Le Plus Dignement, Akira Kurosawa (1944)

Tout le monde travaille

Note : 3.5 sur 5.

Le Plus Dignement

Titre original : Ichiban utsukushiku / 一番美しく

Titre alternatif : Le Plus Beau

Année : 1944

Réalisation : Akira Kurosawa

Avec : Takashi Shimura, Sôji Kiyokawa, Ichirô Sugai, Yôko Yaguchi, Takako Irie

Il y a film de propagande et il y a film de propagande. C’est assez amusant de voir comment des cinéastes arrivent à détourner certains impératifs des films de commande pour en faire des films à valeur universelle. Inévitablement, certains détours narratifs poussent le bouchon de la dévotion patriotique un peu loin, mais si on arrive à mettre de côté ces aspects du film, on peut prendre plaisir à suivre ces histoires d’ouvrières dévouées. Propagande ou pas, le spectateur appréciera toujours de voir des personnages volontaires cherchant à dépasser leurs limites. C’est peut-être quand certaines de ces limites sont justement dépassées qu’on lève les sourcils, mais Kurosawa semble avoir très bien compris combien ce caractère décidé pouvait être cinématographique. À côté de cela, le discours antiaméricain est quasi absent, pas plus qu’on y trouve de personnages va-t’en guerre ou haineux.

Tout cela ne serait pas possible sans des acteurs remarquables : Kurosawa leur donne l’espace et le temps nécessaire pour exprimer toutes les nuances et les subtilités de leur jeu, et il sait, lui, jouer d’ellipses et de concision pour faire avancer le récit quand il faut. J’aurais toujours du mal à ne pas apprécier un film laissant autant de place à de si remarquables acteurs…


Le Plus Dignement, Akira Kurosawa 1944 Ichiban utsukushiku | Toho


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Ombres en plein jour, Tadashi Imai (1956)

Sage comme un Imai

Note : 3.5 sur 5.

Ombres en plein jour

Titre original : Mahiru no ankoku

Année : 1956

Réalisation : Tadashi Imai

Adaptation : Shinobu Hashimoto

Avec : Kôjirô Kusanagi, Sachiko Hidari, Taketoshi Naitô, Chôko Iida, Teruo Matsuyama, Ichirô Sugai, Tanie Kitabayashi, Sô Yamamura, Taiji Tonoyama

Film d’affaire judiciaire un peu démonstratif (c’est pour la bonne cause), jusqu’à ce que Tadashi, habituellement si sage comme un Imai, joue des procédés pendant la plaidoirie de la défense : accélérés et ralentis dans une reconstitution improbable d’événements que le spectateur sait ne pas avoir eu lieu. Dans ce genre d’histoire, on se contente assez souvent du petit côté cabot de l’avocat, sauf que là les images illustrent l’ironie de son récit et l’absurdité des situations. Petit coup de génie. Si tous les avocats pouvaient disposer d’une telle rhétorique animée…

Ça commence par une mise au point du plan sur le trajet des meurtres… au pas de charge (il faut bien faire coller la chronologie des faits), puis une séquence en accéléré façon cinéma muet pour illustrer combien il est peu évident de voir cinq meurtriers débarquer dans une maison sans faire le moindre bruit, comment ensuite tous les meurtriers ont tué le couple à tour de rôle en se passant la hache et en étranglant la femme (et tout ça dans une magnifique chorégraphie au ralenti façon escaliers du Potemkine vue par les Marx Brothers), puis comment un seul a pu se retrouver avec une veste tachée quand les quatre autres n’avaient rien (belle image du gros maladroit au milieu des quatre autres immaculés) et comment un seul s’est retrouvé à partager l’argent pour les autres et a pensé à s’en garder la meilleure part alors qu’il n’était pas censé être le chef (belle image encore avec les quatre autres derrière l’épaule du premier qui laissent faire sagement), et le pompon, comment un seul type s’est retrouvé à maquiller et nettoyer les meurtres pendant que les autres l’attendaient plus loin et comment pour les rejoindre ce type dévoué a usé de ses talents de téléportation (Tadashi Imai en précurseur de Bioman, on aura tout vu).

Hilarité dans la salle. Mais c’est un peu comme dans ce « chef-d’œuvre » mal-aimé, Hope, à l’annonce du verdict, c’est la douche froide.

Le Je suis un évadé japonais. Le cinéma parfois est politique, quand il réveille les consciences, et qu’il signe une morale révoltante qui ne dit rien de plus que la justice n’est qu’un mirage, une farce. Le dire, c’est permettre de mieux voir, et même si c’est vrai, c’est la seule qu’on a, alors autant s’efforcer de l’améliorer. Ça commence donc en dénonçant ses erreurs et ses dysfonctionnements.

Quand il n’y a plus d’espoirs, il y a toujours les petites histoires. Un peu comme une petite fille boudeuse qui dit : « Je ne suis même pas jolie ! », à qui on ne peut résister et dire : « Mais si, si… » Le cinéma, c’est son rôle de claquer la porte et de dire que la justice n’est qu’un mirage, mais c’est aux hommes (ceux qui la font, la rendent) de la perfectionner. « La justice est une farce ! » « Mais non, mais non ! »

Et oui !… L’art est une pisseuse fishing for compliment. C’est pour ça qu’on ne peut rien lui refuser et qu’on l’adore. Merci à toi ma mignonne.

Étrange cette ressemblance avec les histoires de Seicho Matsumoto (Kiri no hata, Le Vase de sable, etc.) avec des séquences d’enquêtes en province qui semblent sortir déjà des adaptations de Yoshitarô Nomura… Le film est de 56, la première histoire adaptée d’un roman de Matsumoto viendra l’année suivante, et dès 58, Shinobu Hashimoto et Yoshitarô Nomura proposeront une adaptation d’un de ces romans : Harikomi… Le film, tiré d’un romancier moins prolifique pour le cinéma, a peut-être marqué le romancier… Quoi qu’il en soit, c’est un domaine où Imai n’est pas du tout à l’aise parce qu’on s’y fait royalement suer. Plus à l’aise dans le drame ou le mélo. Voire dans le mélo avec une pincée de crime tragique (Shinobu Hashimoto et Kaneto Shindô lui écriront l’adaptation de Yoru no tsuzumi.) Ça annonce peut-être en tout cas un basculement des films japonais vers les films criminels qui ont si bien marqué la décennie suivante, et une disparition progressive des drames réalistes et sociaux et des mélos à la Imai.


Ombres en plein jour, Tadashi Imai 1956 Mahiru no ankoku | Gendai Eigasha


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Aisai monogatari, Kaneto Shindô (1951)

Le Bal de la famille Shindô

Aisai monogatari

Note : 3.5 sur 5.

Aka : Story of a Beloved Wife

Année : 1951

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa ⋅ Jûkichi Uno ⋅  Ichirô Sugai

Après des années compliquées en tant que scénariste pendant la guerre où il travaille peu, Kaneto Shindô rencontre Mizoguchi. Il lui propose un scénario mais le cinéaste lui répond qu’il doute qu’il arrive à quoi que ce soit après l’avoir lu. Kaneto Shindô vit alors avec une femme qui l’a rejoint sans qu’un mariage puisse être envisageable, car son père, compte tenu de sa situation difficile, refuse de leur donner son accord. C’est cette histoire que Kaneto Shindô évoque dans ce premier film qui est un hommage à cette femme ayant tout quitté pour lui et lui ayant donné la force de persévérer dans l’écriture.

Shindô change le nom de Mizoguchi dans le film par Sakaguchi et montre sa femme aller à sa rencontre pour laisser une chance à son mari de faire ses preuves : une année sans salaire, durant lesquelles il étudiera les grands classiques et des scénarios. Kaneto Shindô se met au travail et décrit sa vie compliquée durant ces années de guerre sans un sou en poche, mais toujours avec sa femme à ses côtés pour l’encourager. Au bout d’un an, le scénariste revient vers Mizoguchi, celui-ci y voit du progrès mais reste toujours aussi intransigeant et lui demande sans cesse de retravailler ses scripts. C’est à ce moment que la femme de Kaneto Shindô tombe malade et que ça tourne sérieusement au mélo. Mais le cinéaste l’explique dans une introduction, s’excusant d’abord d’être un scénariste médiocre (on rit quand on connaît la suite ; il ment même en disant qu’il n’a pas encore écrit de grands films alors que quatre ans auparavant il avait écrit Le Bal de la famille Anjo) mais que ce film est dédié à cette femme dont les paroles résonnent toujours dans sa tête dès qu’il commence à douter de lui.

Cette histoire n’a rien de bien captivant, mais elle est réelle et honnête. Surtout, elle montre comment un homme persiste à poursuivre dans ses convictions pour l’amour d’une femme aimée et disparue. Ça peut paraître gnangnan à première vue, mais ça reste émouvant et plutôt significatif quand on connaît la réussite (169 scénarios, 45 réalisations) d’un des véritables et rares cinéastes-auteurs indépendants du Japon.

On y voit surtout dès ce premier film que Shindô fera toujours appel aux mêmes acteurs. Les mêmes ayant travaillé avec Mizoguchi, Naruse ou Kinoshita. Par exemple, celui qui joue son rôle ici est Jûkichi Uno, qui avait commencé sa carrière après-guerre avec Kôzaburô Yoshimura (le réalisateur du Bal de la maison Anjo), et déjà sur un scénario de Shindô. Taiji Tonoyama (le mari dans LÎle nue) joue ici un personnage secondaire comme il l’avait déjà fait chez Ozu, Kurosawa ou Tonoyama. Le plus étonnant, c’est d’y trouver Nobuko Otowa jouant le rôle de sa première femme. Ayant commencé avec Kinoshita, elle enchaîne tout de suite avec Mizoguchi dans un de ses chefs-d’œuvre, Madame Oyû. Elle accepte de tourner ce premier film sans le sou (tout le contraire des fastes mizoguchiens) pour interpréter la première femme Shindô et pour ne plus le quitter jouant pratiquement par la suite dans tous ses films. Après le décès de cette première femme pendant la guerre, Shindô s’était finalement marié en acceptant un mariage arrangé. Et ils seront donc amants plus de vingt ans avant de se marier après le décès de cette seconde femme… Tarkovski inventera plus tard l’actrice jouant à la fois le rôle de la femme et de la mère, Shindô pousse le bouchon confusionnel un peu plus loin avec sa troisième femme jouant le rôle de la première alors qu’il est encore marié à la seconde…

 

Story of a Beloved Wife / Aisai monogatari, Kaneto Shindô 1951 | Daiei


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Les Descendants de Taro Urashima, Mikio Naruse (1946)

Oh…oh…ah !

Les Descendants de Taro Urashima

Note : 3 sur 5.

Titre original : Urashima taro no koei

Année : 1946

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Susumu Fujita ⋅ Nobuo Nakamura ⋅ Haruko Sugimura ⋅ Hideko Takamine ⋅ Ken Mitsuda ⋅ Ichirô Sugai

Les années 40 devaient être un bonheur pour les cinéastes japonais. D’abord la propagande domestique, puis celle de l’occupant américain. Malgré tout, il s’en est toujours pas si mal sorti le Naruse. Les Acteurs ambulants et White Beast sont excellents (le premier prend de la distance et du second degré pour éviter de parler de situations qui fâchent, et le second, même s’il se met au service d’une “cause”, réussit la gageure de faire un film personnel avec des thèmes qui lui sont propres, dans un contexte assez singulier qu’il ne traitera plus jamais : la prison).

On est donc ici en 1946 (six mois après la capitulation) et Naruse est semble-t-il prié de louer les valeurs démocratiques de l’occupant, avec en prime une bonne satire des « faux prophètes » du communisme. Il ne faudrait pas que les citoyens, profitant du pouvoir donné, se tournent vers le communisme… Le parti ici est ironiquement appelé « Parti du Bonheur » et Susumu Fujita (La Légende du grand judo) arbore une magnifique barbe d’icône orthodo-marxiste.

Le film est plutôt poussif, certaines scènes sont franchement grossières. Le film donne parfois l’impression d’avoir été tourné dix ans plus tôt. Hideko Takamine a une gentille promotion en passant de receveuse d’autobus à journaliste, et on est loin des personnages volontaires que Naruse lui donnera par la suite. Mais ça reste une curiosité à voir.

Les Descendants de Taro Urashima, Mikio Naruse 1946 Urashima Tarô no kôei | Toho Company

On sent l’influence de Mr. Smith au sénat (Capra, 1939) et de L’Homme de la rue (Capra again, 1941). La naïveté de l’idéaliste manipulé par les politiques et les journalistes… (Un peu aussi d’Un homme dans la foule de Kazan, mais qui viendra après).

Le titre fait référence à une légende japonaise, celle de Tarō Urashima donc, où un pêcheur, après avoir sauvé une tortue, est invité à séjourner dans le palais sous-marin du dieu dragon. Il y séjourne quelques jours mais ayant le mal du pays demande à retourner chez lui. On lui remet alors une boîte à ne pas ouvrir, et en rentrant chez lui, il n’y retrouve rien de ce qu’il a connu : des centaines d’années se sont écoulées… Il ouvre alors la boîte, et prend mille ans d’un coup : elle contenait son âge réel. Et comme le personnage principal, soldat rapatrié, réveillant le peuple avec ces « oh oh ah » de “malheur”, s’appelle également Urashima, Hideko lui demandera s’il est apparenté au grand Urashima… Comme dit sa tante, « rien dans la tête ».

Jolie satire tout de même. Le culte de la personnalité, les illusions du collectivisme, la Diète doit dire “niet”…


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Angry Street, Mikio Naruse (1950)

La Rue en colère

Note : 4 sur 5.

Titre original : Ikari no machi

Année : 1950

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Jûkichi Uno, Yasumi Hara, Yuriko Hamada, Yoshiko Kuga, Takashi Shimura, Setsuko Wakayama

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Juste avant l’adaptation du Repas en 1951 qui scellera Naruse dans le shomingeki jusqu’à la fin de sa carrière, et la même année que l’excellent White Beast, voici donc Angry Street. Probablement encore un film de propagande, ou en tout cas un film qui doit donner le ton à un Japon qui doit se relancer et ne pas s’égarer. Si White Beast mettait le doigt sur la prostitution et les problèmes sanitaires que cela engendrait, ici le film cherche clairement à dissuader le spectateur qui serait encore tenté par le marché noir ou l’escroquerie. Une sorte de film noir bourgeois ou moral. Et c’est encore très réussi.

Deux amis d’enfance, des étudiants, gagnent leur vie en escroquant des gamines de leur âge. L’un est vétéran de la guerre et imagine tous les “coups” ; l’autre est un fils de bonne famille qui exécute les plans en séduisant les jeunes filles. Dès le premier coup, la cruauté est palpable. La première victime n’est pas la première venue, mais Yoshiko Kuga (qui la même année tourne Until We Meet Again, chef-d’œuvre multirécompensé). Victime idéale donc (pour un spectateur qui aurait vu le film d’Imai, qui est un mélo très noir, lui infliger en plus une escroquerie, on comprend le message…).

L’arrogance, la vile satisfaction des deux petits cons après leur coup, donne très vite le ton : ces deux-là sont parfaitement méprisables. À partir de ce moment, leur trajectoire ne cessera pas de prendre des chemins différents. On prend le temps de planter le décor d’un jeu dont ils ne seront très vite plus maîtres. Le fils de bonne famille prend de l’assurance et veut miser sur deux chevaux en même temps. Rien ne se passera comme prévu, et à chaque désillusion, il ne fera que s’enfoncer jusqu’à flirter avec les vrais méchants, les durs de la rue avec qui le message du film dit clairement qu’il faut éviter de se frotter (si ce sont des étudiants, ce n’est pas pour rien).

Angry Street, La Rue en colère, Ikari no machi Mikio Naruse 1950 | Tanaka Productions

Si l’un s’enfonce donc dans ses certitudes en voyant arriver de l’argent vite gagné, l’autre, celui qui imaginait les coups au départ et qui semblait le plus rude, va faire complètement volte-face. La ficelle est grosse et pourtant ça marche comme il faut. Les remords, il commence à en avoir quand il rencontre par hasard un ami des tranchées qui lui parlait de sa fiancée au pays… Le monde est petit, dit-il, et bien sûr, cette fille se révèle être une des filles qu’ils veulent escroquer. On ne s’attarde pas sur cette coïncidence, le sujet est ailleurs. C’était utile pour déclencher chez lui ces remords, il demande à son ami d’arrêter qui va refuser. On est chez Naruse, donc si les ficelles sont grosses, ce n’est pas grave, on tire dessus, et on en fait du mélo. Ainsi, le garçon revoit les étudiants qui eux doivent faire des tas de petits boulots ingrats pour se payer leurs études quand eux ont la belle vie. Le coup de grâce arrive quand il revoit la sœur de son compagnon. On comprend vite qu’il l’aime, et en repensant à son passé, il sent tout le déshonneur sur ses épaules. On n’est pas loin des critiques faites aux samouraïs où bien souvent, ce sont les petites gens qui se montrent plus honorables que ceux qui sont censés suivre des principes d’honneur. C’est bien lui qui fait volte-face et non le garçon de bonne famille…

La suite est entre film noir, mélo familial, drame de l’amitié à la Il était une fois en Amérique. La naïveté des personnages féminins est touchante, comme la dignité de la mère. La morale est sans détour. Si tu veux être Scarface, tu vas être “scarface” : qui s’y frotte s’y pique.

Encore un Naruse inhabituel donc, mais il faut l’accepter comme on voit Hawks toucher à tout. Le savoir-faire de Naruse est là : il va droit à l’essentiel et sait utiliser avec intelligence une petite touche de mélo. Comme d’habitude, tous les acteurs sont formidables. Beaucoup d’acteurs d’à peine la vingtaine. La particularité du système de studio japonais… On peut avoir un jour un premier rôle et jouer ensuite les utilités.

Loin du niveau et de la grâce de White Beast, mais très réussi.



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La Vie d’O’Haru, femme galante, Kenji Mizoguchi (1952)

Le Jeu de l’oie

La Vie d’O’Haru, femme galante

Note : 5 sur 5.

Titre original : Saikaku ichidai onna 

Année : 1952

Réalisation : Kenji Mizoguchi 

Avec : Kinuyo Tanaka, Tsukie Matsuura, Ichirô Suga

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Rigueur extrême du scénario construit comme un opéra avec une alternance entre des scènes de coups durs et des scènes de renouveaux relatifs. C’est un peu comme un éventail à deux faces séparé par des encarts de dimension égale. Le récit ne s’écarte jamais de cette structure. On sait ce qu’on va voir, on sait ce qui nous attend, on sait que le personnage principal va au-devant d’ennuis qui vont la plonger un petit peu plus dans le trou. Ça donne un caractère mythologique à l’histoire. Comme une fable. La démonstration de la condition des femmes au XVIIᵉ siècle au Japon. Le film est plus long qu’à l’habitude. Un petit 2 h 15. On ne voit pourtant pas le temps passer. Les scènes sont rapides et s’enchaînent sans difficulté (même si à l’intérieur des scènes le rythme est lent, filmé en plan très long : les personnages sont filmés le plus souvent dans le même plan, ça évite les champs contrechamps, même si on perd un peu de psychologie, en identification).

L’histoire et la méthode de La Vie d’O’Haru, femme galante fait penser aux histoires courtes habituelles qu’on écrit dans la littérature nippone. Il m’arrive de temps en temps de lire quelques anecdotiques d’Histoires qui sont maintenant du passé, du genre appelé setsuwa, et ça me fait vraiment penser à ça, même si l’époque est encore plus ancienne dans ce type de récit. Rashomon, tourné peu de temps après, utilisait la même forme (récits courts, flashback, volonté de raconter une fable, c’est-à-dire une histoire remarquable, significative, au lieu de raconter une histoire familière ou au contraire épique), mais dans le type de récit, c’est totalement différent, puisqu’ici, on ne s’attache qu’à un seul personnage. Il n’y a pas d’enjeu non plus vu qu’on comprend vite qu’il s’agit du récit d’une lente chute vers la misère, c’est purement démonstratif et informatif, Peu de tension sur la durée, ce qui crée une certaine distance : on connaît le rythme de la scène, donc on sait quand arrive la « catastrophe » qu’il va y avoir opposition, conflit et qu’elle va devoir partir. On n’est pas loin de Brecht : la distance, nous écartant de toute continuité dramatique, nous donne à réfléchir sur cette chute lente et inévitable (d’autant plus souligné que le flashback nous montre la « fin » dans une forme de « regardez comment j’en suis arrivée là »). Et c’était bien le sens des récits à l’époque. Ils avaient une valeur moralisatrice. Même si aujourd’hui, un tel récit n’est plus ancré dans une tradition bouddhique, et le message de la fable colle parfaitement au XXᵉ siècle avec une dénonciation presque féministe de la condition des femmes. Et on s’identifie, s’émeut d’autant moins pour ce personnage, en voyant qu’elle subit sans jamais se rebeller de ces incroyables vicissitudes. On s’émeut un peu parce qu’elle garde toujours une dignité dans ses mésaventures, mais on est plus curieux, interpellé par une telle dégringolade à la fois inéluctable et injuste.

Pour faire court, O’Haru, la fille d’une famille de bonne noblesse d’Edo. Celle-ci tombe amoureuse d’un homme qui lui fait la cour mais qui est de rang inférieur. La relation finit (très vite hein, comme j’ai dit : une scène pour exposer la situation, puis une scène pour la détruire et provoquer sa fuite) par se savoir. Le déshonneur s’abat sur sa famille qui doit quitter la capitale. Elle est placée successivement dans des maisons de prostitution. Elle passe alors de main en main si on peut dire. Elle est d’abord remarquée par un riche seigneur dont la femme est stérile et lui donne un héritier. Une fois fait, on la prie d’aller voir ailleurs. Elle retourne chez son père qui la replace dans une institution de concubines (difficile de comprendre quoi exactement pour un Occidental). Elle atterrit chez un couple dont la femme la jalouse (attention « crêpage de chignon »). Elle pense trouver enfin l’amour avec un marchand d’éventail, conscient de son passé et l’acceptant ainsi, mais le brave meurt assassiné en achetant un cadeau à son amoureuse (et en oubliant de rédiger un testament à son avantage). Elle se réfugie dans un monastère, mais on vient lui réclamer des sous, elle ne peut pour s’acquitter de cette « dette » qu’offrir ses vêtements. Nue, elle retrouve sa condition de prostituée (un plan de paravent nous suggère que le bonhomme profite de la situation et c’est à cet instant qu’on la surprend). La voilà à la rue, mendiant… On lui fait une fausse joie en lui faisant croire que son fils, héritier d’une grande famille, la veut à ses côtés, en réalité, on veut l’emprisonner (pour qu’elle arrête « ses mœurs de débauchée ») Elle ne se plaint jamais. Never explain never complain, la noblesse des petites gens qui tombent de haut. On peut perdre son titre, sa famille, ses ressources, sa réputation, mais la véritable noblesse, c’est de rester digne (à l’époque, c’était sans doute plus ça le message, alors qu’aujourd’hui on le voit plus comme une œuvre féministe, or le récit montre bien qu’il ne dénonce pas, la distance permet justement que chacun puisse tirer la morale qu’il souhaite, et c’est sans doute en quoi l’œuvre touche à l’universel).

Kinuyo Tanaka dans ce rôle de O’Haru est excellente, ça n’étonnera personne. Pas franchement belle (on rit même un peu quand le vieux noble, tellement exigeant la remarque au milieu de toutes) mais elle a ce charme des femmes distinguées japonaises : pleine de retenue, de dignité, d’attention, et aussi parfois de fermeté (comme dans cette scène où elle refuse de s’humilier en s’abaissant pour chiper la monnaie que lui jette un client). Avec toujours ce petit mouvement de tête si caractéristique qui semble exprimer quand il est léger la fierté timide et « outragée » (l’air de dire « non mais dis donc ! ») et qui, quand il est plus accentué, exprime la folie, le dédain (son interprétation dans la scène des statuts de bouddha est incroyable : avec peu de moyens, elle arrive à exprimer la plus grande détresse et suggérer même un début de folie).


La Vie d’O’Haru, femme galante, Kenji Mizoguchi 1952 Saikaku ichidai onna | Koi Productions, Shintoho Film Distribution Committee


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