

La Jeune Fille à l’écho
Titre original : Paskutine atostogu diena
Année : 1964
Réalisation : Arunas Žebriunas
Jolie fable sur le désenchantement de l’enfance. Une nymphe crevette d’une douzaine d’années, Vika, mène ses derniers jours de vacances sur une île vraisemblablement située en mer Baltique. Attendant que son père vienne la chercher, elle accompagne son grand-père sur la plage avant de le laisser partir à sa journée de pêche. Restée seule, elle erre sur l’île, se baigne, et rencontre bientôt un groupe de garçons qui jouent à celui qui sera le chef et dont elle remarque déjà les manœuvres du plus grand pour se faire élire à la tête de ses camarades… Un peu plus loin, elle rencontre un autre enfant de son âge, Romas, qui attire son attention et lui semble, au contraire des autres, digne de confiance. Elle décide alors de lui faire part de son secret, celui-là même annoncé dans le titre international et français : elle connaît sur l’île, un lieu où la roche des falaises et des pics répondent à ses appels en écho. Malheureusement, comme souvent quand il est question de secret, il sera dévoilé et le lien fragile entre les deux apprentis amis, ou amants, rompu.
Le scénario oppose habilement l’innocence rêveuse, solitaire, et presque sacrée de Vika avec la vulgarité et la friponnerie de la bande de garçons semblant sortir tout droit du Seigneur des mouches. Une opposition certes un peu éculée, mais les fables enfantines ne sont pas connues pour faire dans l’originalité. C’est aussi et surtout une bonne manière d’illustrer le dur apprentissage de l’amour (et de la confiance qu’il induit) quand le beau Romas, choisi par Vika pour lui révéler le secret de l’île, est tenaillé entre le frais désir de plaire à sa belle et celui de gagner les faveurs de la bande qui fait la loi sur la plage afin d’en devenir membre à son tour. Un choix presque cornélien qui se présente à Romas, forcé de choisir entre le bonheur promis (avec Vika) et le devoir de tout homme (idiot) de se fondre dans la société des hommes (donc de s’en laisser corrompre).

La Jeune Fille à l’écho, Arunas Zebriunas 1964 | Lithuanian Film Studio ED Distribution
D’une certaine manière, Romas sera puni de sa trahison, car l’écho (l’amour, la fidélité, la liberté ?) se refusera à lui quand il y reviendra seul. Le souvenir comme seul écho à une ancienne promesse de bonheur. Un acte de foi presque aussi. C’est encore une allégorie du monde à une échelle réduite (une île, un groupe d’enfants), et donc du passage à la vie d’adulte, marqué par un acte symbolique trahissant son lien avec le monde naïf, peut-être moins des enfants, que celui des honnêtes gens. Devenir adulte, s’intégrer aux divers imbéciles et escrocs qui constituent la société (patriarcale, diraient certains), c’est comme trahir toute idée de morale individuelle, de probité, de respect à la nature, qui constituait jusque-là les idéaux du monde de l’enfance ou de la famille. Romas, en trahissant le secret de la montagne, choisit non pas de s’intégrer au groupe familial (considéré ici comme vertueux) représenté par Vika, mais à celui, corrompu, des enfants déjà devenus grands puisqu’ils jouent (et trichent) à qui sera le chef.
Fable charmante, même si dans l’exécution, elle perd de sa pertinence. Avec un tel argument, on remarque que c’est Romas qui est au centre de l’attention, puisque c’est lui qui est amené à faire un choix, à rompre un secret et à en payer le prix ; or, le film tourne plutôt autour du personnage féminin et semble parfois autant perdu que son personnage principal à ne plus savoir avec quel personnage danser. Je serai le dernier à me plaindre de préférer l’espièglerie d’une gamine de cet âge aux interrogations presque déjà adultes d’un garçon du même âge… en temps ordinaire, mais force est de constater que le sujet, du moins tel que je l’ai compris, c’est la trahison de Romas, pas Vika trahie. Le récit tente ensuite de faire cohabiter les deux sujets comme pour illustrer les deux faces d’une même pièce, mais il y a bien quelque chose qui cloche et qui n’avance pas à voir Vika de longues minutes errer sur la plage sans qu’il ne se passe réellement quelque chose faisant avancer l’action (ou la fable), et même si paradoxalement, ces scènes constituent les plus belles du film.
Par ailleurs, une des difficultés dans un récit avec des oppositions aussi stéréotypées (mais nécessaires, sinon ce n’est plus une fable), c’est qu’il faut s’arranger à ce que les opposants restent séduisants (séduisant ne voulant pas dire sympathique : l’ogre du Petit Poucet n’est pas sympathique, mais sa monstruosité fait de lui un personnage séduisant, un personnage qui attire le regard et fascine). Pour qu’on puisse croire à ce que Romas ait envie de rejoindre le groupe d’enfants, il faut qu’on puisse avec lui être séduit par l’idée de les rejoindre : or, si pour nous ça ne fait pas un pli, et si on ne trouve aucun intérêt à rejoindre un groupe si vulgaire, on comprend mal le dilemme qui se joue dans sa tête. Plus de nuances dans la description des membres du groupe auraient été ainsi appréciables ; difficile de s’identifier à une bande de sales garnements. La société (représentée par le groupe) ne peut pas être aussi brutale et corrompue (même si on peut imaginer qu’il s’agit là d’une allégorie de la société soviétique).
Pour le reste, on peut s’amuser à chercher à décrypter le sens d’une telle fable. Toutes les interprétations, mêmes politiques, sont possibles (c’est invérifiable, mais on aurait pu imaginer que Vika et Romas parlent lituanien tandis que les autres enfants parlent russe). L’opposition entre la réalité maritale (symbolique) à la réalité communautaire est un sujet toujours plaisant à suivre. La femme dans ces circonstances est le point central de toutes les vertus, la lumière vers laquelle les hommes devraient aller et dont ils se détournent trop vite quand ils s’unissent (notamment pour saccager la planète : ce que les enfants font en jouant au football avec une boîte de conserve, en jetant des crabes à la mer et s’en servant comme symboles de leur pouvoir, en écoutant de la musique rock alors que Vika joue du cor, etc.).
On peut tout aussi bien s’amuser à intervertir les rôles de chacun et imaginer quelles nuances cela aurait apportées au récit : une inversion des genres, par exemple, où des filles se seraient mêlées aux garçons de la plage : cela aurait permis d’idéaliser un peu moins l’image de la femme, en arrêtant d’en faire une ingénue, de mettre Vika au centre de ce système, et exposer un modèle de représentation moins androcentrée en interrogeant son désir à elle (son ingénuité, sa quasi-indifférence à se voir nue, du moins d’abord, par les yeux de son jeune prétendant) vis-à-vis d’un homme et non le contraire. Les conventions s’en seraient trouvées quelque peu bousculées. (Notons toutefois que le film devait déjà trop bousculer certaines conventions puisqu’il aurait été interdit par les autorités soviétiques.)
Cela porte à se demander si un film peut reposer tout entier sur sa seule force d’évocation, sur l’allégorie (soumise aux interprétations du spectateur) qu’il met en œuvre. C’est l’intérêt de la fable. Reproduire le monde tel que nous le connaissons à des rapports de force plus primitifs, déconnectés de notre environnement familier, pour se rendre compte qu’absolument dans toutes les situations imaginables, les mêmes impératifs, les mêmes modèles, les mêmes principes, nous gouvernent, et appréhender ainsi peut-être autrement le monde dans lequel nous vivons. On comprend bien qu’une dictature puisse se méfier des interprétations possibles suggérées dans de simples films destinés en apparence à un public d’enfants. Encore que l’allégorie, son pouvoir, sa force d’évocation, ne peut nous parler que tant que demeure encore en nous cette capacité à interpréter, à décrypter ce qui se cache entre les lignes ; et cela, on peut le faire probablement quand on est moins assujetti à un pouvoir et plus à son imagination…
Et parfois, ce ne sont plus que les spectateurs étrangers, parfois même des années après la réalisation d’un film, et pour qui ces fables peuvent potentiellement procurer un puissant pouvoir de dépaysement, pour qui une interprétation grossière portera à peu de conséquences dans sa vie de tous les jours, qui surinterpréteront les signes et les messages d’un film. On peut ne pas être assujetti à un pouvoir, on l’est parfois trop à son imagination : ne voyait-on pas un sous-texte politique dans les films de Carlos Saura alors que lui-même assurera des années après qu’ils n’en disposaient d’aucun ? Suis-je sûr, moi-même, de disposer de la bonne interprétation (politique) quand Abbas Kiarostami réalise Où est la maison de mon ami ?… C’est probablement à la fois la force et la faiblesse des fables — et encore faut-il y déceler une morale, peu importe laquelle.
Dans aucun autre genre, la finalité du récit est autant laissée à l’interprétation de celui qui la voit ou la lit que dans une fable. Ainsi, si La Jeune Fille à l’écho souffre de certaines maladresses, et s’il se répète parfois à force de se chercher (ce qui arrive inévitablement quand on se concentre sur le mauvais personnage), s’il est beau, agréable à suivre, et s’il préfigure peut-être aussi déjà la simplicité de La Belle (les deux films durent un peu plus d’une heure), on peut parier que nombre de spectateurs y trouveront matière à nourrir favorablement leur imagination.
De mon côté, je me contente et m’amuse encore de petites réjouissances étonnantes proposées par le film lors des séquences d’errance de Vika : dans une cabine téléphonique perdue on ne sait comment sur une plage, Vika vient y noyer sa solitude et y compose des numéros au hasard ce qui ne manque pas de lui redonner le sourire. Si son amoureux a trahi le secret de l’écho, elle trouve là un moyen d’en confier d’autres qui ne pourront être trahis. Une belle idée amusante.
Autre bon moment : les retrouvailles avec son père qui lui redonnent lui aussi le sourire… Avant que lui-même bien sûr, tout homme qu’il est, brise ses propres promesses faites à sa nymphe crevette de fille. Elle grandit et apprend que les promesses des hommes ne résonnent plus en eux une fois faites : leurs paroles n’ont ni la force d’un cor ni le retour puissant de l’écho de la montagne. Les promesses sont des paroles creuses, du bavardage, du vent… On y retrouve là la même morale cynique mais juste des films japonais et italiens de la même époque et profitant de mêmes environnements tournés vers la mer, vite montagneux et propices aux mythes (ou aux fables) comme ceux de la Grèce antique. Les environnements ainsi stéréotypés, pris entre les éléments, sont une bonne manière de réduire les relations et les expériences humaines à ce qu’elles sont en réalité face à la permanence des choses inanimées. Une forme de huis clos pris non pas entre quatre murs, mais au milieu des quatre éléments.
Sur le plan technique, notons l’emploi d’une musique parfois expérimentale, évoquant celles utilisées par Teshigahara à la même époque, mêlée à une partition bien plus symphonique. Beaucoup d’effets de zoom, une innovation d’époque, qui peuvent paraître datés et lasser à l’usure. Une postsynchronisation qui, comme à l’habitude dans les films soviétiques, peut surprendre (ça sonne comme un écho étrange, artificiel). De jolis mouvements de caméra. Et on y retrouve la même lumière et le noir et blanc des films d’été de Bergman ; plus précisément, vu l’environnement proposé, à la lumière de films comme Monika ou Jeux d’été tournés une décennie plus tôt.
Le film sort pour la première fois en France le 2 septembre 2020.