Triptyque, Ali Khamraev (1980)

Note : 3.5 sur 5.

Triptyque

Titre original : Triptikh

Année : 1980

Réalisation : Ali Khamraev

Avec : Dilorom Kambarova, Gulya Tashbayeva

Insaisissable le Ali. Je rêve d’une rétrospective où l’on pourrait voir l’ensemble des films de ce cinéaste. Après Le Jardin des désirs, j’en viens donc à ce film publié sur YouTube par le cinéaste ou ses ayants droit (ou un fan). Le moins que l’on puisse dire, c’est que quelques années avant Le Jardin des désirs, Khamraev jouait déjà avec des récits éclatés à peine compréhensibles et y préférait la force des images, des évocations, des ambiances (à l’image peut-être d’un Tarkovski ou d’un Sokourov) à tout autre chose liée à l’histoire.

L’histoire a finalement assez peu d’intérêt. À peine y comprend-on qu’on y oppose le destin de deux femmes : l’une est belle, riche, responsable locale amoureuse d’un maître d’école qui prend un peu plaisir à l’éconduire (tous deux s’échangent des lettres, ce qui est l’occasion de jouer sur les voix off) ; l’autre est ouvrière, délaissée par son mari, violée par un villageois, qui se met en tête de finir la maison que son grand courageux de mari n’a même pas pris le temps de commencer. J’y vois plus un diptyque qu’un triptyque, mais je ne m’étonne plus de ne jamais rien comprendre à certaines histoires…

Tout cela est surtout l’occasion de suivre l’art assez remarquable de mise en scène (et narratif) de Khamraev. Voix off, donc, mais assez souvent aussi des voix dont on cherche à saisir l’origine, voix diégétiques ou non, tant le cinéaste se plaît à montrer autre chose pendant que les personnages « conversent ». J’ai même cru à un moment qu’il faisait télescoper dialogues et voix off (cette dernière s’adressant à un personnage comme s’il pouvait l’entendre en lui disant bonjour…).

Les films soviétiques intégralement postsynchronisés participent au confusionnisme. La caméra tourne souvent sur son axe pour dévoiler divers objets ou sujets de l’espace scénique, voire en travelling ; le tout pour montrer souvent autre chose ou pour dévoiler à contretemps les événements qui se jouent dans la scène, qu’on entend, mais qu’on ne saisit pas forcément plein cadre, ce qui donne une impression de présence subjective, narrative et contemplative, assistant aux événements sans en prendre part. Un procédé de distanciation assez commun dans le cinéma de l’Est, mais le cinéaste se révèle particulièrement habile dans ces compositions.

Le travail sur la photographie est également à noter (malgré une copie un peu terne et des contre-jours qui contrarient la lecture des sous-titres) avec une poignée d’images saisissantes, comme des images arrêtées, des tableaux en (léger) mouvement.

Khamraev a fait une vingtaine de films, il y a probablement de quoi découvrir de jolies choses…


Triptyque, Ali Khamraev (1980) Triptikh | Uzbekfilm


L’Art d’être aimé, Wojciech Has (1963)

Poupée de son

Note : 4 sur 5.

L’Art d’être aimé

Titre original : Jak byc kochana

Année : 1963

Réalisation : Wojciech Has

Avec : Barbara Krafftówna, Zbigniew Cybulski, Artur Mlodnicki, Wienczyslaw Glinski

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L’art de la mise en scène de Wojciech Has

On est en 1963, et bientôt, ce type de mise en scène passera à… l’Has. C’est pourtant une manière de faire qui m’a toujours plus séduit que les méthodes de jeu jugées plus naturelles qui tendront à s’imposer par la suite. Il s’agit d’une mise en place particulièrement adaptée ou attachée dans l’imaginaire collectif au noir et blanc. En voici les deux caractéristiques principales : un jeu mécanique qui donne à voir à chaque seconde une expression ou un geste ; un centre unique d’attention ou dans le cas d’un plan large une recherche de cohérence dans les mouvements pour éviter la multiplication des centres d’attention et l’impression de chaos ou d’improvisation.

Comme ailleurs dans mes commentaires, à noter que dans mon vocabulaire, « mise en scène » se rapporte presque toujours à la direction d’acteurs, à leur mise en place (j’y intègre également, par principe les éléments que l’on nomme au théâtre « scénographie », autrement dit les accessoires et les décors). J’oppose ainsi tout ce qui est censé apparaître dans le champ (la mise en scène) ou dans l’univers diégétique du film (le hors-champ) à tout ce qui a trait à la technique d’appareils ou de montage (la réalisation). Je ne traite ici que de la mise en scène (j’évoque en fin de commentaire, brièvement, les mouvements de caméra).

Organisation du mouvement

Un jeu mécanique, précis et un centre d’attention unique, ces détails ne peuvent pas être décidés par les acteurs seuls. C’est une partition que le metteur en scène décide et organise seul. Les acteurs peuvent proposer des gestes, des expressions, des placements ou des mouvements lors des répétitions ou des prises, mais c’est bien celui qui dirige toute cette mise en place qui organise leur mise en œuvre, choisit de les adopter ou non, parce que c’est une question de coordination et de pertinence. Quand une mise en place est aussi précise, certains peuvent la trouver trop mécanique ou théâtrale, mais toujours, elle donne à voir et organise les choses (dont le récit, l’impression visuelle) afin qu’on ait l’impression que chaque chose est à sa place et paradoxalement s’organise naturellement.

Le réel est un chaos, on multiplie les gestes non signifiants, on se percute, on s’interrompt, on parle en même temps. On filmerait cette “nature” du réel qu’on n’y comprendrait pas grand-chose. Avec de l’improvisation (sauf quand elle est bien dirigée), les acteurs ont la mauvaise manie d’en faire trop, et ça devient vite une catastrophe. Même sans improvisation, en réalité, dans la plupart des films actuels, les acteurs sont laissés à leur sort : on s’assure qu’ils ont appris leur texte, le metteur en scène leur indique des positions, ils se mettent d’accord sur la situation, et basta. Tandis qu’avec d’autres cinéastes, comme au théâtre, on décide pour chaque seconde ce qui apparaîtrait dans le champ : gestes, regards, interactions, pauses, déplacements. En plus de donner une impression mécanique, il est assez simple de remarquer ce type de mise en scène travaillée : le jeu est décomposé, c’est-à-dire que les acteurs prennent soin de ne pas mélanger les répliques avec des gestes ou des expressions significatives. Les choses se font l’une après l’autre.

Les metteurs en scène choisissent au mieux parfois la place de la caméra, ils donnent des indications générales aux acteurs, mais très rarement dans les commentaires de film, on parle de ce qui parfois est l’essentiel : la mise en place. Vous ne verrez jamais des critiques faire l’éloge de la qualité d’une mise en place. Cela n’a jamais été leur sujet. Bonne ou mauvaise, riche ou pauvre, ils ne sauront pas faire la différence. Pourtant, c’est un savoir-faire qui apporte en réalité énormément à un film : elle permet de travailler sur le sous-texte, d’agrémenter sa mise en scène d’allusions, de regards en coin, d’expressions variées (souvent en réaction discrète et en contrepoint), d’améliorer la présence et l’autorité des acteurs à l’écran, etc.

Quelques exemples pris au hasard pour illustrer la nature de ces petits gestes, expressions ou mouvements qui ne sont pas le fruit du hasard ou de l’inspiration d’acteurs sur le moment.

Premier exemple

Au moment de nettoyer la table une fois que les officiers nazis et le collabo s’en vont après que leur voisin, l’acteur de théâtre, leur a manqué de respect, la serveuse, le personnage principal du film, rend au collabo discrètement ses gants et son étui à cigarettes. Elle ne le regarde pas, mais son regard se pose ostensiblement ailleurs. C’est le signe que c’est un geste délibéré pour insister sur la tension et la nécessité de faire attention à ce qu’on fait en présence des occupants. C’est plein cadre, on ne voit que ça au moment où l’actrice est face à la caméra alors que les autres se retirent à l’arrière-plan et qu’elle leur tourne le dos. Il n’y a rien de naturel ou d’improvisé : elle fait un geste à la fois, une expression à la fois, et dans ce genre de direction d’acteurs, on donne à voir à chaque instant. Le metteur en scène ne décide pas forcément de toutes les nuances d’expression que les acteurs apportent à leur jeu, mais un geste comme celui-ci peut difficilement être improvisé (même si l’imprévu n’est pas rare non plus ; on en voit d’ailleurs un exemple, puisqu’il s’agit d’une histoire d’acteurs, plus tard dans le film lors de la séquence radiophonique durant laquelle l’actrice surprend son partenaire obligé de s’adapter à ses improvisations).

La mise en place, la direction d’acteurs, disons, volontaire, souvent, ça donne cette impression de jeu mécanique : tac, tac. Une mise en scène précise, structurée, significative (elle donne à voir), et que d’aucuns qualifieraient de “théâtrale”. Quand on écrit un récit (ou une critique de film), on fait ça proprement, on structure les événements, on décide quoi montrer, on dévoile les choses les unes après les autres. La mise en place au cinéma, certains cinéastes savent ou préfèrent faire pareil. Cela ne veut pas dire que ceux qui ne maîtrisent pas la mise en place et la direction d’acteurs feront systématiquement moins bien, disons en tout cas que ceux qui connaissent cette manière de faire auront souvent ma préférence. Trop souvent, on insiste beaucoup chez les commentateurs de films sur l’aspect formel de la réalisation quand cela concerne la caméra (les mouvements d’appareil, les angles de vue, le montage) et presque jamais sur la mise en place et la direction d’acteurs. Je ne m’expliquerai jamais ce tropisme. Méconnaissance, préférence, désintérêt ?

Deuxième exemple

Dans la même séquence ou un peu plus tard, un soldat nazi prend un homme par le col pour le rejeter un peu plus loin. C’est un geste en arrière-plan, au même moment, bien autre chose se passe dans le champ. Pourquoi est-ce significatif ? D’abord, parce que ça illustre à mon sens pas mal la situation : les soldats sont menaçants et n’hésitent pas à user de violence sur la population. Surtout, aucun figurant n’oserait prendre l’initiative d’un tel geste, seul. Il arrive que des metteurs en scène décrivent à des foules d’acteurs et de figurants une situation et leur demandent d’agir en conséquence, mais le résultat est presque toujours chaotique avec des imprévus rarement allant dans le sens de la situation que l’on voudrait voir se développer dans le champ. C’est donc, là encore, le signe que c’est une indication du cinéaste à un figurant pour donner à voir à ce moment-là. Le geste est répété au préalable : les acteurs savent où commence le mouvement, où ils doivent finir et ce qu’ils font par la suite. Une telle mise en place réclame toujours des heures de travail. Parce qu’il ne faut pas croire que metteur en scène et acteurs trouvent tout de suite le geste qu’il faut… Bien sûr, en voyant le résultat, tout paraît naturel, peut-être un peu mécanique, mais en réalité ce sont des heures de répétitions et de travail en amont. C’est justement parce que ça paraît simple que ça prend du temps à coordonner. Et je serais prêt à parier qu’aujourd’hui encore plus, la majorité des cinéastes dédaignent ce travail de mise en place, par choix ou par méconnaissance. Un cinéaste donnerait des indications à ses acteurs principaux et un assistant-réalisateur (ou je ne sais qui) en donnerait d’autres, d’ordre général, aux figurants. Avec un résultat, je l’ai dit souvent chaotique : certains proposent des mouvements au même moment, on se percute, d’autres figurants restent au contraire parfaitement statiques et semblent assister en spectateur à la scène, bref, on tâche de faire comme dans la réalité, on y retrouve certes son aspect chaotique, mais non, l’improvisation mal dirigée, cela a ses spécificités, et dans les séquences avec des figurants appelés sur le tard, on voit vite qu’ils se sentent comme des potiches au milieu des acteurs professionnels. Je le répète : combien de cinéastes avant de réaliser leur premier film ont déjà travaillé avec des acteurs ?

Voilà pour ces quelques détails. Inutile d’en faire plus : ce sont deux exemples, en réalité, chaque seconde du film pourrait illustrer ce que je veux dire.

Réalisation

Pour le reste, Wojciech Has n’en est pas encore aux grandes reconstitutions ou aux décors extravagants de La Poupée ou de La Clepsydre. On serait plus dans une forme de classicisme très cadré de cinéma d’intérieurs comme pouvait l’être Le Nœud coulant. Le talent de Has, il est de parvenir en très peu de plans extérieurs à nous restituer le contexte de la guerre dans une ville polonaise occupée, puis libérée. Les jeux de raccords avec les fenêtres sont ainsi primordiaux. Les fenêtres (une fenêtre en particulier) jouent même un rôle crucial dans le récit et dans la symbolique de la mise en scène de Wojciech Has : le premier plan en flashback nous montre presque brusquement l’une de ces fenêtres, sans que l’on comprenne le sens de cette évocation brutale.

À la Ophuls, on voit le cinéaste polonais déjà habile à suivre ses acteurs avec des travellings d’accompagnement. Rien encore de tape-à-l’œil : c’est propre, discret et efficace. L’idée est d’être toujours au plus près des acteurs tout en leur permettant d’évoluer dans un espace souvent limité par un décor d’intérieur et, si nécessaire, de les cadrer avec d’autres acteurs quand on peut y trouver des actions simultanées et qu’elles se répondent. Montrer ainsi le personnage principal en regarder d’autres du coin de l’œil, dans le même cadre, cela permet de proposer rapidement un sous-texte, pas forcément essentiel, mais qui illustre bien une situation et l’atmosphère, baignant dans la nostalgie et la solitude, du film. Ça colle d’autant plus que le film est un long récit à la première personne, et que ça fait sens d’intégrer ce qui pourrait presque s’apparenter à des apartés silencieux ponctuant les longs flashbacks narratifs racontant les épisodes marquants de la vie de cette actrice pendant et après la guerre.

Les acteurs

Les acteurs sont parfaits. Dans un parfait rôle d’appoint, on remarque la présence d’une des figures majeures du cinéma d’après-guerre polonais, Zbigniew Cybulski, notamment dans les films de Wajda, et qui tournera avec Wojciech Has Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Il disparaîtra relativement jeune, à 40 ans, percuté par un train. Destin opposé pour sa partenaire, Barbara Krafftówna, présente pratiquement dans tous les plans du film, et qui est décédée seulement l’année dernière à l’âge respectable de 93 ans. Cela semble être en tout cas ici son rôle le plus marquant de sa carrière. On peut difficilement rêver meilleur rôle. Son personnage s’apprêtait à jouer Ophélie, la guerre l’en a empêché. Et Ophélie n’est en effet jamais bien loin. L’actrice échappera à la folie et au reste, mais son cher Hamlet lui en fera d’autres…

L’histoire

Difficile de trouver meilleur rôle pour une actrice, car en plus de ces atouts formels, le film est parfaitement écrit et tragique comme il faut. Le personnage principal, une actrice, se rend à Paris en avion, et depuis son siège se remémore les épisodes marquants ayant fait de sa vie sentimentale un désert (le titre du film semble un poil ironique et désabusé). Elle apprendra vers la fin du film que lors du premier voyage en avion, on a coutume de dire que les passagers revoient leur vie défiler. Elle en sourit, car c’est précisément ce qu’elle a fait depuis une heure. Sa carrière d’actrice est donc interrompue par la guerre, et à la suite d’une brouille entre un acteur et un groupe de soldats dans le bar où elle travaille, elle propose à l’acteur de l’héberger chez elle pour lui permettre d’échapper à la police. Éprise de son ancien partenaire de jeu, elle le cache ainsi pendant toutes les années de guerre dans son appartement. Son amour est loin d’être réciproque. L’acteur lui fait comprendre qu’une fois la guerre finie, il filera vite hors de ce qui pour lui est une prison. Avant ça, de son côté, sa protectrice lui fait savoir qu’une rumeur sur sa mort circule dans la ville, et il a comme un pressentiment que ça ne présage rien de bon.

L’un des premiers tournants tragiques du film, c’est quand deux soldats viennent fouiller chez l’actrice et qu’ils en profitent pour la violer à tour de rôle. Pour ajouter à son malheur, quand elle court vers l’acteur caché sous des matelas, il est tellement mal au point qu’elle doit s’occuper de lui, et alors qu’elle pensait au moins trouver un peu de réconfort auprès de lui, que nenni, le bonhomme n’a probablement rien entendu. Double peine.

La guerre s’achève, mais les problèmes continuent. Comme il l’avait promis, l’acteur fuit sans demander son reste (puisqu’on était dans les détails de mise en scène, en voilà un autre : il pensait s’échapper en profitant de l’absence de sa protectrice, mais elle le trouve à temps juste avant son départ en train d’emballer tel un voleur un gros morceau de saucisson…). On a connu mieux comme remerciements. Et puis, comble de la déveine, à l’image de ce qu’il se faisait en France dans l’immédiate après-guerre, les nouveaux maîtres des lieux règlent leur compte avec les collaborateurs. Comme pressenti plus tôt par l’acteur en entendant qu’on le pensait mort, personne n’a eu connaissance de leur situation : personne n’était au courant. D’un côté, on reproche à l’actrice d’avoir travaillé pour les Allemands (un ami lui reproche de ne pas se défendre en n’évoquant pas le fait qu’elle ait caché une personne recherchée, mais elle n’a aucune preuve), et de l’autre, on apprendra quelque temps après que l’acteur était suspecté d’avoir été de mèche avec la Gestapo parce que personne ne savait où il était passé pendant toutes ces années… Il y a un côté savoir-faire et faire savoir dans leur malheur commun : ils se sont tellement bien caché que personne n’était au courant et que personne ne peut désormais imaginer une telle histoire… Si vous êtes des héros, rappelez-vous que l’essentiel pour tirer profit de votre héroïsme, c’est d’en faire la publicité et de connaître les bonnes personnes pour raconter votre histoire… On a connu des acteurs plus habiles en la matière.

Bref, des années après, lui est devenu alcoolique, et puisqu’une femme amoureuse, c’est une femme un peu idiote, elle lui propose de revenir loger chez elle. Bien entendu, tout ne se passe pas comme elle l’aurait espéré. Faites sortir le malheur par la porte, il entrera par la fenêtre. Elle file ensuite pour la capitale et se fait remarquer dans une émission radiophonique qui lui vaut son succès. Pèsera sur elle toujours le regret de n’avoir jamais été en mesure de passer maître dans l’art d’être aimé…

La dernière image du film est bouleversante. L’hôtesse de l’air qui s’est un peu prise d’affection pour elle en la voyant enchaîner les verres de cognac lui propose un café : l’avion va atterrir, signe que le défilement de son passé prend fin. Regard dans le vague, regard perdu. Et malgré son émotion, elle cherche à faire bonne figure. L’image bouleversante d’une femme trahie par les hommes, souillée en silence pendant la guerre, accusée de ce qu’elle n’était pas, et qui ne rencontrera jamais l’amour d’un homme. Les hommes, ces lâches.

Grand film.


L’Art d’être aimé, Wojciech Has 1963 Jak byc kochana | WFF Wroclaw, ZRF Kamera


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Les Indispensables du cinéma 1963

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Top films polonais

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Matins calmes à Séoul, Hong Sang-soo (2011)

Retour à Bukchon

Note : 4 sur 5.

Matins calmes à Séoul

Titre original : Bukchon banghyang / 북촌방향

Aka : The Day He Arrives

Année : 2011

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Yoo Jun-sang, Kim Sang-joong, Song Seon-mi, Kim Bo-kyung, Kim Eui-sung, Park Soo-min, Go Hyun-jung

Hong Sang-soo n’aura probablement jamais aussi bien exploré les univers parallèles, les récits répétés, que dans Matins calmes à Séoul. À se demander si dans son cas, ces séquences qui voient double ne sont pas des vies rêvées, oubliées, qu’un alcoolique doit misérablement avoir l’habitude de hoqueter dans sa mémoire avinée.

Aucune cohérence diégétique ou dramatique. Impossible pourtant d’affirmer que ces bizarreries sont les conséquences heureuses et désinhibées d’une volonté consciente du cinéaste d’explorer ainsi les différentes possibilités… quantiques d’une histoire (comme en physique, l’avantage d’une narration éclatée et sans cohérence, c’est qu’on peut toujours avancer l’argument du « récit quantique » : je le fais ici à la place de Hong Sang-soo) ou s’il s’agit des conséquences de divers essais effectués lors du tournage et qui seraient l’intérêt, l’avantage, de procéder par improvisation. Car c’est précisément ce qu’on fait avec les acteurs quand on improvise : on explore. (Au montage et dans les séquences tournées suivantes, on est censé en général trouver une cohérence. Ce dont le cinéaste se moque jusqu’à en faire une marque personnelle).

On ne saura jamais ce qui initie ainsi le mouvement créatif du cinéaste, mais il faut saluer l’audace. Cela a son charme. Et souvent ses limites. L’idée, c’est de trouver jusqu’à quel point cette faculté ou ce désir de jouer avec la cohérence du récit permet de mettre en valeur une histoire. On trouvait les mêmes incohérences (quantiques) dans Oki’s Movie, mais je n’ai pas souvenir de l’avoir vu employer ces méthodes radicales avec le même succès ailleurs que dans Matins calmes à Séoul ou dans Un jour avec, un jour sans.

Pour ses personnages, Hong Sang-soo se contente des recettes habituelles des films romantiques : le thème du croisement est toujours primordial chez lui. On se croise, on se rencontre, mais personne ne regarde vers la même direction. A s’intéresse à B, qui s’intéresse à C, qui s’intéresse à A. Le cinéaste semble nous dire que les personnes se rencontrent en fonction d’ensemble de coïncidences, mais dans de tels triangles où les points tentent toutes les combinaisons possibles pour se rencontrer, on croirait presque les voir danser en rond sans jamais se voir. Lui qui aime tant les allégories animales, je suis étonné de ne pas l’avoir encore vu montrer un chien assez stupide pour chasser sa queue.

Pour ce qui est de la situation de départ, Hong Sang-soo a à nouveau recours au même cliché du retour au pays. C’est pratique, l’occasion est toute trouvée pour multiplier les rencontres, les visites, pour être toujours en mouvement, en quête de quelque chose, en errance même le plus souvent, et les bars finissent toujours par devenir des îles, des havres de paix, derniers endroits possibles où croiser du monde ou les univers, multiplier les occasions et les possibles…

Le plus amusant sans doute aurait été de continuer sur le principe des possibilités parallèles vécues par un auteur alcoolique et révéler (ou suggérer plus précisément comme c’est déjà un peu le cas ici) que la propriétaire du bar (prenant les traits ici d’une femme magnifique) soit en fait une femme quelconque et plutôt laide au réveil. Classique de l’ivresse nocturne. Pour ne pas dire un cliché un peu lourd. Nous laisser, nous, spectateurs, y penser est peut-être mieux… Car en fait, le plus étrange dans cette histoire, c’est que cette femme qui se jette dans les bras de notre héros de passage ne cesse de réagir comme s’il était étonnant « qu’un tel homme » (on parle d’un cinéaste, forcément, qui ne produit plus) puisse s’intéresser à une femme comme elle. Le biais d’autorité masculin semble ici, au mieux, jouer pleinement son œuvre (et produire autant de victimes), mais s’il y a des incohérences dramatiques dans le film en voilà donc une autre psychologique ou logique (je rappelle qu’elle est interprétée par une actrice magnifique). Ça valait le coup d’être aussi odieux avec tout le monde, si c’est pour montrer une telle fragilité une fois que l’ivresse investit son esprit…

À moins que le cinéaste soit en plein fantasme.

La possibilité d’un récit circulaire est aussi fortement envisageable (ce qui ne change rien à l’incohérence du comportement de la fille bien trop facilement attirée par le cinéaste), car le personnage principal reproduit exactement le même type de comportement avec celle qui “ressemble” à l’autre femme chez qui il se rend une nuit (c’est la même actrice). On reste dans l’idée de croisement et de danse où jamais personne ne doit ou ne devrait faire le reste du chemin avec l’autre (concept pratique pour les hommes mariés et les coureurs… en rond).

D’ailleurs, l’alcoolisme apparaît également comme la conséquence possible des relations étranges que le professeur et ancien cinéaste multiplie avec certaines connaissances qu’il vient à croiser dans la ville : certaines, il ne les reconnaît même pas, d’autres, quand il s’approche d’elles, manquent d’amabilité, et lui ne paraît pas comprendre pourquoi. L’alcool vous fait vivre des vies parallèles auxquelles d’autres ont accès à votre place… C’est peut-être toutes ces vies que le cinéaste cherche à retrouver à travers ses films… Et le périple (ou le « retour dans la capitale » pour reprendre la traduction littérale du titre original) sonne alors plus comme un voyage initiatique vers ses vies intérieures : une sorte de retour d’Ulysse sous opium, fait de rencontres étranges et de destins contrariés ou impossibles.

Aussi, si on prend soin de ne relier que les quelques points de rencontre qui sortent du lot et d’en faire à travers un montage une paréidolie qui fait sens, les personnages auront, eux, l’impression de vivre des trajectoires animées par des coïncidences. C’est du moins ce que Hong Sang-soo semble faire dire à son Ulysse (même si on imagine mal le héros d’Homère tenter « in situ » d’expliquer ses mésaventures autrement qu’en évoquant les caprices des dieux). Puisque tout est « quantique », peut-être devrions-nous parler alors de « méta-récit » : le personnage serait à la fois l’auteur de sa propre aventure, le premier spectateur et le meilleur critique. Cela serait sans doute ennuyeux si ce n’était pas si amusant. On songe alors peut-être un peu plus à The Swimmer qu’à Ulysse. Retour absurde et vain.

Et moi qui attends toujours le chef-d’œuvre du cinéaste, peut-être devrait-il pour satisfaire à mes exigences lorgner du côté de Symbiopsychotaxiplasm de William Greaves. Tu viens m’en parler Song-soo ? Avec moi, nul besoin de s’enivrer pour voir double, explorer et tenter l’impossible. Après, je le reconnais, je suis peut-être un peu moins joli que Kim Min-hee. Mais au lieu d’être ta muse, je pourrais être ton alcool. Je suis un déconstructeur : n’écoute pas les flagorneurs qui crient au chef-d’œuvre chaque fois qu’ils voient tes bobines. Tu barbotes depuis vingt ans dans la même piscine : l’eau y est douce et tu y es à ton avantage. Moi, je te propose de sortir de ton confort routinier et de partir à l’aventure, d’explorer la piscine du voisin, et ainsi de piscine en piscine, de rejoindre ton for intérieur, ton Ithaque si longtemps oubliée. Viens Ulysse, réponds à l’appel de ton symbiopsychotaxiplasm ! Mets tes pas dans les miens, laisse l’ivresse limiesque s’emparer de toi, et cours enfin vers ta dernière période créative ! La plus aboutie. Kim Min me suive !

Bref. Toujours pas un chef-d’œuvre, mais peut-être mon film préféré du cinéaste avec Ha ha ha et quelques autres. Peut-être son plus personnel aussi, si on imagine qu’il est (dans une certaine mesure) autobiographique. Et paradoxalement, un film qui lance une période bien plus prolifique en qualité (c’est du moins mon avis). (Période qui coïncide également avec la première rétrospective de ses films proposée à la Cinémathèque française, elle-même suivie par une autre au MoMA : qui sait, peut-être que cela a participé à lui donner confiance, à remettre ses idées à l’endroit après quelques années de gueule de bois, et à lui offrir un peu plus de moyens…)

C’est aussi sans doute l’affiche du film du cinéaste que j’avais vu le plus tourner sans connaître le film. Il fallait, évidemment, que le minois chargé ainsi d’aguicher le public soit celui de Song Seon-mi (qu’on ne reconnaît pas vraiment non plus sur l’affiche). On est cinq ans seulement après Woman on the Beach : à 36 ans, elle cesse enfin de ressembler à une adolescente. Les femmes coréennes commencent seulement à être belles quand elles approchent la quarantaine. De quoi tourner les têtes de nombreux hommes. Et de beaucoup de cinéastes…

Moins glamour : au moment du tournage, l’actrice qui joue la propriétaire du bar, Kim Bo-kyung était atteinte d’un cancer du foie. Après dix ans de lutte contre la maladie, elle en est décédée l’année dernière…

Et, chose plus amusante, le terme “chéri” en coréen est le même qui veut dire “papa” en japonais… L’Extrême-Orient, région des matins calmes et de la piété filiale. Du confucianisme et du confusionnisme.


Matins calmes à Séoul, Hong Sang-soo 2011 The Day He Arrives / Bukchon banghyang / 북촌방향 | Jeonwonsa Film


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Lucia et le sexe, Julio Medem (2001)

Irrésistible

Note : 1.5 sur 5.

Lucia et le sexe

Titre original : Lucía y el sexo

Année : 2001

Réalisation : Julio Medem

Avec : Paz Vega, Tristán Ulloa, Najwa Nimri

Formidable cinéma bourgeois où un écrivain avec le physique de Dominique Pinon et le talent additionné de Philippe Djian et de Marc Levy peut se retrouver au milieu d’une histoire de cul avec trois femmes folles de lui toutes plus belles les unes que les autres…

On pourrait presque avoir l’impression que ce cinéma de personnes sans problème a comme finalité de troller le spectateur moyen, laid et pauvre tellement le film multiplie les clichés puants de la bourgeoisie ‘cultivée’ sans histoire. Ce bourgeois bohème, du moins tel que représenté ici et qui s’apparente plus aux fantasmes extravagants et sexuels de petit garçon gâté par la vie, vit dans un grand et bel appartement où le ménage se fait tout seul, écrit des histoires idiotes le matin avec un mug de café sur sa table de travail, achève son chapitre sans grandes difficultés, puis vient embrasser la femme qui a passé la nuit avec lui et qui l’attend devant la fenêtre en train d’admirer les premiers rayons du soleil. Que calor. 37,2° le matin.

La veille, ils ont fait l’amour (« le meilleur coup de sa vie », on parle du Dominique Pinon écrivain), et la femme en question s’était présentée à lui dans un bar en lui disant qu’elle avait lu tous ses chefs-d’œuvre et qu’elle en était déjà tombée amoureuse sans même le connaître. Quel charme, Dominique !

Con comme la…

Lui, parce qu’elle est jolie, et lui sentimental, lui raconte qu’il l’aime aussi (c’est fou ce qu’on peut être sentimental quand la fille est jolie). Non, non, rien à voir avec des fantasmes strictement masculins, voilà un véritable épisode de la vie standard d’un petit-bourgeois espagnol : toutes les femmes, surtout les plus jolies, ne peuvent que succomber à mon charme. La vie facile, tu devrais essayer, spectateur pauvre et laid. Essaie la sapiosexualité aussi. Et devient riche et célèbre. Tu fais pas d’efforts (d’imagination).

D’ailleurs, le roman que notre écrivain à succès local est en train d’écrire raconte une autre histoire tout aussi crédible et sentimentale. Ne t’y trompe pas, spectateur : nous les bobos, des histoires folles où des femmes canon nous tombent dans les bras, ça nous arrive tous les jours, alors crois-le ou non, on édulcore quand même un peu notre vie trépidante qu’on décrit dans les romans et qui n’en sont pas tout à fait, sinon ça pourrait t’énerver.

Un jour donc, c’était il y a six ans, notre jeune bourgeois écrivain se tape une serveuse au beau milieu de la mer (t’as déjà fait l’amour dans l’eau, toi ?, moi je te conseille pas, mais peut-être que les femmes ont des pouvoirs super-lubrifiants quand des super-bourgeois les pénètrent). Aventure facile et sans lendemain, les femmes adorent ça (du moins, celles fantasmées par les gentils garçons). Surtout la génération sida. À la fin des années 90, comme en tout temps, si on tombe enceinte, c’est qu’on n’a pas utilisé de capote. Alors voilà, enceinte. Paf. Hé, oui, parce que le jeune bourgeois, c’est à savoir, il déborde tellement de fertilité que parfois avec un simple regard, il peut féconder les jolies serveuses qui travaillent aussi chez Elite.

Et s’en foutre royalement. Parce que l’écrivain bourgeois, il a autre chose à faire que de se soucier de ces histoires de gosses. Surtout quand c’est les siens : une serveuse ne devrait avoir aucun problème à élever son gosse seule d’ailleurs. La routine. La vraie vie. Hé, le jeune bourgeois, il a des mannequins différentes chaque nuit dans son lit, et le matin il leur dit au revoir avant de bosser, lui, sur Word 95… pas de place pour la vie de famille. Ou le respect des femmes. La liberté, quoi. La vraie, sexuelle. Pour les hommes sans problème. La vie de famille, hein, c’est bon pour les pauvres, les gens ordinaires. Et puis, pour les femmes qui n’ont pas eu de chance.

Le monde regorge de mannequins Elite, y a qu’à se servir. Une d’engrossée, dix de retroussées.

Manger dans la main de l’homme.

Mais, tout de même, au bout de six ans, comme le bourgeois a l’esprit curieux quand il enfante avec son foutre explosif et divin, il veut voir la gueule de son mioche. Au bout de six ans. Gentleman. Pas pour rien qu’il est irrésistible. Au bout de six ans. Une fois que le mioche a passé l’âge de chier dans ses couches et avant la crise d’adolescence. La belle vie. Les femmes voient que c’est un connard, mais elles continuent d’en vouloir à sa bite. Irrésistible.

Le Marc Levy avec la gueule de Dominique Pinon en profite pour culbuter la baby-sitter de sa fille, parce que pourquoi pas. C’est tout de même pas sa faute si c’est encore une baby-sitter de l’agence Elite et si lui est ir-ré-sis-tible. Car oui, le bourgeois bohème a une chose à dire au monde réel : les femmes, surtout si elles sont jolies, elles sont forcément sexualisées. Donc baisables. Toujours. Une femme que tu désires, c’est une femme qui forcément est disponible. Hé, n’est pas Dominique Pinon qui veut.

Tu ne savais pas ? Essaie dans la rue la prochaine fois, avec la première venue : présente-toi avec ta gueule de Dominique Pinon, dis-leur que tu écris des histoires à la con, et elles te suivront direct dans ton pieu. Les femmes servent à ça. Répondre à tes instincts primaires, à tes besoins, à tes fantasmes. La vraie vie quoi. Tu savais pas ?

Et là c’est le drame, ta mioche est bouffée par le clébard de la maisonnée alors même que tu t’enfilais vicieusement la baby-sitter dans la chambre de sa mère (l’ex-serveuse désormais maquée avec un footballer). Je rigole pas, c’est forcément un accident terrible et injuste. Crédible aussi. Tellement improbable dans ce monde où tout te sourit. Un signe malheureux du destin qui n’a pas compris qui tu étais. Un mec bien (riche et connu). Ou le signe que te pousse le bouchon un peu loin. Dans le cliché ou dans les fantasmes, tu choisis.

Hé oui, de la culbutée à la culpabilité, il n’y a qu’un pas…

Lolo, il baisait avec la baby-sitter pendant que toutou bouffait ma fille.

Après le drame, elle, la baby-sitter de chez Elite, fera une tentative de suicide (et puis, on en entendra plus jamais parler : faut pas pousser, la déprime, c’est moins sexy). Mais lui aussi, rongé par la culpabilité (ou la honte d’inventer de telles conneries, on peut nous aussi rêver), en ferra de même (la tentative de suicide, seul recours du bourgeois en détresse post-traumatique). Bon, entre-temps, il a tout de même eu la présence d’esprit pour échapper au scandale de s’échapper par la fenêtre la nuit de l’accident (les bourgeois ont décidément tous les droits — ou leurs fantasmes sont révélateurs de leur courage).

Heureusement, tout est bien qui finit bien, parce que la serveuse Elite 2 quitte son fiancé de footballer et se retire dans un gîte dans le trou du cul du monde (mais ensoleillé) et y rencontrera par hasard la femme Elite 1, celle qui était tombée amoureuse de l’écrivain en lisant ses histoires à la con. Le destin est à nouveau gentil avec le bourgeois, il peut sécher ses larmes de crocodile. Y a pas mort « d’homme ». Et bientôt, il pourra commencer une vie polygame heureuse et sans phare ni mioche ou clebs entre ses pattes. Le bonheur bourgeois en somme. Ou le fantasme de ceux qui aspirent à le devenir. Un bonheur qui s’achève baigné de lumière. Avec les promesses d’une vie meilleure (enfin). Assez de l’errance sexuelle et des filles faciles de chez Elite, place à la vie tranquille d’un ménage à trois. Dominique Pinon se sacrifie pour leur bonheur à elles : ce sont elles qui le réclament. Oh, non, ce n’est pas moi qui rêve que toutes les femmes tombent à mes pieds, ce sont elles qui me supplient de devenir les pantins sexuels de mes fantasmes. La preuve, on appellera cette histoire : Lucia et le sexe. Je n’ai rien à voir là-dedans, c’est son histoire à elle. Moi, je me contente d’être…

Irrésistible.

(En vrai, je revisite un peu, mais je suis pas très attentif quand c’est aussi vulgaire.)


 

Lucía y el sexo, Julio Medem 2001 | Alicia Produce, Canal+ España, Sogecine


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Inherent Vice, Paul Thomas Anderson (2014)

Note : 2.5 sur 5.

Inherent Vice

Année : 2014

Réalisation : Paul Thomas Anderson

Avec : Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson

Quel fouillis indescriptible… J’aimerais bien dire qu’on se rapproche du Grand Sommeil, qu’à l’image de LA Confidential ou d’autres neo-noirs, on ne comprend rien, mais on s’amuse comme des fous à regarder un détective plongé dans son univers psychédélique en train d’essayer d’en pénétrer un autre pour retrouver sa belle… Sauf que PTA n’y met pas les formes, et qu’il peine à cacher la seule chose qu’on comprenne de son film : jusqu’aux acteurs, personne ne comprend de quoi il s’agit.

Quand on est spectateur et qu’on suit un film, il est accessoire de devoir comprendre en détail les implications soulevées par chaque ligne de dialogues (cf. ces derniers jours avec Spotlight ou The Big Short). Mais pour cela, il faut qu’on suspecte tout de même qu’il y a quelque chose à comprendre (faute de quoi, on tombe dans la logique Mr Nobody ou de celle de Lost…). Et pour qu’il y ait quelque chose à comprendre, encore faut-il qu’acteurs et metteur en scène comprennent ce qu’ils racontent. Quand on a un texte aussi dense, quand on est acteur, on est d’abord flatté et satisfait de voir qu’on va être au centre de l’attention quelques secondes, qu’on va être capable de montrer toute l’étendue de notre talent… Et puis ça se corse quand vient à mettre du relief au texte, lui donner une consistance et une cohérence. De ce que j’en comprends, ses lignes de dialogues, souvent de longs face-à-face parsemés de longues répliques, alternent les informations purement décoratives et les autres essentielles qui serviront à nous réorienter vers l’objet de la quête. Quand on comprend cette logique à la lecture, il faut chercher à interpréter le rôle en mettant bien l’accent sur ce qui est digressif et sur ce qui est important. Non seulement pour éclairer le spectateur, mais surtout parce que dans la vraie vie, c’est ce qu’on fait : quand on parle, on peut être amenés à faire des digressions, et puis on revient à l’essentiel en adoptant une manière de parler différente. Le problème, c’est que les acteurs de Paul Thomas Anderson sans exception jouent tout de la même manière : entre le décoratif et l’essentiel, on ne distingue rien. Et ça, c’est le signe d’un acteur qui « joue les mots », non la situation, et qui s’appuie sur eux pour laisser penser qu’il capte ce qu’il “raconte”. Mais raconter, c’est articuler une pensée, une logique parfois un peu sinueuse d’un auteur ou d’un personnage, pour éveiller l’intérêt du spectateur. Quand on raconte une histoire à un enfant, avant de comprendre les détails de celle-ci, d’en comprendre le sens de chaque mot, il comprend sa structure parce qu’en lui racontant, on structure le récit autour d’une ponctuation et d’une tonalité propres qui arrivent malgré nous (quand on comprend ce qu’on raconte) à retranscrire les évolutions du récit. Rien de ça ici, on fait semblant. Difficile dans ces conditions de se prendre au jeu : on voit des acteurs qui, eux, s’amusent à se plonger dans un univers qui ne leur est pas familier, mais qui semblent pourtant incapables d’en retranscrire les codes (c’est que c’est légèrement plus difficile que de jouer aux cow-boys et aux Indiens).

Et pire, quand PTA ou les acteurs comprennent la ponctuation du récit, ils maîtrisent mal la manière de la retranscrire dans leur jeu ou dans la réalisation. Typiquement, quand un personnage doit donner une information importante à un autre, sa tonalité change, il le fait après une petite pause, OK, sauf que le montage doit suivre. Or, PTA préfère dans ce cas passer par le jeu des acteurs plutôt que par le montage (un raccord dans l’axe, un contrechamp avec cadrage plus serré, etc.). Ce qui pourrait à la limite marcher s’il ne parasitait pas sa mise en scène d’autres effets entrant en contradiction avec le jeu de l’acteur qui ponctue, à ce moment, la “situation”. PTA brouille ainsi les pistes soit avec l’emploi d’une musique continue qui ne suivra pas la logique narrative du personnage qui ponctue autrement soit avec un mouvement de caméra continue qui neutralise ce que l’acteur peut faire, ou les deux. La cacophonie du film, elle est là aussi : les acteurs semblent raconter leur histoire (ce qu’ils en comprennent) et le réalisateur une autre. Signe que soit personne n’y comprend rien soit que le réalisateur ne s’est pas assuré que tout le monde était sur la même page…

Au passage, l’image de la femme que véhicule le film et/ou les affiches est assez agaçante. D’accord, tous les personnages sont des stéréotypes, mais c’est la répétition qui use. Au cinéma, des acteurs moches sont toujours maqués avec des filles magnifiques, et quand c’est leur corps qui est magnifique, on les fout à poil. Pour faire une affiche de film horizontale, on se sert du corps du personnage féminin du film, et quand il faut recadrer pour en faire une affiche verticale, on recadre sur le bout droit de l’affiche où on ne voit plus que les jambes. C’est d’un goût… À moins que ce ne soit que du vice…


 

 


 

 

 

 

 

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Into the Inferno, Werner Herzog (2016)

Note : 2.5 sur 5.

Into the Inferno

Titre français : Au fin fond de la fournaise

Année : 2016

Réalisation : Werner Herzog

Coq à l’âne géo-mystique explosant le bilan carbone de son réalisateur.

Les passages “humains” dans lesquels Herzog laisse des indigènes déblatérer leurs croyances tout en trouvant ça sans doute fort spirituel, sont prodigieusement ennuyeux pour le rationnel que je suis. Le passage en Éthiopie est incompréhensible (énorme digression archéologique) ; l’autre en Corée du Nord a au moins l’avantage de présenter un intérêt historique (je n’avais aucune connaissance de ce volcan, de sa caldeira et de l’éruption qui les ont constitués il y a mille ans, et bien sûr encore moins de l’importance symbolique pour les Coréens de ce lieu).

On peut aussi noter que les excès personnels et habituels d’Herzog, sa passion pathologique pour les hommes un peu perchés (la fascination du cinéaste pour les hauteurs), contaminent ici ses sujets à dose homéopathique : c’est peut-être peu de chose, mais perso ça m’agace de voir un archéologue grande gueule américain tailler un arbre de la brousse éthiopienne pour pouvoir y faire passer plus aisément son 4X4 (on est dans le désert, hein, le bois que tu coupes, tu n’es pas sûr de le voir repousser spontanément ailleurs — oui, parce que les Éthiopiens sont aussi les champions du monde du replantage, mais avec quel résultat…) ; ou encore voir un autre type balayer de ses doigts nus les pages d’un vieux codex en ruine pour faire joli devant la caméra.

Bref, des passages ici ou là pour Werner pour un film qui ne fait que passer.


 

 


 

L’Amour l’après-midi, Éric Rohmer (1972)

Note : 4 sur 5.

L’Amour l’après-midi

Année : 1972

Réalisation : Éric Rohmer

Avec : Bernard Verley, Zouzou, Françoise Verley

Catalogue La Redoute Automne-Hiver 1971. Pages sous-pulls et robes à fleurs.

Rohmer nous dirait presque que chaque homme devrait commencer par balayer devant sa porte, et que toutes les autres (portes), ne sont que des mirages. Voir Rohmer en boute-en-train, s’imaginant sonner à toutes ces portes (et une en partie commune, peut-être pour pallier toutes les autres) avant de s’avancer le balai entre les jambes, c’est amusant. Bref, je ne crois pas avoir jamais vu un Rohmer aussi drôle. On s’amuse avec les secrétaires des écarts supposés, rêvés ou peut-être réels de Frédéric, on se demande comme lui en riant un peu moins si sa femme n’en ferait peut-être pas autant, et si elle ne serait pas passée à l’acte. Dans ce finale pompidolien (antonyme bourgeois du sexy poupoupidooïen), c’est tout la crainte, la jalousie confuse et timide qui s’évapore quand Frédéric, un temps toqué pour une autre, vient taper à sa porte…

Cette collection de sous-pulls, de cols roulés, de chemise à rayures, si ce n’est pas magnifique.

Et puis, drôle, Rohmer, pas seulement. Le garçon arrive avec une subtilité que je ne lui connaissais pas, en suggérant assez fortement un hors-champ, en jouant de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, de ce que les personnages désirent, disent désirer, et pourraient en réalité désirer, ou de ce qu’ils font même (on ne sait rien des journées et des relations de la femme de Frédéric, et quand Chloé quitte Paris, ou rejoint ses amants, on ne sait rien de tout cela, et on pourrait se demander si tout ça est “vrai”).

Le début, tout en montage-séquence* et voix off (globalement toutes les séquences introspectives, narratives et rêveuses de Frédéric) est magnifique.

Amusant encore, au milieu de toutes ces filles magnifiques, je trouve cette Zouzou particulièrement laide et vulgaire. L’alchimie, si improbable avec Frédéric, en est peut-être plus belle et réussie. Une relation pas forcément évidente, dont on ne sait au juste si eux-mêmes pourraient y croire, mais que Rohmer s’acharnerait, là encore avec amusement (ou comme un Dieu masochiste, voire réaliste, parce que c’est si commun), à poursuivre pour voir ce qui en découlerait. Comme deux aimants qu’on s’acharnerait à vouloir rapprocher sur la mauvaise face.

Une des astuces du film, peut-être involontaire du film d’ailleurs, c’est, du moins ce que j’en ai perçu, l’absence chez Rohmer de vouloir nous en imposer une lecture. Un conte moral, je n’en suis pas si sûr… On aurait vite fait d’interpréter toutes ces galipettes d’élans refoulés pour une ode à la bienséance bourgeoise. La fin ne dicte pas tant que ça le film : ce qui la rend inévitable c’est peut-être moins l’intention, ou la philosophie supposée du cinéaste, que le caractère même de Frédéric qui l’impose et la rend crédible. Et même belle : un petit-bourgeois qui redécouvre sa “bourgeoise” et qui rejoue à sa manière une comédie de remariage, c’est beau ; peut-être plus que de voir un petit-bourgeois chercher à être quelqu’un d’autre, à forcer une nature qui ne serait pas la sienne et qui collerait plus à l’humeur du temps, etc. (Ce ne serait pas d’ailleurs une sorte de Nuit chez Maud éparpillé façon puzzle ? Le principe, de mémoire, est un peu le même : un gars tenté par une autre femme, et pis non, le désir se suffisant tellement lui-même, pourquoi tout gâcher en le noyant sous l’éphémère et toujours inassouvi plaisir…)

L’Amour l’après-midi ou l’anti Monika. On dirait Rohmer en train de siffler la fin de la “modernité”, de la nouvelle vague et de la révolution sexuelle. « Bon, les enfants, vous êtes bien gentils, mais moi je vais baiser ma femme. »


*article connexe : l’art du montage-séquence


L’Amour l’après-midi, Éric Rohmer 1972 | Les Films du losange

Blow Out, Brian De Palma (1981)

Note : 3.5 sur 5.

Blow Out

Année : 1981

Réalisation : Brian De Palma

Avec : John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow

Excellente scène d’explo…sition. Ça sonne bien ensuite pendant une heure jusqu’au pétage total des deux dernières bobines où Brian fait du Fuller.

Je suis sérieux, le film a au moins deux atouts : son humour et John Travolta. Le reste est mal fichu, et le Brian, il aurait dû se faire aider au scénario pour évacuer toutes ses invraisemblances et facilités grossières.

Je n’ai aucun souvenir de Blow Up, mais j’y vois surtout aussi un joli remake de Conversation secrète, sans le génie bien sûr de Coppola. On gagne en petites scènes rigolotes ce qu’on perd en subtilité, mais comme l’humour n’est qu’accessoire dans le film, on reste sur sa faim.

En parlant de fin, celle-ci est atroce. Dès qu’on en voit trop du côté du meurtrier en fait. Plus on le voit, moins ses motivations et ce qui en découle deviennent crédibles (« cachez cet assassin… ») : le type est tireur d’élite (tirer sur le pneu d’une voiture à pleine vitesse n’est pas donné à tout le monde), c’est un professionnel de l’intrusion par effraction, de la mécanique automobile, de la téléphonie et des écoutes, il tue parfois pour le plaisir, mais… il a des motifs politiques, il est lié à une « organisation » complotiste… et puis en fait non… il devient sur le tard à la fois tueur en série et loup solitaire avec des motifs inconnus (le propre camp de l’assassiné avait noyé l’affaire, mais lui, il veut assassiner les témoins au lieu de laisser faire « la police »), il a des méthodes d’espion (la montre tueuse), et on sait aussi que c’est un tueur qui bande mou parce qu’il n’arrive pas à se décider à tuer sa dernière victime en l’emmenant là où il avait réussi à tuer toutes les autres… dans un lieu à l’écart, enfin il préfère se lier à la foule du 4 juillet pour avoir plus de chance de tuer sa dernière victime. Moi je dis chapeau, un mec comme ça, ça ne court que dans les rues tirées de l’imagination sinueuse d’un Brian De Palma.

Au même endroit, on a donc, une nuit, caché dans les fourrés, le tireur et son complice d’alors, le paparazzigoto, et à leur vue, en plein milieu d’une passerelle écoutant d’abord deux amoureux passant là forcément par hasard, notre ingénieur du son au QI surhumain. Malgré tous ces témoins encombrants, personne ne se croise avant le crime, et le tireur estime parfaitement pertinent de passer à l’action. D’accord… On nous dit aussi que c’est l’été, et on voit Travolta avec des mitaines (pendant tout le film les divers personnages s’habillent chaudement). Seulement dans les films de Brian De Palma, la fête nationale tombe en plein automne (sans doute un hommage au prince des invraisemblances, Samuel… Faller). Nombre de personnages (ou « d’autorités ») servent un peu les utilités pour ne plus réapparaître par la suite : le copain de candidat qui cherche à étouffer l’affaire et tous ses acolytes, disparus comme par enchantement, l’organisation dont fait partie le tueur… Tous, le même empressement à se faire la malle (le journaliste star intéressé par les bandes est mal exploité, tout comme un autre personnage à qui Travolta révèle toute l’affaire… le flic). Les flics véreux d’ailleurs trouvent un moyen d’effacer les bandes que Travolta avait remis avant que le flic chargé de l’affaire ne les écoute ; alors qu’au même moment et pendant sans doute que Travolta raconte une vieille histoire sordide le faisant passer malgré tout pour un mec sympa plein de remords, eh ben les mêmes flics véreux, à moins que ce soit le tueur aux mille talents ou ses copains complotistes tirés en Floride, bref, pendant que quelqu’un passe assez de temps dans son bureau pour échanger toutes les bandes, absolument toutes par des bandes vierges, alors que la secrétaire au même moment sait qu’il y est pour l’y avoir laissé rentré (Bonjour, on se connaît pas, je viens avec un gros chariot de bandes vierges, je viens échanger tout le stock de votre pote. — Allez-y, c’est un con, d’ailleurs, c’est samedi, il se tire toujours en boîte à cette heure-ci.)

Je n’ai absolument rien compris du soi-disant indice sonore laissé sur la bande : j’entends un coup de feu, oui, mais pas un pneu qui éclate (mais je ne suis pas ingénieur, encore moins ingénieur du son, et je m’ingénie peut-être à trouver ici une invraisemblance alors qu’en fait j’ai rien compris) (ou peut-être encore que c’est un hommage, en sommeil, au premier film noir « moderne », En quatrième vitesse, auquel De Palma aurait emprunté la voiture de l’introduction…). Est-ce que sérieusement, on peut synchroniser du son sur des photos capturées dans un magazine où il reste tout de même assez peu probable que tous les photogrammes d’un film aient été publiés (Travolta ne saura de toute façon pas à quelle vitesse les tirer pour les faire correspondre au son que lui a enregistré, sans compter que là encore j’ai du mal à comprendre la logique d’un paparazzi qui habituellement travail avec de simples images photographiques pour faire ses coups et qui là pour l’occasion a besoin d’un film). On ne sait d’ailleurs pas bien ce qu’il attendait de la situation, entendu qu’il était prévenu que son complice tirerait (le champion) sur un pneu, forçant un accident, alors qu’il aurait été plus simple et logique pour lui de les surprendre quand le véhicule était arrêté… (C’est le film noir moderne, il n’y a qu’une seule chose à comprendre : si c’est spectaculaire, c’est cohérent.)

Alors voilà, si toutes ces phrases n’ont ni queue ni tête, ce n’est pas le seul fait de ma syntaxe hésitante. De Palma m’a contaminé. C’est bête, pendant un moment il arrive à faire illusion, et tout le développement, du fait de sa manie à vouloir copier des situations (ou des effets) vues ailleurs (typique de Fuller ça encore, comme ça le sera de Shyamalan), s’est peu à peu embourbé dans un monde parallèle. En réalité, dès qu’arrivent les premières invraisemblances, ça casse tout, et ça coïncide surtout avec le développement de la personnalisation du tueur (qui est probablement l’un des antagonistes de l’ombre le plus mal fichu et le moins crédible de l’histoire des thrillers politico-criminels).

Malgré tout ce travail bâclé, j’avoue un petit faible pour le film. Il est rythmé, joli à voir, et ma foi, j’aurais bien aimé voir Travolta plus souvent dans ce genre de personnages. Non pas qu’il ait un petit air à la Jimmy Stewart, mais je le trouve sympathique. Il n’en fait pas trop, et pour un gars assez souvent cantonné aux beaux gosses, c’est le signe tout de même qu’il a quelque chose. Je le trouve même plus sympathique que Ryan O’Neal, c’est dire.


Blow Out, Brian De Palma 1981 | Filmways Pictures, Geria Productions, Cinema 77

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Tabou, Nagisa Ôshima (1999)

Cerise sur gohatto

Note : 4 sur 5.

Tabou

Titre original : Gohatto

Année : 1999

Réalisation : Nagisa Ôshima

Avec : Takeshi Kitano, Ryûhei Matsuda, Shinji Takeda

Oshima souffle toujours le chaud et le froid, et c’est parfois difficile d’entrer dans ses aventures ouvertement subversives. Ça peut lasser, agacer, et paraître en tout cas toujours un peu forcé.

Je resterai pour celui-ci pas trop exigeant, car ses défauts sont nombreux, mais malgré tout, je lui trouve un certain charme, voire une retenue bien vue dans son audace. Parce que c’est bien au moins là-dessus que Oshima m’a surpris. Il ose un thème (celui de l’homosexualité au sein d’une milice armée au cours du XIXᵉ siècle), mais il arrive à adopter la bonne distance qui lui permet de ne pas trop en faire afin d’éviter le mauvais goût ou l’outrance bavant sur son sujet.

Tout cela reste en permanence descriptif et présenté comme une sorte de thriller psychologique où chacun essaierait de tirer avantage d’une situation, de sauver toujours à cette époque ce qui prime, c’est-à-dire l’honneur, et de démêler les intentions cachées de tel ou tel camarade. Le titre du film est par conséquent ici bien trouvé parce qu’il s’agit bien de ça, arriver à y voir clair dans une jungle de tabous.

Le point fort du film est sans doute d’arriver à adopter malgré tout un angle contemporain faisant de la pratique, du rapport, ou de l’amour homosexuel quelque chose d’entendu mais tabou, autrement dit, l’homosexualité n’est jamais présentée comme une pratique impure, dégueulasse, criminelle ou perverse, juste un problème de cul, d’amour, de jalousie, suscitant trahisons et connivences cachées comme si tout cela se faisait aussi bien entre hétéros. Je doute qu’une telle approche puisse être réellement vue ainsi dans le Japon de cette époque, mais c’est encore possible.

Là où en revanche le film est beaucoup moins réussi, c’est au niveau de sa dramaturgie, de sa construction. Là encore Oshima ose les audaces (en particulier les voix off des pensées de certains personnages, les cartons explicatifs), mais à force de déstructurer son récit et de chercher à vouloir prendre de la distance, notamment en ralentissant volontairement le rythme pour jouer sur le mystère et la tension, il en vient à perdre le fil et c’est le thriller qui ne décolle plus. La fin est à ce niveau plutôt mal foutu : manque de tension, et dans la dernière minute, un épilogue trop démonstratif avec un Kitano tirant de tout ça une morale “orale” quand on se serait tout autant contenté du symbole du cerisier en fleur tranché. Pour un film jouant sur le mystère, la fin en manque sensiblement.


Tabou, Nagisa Ôshima 1999 Gohatto | Oshima Productions, Shochiku, Kadokawa Shoten Publishing Co.


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films japonais

L’audace au cinéma

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The Burglar, Paul Wendkos (1957)

J.M. partagerait studio in location

Note : 2.5 sur 5.

Le Cambrioleur

Titre original : The Burglar

Année : 1957

Réalisation : Paul Wendkos

Avec : Dan Duryea, Jayne Mansfield, Martha Vickers

Il y a quelque chose d’amusant à poser son regard d’historien du cinéma en ayant les yeux rivés à ce qui se passera par la suite et ne plus juger qu’en fonction d’événements postérieurs. Patrick Brion inclut le film dans sa sélection de films noirs dans son ouvrage sobrement intitulé Le Film noir. Pourquoi pas, il est vrai que le film contient déjà pas mal d’éléments hérités du genre et qu’il annonce pas mal de ce qui viendra après.

Et après ? Ça n’en fait pas pour autant un film remarquable ou significatif. Parce qu’au-delà des éléments audacieux de la mise en scène, le savoir-faire de Paul Wendkos demeure très limité. Résultat, ce n’est pas parce que le film contient quelques éléments qui annoncent le passage du noir au thriller psycho-urbain du Nouvel Hollywood, que le film en est pour autant remarquable. Et je serais prêt à parier que bon nombre de séries B de l’époque possèdent ces mêmes caractéristiques. D’ailleurs, la singularité du film tient probablement plus aux moyens de production de la Columbia, pas franchement réputée par ses films noirs (on peut en citer deux avec Rita Hayworth, Gilda et La Dame de Shanghai). Et si on lorgne du côté du naturalisme et de ce choix, trop souvent perçu aujourd’hui comme une audace, de tourner principalement en décors naturels, la même firme avait déjà produit quelques années auparavant Sur les quais, et Le Petit Fugitif a été réalisé depuis un moment (d’ailleurs, le film emprunte dans son final, à la fois à La Dame de Shanghai et au Petit Fugitif).

Le film commence pourtant plutôt bien ; ces vingt premières minutes sont les plus réussies. On s’étonne d’autant de réalisme, de tous ces procédés astucieux qui font penser à Aldrich, Lumet ou Peckinpah (on pense furieusement à Osterman Weekend lors du cambriolage). Et puis, une fois que le casse est fait, le récit se permet une pause le temps d’un ou deux flash-back, d’une voix off, et c’est tellement réussi qu’on peut là encore se croire dans un Lumet ou déjà dans un Coppola. Sauf que Paul Wendkos montre alors ses limites. Et elles sont de taille. Parce qu’il se révèle être un directeur d’acteurs franchement pitoyable. Quand un Lumet peut, avec un scénario très écrit, mettre en place ses acteurs, c’est théâtral, on peut ne pas aimer, mais la maîtrise est là. Wendkos, lui, dirige comme un amateur. Non seulement, il est incapable de placer les acteurs les uns par rapport aux autres (il leur fait prendre des poses ridicules qui pour le coup n’ont rien de réaliste, reproduisant des images probablement vues ailleurs, mais ça correspond rarement à la situation à jouer, comme si les corps avaient une pantomime propre détachée des objectifs et intentions des personnages…), et il est incapable d’adapter le jeu de ses acteurs à son style de mise en scène. Ce n’est pas le tout de jouer de la caméra pour en faire un objet « moderne », « réaliste », encore faut-il que les acteurs n’apparaissent pas comme des nez rouges au milieu des « décors ». Et la première chose à faire pour restituer une impression de réel, c’est de prendre des acteurs qui en soient capables (ça aide quand même pas mal la direction d’acteurs). Or Paul Wendkos n’est pas Kazan, et ça se voit. La seule présence de Jayne Mansfield au générique pouvait laisser craindre le pire. C’est un peu vrai, mais les autres ne valent guère mieux. Grosse déception, Dan Duryea, acteur de second rôle génial notamment chez Fritz Lang, se révèle être un acteur foutrement médiocre quand il est (mal) dirigé dans un premier rôle. Reste une forme de classe impassible, le sadisme de ses personnages habituels en moins, mais toute l’autorité qu’il aurait pu avoir laisse place à une mollesse et un inconfort permanent. Quant au travail de la structure de la pensée sur le texte, il est inexistant, brouillon, digne des pires élèves de première année de conservatoire municipal. On sent là, toujours, la méthode de jeu typique des années 30 précédant la Méthod : les acteurs parlent faux et globalement bien plus fort qu’il ne le faudrait, comme s’ils jouaient dans une petite salle de 50 places (le mauvais acteur a cela de particulier, qu’il est incapable d’adapter son volume à la taille d’une salle, à un micro et/ou à la distance du partenaire). Le scénario n’est alors pas si mauvais, mais tout est affreusement gâché par l’amateurisme de la mise en scène.

Le Cambrioleur, Paul Wendkos 1957 The Burglar Columbia Pictures, Samson Productions (1)

Le film se termine donc sur un mélange qui évoque La Dame de Shanghai et Le Petit Fugitif, et même L’Inspecteur Harry, sauf que les effets de mise en scène ne sont pas du tout maîtrisés et alors qu’on échappait de peu au grotesque, on y tombe complètement sur ce finale.

Il est intéressant, après coup, de chercher des origines, des prémices, des révolutions dans l’histoire, mais les intentions, comme vouloir tourner « in location », appuyer sur le caractère tourmenté des personnages, oser certaines audaces de composition de plan, de style de musique, de montage, ce n’est pas ça qui produit de grands films et influence l’histoire. Dès le début, des réalisateurs qui se pensaient plus malins que les autres ont pensé pouvoir restituer plus fidèlement que n’importe qui d’autre le réel, la vie… Les plus mauvais réalisateurs passent toujours par cette idée reçue, qu’il faut reproduire le réel, adopter des points de vue subjectifs, proposer des angles astucieux, des mouvements de caméra, réussir d’étonnants plans-séquences… Tout ça, c’est du vent, car seuls comptent, d’abord une bonne histoire, et le savoir-faire pour la mettre en valeur. Le reste, c’est du flan, du style, de l’apparat, de la tapisserie. Que le cinéma américain des années 50 ait à la fois connu les plus belles heures avec les couleurs flamboyantes et le cinémascope, mais aussi un terrible déclin face à l’émergence d’un cinéma mondial et en particulier européen, personne n’irait le nier, mais vouloir forcer le trait et justifier une trajectoire que l’on pense inéluctable (vers le nouvel Hollywood et la fin du classicisme) en piochant certains des éléments, que l’on pense être le propre d’une époque, d’une « révolution » ou d’un « renouveau », dans des œuvres antérieures qui auraient en elles donc déjà en germe cette évolution, c’est voir les choses un peu à l’envers et se complaire à penser que « l’histoire » peut avoir une trajectoire, un but, une finalité. Rien n’est inéluctable et écrit. Des réalisateurs médiocres ont sans doute influencé malgré eux de grands réalisateurs, parce que les intentions, les idées, les formes, tout cela se communique, s’échange, se transforme… mais le génie, le savoir-faire, le simple talent, c’est propre à chacun. Et Le Cambrioleur, comme ses acteurs et son réalisateur, peu importe ce qu’on y trouve, parce que quand on a tout ça réuni en face de nos petits yeux, ça ne ressemble plus à grand-chose.


Le Cambrioleur, Paul Wendkos 1957 The Burglar | Columbia Pictures, Samson Productions 


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1957

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