Rio Conchos, Gordon Douglas (1964)

Une baraque dans le ciel

Rio Conchos

Note : 3 sur 5.

Année : 1964

Réalisation : Gordon Douglas

Avec : Richard Boone, Stuart Whitman, Anthony Franciosa

Pas le western le plus connu, des acteurs habitués aux seconds rôles mais tous excellents, et un réalisateur pas vraiment considéré comme un grand cinéaste (il suffit de voir les titres de certains films : Zombies à Broadway, La Revanche des gueux, la Femme en ciment, et bien sûr son film le plus connu… Them !, plus connu sous le titre français Des monstres attaquent la ville).

Revenons à ce Rio Conchos. Une histoire passionnante qui n’est pas sans rappeler La Forteresse cachée, Sierra Torride ou Apocalypse Now (lui-même inspiré d’Au cœur des ténèbres, de Conrad) : le côté traversée d’un lieu sauvage, au milieu des ennemies pour atteindre un but, un groupe composé de personnages improbables qui s’entendent malgré leurs différences, et enfin le trésor caché (ici en l’occurrence des barils de poudre pour faire sauter le repère d’un ancien général sudiste qui vend des armes aux Indiens depuis son camp au Mexique pour essayer de rêver au retour d’une armée sudiste).

Quand les personnages arrivent finalement au bout de leur quête, ils ne sont pas déçus : le repère de l’ancien général sudiste est une grande villa de type Greek revival…, sauf que la baraque n’a ni toit, ni mur. Le symbole d’un monde recomposé au milieu de nulle part, la démesure et le guide autoproclamé. On est vraiment chez Conrad. Image, en tout cas, sublime, subliminale, idée de génie visuelle qui vaut mille discours, digne d’un Kubrick, surtout dans un désert où on peut jouer avec la profondeur de champ et la poussière. Rien que pour cette scène, ça vaut le détour. Parce que pour le reste, les références et les intentions ne font pas un film, et la maîtrise de Gordon Douglas est plus que limitée.

En revanche, on comprend le sens du romancier qui a adapté ici son travail pour les jeux d’apparences, vu qu’il a comme prénom Clair, et pour déjouer toute méprise son patronyme est un joli Huffaker…

Bref, le Greek inacheved palace :

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Colonel Pardee 1-0 Colonel Kurtz

Comme dans toutes les bonnes productions conscientes de ne pas disposer du meilleur, on soigne l’éclairage, les décors, et souvent les filles. Si tu n’es pas un rio manchos, tu sauras tout seul trouver les jambes de Wende Wagner quelque part sur le Net. Moi j’en reste à ma décapotable.


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La Rivière d’argent, Raoul Walsh (1948)

Bienvenue sur le fleuve Ambition

La Rivière d’argent

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Silver River

Année : 1948

Réalisation : Raoul Walsh

Avec : Errol Flynn, Ann Sheridan, Thomas Mitchell, Bruce Bennett

Le parcours d’un homme lassé d’être loyal après avoir été mal jugé et suspendu par l’armée à l’issue de la Guerre de sécession et qui décide alors de n’être plus jamais loyal qu’envers lui-même.

Plus qu’un western, c’est un peu une autre version de Naissance d’une nation à travers l’ascension d’un homme venu de l’Est qui va faire fortune dans les mines d’argent du Grand Ouest, puis sa déchéance et sa rédemption.

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McComb (Errol Flynn), après cette histoire avec l’armée (servant d’hamartia, de “faute” originelle), décide donc d’être égoïste, ambitieux, et il n’hésitera pas à jouer des coups les plus tordus pour arriver à ses fins. Il est sans scrupule, du moins en apparence — car tout ce qu’il fait est une réaction à cette injustice initiale. Il fait fortune le jour même où il est libéré par l’armée, se jouant habilement d’un arnaqueur qui opérait dans le camp militaire. Il développera sa richesse grâce à son opportunisme, durant son parcours qui le mènera vers l’Ouest. Arrivé en Californie (Silver City se situe en fait à la frontière dans le Nevada), il réussira de la même manière, grâce à son mépris des autres et à son opportunisme. La morale semble évidente, ceux qui réussissent sont ceux qui se comportent le plus mal.

Il a maintenant fait fortune, contrôle tout dans la région. Le Président en personne visite la ville pour exprimer son intérêt pour une telle industrie. Les mines d’argent ont selon lui, et selon McComb, un intérêt stratégique pour les USA pour devenir une grande nation… McComb n’y voit là encore que son intérêt personnel.

À ce moment, il n’a pas la même réussite sur le plan amoureux. Il emploie les mêmes moyens. Il sait ce qu’il veut, et il est prêt à tout pour l’acquérir, même laisser le mari de la femme qu’il aime partir dans une région remplie d’Indiens… Un tournant s’amorce : pour la première fois, il ressent un sentiment de culpabilité. Le même tournant s’opère dans son travail, même s’il peine encore à le comprendre. Une sorte de voyage initiatique à l’envers en quelque sorte.

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Sa réputation se dégrade, le cours de l’argent s’effondre suite à une manœuvre d’un de ses ennemis, et il est contraint de fermer ses mines. Avec elles, c’est toute l’économie qui vacille dans la région. Ruiné, lui qui possédait un peu tout dans la ville, se retrouve avec peu de choses.

C’est une critique amère et sévère d’un capitalisme froid et éloigné du peuple. Dans le film, la morale est sauve car lui le grand profiteur, le grand capitaliste saura mettre son énergie au service du peuple, mais qu’il lui en aura fallu du temps pour comprendre les conseils de son ami avocat… (assassiné par des ploucs qui croyaient qu’il prendrait le parti de McComb alors qu’au contraire il voulait dénoncer toutes ses pratiques — le sacrifice des braves, ça paie toujours au cinéma).

Une vision fantasmée de l’histoire probablement. Si on imagine qu’il y a du vrai sur la manière dont s’est construite la richesse de l’Amérique (la révolution industrielle arrivant à point dans une nation alors en pleine construction) ; on imagine mal en voyant l’état du capitalisme aujourd’hui qu’il ait pu un jour songer à une quelconque rédemption. La crise de 29 n’y avait rien changé, au contraire, le capitalisme allait bientôt se trouver un ennemi tout désigné pour éviter à nouveau la crise : le communisme. L’utopie d’un peuple ne vaut rien si elle égratigne la règle numéro un de la nation du cow-boy solitaire : la liberté de réussir (accessoirement de profiter des autres comme montré dans le film). C’est aussi la liberté d’échouer. Aujourd’hui, le système n’a rien changé, devenu incapable de se moraliser ou de se fixer un objectif plus concret que cette quête, à la fois mirage et vaine, du profit. On fait toujours plus de fric sur le dos des petits, qu’importe la manière. La realpolitik, le monde, comme le dit McComb, c’est une jungle. L’important, c’est d’en être le roi. À la fin de l’histoire, on sent poindre une morale, une rédemption. En vrai, on n’en voit pas le bout de cette histoire.

Le film se présente comme une grande fresque sur l’ambition. Le récit est concis (trop peut-être : une grande histoire comme celle-ci aurait peut-être mérité un film plus long, notamment pour gagner en vraisemblance, dans le fil amoureux, parce que là le retournement de Mrs Moore est vraiment limite). Le personnage de Flynn, plein de contradictions, est fascinant. Et Flynn est parfait dans ce rôle de misanthrope sans limite. La grande gueule, il n’y a que ça de vrai au cinéma. Aimer sur l’écran, ceux qu’on ne pourrait pas sentir dans la vie…


La Rivière d’argent, Raoul Walsh 1948 Silver River | Warner Bros.



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La Ville abandonnée, William A. Wellman (1948)

La « Miche » abandonnée

La Ville abandonnée

Yellow Sky

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Yellow Sky

Année : 1948

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Gregory Peck, Anne Baxter, Richard Widmark

Voilà un western bien à mon goût. Pourtant ce ne sont pas les stéréotypes du genre qui manquent. L’histoire, c’est celle d’une bande de voleurs de banque emmenée par Gregory Peck et Richard Widmark (on sait tout de suite qui joue le gentil bandit et le méchant), obligée de traversée la Vallée de la mort pour échapper à une garnison partie à leur trousse.

Le récit de la traversée est parfaitement épique, on se croirait dans Lawrence d’Arabie, et surtout, c’est un peu dans le récit, un symbole, comme un monde qu’on n’atteint pas facilement et pour lequel il faudra faire des sacrifices ; c’est l’épreuve de départ dans beaucoup de récits. Ils arrivent donc assoiffés à l’autre bout de la vallée, mais ils ne trouvent là qu’une ville abandonnée, fantôme… Surgit alors notre Séphora de l’ouest, venue « secourir » nos bandits tel Moïse après sa traversée du désert. Sauf qu’ici, elle les accueille le fusil à la main. Magnifique apparition d’Anne Baxter (ironiquement, Cecil B. Demille la prendra huit ans plus tard pour jouer non pas Séphora, mais la femme de Ramses Nefertari) qui leur montrera où s’abreuver. La fille vit seule avec son grand-père dans une bicoque isolée et a tout du garçon manqué (se faisant même appeler Mike — savoureusement transcrit en français par « Miche », pour Micheline sans doute). Les bandits ne mettront pas longtemps à comprendre qu’ils ont une mine d’or…

La suite est tout aussi prévisible, vue mille fois mais parfaitement efficace, avec les deux bandits luttant pour savoir comment se partager le magot… La morale est sauve, Peck gagnera la belle (Widmark a trop peur pour ses miches) et ira rembourser dans une scène d’épilogue l’argent volé dans une banque au début du film (si ça, ce n’est pas du spoiler).

Le film serait une adaptation de La Tempête de Shakespeare… J’avoue qu’il faudrait que je relise la pièce parce qu’en dehors du naufrage, je ne vois pas bien la correspondance. Si dès qu’il y a quelque chose qui ressemble à un naufrage on parle de La Tempête… C’est juste comme j’ai dit un procédé narratif habituel, le fait d’entrer violemment dans un autre monde. On parle aussi pas mal de Planète interdite pour l’adaptation de La Tempête…, bah oui, mais pourquoi pas non plus Ulysse ? Le mec passe son temps à s’échouer sur des îles pour retrouver Ithaque et rencontre des princesses qui lui cassent les pieds avant de tomber amoureuses de lui… Et dans ce cas, Star Wars aussi commence par un échouage, Alice au pays des merveilles aussi… Bref, ce n’est pas une référence à Shakespeare ni même à Homère, c’est juste un archétype d’introduction…

La mise en scène est très efficace, audacieuse même. Wellman n’hésite pas à étirer certaines scènes, ralentir le rythme pour accentuer le suspense. Un procédé de mise en scène que je ne me rappelle pas avoir vu beaucoup dans des westerns à cette époque et qui était plutôt employé par Hitchcock ou les réalisateurs de films noirs. Autre procédé intéressant, c’est l’utilisation de la profondeur de champ (à la Greg Toland) avec le visage d’abord de Widmark en très gros plan, coupé, et de l’autre côté de l’écran les autres personnages bien plus loin. Voilà deux procédés que Leone réutilisera abondamment pour ses westerns.


La Ville abandonnée, William A. Wellman 1948 Yellow Sky | Twentieth Century Fox


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L’Étrange Incident, William A. Wellman (1943)

C’est à eux qu’il faut penser

L’Étrange Incident

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Ox-Bow Incident

Année : 1943

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Henry Fonda, Dana Andrews, Mary Beth Hughes, Anthony Quinn, William Eythe, Harry Morgan

— TOP FILMS

Le voilà le chef-d’œuvre du bon William. Un film simple, très court, capable de soulever mille questions. Sur la responsabilité, la justice, la conscience des hommes…

Le western se rapproche de la grandeur tragique des mythes antiques. Ce n’est pas l’histoire de personnages isolés à la frontière mexicaine, c’est celle d’une humanité tout entière. Elle aurait pu se passer n’importe où. L’environnement et la société ne sont en rien les auteurs ou les responsables de cette méprise tragique ; c’est l’homme, seul. On revient aux origines de la société, quand ses règles, ses lois, son autorité, sont encore balbutiantes. Tout est toujours balbutiant dans une société. Même si la sophistication, la rigueur des habitudes, une histoire et une pratique bien établie laissent toujours penser le contraire. On croit rendre justice au nom des hommes quand en fait on ne cesse de la bafouer et de la déshonorer. La certitude, est en Justice comme en science, un état dangereux, un confort dont il faut se méfier. Une civilisation, une société, c’est comme le destin de l’homme, il n’y a pas de finalité, il n’y a pas de posture debout. L’homme droit n’existe pas. On ne fait jamais que l’improviser la civilisation. La réinventer au milieu du désert n’est pas une chose aisée.

L’Étrange Incident, William A. Wellman 1943 | Twentieth Century Fox

Alors, c’est parfois dans le western, là où souvent la cruauté est la plus palpable, la plus brute, qu’on voit naître l’humanité de l’homme. Quand il est confronté à sa propre bestialité. Le thème de la vengeance, parce qu’il est primaire, est idéal pour le western. En face de ces éléments brutaux, primitifs, la figure de l’homme qui se lève, brave, droit, conquérant de la Justice, doit apparaître comme un contrepoint. Les thèmes positifs du doute, de la conscience ou de l’empathie peuvent alors apparaître aux yeux du spectateur comme une évidence. La fable doit être simple à comprendre pour en retenir la leçon, la morale.

Cette fable est un condensé de l’évolution de la société des hommes. Commence le désir de la vengeance brute ; on part lyncher les coupables ; le doute apparaît dans l’esprit de certains, on procède à un vote (la bonne conscience qui se donne des faux airs de démocratie) ; on exécute, et finalement, on se repent (sans jeu de mots) de sa méprise. La faute, provoquée à l’insu de son plein gré, l’hamartia, depuis Œdipe ou le Christ, provoque un nouvel état de conscience qui pousse l’homme à se racheter. Le rêve d’un État de droit en est directement le produit. La Justice des hommes serait-elle née du besoin de rédemption de ceux qui se sont rendus coupables de se croire des juges tout-puissants ? Impossible à dire. C’est en tout cas une vision plus idéaliste, plus belle de la Justice. Une Justice moins « réparatrice » ou moins « punitive ». La Justice c’est aussi le doute, c’est aussi l’acceptation de l’erreur, parce qu’il s’agit de la Justice des hommes et qu’il ne peut en avoir une autre. C’est bien parce qu’elle est unique et faillible que la vigilance est toujours de rigueur. L’humilité en ses capacités aussi. La Justice ne remplace pas Dieu ; on ne peut en attendre « monts et merveilles ». Les fables, le cinéma donc, et le western en particulier, ont cette portée didactique. Les histoires, quand elles s’attachent à nous dévoiler notre côté obscur, opèrent en nous une sorte de conscience cathartique qui nous aide à aller plus loin, en identifiant les maux, les défauts infimes qui parsèment notre médiocrité. Connaître, identifier un problème, l’accepter, pour le contourner. C’est le principe, au départ, de toute société. Et sans ces histoires pour condenser en une seule image toute l’ambition de ce vivre ensemble, le transcender, le démystifier, eh bien nous serions sans doute encore enchaînés dans notre caverne. L’art, le cinéma, les fables, c’est l’âtre, le foyer, le feu du cow-boy où, d’un seul coup, tout est possible, non parce qu’il sert à châtier notre faute, mais parce qu’il illumine nos consciences et nous montre la voie. Sans cinéma, sans image, sans histoires, pas de Justice. L’art est autant un guide qu’un gardien.

Un film humaniste donc, essentiel, qui dit ce qu’est la Justice et ce qu’elle n’est pas. Un film à montrer dans les écoles. Parce qu’on ne peut sans doute pas apprendre à être intelligent à l’école, mais on peut au moins apprendre à y devenir un peu plus un homme, un vrai ; non pas sévère et brutal, aveuglé par ses certitudes, non pas comme ce général lyncheur qui finira par se suicider quand toutes ses illusions s’écrouleront à l’annonce de la révélation tragique ; mais un homme, conscient de ses failles et de sa fragilité. Grandir, c’est apprendre à se faire tout petit.

La scène de la lecture de la lettre du faux coupable est particulièrement émouvante, même si on se rapproche un peu plus d’un idéal presque religieux, en tout cas humain, terriblement humain :

« Ceux qui sont à plaindre sont ceux qui devront porter toute leur vie le poids de leur faute ─ moi je suis déjà mort. C’est à eux qu’il faut penser… »

L’erreur est humaine, comme disait Poncif Pilate… La justice aussi.

À noter du beau monde dans la distribution : Henry Fonda (toujours dans les bons coups quand il s’agit de « faux coupables »), Anthony Quinn et Dana Andrews.

L’Homme des vallées perdues, George Stevens (1953)

No-Western

L’Homme des vallées perdues

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Shane

Année : 1953

Réalisation : George Stevens

Avec : Alan Ladd, Jean Arthur, Van Heflin, Jack Palance

L’Homme des vallées perdues, George Stevens (1953) | Paramount Pictures

En voilà un film pas capitaliste pour un sou. Le western souvent a traité le thème de la propriété, oui, mais l’image du gros propriétaire terrien, c’est l’image même de l’entrepreneur grand cerbère du capitalisme sauvage, le prédateur… Hollywood a rarement été de droite, ni américaine même…

Et en ce jour de la mort de Charlton Heston, on pense à une certaine confusion dans l’imaginaire américain : on parle hypocritement des cow-boys comme des pionniers de l’Amérique, ce qui est vrai, mais ce terme regroupe aussi à tort les voyous, petites frappes qui font aussi l’histoire de l’Amérique : ces crapules armées qui n’ont pas de propriété, qui errent sans autre ambition de ramasser du fric, non pas pour le profit mais parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire, pour la frime, l’arrogance ou pour se payer juste un coup à boire… Celui-ci, ce n’est pas un cow-boy, c’est le hooligan, l’homme de main, le tueur, l’assassin… C’est sûr, ça fait plus beau d’appeler tout ce petit monde cow-boy.

Au moins dans Shane, il n’y a pas d’ambiguïté : le cow-boy, ici, on l’appelle « bouseux », c’est lui, le véritable pionnier américain, l’Européen en fuite, un homme martyrisé, un lâche qui se découvre un goût pour l’aventure, c’est le fermier, le paysan, il porte rarement des armes à feu ou ne sait pas s’en servir ; et il y a le gros propriétaire (le cancer du capitalisme) qui menace dans un no law’s land, et qui finit par faire appel à « l’étranger », le tueur (car le tueur vient toujours d’ailleurs). Ce n’est pas encore Deadwood, mais c’est déjà moins hypocrite.

Il y a un gouffre entre la mythologie de l’esprit américain vu par les Américains (ou les autres) et ce qu’on voit dans les films. Comme d’habitude, l’art est une histoire de malentendu. Rien de mieux qu’un western pour expliquer la mentalité us, l’origine de leurs valeurs, mais c’est aussi le cinéma qui est à l’origine, par un gros malentendu, d’un certain nombre de valeurs fausses, ou retraduites (même si Buffalo Bill a précédé le cinéma dans cette tentative réussie de passer de l’histoire au folklore). D’où le goût de certains Américains pour les armes, leur volonté de voir dans cette « liberté » (de se tuer) un des fondements de l’esprit américain. C’est vrai, mais là où il y a tromperie, c’est que ce n’est pas hérité de la culture des cow-boys cherchant à se défendre des méchants prédateurs (ni même des Indiens), mais bien l’héritage d’une culture de tueurs (souvent employés par ce même patron, ou entité maléfique car étrangère, ou pourvu d’une forme de pouvoir coercitif toujours très mal vu par les honnêtes entrepreneurs des prairies, un Yankee presque, l’image typique de l’oppresseur — donc le patron loin de l’esprit du simple et honnête cow-boy travaillant à son compte).

Charlton Heston est comme le môme dans le film qu’on voit souvent dans les westerns, qui est fasciné par les armes et qui veut apprendre à s’en servir… Toujours le même problème. L’Amérique est une vraie pisseuse, elle a l’arrogance d’une gamine de dix ans. Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas chez eux comme dans le film, une maman pour venir dire que les armes à feu ce n’est pas bien ou un « cow-boy » pour dire que c’est un outil et que tout dépend de l’intention de celui qui s’en sert… L’Amérique, c’est un peu la société de Sa Majesté des mouches : des gamins au pouvoir avec personne pour leur taper sur les doigts. C’est bien joué, amusez-vous, ça amuse toute la planète de voir des gamins heureux gambader et se chamailler, quand c’est pour de faux…

Les Américains ont grandi trop vite. Du moins…, il faut savoir de quelle Amérique on parle, parce que là on parle bien de l’Ouest américain, une région qui n’a pas plus de deux siècles d’existence (hors Indiens), un no man’s land, un pays sans loi. On parle toujours de cette Amérique-là…, et qui est devenue l’Est américain, qui a fait de ce pays, l’une des plus vieilles démocraties du monde ? Ils sont où les « esterns », film de cette époque ? Là aussi, pour le coup, il est là le no man’s land. (C’est sûr qu’aucune société établie ne peut rivaliser avec la puissance de l’évocation des contes de la western culture : être de l’Est c’est être encore un peu finalement britannique, avoir la sophistication des Européens, mais être de l’Ouest, c’est finalement ça être américain, être à la fois indépendant, un peu rustre — aujourd’hui on dirait cool, c’est semble-t-il la valeur ultime désormais dans le monde — et inconscient — fascinant comme regarder germer une graine, la regarder grandir, assister en direct à l’écriture d’une nouvelle mythologie depuis… depuis Homère finalement).

Donc voilà, parfois il y a des films qui remettent les choses à leur place… Ceux qui portent des armes et qui s’en servent sont des voyous.

Sinon, ça demeure un film moyen. Sympathique, mais loin d’être un chef-d’œuvre. Alan Ladd est… comment ils disent les critiques pour avoir l’air intelligent ?… Lisse ?… Bon non, ça ne veut rien dire, c’est vrai qu’il est beau, et qu’il manque un truc, une certaine virilité, il est trop parfait pour être crédible. D’accord, il est lisse… Et Jean Arthur joue une jeune maman alors qu’elle a plus de cinquante balais. Van Heflin, en revanche, c’est tout autre chose. Il jouait déjà le bon dans 3h10 pour Yuma avec sa gueule de mouche et son sourire de prédateur.

Reste un procédé que j’aime bien et qui me rappellera toujours L’Ile mystérieuse. Le récit décrit tout un tas de méchants bien coriaces, jusqu’à ce qu’un autre méchant encore plus coriace fasse son apparition : Jack Palance.


« Salut, Alan, je suis le coriace de l’histoire ! Ah, ah ! »

La Ruée vers l’Ouest (Cimarron), Anthony Mann (1960)

L’urée de l’Ouest

La Ruée vers l’Ouest

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : Cimarron

Année : 1960

Réalisation : Anthony Mann

Avec : Glenn Ford , Maria Schell , Anne Baxter , Charles McGraw

Une épopée qui manque vraiment de souffle. C’est une excellente idée de vouloir raconter l’histoire d’un pionnier de l’Amérique, un idéaliste qui ne tiendra pas en place, incorruptible, tandis que tous ses amis finissent par s’enrichir. Il s’agit en fait plus d’un film sur sa femme qui reste à la maison et qui l’attend, tandis que lui vit des aventures aux quatre coins de l’Amérique ou du monde. L’épopée prend du plomb dans l’aile. L’idée, on le sent, c’était sans doute de vouloir faire une sorte d’Autant en emporte le vent sur ce thème des pionniers, avec Maria Schell au centre de cette histoire en lieu et place de Vivien Leigh. Mais Scarlett est toujours au centre de tout, elle est active, c’est elle la pionnière quand son mari est lui aussi on ne sait où. Le personnage de Maria Schell n’a rien de passionnant. Si c’était vraiment l’histoire de Cimarron, il aurait fallu le suivre dans ces périples, ses envies de bougeotte. On aurait eu notre épopée et le titre du film (français) aurait un sens. C’est dommage parce que ce film reste à faire.

La Ruée vers l’Ouest (Cimarron), Anthony Mann (1960) | Metro-Goldwyn-Mayer (Image tirée de la b-a)

Ce qui dérange également, c’est le manque d’unité d’action. On ne sait pas trop quel est véritablement le sujet du film. Ça part dans tous les sens, et à force de s’égarer, on ne va nulle part. Un film sur les pionniers, d’accord, mais dans ce cas, il faut rester là-dessus, creuser ça au lieu de perdre de vue le personnage de Glenn Ford en route et surtout l’envoyer dans des lieux qui n’ont plus rien à voir avec l’histoire de ces pionniers… Entre Cimarron et la Ruée vers l’Ouest, il faut choisir (d’ailleurs la confusion entre le titre us et français symbolise bien ce manque de cohérence). Un tel sujet aurait nécessité plus d’ampleur, plus de cœur. On a droit à une histoire du type « triangle amoureux », mais ce n’est pas creusé, et c’est un de ces éléments qu’on perd en route sans raison.

Dommage, un tel thème mériterait son film, sa grande épopée. Il y a un certain nombre de thèmes qui sont à peine développés et qui auraient été plus intéressants si le récit y avait montré plus d’attention. On a une suite de scènes réussies prises séparément mais inégales et sans rapport. Le film ne vaut finalement que pour ces quelques scènes. Par exemple on a la scène qui va déterminer les places de chacun dans le nouvel état qui vient de se créer et qui est encore inhabité, l’Oklahoma : tous les pionniers se tiennent sur une ligne et quand l’armée lance le départ, tous s’élancent à l’assaut de leur parcelle de terrain sur leurs chevaux, à bord de leur chariot, à pied, sachant qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde. C’est un peu l’ouverture des magasins le jour des soldes, sauf que là, le magasin, c’est tout un État. Ensuite, il y a aussi cette scène dans laquelle, une petite fille indienne se prépare à rentrer à l’école pour son premier jour de classe. Elle entre dans l’école, sa veuve de mère la regarde toute fière en compagnie de Glenn Ford et de Maria Schell qui sont les amis de cette Indienne, et quelques instants après, la petite fille sort de l’école, vient dans les bras de Ford et lui dit qu’ils ne veulent pas d’elle… 1960, dans le Sud, on assistait à des scènes identiques… Le côté obscur de cette ruée vers l’Ouest. Ce n’est malheureusement pas creusé, tout comme le thème de l’incorruptible Cimarron, à qui on propose de devenir gouverneur, mais qui refuse parce que c’était l’un de ses amis pionniers, un magnat du pétrole qu’il avait aidé à une époque, qui voulait le mettre en place… La morale de l’histoire est claire : il est facile de réussir, si on met ses idéaux au placard ; et les véritables pionniers, ceux qui se sont enrichis, sont ceux qui se sont laissé corrompre ou qui ont eux-mêmes corrompu. Le parcours de cet ami de Cimarron est justement intéressant, mais toujours… anecdotique dans le film. Ford le rencontre sur la route vers l’Oklahoma, alors qu’il n’a même pas de cheval pour tirer son chariot, Ford l’aide, puis il échoue pour récupérer une terre cultivable, Ford lui conseille de rechercher du pétrole, il en trouve finalement des années plus tard, devient riche, vient alors la scène où leur destin s’oppose. Ford vient tout heureux apporter une nouvelle qui le ravit : les Indiens qu’on avait enfermés dans une réserve, sur une terre que personne ne voulait, ont finalement trouvé du pétrole… Son ami, lui dit qu’il est déjà au courant et qu’il s’est empressé d’acheter les terres de la réserve… Encore une fois Ford-Cimarron, l’idéaliste ne supporte pas le sort réservé aux Indiens. Et c’est d’autant plus douloureux venant de l’ami qui lui doit tout…

Il y avait matière à un super film, mais il est trop mal fichu. Et Mann est probablement un des cinéastes les plus surcotés de l’Ouest. Ses autres westerns sont corrects sans jamais être transcendants. Et ses meilleurs films sont des films noirs (T-Men[1]) ou des films de guerre (Men in War[2]).

L’original tourné trente ans plus tôt est bien meilleur.


[1] T-Men

[2] Men in War



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Johnny Guitar, Nicholas Ray (1954)

Faut pas gâcher

Johnny Guitar Johnny Guitar (1954) Nicholas RayAnnée : 1954

 

9/10  IMDb iCM

Les Indispensables du cinéma 1954

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Réalisation :
Nicholas Ray

Avec :

Joan Crawford, Sterling Hayden, Mercedes McCambridge, Ward Bond, John Carradine, Ernest Borgnine

Johnny Guitare (ou Johnny Guitar), c’est un classique. Et il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas un western, ce n’est pas un film épique, ce n’est pas non plus malgré ce que pourrait laisser penser l’affiche avec ses couleurs flamboyantes, une opérette. Non, c’est un vaudeville. Ce qui est remarquable dans ce chef-d’œuvre, ce sont les dialogues. Ici on ne chevauche aucun cheval, on chevauche les répliques comme pour surenchérir sur la précédente. C’est un gun fight avec des mots. Alors quand tout d’un coup, ça se finit, on est un peu surpris et on se met comme une musique qui s’achève et qui résonne toujours dans notre tête à imaginer ce que pourrait ajouter un personnage en répondant aux phrases les plus anodines…

­– Nous irons en ville demain…

– Ah oui, la ville, j’y suis allé un jour… C’est un lieu pas comme les autres.

– Je prends du café. Tu en veux ?

– Ah, le café… Tu as toujours su en faire mieux que personne.

– Tu m’as dit autrefois que ta mère savait très bien le faire…

– Oui, et grand-mère aussi sait faire du bon café.

Bref, faut pas se prendre pour Mozart, et comme pour mémé, faut pas gâcher, un petit plaisir avec une tartine de spoilers avec quelques-unes des meilleures répliques au début du film. Parce qu’une splendeur de musique de chambre où chaque note vient comme une évidence après la précédente, ça s’écoute, ça ne s’explique pas.

« Elle pense comme un homme, agit comme un homme, et me fait douter d’en être un. »

« C’est le journal du mois dernier. Combien de fois l’as-tu lu ?

– J’aime savoir ce qui se passe.

– Bientôt, il se passera des choses ici. »

« Lance la roulette.

– Pourquoi ? Pas de clients.

– J’aime l’entendre. »

« Bonne chance, Vienna. Même si c’est peu.

– Je ne crois pas à la chance. Un bon tireur ne compte pas sur un trèfle à quatre feuilles. »

« On a des ennuis, n’en ajoutez pas.

– Les seuls ennuis ici sont ceux que vous apportez. »

« Nous vous arrêtons, vous et vos hommes.

– Tu peux arrêter la roulette. »

« On ne veut pas de vous ici !

– La terre n’est pas à vous. Pas celle-ci.

– Il vous en restera de quoi y être enterrée.

– Je compte être enterrée ici… au vingtième siècle.

« Maintenant, dehors !

– De grands mots pour une petite arme. (…)

– Posez cette arme, Vienna.

– En bas, je vends du whisky et des jeux. Si vous montez, vous achetez une balle dans la tête. »

Johnny Guitare qui se retrouve au milieu de deux camps cherche à détendre l’atmosphère :

Johnny Guitare : Vous m’offrez cette cigarette ?… (à l’autre camp :) Auriez-vous du feu, ami ? Rien ne vaut une cigarette et une tasse de café. Certains sont obsédés par l’or et l’argent. Pour d’autres, c’est les terres et le bétail. Et il y a ceux qui ont un faible pour le whisky et les femmes. Mais au fond, de quoi un homme a-t-il besoin ? D’une cigarette et d’un café.

Dancing Kid : Qui êtes-vous ?

Johnny Guitare : Je m’appelle Johnny Guitare.

Dancing Kid : C’est pas un nom.

Johnny Guitare : Vous voulez le changer ?

Vienna : Vous êtes ici pour jouer, pas pour insulter mes clients.

Johnny Guitare : Si c’est ça, vos clients, j’hésite à accepter.

Dancing Kid : Vous êtes sûr de vous, pour un homme sans arme.

Vienna : Et mal élevé.

Johnny Guitare : Le Dancing Kid ?

Dancing Kid : C’est mon nom, ami. Vous voulez le changer ?

Johnny Guitare : Non, il me plaît. Vous savez danser ?

Dancing Kid : Vous savez jouer ?

« Et vos armes ?

– Je n’en ai pas.

– Ou vous les avez jetées après.

– Quel esprit méfiant…

– Et pourquoi pas ?

– Je ne suis pas le tireur le plus rapide de l’Ouest. »

« Je t’aide à faire tes valises ?

– Je les ai jetées en arrivant ici. »

« Vous restez ?

– Il faut s’arrêter un jour. L’endroit paraît tranquille. Et amical.

– Vous me plaisez. Voulez-vous travailler pour moi ?

– Quel genre de travail ?

– Je trouverai. Vous n’aurez qu’à jouer pour moi.

– J’ai déjà une offre.

– La mienne est meilleure.

– Laisse M. Guitare décider lui-même.

– Tout à coup, vous ne me plaisez plus.

– Ça m’attriste. Je déteste perdre un ami. »

« J’ai toujours voulu tuer un guitariste.

– Noble ambition. »

« À ta place, je monterais à cheval et partirais pour ne pas revenir.

– Je devrais, mais je ne fais jamais ce que je devrais. »

« Tu n’as pas du tout changé, Johnny.

– Que croyais-tu ?

– En cinq ans, on devrait apprendre.

– Il y a cinq ans, je t’ai connue dans un saloon, tu y es toujours. Je ne vois pas de changement.

– Mais celui-ci m’appartient. »

« Tu croyais vraiment qu’après 5 ans, je t’attendrais ?

– La route est longue, d’Albuquerque. Je laissais errer mes pensées. Je me disais que nous serions réunis.

– C’est très généreux à vous, M. Logan. Est-ce une demande ?

– Un homme doit se fixer un jour. L’endroit en vaut un autre.

– C’est la déclaration la plus touchante jamais entendue.

– Je suis comblée. »

« Pourquoi ne dors-tu pas ?

– Des rêves. De mauvais rêves.

– J’en ai aussi, parfois.

– Combien d’hommes as-tu oubliés ?

– Autant que de femmes dont tu te souviens. Ne t’en va pas.

– Je n’ai pas bougé. Dis-moi quelque chose de gentil.

– Bien sûr. Que veux-tu entendre ?

– Mens-moi. Dis-moi que tu m’as attendu. Dis-moi.

– Je t’ai attendu.

– Tu serais morte si je n’étais pas revenu.

– Je serais morte si tu n’étais pas revenu.

– Dis-moi que tu m’aimes encore comme je t’aime.

– Je t’aime encore comme tu m’aimes.

– Merci beaucoup. »


La Charge fantastique, de Raoul Walsh (1941)

L’Odyssée fantastique

They Died with Their Boots On They Died with Their Boots On  Année : 1941

6/10

IMDb   iCM

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1941

Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

Réalisation :

Raoul Walsh

Avec :

Errol Flynn
Olivia de Havilland
Arthur Kennedy
Anthony Quinn


Journal d’un cinéphile prépubère : 16 mars 97

Une mise en scène admirable. Du rythme, de la densité dans les séquences. Une direction d’acteur intelligente créant (et laissant suggérer) une certaine profondeur chez les personnages. Une structure narrative excellente : on suit les personnages à travers les années. Le choix des scènes est astucieux, et en particulier dans les scènes intimistes, sans rapport avec la trame militaire qui sert de base contextuelle à l’histoire. Le propre du drame classique hollywoodien, universel : la grande et la petite histoire.

Fantasme de cinéphile.

Me vient alors à rêver de ce qu’un tel principe pourrait donner avec une trame tout aussi épique, mais à la sauce SF. Et à pousser le délire un peu plus loin, on peut même imaginer Richard III dans les sables de Tatooine. Custer, c’est Glocester apaisé par Walsh. Il est où Raoul que je lui propose cette histoire fantastique ?

Il répond pas Raoul. Je m’en vais donc y trouver une petite note négative à son film. C’est dense, d’accord, ça foisonne dans l’imagination, c’est brillant, ça scintille, ça miroite, ça plane, ça vole, ça glisse, ça ventile et ça brasse de l’air chaud, tout est fait pour notre confort, on se pose, on se délasse, on laisse son cerveau suinter dans sa bière, on a les yeux révulsés de plaisir, tic-tac, tac au tac, mais…, mais justement, le propre des films de studio, c’est que dans leur rapidité, c’est nous qu’on fond, pas la pellicule. Il y a du bon à prendre, parfois, son temps, ou plutôt à alterner le tempo de son métronome. Hollywood, ça file comme un train dans la nuit, tac tac, tac tac, tac tac. Par principe la réalisation de films classiques prend la pause entre les séquences, JR Ewing en rêve encore : plan d’ensemble, plan moyen, on repose son verre, et quand c’est les yeux qu’on repose sur l’écran, il est censé se passer quelque chose à nouveau, et c’est parti pour 45 secondes de brossage ou trois minutes s’il faut sauver la princesse. Le petit train-train bien huilé des studios.

La Charge fantastique, de Raoul Walsh (1941) | Warner Bros.

Sauf qu’il faudrait parfois prendre le risque de s’appesantir pour porter son attention sur un détail qui gagne en arrière-goût circonflexe. Tout est jouissance, mais est-ce que tu peux t’arrêter deux secondes, produire un effet de distanciation qui permettra de nous rallumer le cerveau, le temps seulement de nous dire « Oh ! », l’étincelle qui permet la réflexion, le regard sur l’autre, sur soi ? L’ambiance, Raoul ! Cette part de mystère qui là mènerait réellement ce style classique vers un « universel ». Un peu de distanciation ne nuit pas à l’identification, bien au contraire. C’est comme une respiration. Les « oh ! » introspectifs renforcent les « ah ! » d’extase. Je parierais même qu’en gardant le systématisme du découpage classique, sa rigueur des bonnes distances (Leone saura plus tard utiliser les gros plans paradoxalement pour distendre la distance et freiner le métronome), il serait possible de profiter de ces transitions chères à JR Ewing pour y apporter, imperceptiblement, quelques nuances de rythme, et donc, de distance, voire de son. Un petit côté opératique. Ce n’est pas le tout d’avoir Max Steiner sous la main, encore faudrait-il avoir l’audace de lui laisser un peu d’espace, et de lui offrir une matière visuelle « d’ambiance ». Sinon, c’est à prévoir que le public finisse par se lasser du western classique. Je te laisse encore quelques années de réflexions pour corriger le tir, Raoul.

Pour le spectateur, il lui apparaît que seule compte la trame. Le reste lui échappe comme l’intérieur d’une pièce montée. Il met donc l’anecdote, la fable, au centre de tout, le reste est décor. Mais si le parfait artisan sait concevoir son canevas selon les formes et les conventions, être pratique, tout en respectant le quota de rondeurs syndicales, le génie, lui, casse ces conventions, propose et prend des risques, surtout, il guette le mystère. La mise en scène n’a pas les outils de l’écrivain pour suggérer la psychologie, évoquer le passé, mais il peut ralentir, se poser, et baigner l’atmosphère dans un mystère imprévu qui, tout à coup, met en doute le regard, porte l’attention vers un espace vide que le spectateur se chargera de remplir.

Peut-on avoir un film épique, un film d’action, qui tout à coup prend la pause ? Découvrez ce mois-ci en avant-première La Charge fantastique, le nouvel opus de Michelangelo Antonioni ! Suivi très vite par la version de David Lynch ! Ces deux-là poussent certainement le mystère un peu loin, et on pourrait croire en effet qu’ils se refusent à toute idée dramatique. Pourquoi ne pas alors tenter une adaptation avec Charles Laughton ou avec Kieslowski ? Voilà un juste milieu, tiens. Sacrifier un peu de densité dramatique pour travailler ses ambiances et sa « pesanteur ». Cette jolie scène de la lettre ici, est, si j’osais, vite expédiée. Un peu de relief, d’attention, d’empathie même dans les moments graves, Raoul ! Tout est juste et précis, c’est vrai, c’est parfait, rien ne dépasse, du grand classique. Doit-on nous en contenter ? Ni tension ni attention, et par conséquent, aucune prétention sinon celle de l’élève à rendre la meilleure copie possible…

La force du classicisme, c’est aussi sa plus grande faiblesse.


Rivière sans retour, Otto Preminger (1954)

Viagara, la devanture humide en Cinémascope

Rivière sans retour

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : River of No Return

Année : 1954

Réalisation : Otto Preminger

Avec : Robert Mitchum, Marilyn Monroe, Rory Calhoun

Journal d’un cinéphile prépubère

Bon film, agréable, avec des atouts, mais avec un tel sujet, et surtout la manière dont il est traité, difficile de faire mieux.

Le lyrisme, ou le tragique, qu’aurait pu initier ce sujet, semble trop fade. Ce manque d’ambition est surtout palpable dans l’épilogue quand Mitchum enlève Monroe : traitée de manière presque anecdotique (comme le reste du film), sans effets ni procédés, sans mise en relief, ça laisse une impression de désinvolture. Pourtant, la mise en scène est propre, dans la continuité des réalisations « classiques » hollywoodiennes, mais c’est justement ce trop grand classicisme qui pénalise le film. Il faut se positionner entre nécessité d’unité et recherche de profondeur. L’audace, le traitement qui est fait dans les moments intenses, tout ça manque furieusement (c’est vrai aussi que l’histoire n’est pas propice aux grandes envolées, quand le sujet, lui, s’y prêtait).

Le manque d’identification aux personnages (et à l’action) n’arrange rien. L’emploi systématique du champ-contrechamp dans certaines scènes, laissant les décors de ce qui est censé être un western, en arrière-plan, comme un paysage de carte postale, paraît trop formel et découpe les personnages de leur environnement. On retrouve aussi une mauvaise habitude, propre à ce cinéma, de vouloir accélérer artificiellement le rythme en diminuant les possibilités de pauses, et cela, au détriment de la sensibilité, du mystère, de l’imagination, et donc de l’identification.

Malgré ces contraintes techniques imposées par une grosse production, les acteurs s’en tirent plutôt bien, et sans eux, les spectateurs se détourneraient totalement des enjeux de leur aventure. Le film tient en 1 h 30, la brièveté n’est pas toujours une vertu, et c’est peut-être ici le signe que la Twentieth Century Fox cherchait à profiter à moindres frais de sa star, d’un nouveau format spectaculaire et de « paysages somptueux » (comme plus tard avec Niagara). Raisons pour lesquelles Preminger, sans doute, n’aurait pas cherché à tirer le meilleur de cette histoire. L’accent ayant été mis ailleurs, il n’en avait peut-être pas les moyens. Mais sans cette volonté de vouloir proposer au public le meilleur traitement possible, le spectateur, lui, se laisse emporter par la lassitude.

Malgré tout, même avec un drame plat (unité simple), on peut y trouver la marque d’un certain savoir-faire. Le sujet de base reste intéressant. On remarque aussi un sens agréable des dialogues. Reste une certaine fadeur dans les rebondissements et un manque d’audace dans le « tragique ». La rencontre avec les « chasseurs », les Indiens, et les rapides sont attendus, mais presque décevants. On n’y rencontre pas grand monde dans ce Rivière sans retour. Le meurtre du fils rappelant celui du père est bien introduit et reste une bonne idée. Et la beauté de Marilyn est insoutenable durant la scène de la « caverne ». Quand elle revient après une bonne douche dans des chutes, les cheveux peignés comme une princesse, on rigole, mais on a encore les yeux mouillés. Très bonne présence aussi du gamin, surtout dans la première scène du développement, avant que les deux autres arrivent.


Rivière sans retour, Otto Preminger (1954) | Twentieth Century Fox

Le Vent de la plaine, John Huston (1960)

Jeu est un autre

Le Vent de la plaine

Note : 3 sur 5.

Titre original : The Unforgiven

Année : 1960

Réalisation : John Huston

Avec : Burt Lancaster, Audrey Hepburn, Audie Murphy, Lillian Gish, Charles Bickford

Journal d’un cinéphile prépubère (27 août 1996)

Le jeu d’acteur d’Audrey Hepburn.

Remarquons d’abord le jeu théâtral des autres acteurs durant la scène du repas dans laquelle il est question de mariage, avec des accents presque shakespeariens comme avec le vieux fou. Audrey Hepburn quant à elle parvient tout en restant dans ce style de jeu théâtral à lui insuffler une forme de naturel plutôt remarquable. Elle adapte son jeu malgré tout à la caméra et utilise un procédé technique qui ne la ferait pas passer la rampe au théâtre, le spectateur devant tendre l’oreille ou ayant l’impression d’avoir manqué quelque chose : certaines attaques de ses répliques sont molles, du moins, assez peu accentuées comme elles le seraient au théâtre. Au cinéma bien sûr, l’effet est immédiat et on est comme invités à l’intérieur de l’imagination (supposée) du personnage. Inutile de forcer, chaque intervention semble couler de source comme si les répliques étaient la traduction immédiate de sa pensée. Les mots perdent leur sens littéral et l’acteur fait corps avec la phrase, lui donnant instantanément un sens composé à travers une pensée (une intention, un mouvement), le plus futile soit-elle. Surtout futile. L’acteur semble se désintéresser tout à coup du langage, s’effacer derrière la simplicité des choses. On s’y tromperait en croyant que c’est chose facile : il est affreusement compliqué de trouver le sens premier d’une phrase, son intention la plus précise, et laisser penser finalement au spectateur que tout cela est simple, naturel, évident. La tentation première pour l’acteur à qui on demande de ne pas exagérer ses attaques est alors de tourner autour du sens, de compenser la mollesse de l’attaque en mettant en valeur certains mots…, tout cela bien sûr au détriment du sens général (la situation) et de la simplicité.

Pour Hepburn, ce n’est pas un problème : les phrases vont droit au but, sans heurts, juste avec la musique qu’il faut pour accompagner les paroles et qui est propre à chaque individu, comme à chaque langue (ou accent). Une autre difficulté est d’arriver à s’approprier un langage parfois plus écrit que dans la vie, et surtout une logique qui nous est extérieure. C’est bien pourquoi on insiste parfois sur le fait de « jouer la situation », car c’est la situation qui donne l’intention générale d’un personnage dans une scène. Les éléments capables de modifier cette intention dans une scène sont assez peu nombreux (la difficulté ici étant d’arriver à faire la part des choses entre une forme d’unité de ton, d’humeur, et le risque de s’installer dans un confort étranger à la situation). Arriver à être autant en adéquation avec un personnage et un texte, c’est extrêmement rare dans un style de jeu théâtral qui garde malgré tout certains aspects essentiels de la scène : la principale particularité du jeu théâtral est de montrer, de donner à voir. L’acteur doit offrir un sous-texte visuel, son imagination et son humeur doivent s’exprimer et se donner à voir. Dans cet exercice, Hepburn excelle, le risque pouvant être d’en faire trop (à noter que c’était par exemple le génie de la Callas, qui au-delà de la technique vocale parfaite, savait imprégner des couleurs, des humeurs à ce qu’on peut réellement considérer comme un « jeu » ; mieux, elle donnait à voir la pensée du personnage en amorçant les variations infimes de ces humeurs une fraction de seconde avant de commencer une nouvelle phrase ; rigueur et maîtrise absolues).

Le jeu fabuleux d’Hepburn, sa simplicité, on peut le remarquer dès le début du film où elle est dans le salon avec sa mère. On peut dire qu’elle ne les a pas volés, ses oscars… Les méthodes plus modernes de l’Actors Studio se sont emparées des techniques stanlislavskiennes pour offrir au cinéma un style de jeu qui ne pouvait que lui convenir, dans le seul but d’accentuer encore l’impression de réalisme, l’impression que des événements se produisent réellement sous nos yeux. Mais elles oubliaient quelques détails essentiels : le « penser droit » et l’expression d’humeurs signifiantes. Tout cela pour le seul profit de l’ultra-réalisme. Certes, on peut être impressionné par un personnage qui semble avoir une vie intérieure qui nous est inaccessible, dont les intentions restent secrètes. Bien sûr, comme dans la vie, on cache. Mais si l’effet de réalité est impressionnant, reste que ça peut manquer de sens. Offrir un sous-texte tout en arrivant à être juste, sans trop en faire, c’est une sacrée gageure pour un acteur. Parce que non seulement il participera à créer pour le spectateur cette illusion que nombre de spectateurs cherchent en premier lieu (pour eux, « jouer mal » est pratiquement synonyme de « je n’y crois pas » ou « son jeu est exagéré »…), mais surtout parce qu’il apportera un sens (c’est une évidence qu’un film, c’est avant tout une histoire qu’on raconte, pas l’ambition d’être dans le « vrai », même si, là encore, l’acteur aura toujours la tentation de privilégier le « naturel » sur le sens, soit parce qu’il réagit en spectateur, soit parce qu’il sait que privilégier le sens est beaucoup moins gratifiant, puisque l’on s’efface derrière une logique qui lui est supérieure).

Bref, certains acteurs rien que pour dire « maman, veux-tu du café ? » seraient prêts à soulever la terre entière. Et il faudrait encore les applaudir après ça. Parce qu’un mauvais acteur qui lit pour la première fois le texte et qui voit « veux-tu du café ? » se trouve tout content qu’on lui offre là à peu de frais la possibilité de montrer sa capacité à « jouer vrai ». Et ce même acteur serait pas loin de l’enfant qui attend sa récompense en voyant les réactions des adultes après l’une de ces remarques infantiles. Il y a deux tentations pour les acteurs : l’âne et l’enfant. L’âne, c’est celui de la facilité, celui de refuser de chercher le sens d’un texte et d’une situation et de s’appliquer à tout mettre en œuvre pour refaire ressortir ce sens. Et l’enfant, c’est l’acteur qui s’amuse, qui attend pour chaque réplique d’être félicité. L’un réclame son foin, l’autre un peu d’amour. Les bons acteurs savent lutter contre ça. Voir Audrey Hepburn dire « maman, veux-tu du café ? », ça ne ressemble à rien, ça ne va pas casser trois briques sur la tête à mamy. Et c’est bien pour ça que c’est la marque du génie de l’actrice.

À signaler aussi que John Huston était lui-même acteur, comme la plupart des meilleurs metteurs en scène. Il n’y est donc sans doute pas pour rien quant à la bonne tenue générale des acteurs du film (même si les différentes méthodes peuvent surprendre). Hepburn, dans un western, ce n’était pas si évident. Seulement, on ne lui a pas donné Hepburn, pas l’icône aux yeux de velours, mais une actrice sobrement efficace.


Le Vent de la plaine, John Huston (1960) | Hill-Hecht-Lancaster Productions