A Bill of Divorcement, George Cukor (1932)

Note : 3 sur 5.

A Bill of Divorcement

Titre français : Héritage

Année : 1932

Réalisation : George Cukor

Avec : John Barrymore, Katharine Hepburn, Billie Burke, Elizabeth Patterson, Henry Stephenson

Notons la remarquable aptitude chez Cukor à découper son film dans un espace défini et à diriger des acteurs enfin faits pour l’écran : il semble avoir retenu la leçon de l’épouvantable The Royal Family of Broadway en soignant sa distribution.

John Barrymore vient ici en vedette et reconnaissons-lui un certain génie. Sa première apparition devrait être montrée dans toutes les écoles de théâtre : à peine entré dans la pièce et, en quelques secondes, sans dire un mot, seul, on saisit à travers son attitude toute la puissance de la situation. Pas sûr qu’on joue beaucoup ici sur une forme d’effet Koulechov appliqué à une entrée en matière (les autres protagonistes ont déjà évoqué son cas), parce que si la situation est immédiatement comprise par le spectateur, c’est à mon sens ici grâce à son jeu, son attitude, à sa manière de prendre connaissance de l’environnement qu’il vient de pénétrer. On découvre un homme familier des lieux, un peu émerveillé de retrouver son foyer, mais aussi curieux de voir le temps passé en remarquant quelques détails insolites. À ça s’ajoute une composition parfaitement en ligne avec l’histoire et la condition psychique de son personnage. L’entrée en scène sert même parfois d’exercice proposé à de jeunes acteurs : entrer simplement en scène avec un état d’esprit, un objectif. D’autres fois même, il est demandé aux élèves d’entrer sur scène pour voir si spontanément ils vont s’appuyer sur une situation pour inventer de toute pièce une attitude. La suite n’en est pas moins épatante pour John Barrymore : quelques résurgences du Docteur Jekyll et M. Hyde avec un personnage dont il parvient à suggérer le trouble, la fragilité, la vulnérabilité (aucun côté obscur pour le coup, l’acteur lui donnant surtout des allures d’enfant) sans jamais surjouer la chose.

(Je vais l’ajouter dans mes exercices de théâtre pour la peine.)

Pourtant, le plus étrange dans l’histoire, c’est que tout épatant qu’il puisse être, on sent déjà Barrymore dépassé par une actrice jouant ici son premier rôle. Le film se montre incapable de se hisser au niveau de ses interprètes et de sa mise en scène, mais même si j’ai vu Katharine Hepburn dans de nombreux films, elle ne m’est jamais apparue aussi impressionnante, tirant à la fois vers la simplicité, la retenue, la grâce, la classe et l’intelligence. Chaque geste repose sur un calcul ; chaque regard démontre la parfaite maîtrise et le contrôle de l’actrice ; la voix est portée à la hauteur juste. Hepburn semble survoler les débats comme d’autres actrices avaient pu le faire avant elle, mais rarement avec autant de légèreté et d’acuité. Elle héritera très vite de personnages plus volontaires, plus forts, plus affirmés que celui-ci qui sacrifie son amour et son avenir pour aider son père. À se demander si le public n’a pas perdu quelque chose à la voir offrir sa présence naturelle, forte, à des personnages dont c’est déjà la caractéristique. Une fois devenue star, elle ne composera plus beaucoup, et c’est souvent Hepburn, la star, qui apparaîtra à l’écran. Les studios nous privent au fond de voir une actrice apporter son talent, son autorité, son intelligence, sans forcer, en laissant le rôle venir à elle, à des personnages qui auraient gagné en nuances.

Dommage en revanche que l’histoire ait si peu d’intérêt. Il y a là-dedans comme un souffle des années 20 très mélodramatique dans ce qui est vraisemblablement l’adaptation d’une pièce de théâtre. Jamais je n’aurais cru pouvoir assister à un duo aussi singulier et aussi remarquable dans un film si soporifique. On mesure d’autant plus le chemin parcouru après The Royal Family of Broadway, car l’on n’y bouge pas beaucoup plus. Huis clos garanti.


A Bill of Divorcement, George Cukor (1932 | RKO Radio Pictures


Liens externes :


Une femme qui s’affiche, George Cukor (1954)

Note : 3 sur 5.

Une femme qui s’affiche

Titre original : It Should Happen to You

Année : 1954

Réalisation : George Cukor

Avec : Judy Holliday, Jack Lemmon, Peter Lawford

Dialogues bien écrits et, dans l’ensemble, un film plutôt plaisant et sympathique, pour autant, la satire paraît bien trop futile et sage (voire inutilement méchante) après le coup de tonnerre que pouvait être Comment l’esprit vient aux femmes pour qu’on puisse se sentir parfaitement rassasié. On sort de là comme après avoir rencontré une fille dans une soirée dans laquelle elle a été le centre d’attention au milieu de quelques hommes ; étonnement, elle vous demande de la raccompagner ; vous vous dites que chouette, on va se marrer comme avec les copains ; et vous vous rendez compte au bout d’une minute que vous n’avez plus rien à vous raconter ; et du coup, vous n’êtes pas non plus très chaud pour autre chose (situation qui m’arrive tous les jours).

Judy Holliday fait de son mieux pour essayer d’égailler une intrigue qui patine, mais on sent presque déjà qu’elle se répète et cherche (avec Cukor comme complice, parce que la comédie ne s’improvise pas, beaucoup moins que le drame en tout cas) à forcer ses effets. Jouer les idiotes est ce qu’il y a de plus difficile au monde. L’actrice est une des rares à pouvoir s’en sortir dans ce registre ; et inévitablement, quand on est présent à chaque plan et que dans chacun est prévu un lazzi censé amuser la galerie, on prend le risque que ça fasse pschitt. Jack Lemmon prouvera dans la suite de sa carrière qu’il peut tout à fait assumer ce rôle quasiment seul ou accompagné d’un ou une partenaire, mais on lui demande ici trop peu de choses et tout repose sur les épaules de Judy Holliday.

Lemmon est un pitre, c’est relativement plus facile à reproduire parce que ses éclats sont souvent basés sur des mimiques cent fois répétées. L’humour est souvent question de rupture ; chez Lemmon, cette rupture est mécanique, sa sincérité importe peu. Le registre de Holliday se fonde au contraire sur un seul ressort : la sincérité, la spontanéité, la fraîcheur (oui, c’est un ressort à trois bandes, je fais ce que je veux).

La sincérité ne se reproduit pas sur simple commande. Par définition, plus on répète, plus on la perd. Or, tout l’humour repose sur le fait que l’on croit à la spontanéité de ses remarques et de ses réactions. La comédie, c’est souvent d’abord une question de timing et d’élan. Quand l’humour de Comment l’esprit vient aux femmes naît d’un choc et d’une opposition, d’une énergie ou d’une logique face à une autre, quand un sentiment d’urgences s’installe (l’héritage encore peut-être de la screwball), cela favorise l’humour et la spontanéité parce que le personnage de Judy Holliday vient en quelque sorte comme un cheveu sur la soupe. Ici, point d’urgence, et la soupe, c’est déjà Judy Holliday. Peut-être aurait-il été plus « loufoque » que deux logiques s’opposent entre celle de Holliday et celle de Lemmon…, mais que celle de Lemmon ne nous paraisse pas beaucoup plus rationnelle que l’autre.

C’est tout de même triste d’avoir Jack Lemmon sous la main et de lui donner le rôle du rationnel dans l’affaire… Et cela, avant juste d’en finir, de lui jeter deux cacahuètes pour lui prier de montrer ce qu’il sait faire… Eh bien, il le montrera, mais dans les films suivants.


Une femme qui s’affiche, George Cukor (1954), It Should Happen to You | Columbia Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1954

Liens externes :


The Royal Family of Broadway (1930) & Girls About Town (1931)

Il faut qu’une porte reste ouverte ou fermée

Note : 2 sur 5.

The Royal Family of Broadway

Année : 1930

Note : 3 sur 5.

Girls About Town

Année : 1931

Réalisation : George Cukor

Avec : Ina Claire, Fredric March, Mary Brian, Henrietta Crosman

Avec : Kay Francis, Joel McCrea, Lilyan Tashman

C’est fou les progrès que l’on peut produire en l’espace de quelques semaines. Le cinéma parlant se distingue singulièrement du muet, tout était à réinventer, et rares sont les réalisateurs ou les studios qui ont compris instantanément les pièges de ce nouveau théâtre filmé.

En quelques mois, on produit des films à la va-vite à partir de pièces de Broadway, et le tour de force du système hollywoodien a consisté alors à trouver les failles dans ces ratés et à y proposer des solutions avant la concurrence. Si, à l’âge du muet, les recherches formelles et les superproductions avaient fini par prendre le contrôle du paysage cinématographique (en dehors de quelques acteurs comiques auquel le public s’était attaché), avant cela, c’était bien le burlesque (ou slapstick) qui avait inventé les codes de la réalisation (on a trop donné à mon sens d’importance à Griffith ou aux drames/thrillers en général, mais c’est une constance, on ne prend pas au sérieux… les rigolos). C’était, en gros, ma thèse dans mon article « Charlot grammairien ».

Pour faire simple, réaliser une séquence burlesque dépendait autant de l’exécution de l’acteur que du montage. Au théâtre, l’acteur est maître du rythme. Or, sans rythme, pas de comédie. La comédie, c’est la rupture, la surprise, la mise en opposition. Quand vous regardez une scène de commedia dell’arte ou un numéro burlesque, tout est déjà question de montage et de rythme. C’est donc naturellement que les premiers réalisateurs de slapstick (surtout le Chaplin de la première heure, d’après ce que j’ai pu en voir) se sont servis du montage pour cadrer leurs effets. Cadrer, dans tous les sens du terme.

Le poids du slapstick déclinant à la fin du muet, on peut comprendre la panique à l’arrivée du cinéma parlant. Au public étaient proposés des comédies ou des succès de Broadway parfois bien éloignés du burlesque (mais pas toujours : le cinéma parlant a permis aux Marx Brothers de s’imposer très vite dans ce support naissant qu’était le cinéma parlant). Qui détenait les codes de ces nouvelles comédies portées à l’écran ? Bien sûr, la règle des 180 degrés, celle des échelles de valeurs de plan ou la problématique des raccords, tout cela était déjà parfaitement connu. Mais comment réaliser une comédie désormais majoritairement propulsée par des répliques ? Le rythme, c’est une chose, mais la comédie tolère moins que le drame certaines libertés ou l’absence même de codes (on appellera ça, éventuellement, du « naturalisme », si ce n’est, plus généralement, de l’incompétence). La comédie ne se résume pas à un genre, c’est un langage : tu maîtrises certains principes et c’est drôle, tu ne les méprises pas, et ta comédie tombe à plat.

Les ratés, lors de ces premiers essais et premiers mois du cinéma parlant, proliféraient à l’affiche. Il suffirait presque d’éplucher la filmo des réalisateurs plus ou moins connus ou appelés à le devenir durant ces deux premières années (1930, 1931), et assurément, quelques rares chefs-d’œuvre émergeraient d’une forêt de films inaboutis. On a souvent pointé du doigt (et moqué) les acteurs du muet, incapables de faire face à une tout autre manière de jouer. Mais ils étaient les plus exposés et le cinéma a même entretenu cette légende qu’ils étaient les seuls à devoir s’adapter (Chantons sous la pluie, par exemple). Derrière eux, tout le système de production a en réalité dû réapprendre à réaliser des films. À faire des comédies. Si la facilité et la concurrence ont poussé les studios à adapter des succès de la scène new-yorkaise ou européenne, ils ont vite dû se rendre à l’évidence. Filmer une comédie, fût-elle un succès, ce n’est pas illustrer un texte avec des images et quelques stars.

En deux films de George Cukor réalisés plus ou moins coup sur coup, c’est ainsi cette évolution rapide qui se trouve remarquablement mise en lumière. Le premier (The Royal Family of Broadway) se vautre… royalement ; le second, sans être un chef-d’œuvre, présente beaucoup des codes des comédies réussies de cette époque pré-Code, dont une partie sera réemployée dans ce genre plus spécifique, déjà plus cinématographique, qu’est la screwball.

Espace scénique unique = théâtre / transparence = cinéma

Je dispose de mes propres codes, et souvent, pour illustrer un propos qui tourne en boucle d’une critique à l’autre, j’en reviens souvent à cette question simple : qu’est-ce que le cinéma ? La même réponse réapparaît alors toujours : le montage. Si je développe encore : qu’est-ce que le montage ? Je réponds : le rythme, la rupture, le montage alterné, la suspension, la grosseur de plan. Voilà quelques-uns des éléments essentiels constitutifs de la spécificité du cinéma, mais on pourrait en ajouter d’autres : la contextualisation et… les portes.

Qu’est-ce que le théâtre ? Un espace ouvert (la scène) où les portes claquent soit en coulisses, soit en ouvrant vers les coulisses. Dans un décor de théâtre, à moins de disposer de mécanismes sophistiqués (à la manière des productions totales et grandioses de Max Reinhardt à Berlin ou de Florenz Ziegfeld à Broadway), au mieux, on change d’espace une fois par acte. Le reste du temps, tout se passe donc au même endroit. Dans le théâtre de boulevard (encore aujourd’hui), on représente ainsi sur scène un grand espace ouvert vers le public, lui-même souvent compartimenté en aires de jeu plus petites. Cependant, tous ces espaces sont interconnectés : pas de cloisons, pas de portes. Rien de réaliste là-dedans, c’est une convention. Les acteurs se transportent d’une pièce à une autre sans rencontrer la moindre porte. Quand porte, il y a, elle ouvre sur les coulisses dont l’espace reste, par définition, invisible du public.

Quand les studios s’agitent donc tout d’un coup pour acheter les droits des spectacles de Broadway, qu’est-ce qu’est devenu le cinéma ?… Réponse : un espace ouvert où les portes claquent en coulisses.

Où sont les portes ?

Avec leurs gestes pleins de formes…

Dites-moi où sont les portes.

Portes, portes, portes, portes.

Où sont les portes ?

À la fois si belles et si plates.

Aux gonds qui traînent et qui planent.

Où sont les portes ?

Portes, portes, portes, portes.

Où sont les portes ?

C’est vrai ça, Patrick : où sont donc passées les portes dans The Royal Family of Broadway (1930) ? Eh bien, je crois n’en avoir compté qu’une. Et encore, elle se refermait sur un hors-champ invisible. Comme au théâtre. Évidemment : si je réclame des portes, c’est qu’elles vont vite devenir indissociables du cinéma (j’en avais parlé pour le film Attends-moi). N’imaginez pas un quelconque fétichisme. Je ne vais pas répéter ce que j’ai dit ailleurs : à moins de pouvoir réaliser un film dans de grands espaces, le cinéma (donc le montage) ne connaît pas d’outils plus essentiels qu’une porte. Vous l’ouvrez, et c’est automatiquement un espace nouveau qui s’offre au regard du spectateur. Vous avez le choix de rester sur le pas de la porte et de jouer ainsi de champs-contrechamps articulés autour de ce protagoniste de l’ombre, ce monolithe de l’espace, ou de montrer, au contraire, un personnage en train de faire son apparition. Dans ce dernier cas, le mouvement aura comme avantage de forcer un cut (entrée imprévue ou retour vers un personnage qu’on avait laissé entre-temps pour nous intéresser à d’autres : principe du montage alterné, mais appliqué à la mise en scène de salon) ou un raccord dans le mouvement (continuité du déplacement d’un personnage depuis une autre pièce et avec le plan précédent).

1931, l’Odyssée de l’espace

Essayez à la maison ! Le cinéma muet avait mis en évidence notre fascination pour une simple variation de champs-contrechamps (les chase films par exemple) : vous pouvez reproduire la même action en montage alterné, fait de va-et-vient, et notre attention restera hypnotisée devant une action en boucle sans rien proposer de nouveau (littéralement, pendant des heures, on peut suivre une étape du Tour de France sur ce seul principe). Ajoutez-y une porte, et c’est du cinéma.

Le problème dans The Royal Family of Broadway, c’est donc sa trop grande application à reproduire des codes spécifiques au théâtre. La majeure partie du film est tournée autour d’un même espace : une salle de séjour, un grand escalier, un canapé, quelques chaises, et dans les coins, des zones plus intimes (salon plus intime avec une cheminée, haut de l’escalier) auxquelles on peut accéder librement depuis la salle de séjour. On y remarque la même impression que face à une scène de théâtre à ne jamais pouvoir saisir du regard les plafonds, les limites exactes d’une pièce ou les perspectives. Un espace « vide », ample, aux proportions irréalistes, entre l’espace scénique et la caméra (une caractéristique du théâtre qui au cinéma n’est pas justifiée) donne clairement à imaginer une caméra tranquillement posée dans un studio sans souci de recul (j’avais noté cette particularité dans un film de Raoul Walsh tourné en 1931, Hors du gouffre).

Quelques séquences ouvrent vers des pièces nouvelles de la maison, mais l’intérêt du cinéma (ce dont le théâtre est incapable), c’est de passer d’un espace à l’autre en une fraction de seconde, de revenir par un simple cut aux personnages restés dans la pièce précédente et ainsi d’entamer un montage alterné… Par souci de contextualisation (qui deviendra de plus en plus une norme intangible), très vite, le cinéma apprendra à situer le décor principal au milieu d’un espace réel et public, puis à intégrer à l’intérieur de plans intérieurs des ouvertures factices ou réelles vers l’extérieur. Le cinéma muet utilisait déjà sporadiquement cette méthode (je l’évoquais pour Le Journal d’une femme perdue), mais cela deviendra surtout une constante dans les films parlants. Avant que l’on comprenne l’indispensable nécessité de contextualiser un espace en faisant l’union des espaces intérieurs et extérieurs, de nombreux films tournés en studio s’enferment dans l’idée qu’on peut ne jamais montrer quoi que ce soit de l’extérieur : j’avais noté cette particularité pour L’Ange blanc, de William A. Wellman (1931).

À cette incapacité à changer de place dans un même lieu pour en exposer librement tous les recoins (travail de contextualisation et de représentation d’un espace complexe et crédible au fil du temps) s’ajoute un autre problème. Puisque tout paraît un peu trop hiératique et théâtral, les acteurs et leur directeur trouveront difficilement leur rythme. Or, une comédie sans rythme, ça fait flop.

 

Grand espace vide au premier plan, distortion des perspectives et porte qui reste muette = théâtre

Espace en arrière-plan suggérant la réalité d’un extérieur = cinéma

Ni l’écriture ni l’adaptation ne sont en cause. Rien n’empêchait Cukor ou la production d’imposer un espace avec des portes, de scinder quelques échanges pour forcer un mouvement et séparer les personnages une fois ou deux pour créer des montages alternés (de salon). Rien, sauf l’habitude. On avait donc exploré cette manière de faire dans le cinéma muet, mais c’était loin d’être une règle parce que le muet obéissait à des logiques bien différentes. Avec le cinéma parlant, on peut certes multiplier les espaces, mais si l’on veut créer une situation, il faut bien un moment se poser. Au muet, on cherchait presque parfois à limiter ces confrontations parce que cela signifiait des cartons à ne plus en finir. On peut bien sûr profiter de l’expérience du muet pour varier la mise en place, mais on le comprendra très vite (ce sera une marque des screwball comedies) : dans la comédie, même si c’est les dialogues qui sont moteurs d’une situation, cela doit bouger et alterner entre mouvement et moment plus statique. C’est ça le rythme : à ne pas confondre avec la vitesse. On bouge, on avance, on se pose, puis on repart. Le tout, en discutant. Le tout, bien souvent, coordonné autour d’un sentiment d’urgence (c’est ce qu’on comprendra avec la screwball). Et l’art de la comédie américaine, il est d’arriver à circuler constamment dans un espace censé être unique et à trouver un prétexte à se mouvoir en changeant de pièce. Cette manie qu’ont les Américains à vous proposer un tour du propriétaire vient sans doute de là…

Pour résumer et pour le dire plus simplement : dans une mise en place comique, si vous restez statiques trop longtemps, vous vous installez et le public s’ennuie. Au théâtre, un canapé a beau trôner en plein milieu de l’espace, il ne fait jamais que de la figuration. De la même manière qu’on pourrait dire qu’une porte au cinéma a pour fonction d’être alternativement ouverte et fermée, au théâtre, le canapé n’a qu’une seule utilité : faire rebondir les personnages. Aussitôt assis, aussitôt debout ! Si vous posez un canapé dans un coin et que vous n’y faites asseoir vos personnages qu’une ou deux secondes, passe encore. Mais si vous le posez en plein centre de votre dispositif sur un plateau de tournage comme dans une comédie de boulevard, vous vous laisseriez à la facilité de vous y endormir. N’oublions pas qu’une comédie de salon (on n’appelle pas ça comme ça, c’est une manière de présenter les choses) est inféodée à son salon parce que c’est… du théâtre. Rien n’oblige un studio à adapter une pièce (de salon) dans un salon. Le cinéma n’est pas tributaire d’un décor unique. Et c’est là que Cukor s’est laissé prendre au piège : si le cinéma exige la mise en œuvre de nouveaux codes, se poser trop longtemps sur un canapé pour papoter n’en fera pas partie. Je choisis le canapé comme exemple le plus significatif, mais même quand il explore les autres espaces de son plateau, on ne sent pas l’énergie et le besoin de bouger.

Très vite, on comprendra donc l’impérative nécessité de s’activer, même dans des adaptations de pièces de Broadway (ou anglaise, ou hongroise, ou allemande, ou française).

La suite l’a d’ailleurs démontré : quels sont les auteurs de la pièce adaptée ici ? Edna Ferber et George S. Kaufman. Ne reconnaît-on pas dans cette maison d’hurluberlus un certain humour, un certain type de situation ou de lieu ? Réunis ou séparés, les deux dramaturges connaîtront quelques succès une fois adaptés à Hollywood. Leur ton est facilement identifiable : on n’est pas tout à fait encore dans ce qui deviendra la screwball (avec sa variante, la comédie de remariage) et le style se rapproche du burlesque situationnel des Marx Brothers : ici, on serait plutôt dans « la maison de fous » et l’humour loufoque. Les deux coécriront par exemple Pension d’artistes avec Morrie Ryskind, et Kaufman écrira Vous ne l’emporterez pas avec vous. Comparer les deux films permettrait de comprendre à quel point George Cukor s’est planté ou a galéré à transmettre à ses interprètes la tonalité loufoque du film. (En 1930, encore une fois, rien de plus normal.) Seul Fredric March semble avoir appréhendé l’excentricité de la pièce dont il semble avoir été le premier interprète à Broadway trois ans plus tôt. Il y est un formidable matamore, parodie assumée de John Barrymore. Aucun de ses partenaires ne passe la rampe : pas assez d’audace, de fantaisie, de justesse. Là, oui, on peut dire que l’arrivée du cinéma parlant a correspondu avec le déclin de certains acteurs. (Cukor n’est pas pour autant exempt de tout reproche : voyant que ça patinait, il aurait pu demander à ses acteurs d’accélérer le rythme. March y parvenait très bien.)

Au théâtre, aucun concurrent ne viendra vous faire voyager d’un espace à un autre : tout le monde est assujetti au « ici et maintenant ». Au cinéma, si. Si, au mieux, l’on renouvelle le décor une fois par acte au théâtre, au cinéma, un cut vous transporte aussi bien dans la pièce voisine qu’à l’autre bout du monde. Et c’est probablement la concurrence qui a forcé la mise en place rapide de codes entre la production de The Royal Family of Broadway et celle de Girls About Town.

Entre les deux films, on change ainsi du tout au tout : jeu sur la relation entre l’intérieur et l’extérieur (silhouette de « la mère » à la fenêtre interdisant le galant à venir s’incruster chez sa belle) ; variation des espaces à la fois dans les intérieurs (les portes claquent, et l’on écoute même aux portes) et dans les extérieurs (on choisit opportunément une histoire dont une bonne partie prend place sur un bateau) ; interdiction de s’appesantir (tout est mouvements, rencontres, passage d’un lieu à un autre, actions, oppositions, rebonds) ; et enfin, redistribution des rôles (beaucoup des acteurs du film resteront populaires dans la décennie : Kay Francis, Joel McCrea, Eugene Pallette).

Volontaires ou non, ces changements illustrent au moins une évolution globale et la prise de conscience rapide, dans l’industrie cinématographique, que le cinéma parlant ne fonctionnera ni avec les codes du muet ni avec ceux du théâtre filmé. Conscientisés ou non, ces changements vers des codes communs qui s’opèrent en à peine quelques mois concernent sans doute en priorité les films qui feront date ; en 1932, il n’est par conséquent pas dit que le gros de la production obéissait à ces règles. Et quoi que l’on puisse en dire, au moins, l’évolution semblait inéluctable, une évolution parfaitement illustrée dans ces deux films réalisés à quelques mois d’intervalle.

Énormément de films étaient produits à l’époque avec l’idée qu’en adaptant un succès de Broadway ou une comédie de la scène européenne, les studios se faciliteraient la tâche. La concurrence a joué son rôle, et c’est à cette période que des carrières parfois longues de plusieurs décennies se sont lancées. « Spectateurs, songez que du haut de ces premiers succès, quarante décennies vous contemplent. » Une réalité valable autant pour les nouvelles vedettes que pour les réalisateurs : certaines pointures du muet retrouveront peu ou prou leur rythme de croisière, d’autres ne trouveront jamais la porte du salut incrustée dans le mur qui fonçait droit sur eux, et d’autres encore comme Cukor ont émergé grâce à leur capacité à comprendre et à appliquer les codes naissants. Venu de Broadway, Cukor était disposé plus que d’autres à participer à cette révolution. Et dès 1933, il rejoindra la MGM pour adapter à l’écran à nouveau une pièce… d’Edna Ferber et de George S. Kaufman ! Les Invités de huit heures. Et cette fois, avec succès. Ironiquement, le metteur en scène y retrouvera deux membres de la « Royauté Barrymore » (Lionel et John), gentiment parodiée, précisément, dans The Royal Family of Broadway.


The Royal Family of Broadway (1930) & Girls About Town (1931) — George Cukor | Paramount

Mademoiselle Gagne-Tout, George Cukor (1952)

Mademoiselle Gagne-Tout

Pat and Mike Année : 1952

Réalisation :

George Cukor

6/10 IMDb 
Avec :

Spencer Tracy
Katharine Hepburn

Pas le meilleur film du couple Hepburn-Tracy. D’ailleurs, leurs films en dehors de deux ou trois, ne m’ont pas laissé de grands souvenirs. Je les préfère tous les deux séparément, ou Hepburn avec Cary Grant… Les films étaient arrangés par le studio pour que les deux amants puissent tourner ensemble…

L’intrigue est pas mal entendue. Hepburn semble avoir vingt ans de trop pour le rôle, et elle prend un bon coup de vieux encore quand apparaît un acteur qui sera une des stars des films des deux décennies suivantes : Charles Bronson (ce qui n’empêche pas Katharine Hepburn de mettre littéralement le garçon au tapis).

Reste les dialogues, dont certains sont particulièrement savoureux.

« À Combien estimes-tu le pourcentage des gens honnêtes sur Terre ? — Deux pourcents, pas plus. — Je dirai trois. Et cette fille ne fait pas partie des 97 autres. Quand je la regarde, je ne vois que ça. Elle a une tête vraiment honnête ; c’est la seule chose qui me dégoûte en elle. »

Quand on demande à Hepburn comment elle connaît « tous ces trucs » après qu’elle a défendu son manager de ses deux agresseurs, elle répond qu’elle a été prof de gym, et là un type dit : « C’est qui ce Jim ».

Quand les associés un peu magouilleurs retrouvent Tracy et que celui-ci veut en finir avec les matchs arrangés, l’un des bons gros magouilleurs lui dit : « Tu trouves que c’est correct envers nous d’être réglo ? »

Et quelques autres…

Dispensable.


Mademoiselle Gagne-Tout, George Cukor 1952 Pat and Mike | Metro-Goldwyn-Mayer (MGM)


George Cukor

Classement :

10/10

  • Autant en emporte le vent (coréalisation)

9/10

  • Indiscrétions
  • My Fair Lady
  • Hantise
  • Une étoile est née
  • Comment l’esprit vient aux femmes
  • La Flamme sacrée

8/10

  • David Copperfield

7/10

  • Les Invités de huit heures
  • Le Roman de Marguerite Gautier
  • Les Girls
  • What Price Hollywood? 

6/10

  • Femmes
  • Vacances
  • One Hour with You
  • Mademoiselle Gagne-Tout
  • Le Milliardaire
  • La Croisée des destins
  • La Femme aux deux visages
  • Sylvia Scarlett
  • Girls About Town
  • Les Quatre Filles du docteur March
  • Une femme qui s’affiche
  • A Bill of Divorcement/Héritage

5/10

  • The Actress
  • Voyages avec ma tante
  • Édouard, mon fils
  • La Diablesse en collant rose
  • Car sauvage est le vent
  • Zaza

4/10

  • The Royal Family of Broadway 1930

3/10

  • Je retourne chez maman (1952)

Films commentés (article) :

Film commenté (vieille note) :


Listes :

Simples notes :

Zaza (1938)

Intrigue romantique plus que limitée et qui joue sur des archétypes de relations extraconjugales à la française. Pas sûr qu’un tel sujet convienne à Cukor qu’on verrait plus adapté à un Ophüls et bien trop centré sur son personnage féminin. La fadeur de l’acteur interprétant le mari n’aide pas beaucoup les choses, mais rien n’est fait pour opposer à Claudette Colbert une figure masculine qui vaille au moins la peine. Il y a une constante dans les histoires : un personnage passif n’a aucune chance de se faire respecter et aimer du public.

L’intérêt viendrait plutôt se cacher dans quelques détails : les numéros d’actrice de la mère alcoolique (parfois pénible, mais joli tour de force) et de la toute jeune gamine donnant la réplique à la star et qui est époustouflante de justesse. Les décors sont également une grande réussite : si l’on peut regretter l’absence de plans extérieurs pour contextualiser les événements, les intérieurs parisiens étonnent par leur authenticité. L’actrice, qui ne manque pas de faire les deux bises à tout le monde, était peut-être là pour veiller au grain.

Car sauvage est le vent (1957)

Le film obéit tellement peu aux standards qu’il nous laisse très vite sur le bas-côté. J’ai dit il n’y a pas si longtemps que j’appréciais les films hybrides, je suis servi. Problème, les hybridations ont cela en commun avec les générations spontanées d’être rares. Il ne suffit pas de glisser en douce un ananas dans une pizza pour en faire une réussite. Et le plus étonnant, c’est que j’ai beau chercher, le film comporte assez peu d’impairs. Mise en scène parfaite, même si on n’image pas Cukor dans un registre naturaliste (le western non plus, et il faut croire qu’il y prendra goût, comme aux actrices italiennes, parce qu’il réalisera trois ans plus tard le tout aussi étrange et singulier, voire raté, La Diablesse en collant rose). Les acteurs ne sont pas mauvais. L’alchimie ne prend juste jamais. Pris séparément, tous les éléments du film n’ont en plus pas réellement de grand point d’intérêt : la carrière d’Anthony Quinn étonne par son éclectisme, mais à la fois les personnages interprétés (des gens simples, pour ne pas dire parfois bêtes, bêtes, comme « étranger », à une époque où la mondialisation n’a pas encore permis à chacun de prendre la mesure de l’altérité humaine) et sa présence massive, virile, ne m’ont jamais réellement bien séduit (à l’exception de Barrabas, allez). Le sujet, surtout, me parait loin d’être une matière idéale pour une adaptation à l’écran. L’argument est tellement singulier, inattendu, presque en dehors des sentiers battus qu’une étrange impression de malaise et d’incrédulité ne nous quitte pas tout au long du film. Certaines histoires vraies auront beau être parfaitement ancrées dans le réel, si ça ne répond pas à une certaine préconception du monde que l’on se fait, on peinera toujours à y croire. C’est l’histoire du Noir affranchi et du Suédois ne parlant pas un mot d’anglais apparaissant soudain dans une scène de western : on y voit quelque chose de forcément improbable alors que ces rencontres étaient la norme au Far West.

La Diablesse en collant rose, George Cukor (1960)

Nouvelle histoire sur des saltimbanques pour Georgie, cette fois, dans un contexte de western. Le moins qu’on puisse dire, c’est que rien ne marche. L’histoire tient la route, certains effets suggérés dans les dialogues ne semblent pas si mauvais, mais c’est comme si Cukor et ses acteurs ne parvenaient jamais à trouver le bon rythme et la bonne tonalité. Il y a un souci quand on mêle ainsi divers genres, surtout des genres très codifiés, et plus encore quand la comédie côtoie le plus grave. Eh bien, ça finit par ne plus ressembler à rien. C’est une bonne manière parfois pour révolution un genre ; ironiquement, on voit là pour la première fois une passerelle entre western américain et italien (produit par Carlo Ponti pour la Paramount) ; c’est aussi le meilleur moyen de se planter, tant parce que sur le plateau personne ne sait où donner de la tête, que dans la salle où trop de codes explosés désarçonnent.

Je n’ai pas forcément souvenir que les grands films de Cukor, les comédies surtout, possèdent un rythme frénétique. En dehors de Comment l’esprit vient aux femmes (et encore, j’ai peut-être un souvenir tronqué du film), je ne me rappelle pas de grandes comédies loufoques et endiablées. Cukor a-t-il seulement réalisé une screwball ? Je n’en ai pas l’impression. Remarquable directeur d’acteurs, c’est évident, on le voit à la précision de la mise en place des acteurs, dans chacun de leur geste. Mais question rythme et à-propos, ce n’est pas son registre. Il était probablement meilleur à diriger de grands acteurs en insistant sur le point fort des grands acteurs : leur capacité à comprendre une situation et à être sincère dans ce qu’ils font. C’est bien pourquoi ses comédies sont des comédies bourgeoises : c’est la situation qui amuse et quelques bons dialogues. Or, il y aurait presque parfois un côté très enlevé dans La Diablesse en collant rose ; le rythme devrait s’appuyer sur un enchaînement rapide des actions, les personnages seraient animés par un sentiment d’urgence et ne seraient pas étrangers aux outrances absurdes et loufoques. Je veux bien croire Sophia Loren capable de cette folie ou de cette fantaisie (elle l’a démontré par exemple chez Risi) ; Anthony Quinn, un peu moins. Personne ne semble donc jamais s’accorder. Il n’y a guère que les seconds rôles qui tiennent la baraque, notamment le couple savoureux que forment une mère et sa fille dans la troupe. J’ai rarement vu autant d’argent dépensé dans des décors pour un film aussi médiocre, ruiné principalement par ses stars et son metteur en scène.

Un Cukor mineur et, à raison, méconnu.

Je retourne chez maman, George Cukor (1952)

Mélange des genres inopportun et raté pour un chef-d’œuvre du cinéma puritain. Le Hollywood des années 50 n’a aucun souci pour montrer que quand il est question des personnes aisées, un divorce en deviendrait presque quelque chose de sophistiqué, de distingué (« Oh ! J’en suis à mon troisième mari ! ») ; en revanche, quand on s’adresse aux pauvres, attention, on fait la leçon.

Pendant une heure, le film nous décrit ainsi la mésentente profonde d’un couple, on assiste aux disputes sous tous les angles au point que cela en devient pénible ; et à la fin, la juge chargée de prononcer le divorce les prend par la main et leur fait comprendre que ce n’est pas sérieux, ils ne peuvent pas divorcer ! Mais, ta gueule.

Dans le Hollywood de l’après-guerre, quand on montre les classes laborieuses, c’est soit pour en faire des films noirs, soit pour leur faire la morale afin de leur dicter la bonne conduite à suivre. Mais allez vous faire foutre. Le petit peuple aussi a droit à ses petits divorces pour éviter que la situation s’envenime ou parce qu’il a envie de prendre la tangeante. Les raisons ne regardent personne. Qu’est-ce que c’est que ce paternalisme déplacé ?

Le générique fait assez peine à voir. Il illustre la manière grossière avec laquelle les studios lançaient les « stars » à l’époque : on l’associe dans un film mineur à une actrice qui vient de se révéler et qu’on tente de mettre sur le devant de la scène, et à la fin, on dépose, là, l’air de rien, une incrustation avec le placement produit assis sur un lit qui dit en gros : « Vous avez apprécié Aldo Ray ? Nous espérons que vous irez voir ses prochains films. On vous promet une réduction de 20 % sur les dialogues. » Mais, ta gueule. « Tiens, j’ai créé une star de a à z, je la mets là, j’espère que tu l’adopteras. » Et le public : « Tu veux pas en faire un acteur d’abord ? Et puis, moi, j’aime cet acteur, là, c’est lui ma star. » « Oui, non. C’est pas prévu. Mange encore un peu d’Aldo. Il a un contrat longue durée, lui. Donc tu dois l’aimer. C’est une star. » « Oui, mais il est nul. C’est pas une star. » « Si, c’est une star de la Columbia. On le paie très cher. » « Je m’en fous de son salaire. Tu t’es fait niquer. Il est nul. » On est plus subtil aujourd’hui.

Les Quatre Filles du docteur March (1933) et Édouard, mon fils (1950)

Là encore, une séance après l’autre. Les deux films n’ont rien à voir, mais je me disais que le premier manquait sérieusement de vice avec ces personnages tous modèles de catéchisme, et patatras, le second offre un salaud comme on en a rarement vu au cinéma. Les deux films sont surtout marqués par une excellente distribution et une excellente mise en scène (ça aide l’une quand on s’est facilité la tâche avec l’autre). Si le film de 33 possède donc certains aspects franchement pénibles à vouloir dépeindre des personnages si « parfaits », lui restera toujours la fantaisie et le désordre proposés par Jo. Je travaille actuellement si une liste de films mettant en scène des femmes indépendantes et étrangères à la romance, je suis servi (le film de Greta Gerwig, au contraire de toutes les autres, s’était fait remarquer, dans mon souvenir, dans son refus de montrer Jo revenir dans « le droit chemin » et d’assumer son indépendance jusqu’au bout).

Édouard, mon fils, en revanche, en dehors de ses acteurs donc (et malgré les excès imposés par le scénario), il n’y a pas grand-chose à sauver. Pour pimenter la chose, j’essaie d’imaginer un Edward G. Robinson à la place de Spencer Tracy qui a toujours tendance à arrondir le caractère de ses personnages, même si ce sont des crapules. J’ai du mal à trouver du sens à cette histoire rocambolesque digne d’un mélo des années 20 (façon Sarah and Son, même le titre semble être un hommage…). Un « nouveau riche » (tel que joliment défini en français dans le texte par le directeur de l’école) gâte son gamin jusqu’à l’absurde. Le film présenté en flashback par le père semble vouloir insister sur une morale, mais cela paraît tellement crétin que je préfère ne pas aller au bout de la logique… Certains films vous rendent meilleurs en vous faisant réfléchir, d’autres vous imposent de brider votre intelligence de peur de comprendre où on voudrait vous mener… Film largement méconnu malgré la distribution, parfois, il ne faut pas chercher bien loin. Si le papier cadeau est joli, mais qu’on n’a jamais pris le temps d’ouvrir le paquet, c’est qu’on a déjà une idée de ce qu’il cache. Certains imbéciles persistent à vouloir imaginer qu’un trésor n’est jamais impossible. (Et je continue à le penser.)

Comme le film m’ennuyait, je me suis mis à divaguer : à force de voir les anniversaires fêtés (moyen faussement futé de montrer le temps qui passe), je me suis demandé pourquoi c’était les gosses qu’on honorait et pas les mères. Tous les ans, ils apprennent depuis le plus jeune âge à recevoir des biens matériels dont ils n’ont rien à faire, et ça se perpétue ainsi jusqu’à ce que eux offrent des colliers de nouilles à leur mère pour la fête du même nom. Qui faut-il féliciter pour la naissance d’un gosse ? Le gosse qui n’a rien demandé, qui n’a eu qu’à brayer et qui, l’instant d’après, aura oublié par quoi il est passé ; ou la mère qui a vidé ses tripes pour voir sortir de son ventre un monstre qui lui pourrira la vie ? Je sais pas, les gosses devraient plutôt apprendre à se faire tout petits aux anniversaires… de leur mère. Et celle-ci devrait recevoir une double ration de colliers de nouilles.


George Cukor