
The Land Beyond The Sunset, Harold M. Shaw 1912
—— La Poésie au cinéma ——
La poésie, c’est ce qui transcende le fait rapporté, le discours. À travers cet effet de distorsion, la poésie fait tout à coup vibrer autrement la représentation du réel. L’objet rapporté n’est alors plus le seul intérêt du discours puisque la forme du discours, la manière, le regard posé sur la chose devient aussi important, voire plus, que l’objet. La poésie est l’héritage des chants anciens où les variations mélodiques touchaient déjà plus par leur lyrisme et leur composition musicale que par leur sujet. Autrement dit, la poésie, c’est l’art d’y mettre la forme.
Au cinéma, le premier à se détacher de la réalité, c’est Méliès. La Lune à un mètre, par exemple. Avant ça, on peut déjà dire que les nombreuses versions de La Danse serpentine, c’est de la poésie. The Big Swallow est un premier film à casser le quatrième mur, et c’est une sorte de Queneau imagé, un pied-de-nez au cinéma même : après L’Arroseur arrosé, la caméra « prise de vue et projecteur », voilà le cameraman avalé par un acteur glouton. Distorsion vibratoire du réel. Déjà le montage, et toujours le montage, viendront bientôt Gance et les impressionnistes. Gance peut-être pour la séquence de Bonaparte pris dans une tempête. Epstein est tout aussi lyrique, mais moins grandiloquent dans La Chute de la maison Usher avec ses surimpressions, ses effets de lumière, les pages et le voile soufflés par le vent, les ralentis… Les mouvements de caméra et les décors de L’Herbier dans L’Argent. Les yeux mouillés de Nadia Sibirskaïa dans Ménilmontant. La poésie, ça peut être aussi les effets de profondeur de champ pour exprimer l’écart de classe sociale entre différents enfants dans The Land Beyond the Sunset (les enfants sont souvent d’excellents transmetteurs de “poésie”, justement parce que leur regard sur le monde est forcément distordu comme dans Evidence ou dans Ten Minutes Older, voire dans La Flûte enchantée de Bergman).
À l’arrivée du cinéma sonore, la musique ajoute encore un peu plus de possibilités poétiques. La beauté de Gene Tierney décuplée ou transcendée par le tableau de Laura. Les féeries de La Belle et la Bête de Cocteau et le reste du « réalisme poétique » de Carné-Prévert. Le ciel qui scintille à travers les branches dans Rashômon. Le vent dans les arbres dans Docteur Jivago. Le rêve dans L’Enfance d’Ivan (et globalement tout Tarkovski). C’est la poésie d’Ozu qui montre la beauté du monde derrière la simplicité des choses, ne serait-ce qu’une bouilloire qui se tient tranquille entre deux sifflements… C’est aussi certains effets hérités de l’expressionnisme (voire de l’impressionnisme français) des films noirs (la traversé du canal par exemple dans La Nuit du chasseur), le goût pour le gothique de Welles, Wyler, Olivier, ou encore, Lean… C’est aussi la noirceur naïve et moite de La Perle, la nonchalance de Bogart et Ingrind Bergman qui fond devant lui et nous avec en soupirant « Play it once, Sam ». C’est le visage chafouin de la vielle dame dans Récit d’un propriétaire qui, elle aussi, fond devant la sale bouille d’un morveux perdu. C’est la noirceur des dessins animés comme Peace on Earth ou Le Vieux Moulin. C’est tous les petits riens de Shimizu qui annoncent déjà la poésie d’Ozu. Et puis c’est la force chuchotée du récit de Welles dans Une histoire immortelle, c’est la voix d’Universal Hotel, c’est le roman-photo apocalyptique de Marker pour La Jetée, c’est les effets visuels dans La Rivière du hibou, et toujours plus court, ceux dans Pas de deux de Normal Mclaren ou dans Eaux d’artifice. Et puis, c’est l’épaule sauvagement dénudée de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’ouest, les sourcils et la sueur de Sean Young quand Harrison Ford vient lui renifler la nuque dans Blade Runner, c’est l’arrivée du vaporetto dans La Mort à Venise et l’agonie solitaire de Mahler. C’est la petite voix idiote de Patricia Gozzi dans les brumes glaciales des Dimanches de Ville d’Avray. Et puis…, les arabesques folles et surréalistes qu’opère le manchot avec son engin tout pété dans The Blade : shoushoushou-shishoushou. En voilà de la poésie !…
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