : Son sourd et mystérieux de gong : panoramique à l’intérieur d’un vieux clocher. Les trois sœurs : Asya fait sonner la cloche. Plan d’une vieille femme momifiée assise, puis sur des paysages au crépuscule : la grand-mère raconte un conte de fées à ces trois petits-enfants : l’histoire du Jardin des désirs. Dans ce jardin vivaient trois sœurs. Tels de petits oiseaux, elles s’émerveillaient de leur liberté naissante et de tous les petits plaisirs que leur offrait leur jardin. Et puis, un jour, un tourbillon arriva et emporta les sœurs loin dans un endroit inconnu.

Scène 2 : À l’aube, les trois sœurs se réveillent. Asya s’aventure dans le jardin : musique lancinante au piano, elle fixe à la fois avec crainte et envie ce qui semble être une balançoire sur laquelle repose une rose (la même rose avec laquelle elle se piquera à la fin du film, le symbole semble être assez clair…). Un jeune homme interpelle Valeria (c’est Vitya). Valeria et Tomka se préparent : cette dernière demande à sa cousine si elle va les abandonner une nouvelle fois pour des « cours d’espagnol ». La grand-mère cherche Asya : elle est dans le chêne.

Scène 3 : Asya, assise sur les branches du chêne, écrit une lettre à son amoureux resté en ville, Volodya : elle lui écrit qu’elle rêve des lieux où elle est et trouve cela étrange parce qu’elle n’y est jamais venue. Et puis, elle raconte que la veille, les lieux ont été balayés par une tempête. À minuit enfin, elle a vu une boule de feu éclairer le jardin comme dans un conte de fées (prémonition de la dernière nuit).

Scène 4 : Les sœurs s’amusent à prédire l’avenir. On découvre Vitya, l’amoureux de Valeria. Parmi toutes leurs étranges incantations, il est question que le bruit d’une hache signifie la mort (le jour de son anniversaire, mon père se présentera à Asya avec une hache bien mise en évidence).

Scène 5 : Asya écrit à Volodya que Valeria n’a peur de rien et qu’elle est très éprise de liberté. Elle évoque Médée qui a assassiné ses enfants par amour. « La nuit, mes enfants deviennent insomnie. » (!) Elle finit sa lettre en lui demandant d’écrire plus souvent et en lui disant qu’elle se rappelle de lui (phrase qui reviendra à la fin du film). On ne sait bien si elle cite des passages de Médée, mais elle dit ensuite : « Où es-tu, mon fils ? » Un coucou répond. (Indices qu’elle puisse être une sorcière.)

Scène 6 : Tomka dit à Asya que la mère de Valeria ne supporterait pas de perdre sa fille. Elle dit aussi qu’elle peut encore les sauver toutes les deux.

Scène 7 : Celui qui pourrait être Pavel, recherché par la police politique et qui se cache dans les bois avec un camarade, dit à un vieil homme (on ne le sait pas encore : son père, Innocent, venu leur offrir à manger dans leur fuite) qu’il réglera ses comptes avec son frère et ira à Karakum (en Extrême-Orient). Son ami qui a un bandeau sur la tête pourrait être musulman : à un moment, Pavel parle de « busurman », qui est une déclinaison de « musulman » en disant que sans lui, il serait rongé par les vers.

Scène 8 : Les filles s’amusent dans le jardin et profitent du parfum des roses (avant qu’elles les piquent sans doute : voir la fin).

Scène 9 : Le grand-père demande à sa femme qui était venu pendant son absence : un soldat de la ville a demandé où était Innocent. (C’est le prolongement logique de la première séquence du film : le « soldat » arrivant devant leur maison, la suite, c’est qu’il y soit allé et ait demandé les mêmes informations qu’à l’homme conduisant sa charrette. L’art des ellipses n’est pas toujours le meilleur ami de la compréhension de la situation d’un film… En deux phrases cependant, l’affaire est pliée parce que la scène ainsi éclipsée n’aurait rien apporté de nouveau : garder les recherches de la police dans l’ombre, n’évoquer sa présence au village que furtivement ou instaurer une atmosphère lourde avec des plans de bottes, voilà l’essentiel.)

Scène 10 : Innocent revient de la forêt (il a un oiseau sur l’épaule et un bâton, tout l’arsenal du sorcier) : son retour est guetté par des hommes qui se cachent dans les bois (on voit des bottes qui pourraient être celles du soldat évoqué dans la scène précédente).

Scène 11 : Les filles vont voir une voyante.

Scène 12 : Les filles participent à une fête. Elles rencontrent Sergueï, un jeune homme qui doit partir à l’armée et qui a déjà rendu triste une fille de la ville : Anastasia (Tomka met en garde sa sœur en lui disant de ne pas le laisser l’embrasser : ses baisers seraient un poison). Tomka dit à Sergueï que sa sœur est déjà amoureuse de quelqu’un. Tomka conseille à sa sœur de lui donner rendez-vous au cimetière à minuit. Sergueï dit à Asya qu’elle a une jeune sœur intelligente. Un garçon prévient que les « coucous sont arrivés », et ils partent rejoindre une autre bande de gars à la nuit tombée. Les intrus réclament toute la terre, les jeunes du village leur disent qu’ils en ont assez, et ils se battent tous (possiblement, ce sont des jeunes soldats de la caserne qui viennent empiéter sur le village, et un symbole que la guerre grignote peu à peu le « jardin des désirs »).

Scène 13 : Asya se rend à son rendez-vous, et seule dans la nuit, elle se demande où peut bien être son père (on ne sait encore rien de lui). Au même moment, ses sœurs s’inquiètent de ce qui pourrait arriver à Asya. Asya entend venir quelqu’un et appelle Sergueï, mais c’est un homme qui hurle et qui fuit (il semble toutefois avoir la chemise de Sergueï, donc cela pourrait être lui : soit il s’amuse à faire peur à Asya comme elle le fera juste après, soit il a véritablement pris peur au cimetière en présence… d’une sorcière prépubère qui s’ignore comme Asya).

Scène 14 : De retour dans la maison de ses grands-parents, Asya s’amuse à terroriser ses deux sœurs avec des références théâtrales difficiles à reconnaître : elle dit avoir échappé « au bâton de fer qu’on a voulu lui enfoncer dans le cœur » (un personnage de vampire donc). Le texte parle d’une certaine Anastasia à qui on dit qu’un grand trouble va s’abattre sur sa famille (les Romanov ?…), ça parle ensuite de corps gisant sur le sol, etc. (C’est vrai que Innocent a un petit quelque chose de Raspoutine et que ça pourrait jouer sur les vestiges du mythe des membres de la famille impériale qui aurait survécu : Masha, notamment, qui est aussi le prénom d’une autre fille du tsar…) Les grands-parents leur demandent de se coucher.

Scène 15 : La grand-mère borde Asya. Celle-ci lui rappelle que dans deux jours ce sera son anniversaire et demande si sa mère sera présente. Elle dit avoir rêvé de quelqu’un qui l’embrassait sur le front. Sa grand-mère lui dit que c’est son père qui lui avait rendu visite avant de partir. Asya lui demande si avant de mourir, il s’est rappelé d’elle. Elle lui répond qu’il s’est souvenu de tout le monde. Asya demande à son père, comme une invocation, de lui chanter une chanson.

Scène 16 : La grand-mère entend quelqu’un s’approcher dans la nuit et demande si c’est Innocent. Le vieil homme s’approche, lui demande de voir la tombe de Masha, et dit que le diable est venu.

Scène 17 : Asya rêve : de son amoureux, Volodya, d’elle dans une barque au milieu des nuages, d’elle devant une tombe (Masha, son père ?) avec ses sœurs : un rayon de soleil tombe sur elle. Elle se verse un seau d’eau sur la tête. Son lit vogue sur un fleuve alors qu’elle paraît morte (son visage semble porter des traces de suie).

Scène 18 : Dans la nuit, Valeria rejoint secrètement son amoureux. Échange étrange, possiblement à cause de la traduction : Vitya affirme qu’il s’est endormi en l’attendant et qu’il se trouve dans un bateau.

Scène 19 : Au matin, Valeria a le sourire, on nettoie la maison, on prépare Asya pour son anniversaire. Sa grand-mère lui donne un tissu qu’elle dit avoir acheté au bazar pour Pavlik (diminutif de Pavel, Pacha ; on ne sait pas encore que c’est le fils d’Innocent, mais les liens de parenté entre la grand-mère et Innocent ne sont pas très clairs) : avec une veste, ce sera parfait pour sa pièce de théâtre. Au mur, Tomka remarque un portrait et demande s’il s’agit de celui de Masha (on peut supposer donc que cette Masha précédemment évoquée par Innocent est une membre décédée de la famille) : elle fait remarquer qu’elle ressemble à Asya (la grand-mère confirme). Asya demande à sa grand-mère s’il y a un dieu ; elle lui répond que chacun est un peu un dieu pour soi-même. La grand-mère révèle que Masha est sa nièce : elle serait morte sous un train (on passe du mythe de la famille Romanov à celui d’Anna Karénine…).

Scène 20 : Asya lit à Tomka une chronique qui semble être celle de la famille : on y parle de Tatars, on y dit que « nul n’est prophète en son pays »… Elle change de page et lit que Masha est morte, que Nikolaï est parti à l’école et que Pavel a été blessé par un cheval (soit ce sont trois frères et sœurs, soit Masha est la mère des deux autres : le rapport entre Innocent et Masha n’est pas clair). Puis, il est question de contrevenants qui auraient été tués par « les ennemis du peuple ». Elle lit que Masha serait apparue avec un enfant dans les bras (Masha est le prénom slave de Marie, on flirte donc désormais avec les mythes chrétiens…) : Asya lève les yeux et regarde la caméra. Asya en conclut que Innocent n’est pas fou. Tomka lit à son tour : elle reste sur la même page, la chronique évoque la mort de Tolstoï (1910, donc). On y parle de naissances à la même époque, possiblement les enfants de la grand-mère, car Tomka croit reconnaître son nom (à moins que ce soit un désir de sa part de trouver des informations sur sa grand-mère dans la chronique : « Pélagie est née de Maria Gavrilovna Mutova, Benjamin de Serafima et d’Ivan Lykov »). Asya regarde le lit de la chambre et dit à sa sœur que c’est sans doute le lit de Masha.

Scène 21 : Dans le village, on chante des chants patriotiques, Asya va chercher des denrées à l’épicerie et est interpellée par son amie qui lui apprend que les garçons seront livrés demain au poste de police (?). En voyant passer la jeune fille, deux grands-mères se demandent qui elle peut être : la petite-fille de Nikolsky répond l’autre, une fille de la ville. Son amie lui dit que Seryozha (diminutif de Sergueï) veut l’inviter à danser. Puis, elle change de sujet et affirme qu’on raconte que la sorcière du village voisin a fait boire à une vache de l’eau dans la forêt… Asya regarde Sergueï et lui dit sans grande conviction qu’il lui plaît. Son amie continue ses commérages et évoque cette fois Pavel, le fils aîné d’Innocent : il aurait été aperçu près du manoir par un berger avec un gitan. Il boitait sur la même jambe et trébuchait « comme un loup qui mord une grenouille ». Asya ne comprend pas, car elle a lu dans les journaux que Pavel était mort dans un hôpital pour prisonnier. Son amie lui affirme donc que Pavel a ressuscité et que c’est un loup-garou (quelle famille, tout le monde ressuscite !). Elles se séparent en se donnant rendez-vous à la fête.

Scène 22 : Sergueï demande à Asya si elle sera à la fête et l’empêche d’entrer dans l’épicerie : elle répond que ce ne sont pas ses affaires et lui demande de la laisser passer. Elle trébuche. (On remarque que parmi les autres garçons, il y a Vitya — qui ne doit pas dire plus de deux phrases durant tout le film — et le jeune Fedya qui jouera plus tard les messagers et en pince pour Tomka : les mêmes niveaux d’âge et étapes de l’adolescence représentés que pour les trois filles.)

Scène 23 : Les villageois procèdent à un exercice avec des masques à gaz avec un entrain étonnant et sous les chants patriotiques qui laisse Asya incrédule : on dirait une armée de morts-vivants roulant gaiement vers la tombe.

Scène 24 : Dans la rivière, l’ami de fuite de Pavel attrape et mange un poisson cru. Innocent emballe de la nourriture pour son fils et son camarade : l’oiseau d’Innocent (Masha ?) mange sur la table. Asya regarde par la fenêtre et est surprise par l’oiseau. Quelqu’un espionne dans la nuit au milieu de la forêt : la police politique sans doute à la recherche de Pavel.

Scène 25 : Asya et Tomka s’aventurent au crépuscule près du manoir où Pavel a été aperçu : elles y trouvent un feu et concluent que quelqu’un squatte les lieux. La cadette qui ne sait pas ce que sa sœur a appris de son amie pense que ce sont les garçons du village qui l’ont fait. Elles entrent dans le manoir : depuis la fenêtre, Tomka voit Valeria et son amoureux s’amuser dans la rivière. Asya trouve le lieu triste. Tomka dit savoir que sa sœur pense qu’elle a vécu ici : Asya s’étonne qu’elle puisse ainsi deviner son étrange impression. Mais Tomka semblait plaisanter.

Scène 26 : Au retour, les deux sœurs se disputent. Tomka confirme que leur mère arrive le lendemain et dit qu’elle en a assez d’essayer de sauver sa sœur (elle « s’en lave les mains » — pas sûr de la traduction). Vitya devrait partir pour l’armée (suggère-t-elle que Valeria ferait mieux de laisser partir son amoureux pour l’armée et les laisser, elles, à leurs petits plaisirs d’enfants dans le jardin des désirs ? suggère-t-elle par là que la tragédie à venir serait comme une punition de s’être livrées ainsi à des plaisirs qui leur seraient interdits ?).

Scène 27 : Asya écrit une lettre à Volodya et lui raconte un conte de fées qu’elle intitule « La Sorcière ». Cette vieille sorcière nommée Marfa serait rejetée par les gens du village et serait capable de lire l’avenir dans les miroirs (planting).

Scène 28 : Les filles s’amusent à s’enivrer de l’odeur des roses. Asya et Tomka s’amusent sur la paille et l’aînée, Valeria, les trouve puériles. Puis, elles relâchent des oiseaux : au nombre de trois, celle dont l’oiseau ira le plus loin vivra le plus longtemps. C’est celui de Valeria qui semble aller le plus loin, mais ce n’est pas très clair : Asya semble la féliciter (on verra à la fin que Valeria semble avoir été envoyée dans un camp dans lequel elle aurait pu sortir vivante).

Scène 29 : Asya écrit toujours dans son arbre (cette fois, à Sergueï, semble-t-il) alors qu’on voit des images de ses sœurs et de son grand-père. Elle dit s’inquiéter du sort des enfants d’Innocent : comment un homme peut-il ainsi manquer de loyauté envers son propre frère ? jusqu’à quel point une haine aveugle envers un frère peut-elle aller ? Étrangement, elle signe Valeria-Tomka (possible problème de traduction). Elle achève en disant qu’Innocent lui a appris à écouter le sol.

Scène 30 : Une voiture de la police politique arrive en ville. Trois hommes questionnent un vieillard : gros plan sur un des trois. Avec le style du film qui consiste à essayer de tirer des informations des signes subliminaux, en particulier du montage, j’avais cru un instant que cet homme, qui est le seul des trois qu’on verra par la suite activement chercher Pavel, était son frère Nikolaï (à cause donc de l’évocation de la séquence précédente et du gros plan initial qui pouvait donc le laisser penser) (on remarque par ailleurs que parmi les trois, de dos, on retrouve un homme en veste blanche qui semble être celui du début dans la charrette). Ils recherchent quelqu’un (que l’on sait donc être Pavel depuis les informations de l’amie de Asya) et disent qu’ils le trouveront.

Scène 31 : L’amie d’Asya et Tomka se promènent en ville et croisent trois jeunes garçons qui les reluquent. Les jeunes font une sortie en camionnette : l’amie d’Asya continue de lui révéler ce qui se trame en ville. Selon elle, Pavel aurait un fils qui serait aussi pourchassé ; elle l’aurait vu près du manoir. (Je suis perdu : Innocent a donc un fils, Pavel, et… un petit-fils, et les deux sont recherchés ?!) Sergueï embrasse de force Asya sous les yeux de ce qui semble être Anastasia. Asya ne semble pas bien heureuse de ce baiser forcé (censé donc être un poison). L’un des garçons, en les voyant, dit qu’il est coupable et qu’il a battu la fille à mort (de qui parle-t-il ?).

Scène 32 : Dans la forêt, un des hommes de la police politique appelle Pavel à voix basse. Une silhouette se dessine dans les branchages, puis ce qui semble être Pavel, en compagnie de son ami, fuit les lieux. Toujours dans la forêt, Innocent écoute le sol (on imagine qu’il apprend ainsi que la menace se rapproche).

Scène 33 : Chanson folklorique à propos de deux amants qui passent la nuit ensemble : « au matin, l’herbe était froissée autour d’eux, ainsi que leur jeunesse ». Image d’une croix emportée par les flots.

Scène 34 : La fête au village, chanson « le soleil est bleu la nuit, il est dans ma mémoire comme une lune brillante. » Un train transperce la nuit. Asya a rejoint Sergueï, ils dansent paisiblement. Les paroles disent : « Souvent, quand je n’étais pas dans l’arbre, je rencontrais le bonheur dans l’arbre. » Anastasia les voit et quitte la fête. Ils regardent un film de propagande dans lequel les ouvriers se disent heureux de travailler à l’effort de guerre et où des soldats sont enthousiastes à l’idée de partir à la guerre (« maintenant, la guerre est là ! », belle annonce de ce qui les attend le lendemain). Sergueï a les mains baladeuses ; elle est un peu perdue.

Scène 35 : La nuit, Pavel retrouve son père (derrière, on peut apercevoir son ami) : ils semblent se cacher dans une vieille église. Innocent lui conseille de rester ici jusqu’à l’hiver, mais il mourra de toute façon. Pasha s’en moque, il voudrait avoir un pieu sous la main (loup-garou et maintenant vampire ?). Il lui dit qu’il n’a pas de chance (de qui parle-t-il, de son fils ?…). Innocent dit à son fils qu’il ne peut pas vivre sans lui. Il lui répond de se taire « vieux démon ». Ils entendent du bruit dehors.

Scène 36 : Ce sont Asya et Valeria. La première raconte une histoire de Pouchkine dans laquelle un sultan demande à ses esclaves de lui donner « le manteau », pas un manteau de velours ou de porcelaine, alors l’esclave arrache la peau de son propre frère. (Cela peut faire référence au Conte du Tsar Saltan où on parle de trois sœurs dont une doit être choisie en mariage par le roi ; mais aussi à une chanson slovène rapportée par Pouchkine…). Elles se promettent de se dire la vérité et se disent heureuses d’être aimées.

Scène 37 : Pavel s’émerveille de voir les sœurs jouer près de l’église. Innocent voudrait passer la nuit avec lui dans l’église, mais Pavel lui dit que c’est dangereux. Il le remercie pour la veste : elle lui tient chaud (arrachée de son propre frère ?). Les filles ont bien grandi, on dirait des jeunes mariées, dit-il. Il donne rendez-vous à son père au manoir.

Scène 38 : Les deux sœurs s’avancent nues dans la forêt. Valeria lui demande si elle a peur : plus maintenant, répond-elle. Asya demande où elle va : dans la forêt. (Scène très mystique qui pourrait être une sorte d’allégorie du passage à l’âge adulte ou de la fin de l’innocence.) (Il faut rappeler qu’Innocent est précisément… un vieux fou. La fin de l’innocence…)

Scène 39 : Les grands-parents ne dorment pas : la grand-mère dit que la fille est inquiète (parle-t-elle de Tomka qui dort profondément, semble-t-il, ou perçoit-elle ce que ressent Asya dans la forêt ?) et que Valeria erre quelque part.

Scène 40 : Entre rêve et réalité : les deux sœurs sont désormais à la maison. Valeria ne répond pas à Asya quand elle l’interpelle. Puis quelqu’un semble venir dans les bras de Valeria : elle l’enlace (jolie suite de surimpressions), mais tout cela ne semble être qu’un rêve.

Scène 41 : À l’aube, l’homme de la police politique découvre Pavel et son compagnon de fuite au bord de la rivière. Pavel semble être tué, tandis que l’autre homme est interpellé et mené à la station de police. En voyant passer le cadavre de celui qui est mort (Pavel ?) depuis sa fenêtre, la grand-mère gronde l’oiseau (d’Innocent) en disant : « Où est ton hôte ? Où étais-tu ? ». Innocent se tient immobile à l’entrée de la forêt, de dos.

Scène 42 : Le grand-père et la grand-mère viennent réveiller Asya dont c’est l’anniversaire. Le grand-père était venu avec une hache, Tomka s’en étonne et lui demande à quoi elle va servir (je n’ai pas compris le symbole, mais plus tôt, il a été question d’un bruit de hache signifiant la mort). La mère d’Asya lui a fait parvenir des chaussures neuves.

Scène 43 : Un peu plus tard, Asya écoute le sol près de la voie ferrée en compagnie de Tomka : elle lui dit que le train arrive.

Scène 44 : Sur le chemin du retour, les deux sœurs trouvent Innocent en train de creuser un trou profondément dans la terre et lui demandent ce qu’il fait (son fils est mort, et plus tard, il sera aperçu avec des vers). Elles l’obligent à les suivre.

Scène 45 : Les trois sœurs, pour l’anniversaire d’Asya, jouent leur pièce (sans paroles). La grand-mère les interrompt et leur demande de venir l’aider à la ferme.

Scène 46 : Un peu plus tard, dans le chêne, Valeria réconforte Asya qui pleure : elle lui dit qu’il est affectionné (?) et Asya se plaint de ne pas être aussi jolie qu’elle. L’oiseau (Masha ?) est là également. Elles disent que leur mère ne mange pas (?). Valeria dit à sa sœur qu’elle doit être fière et le laisser lui courir après, pas le contraire (elle parle de Sergueï ou de Volodya ?).

Scène 47 : Asya fait sa toilette et Tom lui demande ce qu’elle fera quand Volodya apprendra pour Sergueï. Elle préfère qu’il ne vienne pas. Tom lui demande si elle a fait quelque chose avec Sergueï. Asya semble dire que non puisque Tomka se dit être satisfaite qu’elle ne prenne pas exemple sur Valeria : elle ne voudrait pas d’une autre tragédie. Asya lui demande si elle préfère que Sergueï ne vienne pas à son anniversaire : Tom confirme et voudrait qu’elle reste avec son « musicien ». Asya dit qu’elle a envoyé une lettre à Sergueï pour lui dire qu’elle l’attendait. Tom lui demande si sa conscience ne la tourmente pas avec Volodya. Asya lui assure qu’elle lui expliquera. (On apprend par ailleurs que l’un des deux, Sergueï ou Volodya, doit partir à l’armée.) Asya avoue à sa sœur qu’elle est désolée pour Volodya, mais qu’elle ne se sent pas vivre sans Sergueï.

Scène 48 : La famille arrive : alors que Asya a enfilé une belle robe, son oncle Vanya entre dans sa chambre et l’embrasse (apparemment, il vient de se marier, car elle veut voir son alliance).

Scène 49 : L’oncle Klim (qui sera par la suite appelé « Kirill ») et la tante Violetta arrivent à leur tour (ce sont les parents de Valeria). L’amie d’Asya lui confie des nouvelles du “front” : la police politique est en ville. Elle lui dit que Nikolaï (le frère de Pavel ?) lui a dit qu’il avait « ouvert un nid de parasites à l’usine » et fait prisonnier son frère. Pasha et « les garçons » avaient décidé de passer la nuit à l’armée, ils seront renvoyés au commissariat militaire le lendemain. Elle poursuit en disant qu’un certain Seryozha (diminutif de Sergueï) s’est tenu sous la fenêtre toute la nuit, a fini ivre, et qu’Asya l’aurait chassé (?!). Pour finir, elle raconte que des soldats ont trouvé un corps dans la forêt : un « loup rongé » (?! poursuite du mythe du loup-garou). Innocent était choqué et il se serait rué au “nid” (traduction… sans doute le commissariat) après avoir trouvé une veste dans les bois (elle ne semble pas comprendre que s’il était choqué, c’est qu’il avait compris que cet homme « trouvé » dans la forêt était son fils).

Scène 50 : La mère et le père de Valeria la cherchent et s’étonnent qu’elles vivent dans un tel paradis. Valeria et Tomka les surprennent avec des pitreries, mais sa mère n’apprécie guère le comportement de sa fille. Elle demande qui est le garçon qui se tient un peu à l’écart (Vitya) et dit à sa fille qu’ils rentreront le lendemain, mais Valeria n’est pas d’accord et voudrait rester au « paradis ».

Scène 51 : Ivan (Vanya) et Kirill, les deux frères se mettent à l’écart pour discuter du sort de Pavel. Kirill prétend avoir fait beaucoup pour Pavel, mais dit qu’il n’aurait pas dû interférer. Ivan lui rétorque qu’il est innocent. Kirill lui dit qu’il le sait. Selon lui, c’est sa femme qui l’a poussé dans les bras de l’ennemi. Il dit à son frère qu’ils doivent rester solidaires. Kirill lui demande s’il sait pourquoi le père d’Asya a été fusillé : à cause de lui (Pavel).

Scène 52 : Plus tard, à table, les invités portent un toast à Staline. Nikolaï, un des policiers, le frère de Pavel, se présente : on l’invite à partager le repas avec eux, mais il dit qu’il n’est pas seul et part appeler son collègue (Kirill semble être une personne influente, peut-être un homme politique connu, et sa femme, peut-être une actrice, car Nikolaï l’a vue au théâtre). Une fois parti chercher son collègue, on se méfie de lui, et on demande à ce que chacun tienne bien sa langue. Ivan dit qu’il est venu voir sa mère avec son père, mais qui est-il pour lui ? (?). Ivan dit avoir frappé quelqu’un (son père ?). (La traduction parle de “halloumi” donc je suppose que c’est une erreur…) Violetta s’insurge et demande aux enfants de sortir de table et d’aller chercher Innocent (pour lui souhaiter son anniversaire ?! le même jour que celui d’Asya ?).

Scène 53 : Innocent semble chercher quelque chose au milieu des vers. Asya lui demande ce qu’il fait. Il la prend pour Masha (sa femme ?). Asya casse une cruche en cherchant de l’encre (un symbole ?). Asya le prie de venir rejoindre ses invités (on inverse les rôles, ça devient l’anniversaire d’Innocent…). La séquence s’achève avec un oiseau qui rentre dans la pièce où le portrait de Masha est fixé sur le mur.

Scène 54 : À table, Nikolaï arrive avec son collègue : Semyon (probablement l’homme qu’on a vu de dos pendant tout le film et qui semble se réjouir ici de jouer les pique-assiettes dans un tel « nid » de sorciers). En voyant Nikolaï (son fils donc a priori), Innocent s’offusque et cherche à l’attaquer. Il est retenu par Kirill et le grand-père. De son côté, Valeria se dispute avec sa mère, car elle ne veut pas partir… Nikolaï dit à Innocent qu’il ne laissera pas voir son père (son père ?! pas son fils ?…). Nikolaï, apeuré, dit qu’il les tuera tous (prémonition ?).

Scène 55 : Un garçon du village (Fedya) interpelle Asya (en l’appelant Valeria ?) et lui remet le mot de Sergueï. Le garçon salut Tomka : début d’une idylle (elle a aussi grandi et ses « désirs » sont désormais mûrs, semble-t-il). Apparemment, dans le mot (d’après ce que j’ai pu trouver dans des critiques russes du film), Sergueï dit qu’il sortira avec Asya quand elle aura des gros seins. Elle se met à pleurer.

Scène 56 : Chanson mélancolique au crépuscule, retour au calme (avant la tempête).

Scène 57 : Séquence flashback heureuse entre Valeria et Asya sous l’orage (signe du temps révolu des plaisirs communs dans le jardin), puis Asya, le regard vide, se baignant dans la rivière. Plan de la grand-mère qui semble résignée (pas compris la traduction). Plan subliminal de Volodya, l’amoureux d’Asya, à la fenêtre dont l’image peu à peu s’éloigne. Asya rêve et rejoint ce qui semble être une sorcière (interprétée par Kira Mouratova) : bruits inquiétants comme des murmures, des incantations. La sorcière semble la faire voyager dans l’espace et le temps (elle place Asya devant un miroir : dans son récit, « La Sorcière », Asya avait écrit que la sorcière voyait l’avenir à travers les miroirs) : elle se promène au milieu de la nuit, des flambeaux parsèment le sol, elle y croise des soldats nus, des femmes effrayées, Tomka (en robe de mariée ?) au bras de Fedya, le garçon venu lui apporter la lettre de Sergueï. Asya se retrouve ensuite sous la véranda de la maison près de sa mère : une boule de feu parcourt l’espace. Asya lui demande comment elle se l’est procurée. Par sa grand-mère, lui répond-elle. Et qui en héritera ? Elle, Asya. Son rêve se poursuit : flashback, son père en tenue d’aviateur vient l’embrasser sur le front.

Scène 58 : Au matin, la grand-mère est au chevet d’Asya : elle craignait de ne pas la voir se réveiller. Elle dit que tout le monde est parti : ses « sœurs », mais aussi les garçons qui partaient pour l’armée. Innocent est mort. Asya répond qu’elle le sait déjà. Asya voit sa mère dans un coin, toujours en train de dormir.

Scène 59 : Asya prend sa mère dans ses bras, puis Asya s’éloigne dans la campagne, à l’aube. Brouillard (ou déjà fumées du bombardement : on croit voir un peu après de braises sur le sol) et bruits inquiétants, qui laissent vite place à la mélodie habituelle du film (Bach – Siloti, Prélude en si mineur). Asya tend la main vers une rose (celle-là même qu’elle avait regardée au premier réveil de leur arrivée) : des gouttes de sang perlent sur ses doigts.

Scène 60 : On la retrouve près de la tombe de Masha, de dos, regardant au loin. Non loin de là, des bombardiers allemands survolent les steppes du pays. Asya baise le sol et semble entendre l’arrivée de la mort qui vient (bruits d’outre-tombe). Musique tragique sur les avions. Asya les voit venir avec un œil noir : le sourire aride et desséché d’une morte se dessine sur ses lèvres blanches. Elle semble voir Tomka morte dans les bombardements. Images des camps (ce ne sont pas les plans les plus fins du film) : des femmes nues, parmi elles, Valeria.

Scène 61 : Retour à la nature paisible. Asya écrit à Volodya : elle lui dit qu’elle ne peut pas croire qu’elle ne verra plus jamais Valeria et Tomka. Vitya est mort sans savoir que Valeria allait aussi mourir ; et Valeria ne sera pas plus au courant de la mort de son amoureux. Elle dit ne pas pouvoir trouver le sommeil : elle a tout le temps des images de sa « chambre de courrier ». Elle se souviendra de lui.

Scène 62 : Travelling sur quelques tombes (là où se trouve la tombe de Masha sans doute), puis la caméra arrive sur deux adolescents qui dorment paisiblement dans l’herbe : la jeune fille ouvre un œil en gros plan vers la caméra.


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Chronique d’un amour, Michelangelo Antonioni (1950)

Les téléphones noirs

Chronique d’un amour

Note : 3 sur 5.

Titre original : Cronaca di un amore

Année : 1950

Réalisation : Michelangelo Antonioni

Avec : Lucia Bosè, Massimo Girotti

En Italie, il y avait avant-guerre les téléphones blancs, après, il y a eu les comédies, le néoréalisme (qui, à mon sens n’est, pour une bonne part, qu’une perception impersonnelle, voire erronée, des critiques, comme la “modernité”, mais c’est une autre histoire), et il y a donc… les « téléphones noirs ». Non, ce n’est pas un faux numéro de ma part, c’est ma perception, ma propre histoire donc, ma vision “critique” de ces films d’après-guerre italien mêlant intrigue criminelle et sentimentalisme plein de vice.

On est loin des canons supposés du néoréalisme, mais sans doute parce qu’on y filme des extérieurs de nuit sous la pluie, des intérieurs bien réels, et qu’on y retrouve Massimo Girotti, l’acteur d’Ossessione, la Cinémathèque française nous vend le film comme un élément du néoréalisme. Peut-être aussi parce qu’effectivement avec cette trame criminello-sentimentale, on n’est pas loin d’Ossessione. Sauf que pour le coup, le film de Visconti avait tous les aspects de ce qu’on peut imaginer être un film néoréaliste (et pour cause, il est le maître étalon en quelque sorte, le premier ayant servi de référence, pour son style, aux autres films).

Ce qu’on ne pouvait plus faire à Hollywood, on s’étonnait de pouvoir alors le retrouver dans les polars français ou italiens : là où le code Hays imposait de ne plus montrer à l’écran que la vie trépidante et pleine de misère sentimentale de la haute société, il était encore possible de montrer en Europe la réalité du monde et, par conséquent, les vices de ses habitants. Un génie, sans doute biberonné au cinéma hollywoodien, s’est émerveillé de voir cette “fraîcheur” qui jurait avec les grands films américains tournés en studio sur des gens comme il faut, et c’est ainsi que le néoréalisme est né. Interdit aussi, à Hollywood, de montrer les pires tendances criminelles chez les personnages principaux. Ce qui était valable avec Ossessione, l’est ici avec Chronique d’un amour.

Mais si le vice criminel et vénal des amants criminels d’Antonioni est bien le sujet du film, toute une autre frange du film ne colle pas avec les exigences ou les « attendus » du néoréalisme : en lieu et place du mari qui se tue à la tâche dans une station-service (Antonioni se rattrapera sur ce point dans Le Cri), le mari ici est un riche industriel. Ce qui change beaucoup de choses : dans Ossessione, le vice criminel est presque animal, un instinct maléfique guidé par la survie et la misère (c’est même quasiment un western). Ici, il n’y a guère plus rien d’instinctif, et non seulement ça colle mal au néoréalisme (même si on peut certes montrer le luxe tout en se revendiquant d’une approche néoréaliste ; disons que c’est probablement plus difficile à faire avaler…), mais ça nous empêche aussi pour beaucoup de nous identifier à ces deux personnages d’amants maudits. Si lui est assez passif (ce qui n’est pas non plus un gage que le spectateur ait la moindre sympathie à son égard…), elle, en étant plus offensive et sans scrupule, est tout bonnement insupportable. Et comme Antonioni peine à nous faire croire en une passion dévorante qui lierait les deux personnages (on pourra difficilement faire croire que lui se montre particulièrement amoureux de sa belle), et que le film n’est pas sans longueurs (monsieur expérimente peut-être la pesanteur à venir et découvrira que ce sera plus efficace sur un temps diégétique court, la nuit, dans des déserts ou sur une île…), eh bien, on ne peut pas dire que le film soit plaisant à voir, ni même réussi pour un premier film.

Les acteurs y sont en revanche pas si mal dirigés : rien à voir avec l’improvisation supposée du néoréalisme ou ses placements aléatoires, comme dans Le Cri, le découpage technique est très précis et l’emplacement des acteurs dans le cadre reste encore très codifié avec des principes hérités du théâtre (ce qui n’est pas pour me déplaire). La même année, Lucia Bosè tourne dans l’excellent Pâques sanglantes (on la retrouvera un peu plus tard dans Mort d’un cycliste, qui possède, ironiquement ou non, certaines connexions avec le dernier acte de cette Chronique d’un amour), et a à peine vingt ans (plus jeune que son personnage), malgré une certaine aisance (et une beauté froide assez peu avenante ; elle est plus lumineuse dans le film de De Santis), il lui aurait été difficile de sauver un tel personnage et de nous intéresser à son sort de petite parvenue criminelle et gâtée. Quant à Massimo Girotti, il n’a souvent qu’à se contenter de regarder passivement ses partenaires, avec sa présence, son aisance sans forcer, son autorité néo-naturelle, et le tour est joué (il sort, lui, d’Au nom de la loi, présenté par la même Cinémathèque, là encore, dans cette rétro sur le néoréalisme, et qui serait plutôt un western à la sauce sicilienne) ; reste que cette sobriété, si elle passe pour être du charisme quand on hérite seul du haut de l’affiche, devient vite de la passivité ou de l’apathie quand un autre personnage, forcément féminin, joue les tentatrices et lui dicte ce qu’il doit faire (il ne montre pas beaucoup d’entrain non plus à contrarier ses plans). On aurait presque envie de botter les fesses de l’un et de filer des claques à l’autre. Et ce n’est pas un sentiment qui rende le spectateur particulièrement fier de lui : même les criminels, il faut pouvoir les aimer. Elle est bien là la magie (et le rôle social) du cinéma. (L’extrême droite n’est pas assez cinéphile si vous voulez un avis qui rendrait le monde meilleur.)

Pour trouver de bons « téléphones noirs », chers Sancho Panza, je suppose qu’il faudrait plus regarder du côté de Cottafavi, avec par exemple Une femme a tué, ou de Giuseppe De Santis, avec une veine moins urbaine, avec Chasse tragique ou Riz amer, mais j’avoue ne pas être spécialiste de ces mélos criminello-sentimentaux d’après-guerre italien, ni même souhaiter le devenir.

PS : le plus amusant dans l’histoire (puisqu’il faut bien se divertir un peu), c’est que si le mari n’avait pas engagé un détective pour se mêler de ce qui ne le regarde pas, sa femme serait restée loin de son ancien amant. 


Chronique d’un amour, Michelangelo Antonioni 1950 Cronaca di un amore | Villani Film


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Les Indispensables du cinéma 1950

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La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche (2013)

Adèle et le Mulet

Note : 4 sur 5.

La Vie d’Adèle

Titre international : Blue Is the Warmest Colour

Année : 2013

Réalisation : Abdellatif Kechiche

Avec : Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos, Salim Kechiouche

En dehors du ratage complet qu’était La Vénus noire, je suis plutôt admiratif des films de Kechiche qui reste une valeur sûre. La Vie d’Adèle n’est pas mal du tout, on y retrouve la méthode de direction d’acteurs qui est la sienne, ce qui permet toujours une emprise très forte avec le réel, le film arrive cependant moins à me convaincre que ses deux premiers films : L’Esquive et La Graine et le Mulet.

Le montage est impressionnant, je suppose que Kechiche filme beaucoup avec beaucoup de matière et qu’il pioche ensuite à la table de montage.

Adèle Exarchopoulos donne beaucoup à voir. Souvent dans ce registre de la personne perdue, le regard fuyant, sorte d’aparté cinématographique quand la caméra est tournée vers l’acteur ; mais mieux vaut une matière qui raconte souvent la même chose juste que des échanges d’acteurs ou des plans ou jamais rien ne transparaît de ce que “pensent” les personnages.

Ce qui me convainc moins en revanche, c’est le scénario. Si on a rarement, peut-être même jamais vu, un film sur l’homosexualité féminine aussi bien décrit (il y a peut-être le film de John Sayles, Lianna, qui décrivait déjà aussi une même sorte de dépendance amoureuse qui devient problématique quand tout à coup elle n’est plus réciproque, l’amour quoi), je ne retrouve pas le type d’enjeux bien définis et l’urgence qui m’avaient fasciné dans L’Esquive et surtout dans La Graine et le Mulet (sans en faire non plus un impératif à retrouver chez un cinéaste d’un film à l’autre ; la politique d’auteur, peu pour moi). La Vie d’Adèle est une chronique, et découper ainsi le récit, perdre de l’intensité à chaque “reboote” chronologique, relance certes la machine, mais on y perd quelque chose dans l’intensité. C’est surtout après une heure, ou une heure et demie, qu’on passe le premier cap chronologique, et jusque-là le film avançait sur un autre rythme, on attendait le hiatus qui, dans cette dernière année de lycée, allait faire capoter la situation. C’est en général le cœur du développement, donc des conflits dans les films, et au lieu d’être submergé par l’intensité au moment où tous les conflits doivent avoir été bien introduits et prendre corps, paf, on se retrouve trois ans après, et on comprend alors qu’on a affaire à une chronique. C’est assez brutal, et je n’avais alors pas compris le film ainsi. C’est d’autant plus désarmant qu’on retrouve les deux femmes passablement embourgeoisées. La durée du film joue sans doute ici, parce qu’à une heure et demie, c’est en général à ce moment qu’on sent le dénouement poindre son nez. Et une résolution, avec la morale qui va avec, tout ce qu’il y a de petit-bourgeois, ça crispe un peu les attentes placées au début du film. Ce n’est pas que les homos n’ont pas droit eux aussi à gagner un peu de normalité, mais… bof, quoi. Bobof. Elles finirent heureuses et n’eurent pas beaucoup d’enfants.

Ça repart un peu par la suite, grâce à leur séparation, et au désarroi d’Adèle (c’est son histoire après tout, comme l’indique le titre), puis aux occasions manquées. Mais le goût d’arrière-chronique un peu boiteuse m’aura en définitive assez gâché la fête. Espérons que Kechiche en revienne à des histoires plus resserrées et plus intenses (intenses dans le suivi narratif, moins dans le jeu des acteurs : souvent pas bon signe quand les acteurs sont dans l’intensité du moment, le signe qu’ils forcent, manquent de confiance, et vont franchir à un moment ou l’autre les limites de la justesse ou casser le lien d’empathie avec le spectateur).


 

La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche 2013 | Quat’sous Films, Wild Bunch, France 2 Cinéma


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MyMovies : A-C+

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Moonlight, Barry Jenkins (2016)

Effleurages mignons

Note : 3 sur 5.

Moonlight

Année : 2016

Réalisation : Barry Jenkins

Avec : Mahershala Ali, Naomie Harris, Trevante Rhodes

Assez inoffensif. La mise en scène est élégante, la photographie jolie, l’interprétation parfaite… mais l’histoire est presque aussi parlante que son personnage principal.

On ne peut que louer les intentions, quoi… inclusives, du film, mais réaliser un film qui se révèle être exclusivement illustratif, sans réelle opposition ni évolution autour d’un thème principal, ça limite les possibilités de s’enthousiasmer pour lui. On ne fait jamais qu’effleurer les choses, les évoquer, sans jamais rentrer dans le vif du sujet. Après 45 minutes de film, j’étais encore en train de me demander quand l’introduction serait finie.

Il n’est pas interdit de proposer un film entièrement illustratif, qui serait une sorte de chronique, le problème dans ce cas, c’est qu’il faut montrer autre chose : une densité dans la description sociale ou psychologique, ou au contraire jouer à fond la carte de l’introspection et du mouvement poétique. Or, Barry Jenkins filme comme un thriller ou comme une histoire d’amour (on sait depuis Hitchcock que c’est la même chose), et le film s’arrête sans doute là où il aurait pu commencer à devenir une histoire d’amour. Le souci de faire le choix d’un récit éclaté sur plusieurs époques : impossible de s’identifier aux personnages et de creuser leur relation sur la longueur (l’ellipse viendra toujours vous couper dans votre élan).

L’élégance de la mise en scène laisse entendre que le film aurait pu insister un peu plus vers cette possibilité poétique ou introspective (l’élégance du montage, à travers ces rares propositions d’images « hors continuité temporelle » peut être un facteur de distanciation efficace dans un récit, pas simplement une sophistication vaine ou à peine développée comme ici), mais le fait de rester dans cet entre-deux, sans réelle prise de risque, rend surtout le film trop inoffensif.

En réalité, on a probablement là matière pour un moyen métrage. On pourrait même craindre qu’en faire si peu, en montrer si peu sur des relations supposées interdites dans un tel milieu, serait une manière de ne pas assumer son sujet… Un paradoxe. Et le film est si inutilement précautionneux et allusif qu’il donnerait presque à penser qu’il aurait pu être réalisé dans les années 60-70 où un tel sujet aurait été autrement plus commenté par la communauté visée. En cela, le film rappelle l’approche minimaliste de Loving de Jeff Nichols, avec cette impression de voir un cinéaste chercher peut-être à être subversif en traitant d’un sujet qui au vingt et unième siècle n’a plus aucune raison de l’être en l’absence d’une réelle proposition permettant de poser un regard unique sur lui. Dans la société américaine actuelle, ou dans la communauté noire dépeinte dans le film, cette seule évocation du sujet, peut-être cela suffirait-il, mais au cinéma, pour un public plus général habitué à bien autre chose, certainement pas : en un siècle, il a eu le temps d’évoquer tous les sujets possibles à l’avant-garde des sociétés. Il faut donc être un peu naïf pour penser qu’une évocation seule sans angle ou proposition esthétique supplémentaires puisse suffire, ou être un conservateur refoulé s’amusant à feindre la subversion pour mieux finir par retourner d’où il vient.

C’est un peu le drame des films réalistes américains de ces vingt ou trente dernières années à la sauce Sundance : on pense faire étalage d’une réalité sale et brutale quand on ne fait en fait qu’illustrer une nouvelle forme de politiquement correct. Ce n’est pas un cinéma « indépendant », c’est un cinéma universitaire. Donc de riches pour les riches. La caméra est censée se tourner vers les petites gens, l’Amérique profonde, loin des quartiers riches de Californie ou de la côte est omniprésents dans les « films de studio », mais rien ne dépasse, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Même les dealers enlèvent leurs fausses dents en or pour manger une petite salade cubaine et raccompagnent leur date sans oublier de mettre le clignotant avant de tourner à droite. C’est mignon, c’est inoffensif, et donc parfait pour les Oscars.


 

Moonlight, Barry Jenkins (2016) | A24, PASTEL, Plan B Entertainment


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Faut-il pour autant choquer au cinéma ? : L’audace au cinéma

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La Commune (Paris, 1871), Peter Watkins (2000)

La Commune (Paris, 1871) 

Note : 4 sur 5.

La Commune (Paris, 1871) 

Année : 2000

Réalisation : Peter Watkins

La proposition de départ, celle de mettre en place un dispositif ouvertement distancié et anachronique avec un récit articulé autour de deux médias télévisuels (une télévision d’État nationale basée à Versailles et une autre gérée par les communards), offre pas mal de possibilités pédagogiques, et comme souvent avec des dispositifs suivant les principes de la distanciation, le dispositif permet paradoxalement (et dans certaines limites) de s’identifier plus facilement aux situations rapportées.

Après, curieusement, je dois dire, le résultat, s’il est impressionnant au niveau du rendu avec des acteurs souvent non professionnels, mais à qui le réalisateur a semble-t-il laissé beaucoup de temps pour qu’ils puissent créer un discours et s’approprier leur personnage avec pour conséquence un phrasé parfois improvisé, certes rempli d’anachronisme, mais fluide et sincère, est assez contrasté.

La mise en abîme, quand elle est volontaire, passe encore, seulement, la critique faite à la Commune, qui serait sous chaos permanent avec ses discussions sans fin, finit par devenir la critique qu’on pourrait faire au film. C’est d’ailleurs un moment bien expliqué par une actrice proposant justement un regard étrange sur leur propre travail, à savoir que dès que la caméra se pointait devant eux, le discours prenait toujours le pas sur l’action.

Quoi faire alors d’autre quand on dispose de faibles moyens ? Ce sont les limites d’un documentaire qui fait le pari d’illustrer un sujet en mettant en scène les acteurs d’un événement historique. C’est le choix de la reconstitution fictionnelle (même avec tout son dispositif de distanciation) face à d’autres possibilités : diverses interviews d’historiens évoquant les faits historiques, une voix off omnisciente, extérieures aux faits, collant son récit sur des images figées, des animations ou des objets d’époque filmés dans la nôtre, etc.

On retrouve cette critique méta quand des intervenants viennent à interroger le sens d’un tel média (le leur, la télévision de la Commune) en ne fournissant aux spectateurs que des témoignages. Sur deux ou trois heures, ça fait sans doute sens, mais sur deux fois plus, ça devient un peu lassant et vain, parce que le dispositif finit par éclipser son sujet et parce qu’on se tient finalement toujours trop éloigné du fait historique : la volonté de coller ainsi au plus près à la réalité reconstituée d’un événement, on en vient, sans doute un peu comme les Communards de l’époque, à ne pas savoir ce qui se trame au-delà du quartier, derrière la barricade…

Ce n’est pas toujours les panneaux informatifs qui donneront beaucoup plus d’informations d’ailleurs, surtout quand les anachronismes volontaires se font de plus en plus présents.

Mais soit, c’est une reconstitution, une sorte de happening baroque, un pas de côté fait parmi les nombreux documentaires (académiques) qui peuvent se faire chaque année, pas un documentaire historique. Et les expériences, c’est souvent nécessaire dans l’art, ne serait-ce que pour montrer qu’une proposition ne marche pas. Pour voir traité le sujet de la Commune de manière plus conventionnelle, il faudrait plutôt plus se reporter vers Les Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan (qui n’est pas totalement historique d’ailleurs car, de mémoire, il s’appuie sur un témoignage d’époque).

On peut cependant regretter que la proposition du film, qu’on peut a priori suspecter d’être favorable aux communards, eh bien se révèle en fait extrêmement critique à leur égard ; on aurait pu être en droit d’attendre que soit plus, ou mieux, exposées certaines des expérimentations éphémères et démocratiques de la Commune. Or, à chaque fois qu’une décision est prise, il semblerait qu’elle ne puisse jamais être appliquée à cause du bordel constant. C’est là, quand on se met à douter de la vérité historique de ce que le dispositif nous met sous les yeux, et qu’on aimerait que le documentaire soit moins si baroque et plus historique, objectif.

Et le problème, c’est qu’au lieu d’aller dans ce sens au moment où le dispositif commence à nous épuiser, Watkins fait le choix au contraire d’insister sur le parallèle entre 1871 et 1999. Si on peut remarquer que tous les acteurs militants parlent tous très bien, eh bien d’accord, mais ça en dit surtout pas mal sur leur époque (vingt ans après, c’est amusant de voir des termes comme « mondialisation » ou « internet » apparaître et rarement être mis en rapport, alors que l’un accentuera l’autre, et que le rapport péjoratif de l’un viendra s’appliquer plus à l’autre…), et surtout, moi, ça me perd totalement avec ma volonté de voir un peu mieux la Commune illustrée dans un film. On ne voit jamais le film qu’on voudrait voir.


 

La Commune (Paris, 1871), Peter Watkins 2000 | 13 Productions, La Sept-Arte, Le Musée d’Orsay


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Le Chemin de l’espérance, Dino Risi (1952)

L’omnibus des désillusions

Note : 2.5 sur 5.

Le Chemin de l’espérance

Année : 1952

Titre original : Il viale della speranza

Réalisation : Dino Risi

Avec : Cosetta Greco, Marcello Mastroianni, Liliana Bonfatti, Piera Simoni

Dino Risi pour son second film a probablement plus l’œil tourné vers les comédies américaines des années trente qu’une volonté déjà (ou la possibilité) de réaliser des satires à l’italienne. Si l’ode au cinéma qu’on devine dans le titre ne ment pas sur les désillusions produites à la chaîne dans l’usine à rêves qu’est Cinecittà, aucun humour acerbe, aucune satire, juste le portrait plein de tendresse pour ces acteurs et techniciens qui n’accéderont jamais à la lumière ou à la reconnaissance.

On sent peut-être la volonté chez Risi de calquer les films de coulisses américains sur Broadway (les films de troupes d’acteurs comme Pension d’artistes), mais ça ne prend pas, ou ça prend mal avec un premier acte qui fait plutôt penser au spectateur que le film tournera principalement autour de deux personnages, un cameraman et une jeune actrice. À moins que ce soit un biais d’apparition affectant les spectateurs du vingt et unième siècle. En 1952, Marcello Mastroianni n’est pas encore la star qu’il sera plus tard, si bien que notre regard de spectateur, à son apparition, pense tenir son personnage principal quand il en est en fait rien… L’affiche du film pourtant ne trompe pas, elle. Malgré cela, le premier acte de présentation semble hésiter entre films de coulisses et films de couple : Marcello disparaît alors un long moment, le récit se recentre sur les actrices, puis il revient, et au final on ne sait plus trop à quel film on vient d’assister.

En dehors de la direction d’acteurs, du goût de Risi pour les petites phrases amusantes en arrière-plan pour ponctuer une scène, l’acidité future du cinéaste n’y est pas encore décelable. Pas non plus de personnages caricaturaux sur le devant de la scène (ils sont présents, mais plutôt dans les seconds rôles) : Marcello est jeune et beau, plein de classe comme dans les futurs Fellini (avec moins d’assurance, mais avec ce petit quelque chose de nonchalance aristocratique qui hypnotise ; un vrai jeune premier), les hommes mûrs sont respectables ou presque (les mauvais caractères, encore une fois, sont laissés aux seconds rôles), et les demoiselles sont délicieuses et, fait rare dans le cinéma de Dino Risi, occupent les premiers rôles. À se demander si on est encore dans une comédie… Il faudrait plutôt parler de chronique douce-amère et désenchantée, d’une photographie d’une époque aux studios Cinecittà, ou d’une ode bienveillante dédiée à ces petites gens du cinéma. La véritable comédie à l’italienne, acide et bouffonne, viendra plus tard pour Dino.


 
Le Chemin de l’espérance, Dino Risi 1952 Il viale della speranza | Mambretti Film

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Manchester by the Sea, Kenneth Lonergan (2016)

Grunge dance

Note : 3.5 sur 5.

Manchester by the Sea

Année : 2016

Réalisation : Kenneth Lonergan

Avec : Casey Affleck, Michelle Williams, Kyle Chandler 

Un peu de mal à se mettre en route. C’est toujours une gageure pour moi d’adhérer aux excès naturalistes du cinéma dit indépendant américain. Il n’y a jamais rien qui va dans le ton et les effets employés. On sent les efforts pour faire plus « européen », l’application à toucher au réel, mais pour ce faire, ça en vient toujours à creuser des tombes avec des tonneaux de larmes et à se gratter les fesses pour se donner de la contenance de plouc de la classe ouvrière comme on l’apprend à l’actors studio. Des gens bien portants jouant des gens du bas peuple, ça fait toujours une impression bizarre à l’écran. Je serais curieux de savoir quelle est la part des cinéastes américains présents à Sundance qui n’ont pas fait d’université…

C’est ce qui arrive quand on vit dans une société aussi déséquilibrée que la société américaine et qu’un type de cinéma (indépendant, celui qui ne cesse d’être loué à Sundance mais rarement ailleurs) doit se démarquer de son pendant hollywoodien. Ce n’est pas la norme, donc on prend toujours le risque de tomber dans un excès contraire, celui du drame lourd et misérable faisant dévier le drame naturaliste vers le mélo involontaire. La distance nécessaire dans le cinéma indépendant américain est souvent recherchée, rarement trouvée.

Paradoxalement, les meilleures réussites de ce cinéma indépendant, je le situerais plutôt dans les années 60 avec des films réalisés par des cinéastes de documentaires ou s’efforçant à chaque fois d’éviter de prendre des stars, à moins que ce soit ces stars elles-mêmes qui mettent en scène précisément ces films. C’est paradoxal, parce que oui, dans ce cinéma naturaliste, volontairement austère, certains de ces meilleurs films ont été réalisés par des acteurs hollywoodiens : Cassavetes bien sûr, mais aussi Paul Newman, Robert Redford ou Clint Eastwood. Seulement j’ai peur que ce cinéma indépendant américain ait pratiquement disparu avec ces cinéastes. Si Clint a abandonné la veine naturaliste, toute la génération qui suit n’a jamais su adopter les codes quasiment artisanaux des années 60. Fini le noir et blanc au format dégueu (surtout valable pour les cinéastes issus du documentaire), désormais, tout à l’écran resplendit et même la crasse, librement exposée, ressemble à de la fausse crasse. Plus on en voit à l’écran, moins on y croit. La même chose pour l’expression, la dégaine ou les larmes des acteurs : on peut rarement y croire.

Alors, dès que je vois Casey Affleck dans un film, qu’il se force à courber l’échine et parle dans sa barbe, je ne peux m’empêcher de ne pas y croire. C’est presque un carnaval d’acteurs hollywoodien venus se détendre et jouer (au sens ludique), les bouseux (et quand je dis hollywoodien, je devrais plutôt dire new-yorkais, mais ce n’est pour autan bon signe). On pourrait être d’autant plus méfiants à ce propos quand on voit le CV de l’auteur du film (on est loin du documentaire ou du cinéma provincial, mais on se rapproche de la caricature « New-York vue par Hollywood »). Même voir Matthew Broderick jouer les bons pères hypercroyants et propres sur lui, je ne peux m’empêcher de ne pas y croire et de me penser tout d’un coup propulsé chez Madame Tussaud. C’est comme si tout devait passer, chez les tenants de la « method » actors studio, par l’excès et la « composition ». Plus on est loin de son tempérament, plus le trait est forcé, plus on « imite » et fait preuve de ses talents d’imitateur ou de composition, plus on pense qu’on sera loué pour notre travail. C’est un cirque qui se donne les atours du cinéma du réel et une plaie dans le cinéma indépendant américain à ne pas savoir trouver le ton juste et s’obliger à s’infliger pareils écarts.

Les contre-exemples sont nombreux, mais quand des acteurs se font remarquer dans des films indépendants réussis, ils sont presque toujours récupérés par le système hollywoodien et se retrouvent fatalement à jouer dans des superproductions et à jouer les super-héros… À l’image de sa société, toujours, le cinéma américain n’évite pas les grands écarts. Jennifer Lawrence est formidable dans Winter’s Bone, et hop, le système l’avale et on la propulse dans X-Men puis dans Hunger Game. Brie Larson se fait remarquer dans Room, et on la retrouve dans Captain Marvel. Casey Affleck, c’est vrai, n’est sans doute pas tombé dans ce genre d’écarts, au contraire du frangin, et c’est même son frangin qui l’a parfaitement mis en scène dans un polar réaliste qui savait justement éviter le poisseux factice d’un certain cinéma indépendant (c’est une veine qu’a plus cherché à suivre et avec réussite Eastwood dans ses débuts). Le problème, c’est que d’un côté je trouve que le Casey en fait souvent trop, et que d’un autre, ses capacités à aller vers l’émotionnel me paraissent assez limitées. Je pense même que s’il joue si voûté, s’il baragouine plus qu’il ne parle, ou s’il s’efforce le plus souvent de jouer les apathiques renfrognés, c’est plus pour masquer ses manques que par réel choix ou conviction dans la construction de son personnage (comme on dit chez les praticiens de la méthode stanislavskienne). Et quand il se retrouve face à l’actrice qui représente à elle seule l’image du cinéma indépendant américain de ces dernières années, Michelle Williams, elle le bouffe complètement lors d’une scène de retrouvailles toute aussi intense qu’inopinée. C’est bête parce que pour prendre une métaphore sportive, la Michelle était partie avec une longueur de retard suite à leur précédente scène en commun : elle jouait les femmes scotchées au lit ; or, un rhume, c’est comme la vieillesse, ça se simule assez mal, et elle n’était pas bien brillante dans une séquence qui, pour le coup, était plus à l’avantage d’un Casey Affleck plus à l’aise dans des séquences moins tire-larmes. Et puis la revanche arrive, on joue plus dans un registre qui est favorable à Michelle Williams, elle est parfaite dans ce registre de l’émotion lacrymal, et lui se fait ratatiner se voyant obligé de forcer l’émotion mais étant incapable de la faire remonter presque naturellement (grâce aux souvenirs personnels) comme on apprend pourtant à le faire à l’actors studio.

Le cinéma, ce n’est pas des performances individuelles ou des séquences prises individuellement, c’est un tout. Et s’il y a beaucoup à dire sur la « méthode », si c’est très inégal voire hybride et plein d’excès, il y a une qualité générale d’écriture certaine. Non pas dans les dialogues parce qu’on est dans le réalisme, et on s’autorise à l’occasion quelques libertés semble-t-il, ce qui se fait rarement pour améliorer la qualité d’un script, mais au niveau de la chronique presque post-traumatique du machin. On s’habitue aux flashbacks un peu explicatifs au début, on les accepte, et puis, à l’usure, on s’attache à ces personnages bourrus à qui la vie n’a pas réservé le meilleur. Peut-être beaucoup par pitié, c’est vrai (ça reste un principe d’identification vieux comme le théâtre antique), mais comment ne pas finir non plus ému par un type sans doute champion en collection de déveines dont il est pour beaucoup en partie responsable, et qui s’enfonce dans une spirale négative justement parce qu’il se sait en être responsable…

Ce n’est pas forcément toujours très subtil, à l’américaine, il faut que ça avance vite, il faut qu’on souligne bien les avancées dramatiques pour être sûr que celui qui bouffe son pop-corn au fond de la salle ait bien compris lui aussi, mais bon, j’ai tellement vu pire dans le domaine que pour une fois je peux me montrer charitable. Et j’en viens même à me demander s’il n’y avait pas eu Hollywood, si le cinéma américain ne s’était pas constitué autour de studios commerciaux ayant fini par tout avaler dans leur gosier avant de le remâcher à sa manière (ou le contraire), et par définir ses propres règles d’uniformisation, celles qui ont fait son succès international mais aussi sa pauvreté domestique en termes de diversité, si au fond ce cinéma « indépendant » du nord-est des États-Unis, avec un peu moins de travers et de mauvais goût (les chemises à carreaux, ce n’est pas possible), n’aurait pas pu être aussi convaincant et habituel que nombre de productions européennes ou désormais asiatiques dans ce domaine (le drame ou la chronique naturaliste). Cassavetes n’a pas fait beaucoup de petits, les réussites restent rares.

Manchester by the Sea, Kenneth Lonergan 2016 | Amazon Studios, K Period Media, Pearl Street Films


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