Combat acharné de deux braconniers (1903)
Desperate Poaching Affray
Réalisation : William Haggar
L’histoire n’a aucun intérêt. On écrit mieux nos scénarios quand on fait nos films de vacances. L’intérêt est ailleurs. Ou plutôt, il est précisément ici : il y a une histoire, un événement qui se déroule sous nos yeux, dans sa continuité, et la mise en scène (puisque c’en est une) concourt à ce que le public y entre pleinement. Un telle histoire réduite au minimum permet paradoxalement de la présenter dans la durée. De l’action, et encore de l’action, rien que de l’action. On dirait aujourd’hui que c’est cinématographique. Il ne se passe rien de bien intelligent, mais on ne peut pas s’empêcher de regarder. Le cinéma est un art populaire, et on regarde la même action se dérouler comme des badauds dans la rue assister à l’arrestation d’un malfrat. Ce que le cinéma raconte, puisqu’il est muet, c’est d’abord une chorégraphie du mouvement, et quand on y adjoint à cette chorégraphie un récit, ça donne ça, et le chase film, ou cinéma d’action, est né.
Ici, des braconniers donc, poursuivis par des policiers. Même Guignol aurait fait mieux, mais lui il est enfermé dans son petit théâtre. Ça commence par un plan, un peu longuet pour mettre en place la situation, et puis tout à coup, les braconniers passent devant la caméra… Et la caméra les suit. Chouette, un pano ! L’utilisation de l’espace est remarquable : au lieu de voir des personnages arriver et sortir par un bord du plan puis un autre, les personnages fuient dans la profondeur, suivis de loin par notre œil de caméra surveillance. On gagne en vraisemblance (et en immersion), car les personnages n’ont plus à se présenter devant une scène face au public : la caméra peut à la fois les suivre en pano, mais surtout jouer du montage pour changer la position de la caméra (au moment du tournage, on dira bien plus tard : « Action ! »). Désormais, on pourra juger du metteur en scène qui vient de naître à positionner au mieux sa caméra et à agencer l’action devant celle-ci. Smith et Williamson avaient inventé le montage narratif, Haggar invente presque la mise en scène. Et ce n’est pas pour un cinéma d’art, mais bien pour tout ce qu’il y a de plus populaire. Un vulgaire cinéma du dimanche.
On change la caméra de place, le montage permet un tournage non plus sur une prise, mais en fonction d’un plan (de tournage), et des possibilités infinies s’offrent désormais aux créateurs. Pour l’heure, on s’amuse à plein du procédé (et le chase film en tant que genre, ou même la scène de poursuite dans tout bon slapstick qui se respecte, usera encore longtemps du procédé). On suit ainsi la poursuite comme les caméras fixes de Francetélévision sur le Tour de France pour le sprint d’arrivée.
Il se dégage du film une impression étonnante, faite de dynamisme et de réalisme. Fini l’utilisation « cour-jardin », fini le quatrième mur. On met la caméra où on veut pour suivre l’action. Mieux encore, l’effet d’identification, la peur qu’on a de voir les braconniers se faire attraper, tout ça est accentué par le passage en gros plan furtif des acteurs avant de sortir du champ. Comment peut-on encore croire qu’on est au théâtre ?
La puissance industrielle des films anglais étaient ridicules à l’époque. Pourtant le film sera (apparemment), le plus grand succès d’alors.
Run, Forrest, run !

Si le cinéma deviendra si populaire, c’est sans doute un peu grâce à sa capacité à mettre en scène des gens du peuple et à montrer des événements simples, parfois brutaux, que chacun peut comprendre.
Une fois que le chase film était lancé, on ne pouvait plus l’arrêter. Et si l’industrie française s’enferme le plus souvent dans les studios tout neuf, sur la côte est américaine, on flaire le filon, et on y trouvera là toute la composante des films de genre à succès des prochaines années et pour longtemps : le film d’action, le thriller, voire le burlesque. Partout dans le monde, les enfants joueront désormais aux cow-boys et aux Indiens, aux gendarmes et aux voleurs.
D’autres exemples significatifs :
The Miller And The Sweep (1897)
Réalisation : George Albert Smith
Une comédie. Un jeu sur la profondeur de champ et le hors-champ. La suggestion (pas forcément volontaire d’ailleurs) est un élément de mise en scène pour insister sur un élément d’une histoire. Et avec la suggestion, la mise en scène, vient forcément l’interprétation qui en est faite par le public. Ici, pour moi, l’effet comique est accentué par l’axe de la caméra pointant invariablement sur ce moulin broyant son indifférence souveraine quand au premier plan quelques fourmis se chamaillent pour des broutilles.
Let me dream again (1900)
Réalisation : George Albert Smith
Nouvelle comédie usant d’un effet de montage. Un homme semble vivre un bel amour avec sa douce et tendre, et puis… La vue se trouble, fondu embué, et retour à la cruelle réalité.
The Little Doctor and the Sick Kitten (1901-03)
Réalisation : George Albert Smith
La version originale de 1901 est perdue. Reste que ce n’est pas seulement une histoire mignonne… Même principe comme souvent avec un plan maître et un autre intercalé. Sauf que si les gros plans étaient dans les précédents des vues subjectives avec un cache pour le rappeler, ici, coupe et montage sans artifice. Et c’est parfaitement raccord (raccord dans l’axe).
Les Mésaventures de Marie-Jeanne (1903)
Mary jane’s Mishap
Réalisation : George Albert Smit
L’ancêtre de Mister Bean. 4 min de film, on en veut toujours plus. Plus de temps, et donc plus de raccords (dans l’axe, dans le mouvement, pas forcément bien exécutés d’ailleurs, fondu). L’utilisation du plan rapproché est désormais systématique pour souligner une action. C’est le principe de la mise en scène : on choisit où mettre sa caméra et quand la bouger. Une évidence au XXIᵉ siècle. Seulement, avec le regard caméra en prime comme chez Laurel et Hardy, il faudra attendre un peu avant de retrouver cette modernité.
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