Irene Cara et la fame éphémère ou miraculeuse

Théâtre

SUJETS & DÉBATS

Hommage à Irene Cara.


Irene Cara dans Fame, Alan Parker (Metro-Goldwyn-Mayer) 1980 chantant Out Here On My Own de Michael Gore et Lesley Gore (RSO Metrocolor Records)


Talent sous-exploité ou miraculeux comme des milliers d’autres, en plus des deux ou trois chansons de génériques chefs-d’œuvre des glorieuses années disco, Irene Cara apparaissait surtout dans ce grand moment « mièvre » au piano dans une des meilleures séquences de Fame :

Fabuleuse capacité d’Hollywood à ne pas exploiter des talents quand ils apparaissent. Irene Cara sera assimilée à deux grands films disco, mais si elle dansait dans Fame (et assumait un rôle de danseuse avant que les producteurs ne décèlent ses talents de chanteuse) avait plutôt un corps fait pour la danse classique, loin des standards athlétiques et mégarythmiques des années 80. Son exploitation future était sans doute prémonitoire dans cette séquence où elle joue devant une salle vide.

Fame est le film d’une jeunesse agitée, assoiffée de reconnaissance, et certaines séquences comme celle-ci servent de contrepoint à toute cette agitation.

J’avais vu ça dans les cours et écoles de théâtre à l’époque. Comme dans Fame, tous les talents s’expriment à leur manière et les élèves touchent à tout sans connaître forcément leurs points forts : on y découvre tout à coup des élèves patauds doués avec leur corps, des timides nuls dans tout trouver leur “voix” au détour d’un exercice de chant, des acteurs qu’on pensait établis dans un registre ou des seconds rôles qui se révèlent meilleurs que les autres en en abordant un autre, etc.

Dans Fame, musiciens, danseurs, chanteurs se heurtent à une pression et une concurrence féroce. Irene Cara aussi veut réussir, mais elle touche à tout sans véritablement exceller dans un art en particulier : piètre actrice (en vrai, elle a une jolie bouille, mais elle peine à convaincre dans ses quelques séquences dialoguées), corps frêle, manque d’assurance, elle finit par écrabouiller la concurrence dans cette séquence en jouant sur ces faiblesses quand justement personne ou presque ne la regarde et s’excuse même pour finir de chanter quelque chose de mièvre. Ce sont toutes ces différences et ces paradoxes qui sont parfaitement exploités dans cette séquence qui révèlent la véritable nature des métiers de la représentation.

Malheureusement, comme on le voit dans la série et le film, ces instants de grâce ne durent jamais : si le film exploite et illustre parfaitement ces moments rares appelés à ne pas se répéter, tout comme la cruauté du métier, c’est la norme dans la réalité où personne n’est là pour immortaliser ces miracles éphémères et où les réussites sont le fruit de persistance, de chance, de piston ou de malentendus. Pour que ces miracles éphémères n’en soient plus, il faut des metteurs en scène et des auteurs trouvant chez ces acteurs les parfaits messagers de leurs idées. Or, chacun travaille de son côté et les acteurs qu’on présente à l’écran seront souvent les plus réguliers, les plus volontaires, les plus agressifs, les plus prétentieux, les plus socialement établis, rarement les plus talentueux ou les plus prometteurs. On remerciera donc les producteurs et créateurs du film d’avoir su modifier la conception première du film qu’ils voulaient faire pour s’adapter à un petit miracle qui venait de prendre corps et grâce sous leurs yeux.

Deux ou trois petits tours de chant devant une salle vide et puis s’en vont… C’est aussi pour ça que cette séquence était admirable. Au milieu de l’agitation de tout le reste, elle révélait la nature profonde et paradoxale des métiers de la scène. Merci à Irene Cara d’avoir au moins incarné, un peu trop bien, à l’écran (et donc en dehors), ce paradoxe. Derrière son succès tout relatif à elle, fait comme tous les succès de malentendus et de chance, il y a tous les éclairs de génie, les petits miracles éphémères, que le public ne verra jamais. Trois ans après Fame, Irene Cara écrira et interprétera un autre monument de la musique pop pour le finale de Flashdanse, mais elle n’apparaîtra déjà plus à l’écran, Jennifer Beals jouant le premier rôle et Marine Jahan exécutant les non moins célèbres séquences dansées du film. Un petit tour et puis s’en va.



Articles cinéma :


L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, Serge Bromberg, Ruxandra Medrea (2009)

Les bonnes intentions

Note : 3.5 sur 5.

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot

Année : 2009

Réalisation : Serge Bromberg, Ruxandra Medrea

Avec : Romy Schneider, Bérénice Bejo, Serge Reggiani, Jacques Gamblin

Belle autopsie d’un désastre. La démarche est originale : réaliser un documentaire-enquête sur un film inachevé longtemps resté une légende en en expurgeant des rushes devenus aujourd’hui célèbres.

Rater un film pour un cinéaste de génie, ce n’est pas rare, ce qu’il l’est déjà plus, c’est d’être incapable de le finir, et de voir plusieurs décennies après un distributeur chercher à en recoller certains morceaux… Netflix avait déjà golemisé le film inachevé de Orson Welles, The Other Side of the Wind, avec un résultat contrasté. L’occasion en tout cas de découvrir pourquoi certains films peuvent tourner à la catastrophe. Ces films ont plus de valeur historique que réellement artistique.

Ayant pris un peu la grosse tête après quelques succès, Clouzot voit donc les choses un peu en grand pour un film psychologique. Au milieu des années soixante, la psychologie, du moins les troubles psychologiques, c’est un peu les effets spéciaux d’aujourd’hui : son recours est facile, souvent racoleur, coûte moins cher que la technologie ou les décors exotiques, donc beaucoup de cinéastes, y compris des vétérans, se lancent dans cette mode.

Le projet semble avoir pris des dimensions disproportionnées quand un studio américain s’en est mêlé, et on sait ce que l’argent des studios a fait de cette décennie à Hollywood… Le paradoxe, c’est que Clouzot cherchait, et pensait pouvoir faire, quelque chose d’innovant avec de gros moyens.

De ce qu’on peut voir de ces séquences en couleurs, « cinétiques », c’est plutôt réussi, reste à savoir si ça peut avoir sa place dans un film narratif. En 1964, date du tournage du film, c’est aussi l’année où Teshigahara tourne La Femme des sables : sans savoir si le réalisateur français avait eu les mêmes aspirations que le cinéaste japonais ou même si par hasard il avait vu le film que Teshigahara avait lui achevé, on peut deviner qu’autant sur le plan sonore que sur le plan des séquences d’hallucinations, c’était vers quoi Clouzot aurait sans doute voulu aller. Mais si cela marche dans La Femme des sables, c’est sans doute déjà parce que les effets sont très peu soulignés (rien que l’usage intermittent de la couleur aurait probablement proposé une accentuation trop marquée dans le film de Clouzot), mais aussi parce que, il me semble, dans le film japonais, les émotions que cherche à partager Teshigahara sont des émotions quasi primaires : le désir, l’incompréhension, l’inconfort, l’ennui, la peur… Alors que la jalousie, thème de L’Enfer, je n’ai pas beaucoup d’exemples en tête qui pourrait me laisser penser ou me convaincre que ce soit un sentiment particulièrement facile à rendre au cinéma.

La jalousie, d’une manière générale au cinéma, elle est éprouvée par les personnages, et le spectateur s’y identifie assez peu. Ce n’est d’ailleurs pas forcément toujours plaisant à suivre, puisqu’il s’agit d’un sentiment antipathique largement connoté négativement… C’est peut-être placé face à cette difficulté que Clouzot se trouve incapable de donner corps à ses personnages. On le voit bien d’ailleurs avec les plans qui nous restent : si Clouzot pense peut-être réinventer l’eau chaude avec ces séquences psychédéliques (alors qu’il ne fait que réinventer des effets quarante ans après de l’avant-garde), et si ces séquences prises séparément valent le détour (si personne ne peut savoir ce que ç’aurait pu donner montée dans un film, peut-être même en en gardant que des fragments infimes), le problème se situait probablement bien plus ailleurs.

Si aucune des séquences dialoguées n’est intégrée au montage par Bromberg (probablement parce qu’il manquait la piste sonore des séquences), restent les séquences en noir et blanc de la vie quotidienne que Clouzot aurait sans doute voulu monter en plans-séquences : les séquences sont muettes et le cinéaste y aurait sans doute ajouté une musique. Et le problème, c’est que ces séquences sont mal dirigées. Je veux bien croire que Clouzot était un réalisateur pointilleux qui préparait tout à l’avance, il avait manifestement des problèmes non seulement pour s’attirer la confiance de ses acteurs, mais aussi tout simplement pour les diriger. Que ce soit les premiers ou les seconds rôles. Tous surjouent affreusement là où, pour des séquences de la vie quotidienne, il faut en faire le moins possible. Plus encore, quand il est question de suggérer un sentiment naissant fait de suspicion, de peur de l’abandon, et de solitude. On ne montre pas tout ça avec si peu de délicatesse.

Je suis peut-être dur à juger Clouzot, et en faire presque la critique d’un film qui n’existe pas, mais après tout, le film a suivi le même sort que le film de Orson Welles, lui-même inachevé, monter des décennies plus tard, avec là encore une particularité : pouvoir faire non seulement la critique d’un film inachevé, mais aussi affirmer que le film dans le film, réalisé, là encore en couleurs, par la femme du réalisateur, était beaucoup plus intéressant que le film du réalisateur lui-même ; donc faire la « critique » d’un film inachevé, s’amuser à en deviner les faiblesses (quitte à se demander si le réalisateur lui-même, voire toute l’équipe, n’était pas tout aussi conscient des mêmes faiblesses), ça devrait rester possible. Comme à mon habitude, je prends mes aises avec les films des autres (et c’est d’autant plus facile si le réalisateur n’a pas fini son film et n’est plus de ce monde) : le spectateur a tous les droits.

Une étrangeté historique donc, pleine d’informations, qui diffère sans doute avec le film inachevé de Welles par la volonté d’en faire un film à part entière sur le film en question, pas prétendre achever l’œuvre ratée d’un cinéaste qui manifestement avait souhaité faire chier son monde plutôt que de faire son travail.


 

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, Serge Bromberg, Ruxandra Medrea (2009) | Lobster Films, France 2 cinéma, Canal +


Liens externes :


La La Land, Damien Chazelle (2016)

Et la dansité, alors…

Note : 3.5 sur 5.

La La Land

Année : 2016

Réalisation : Damien Chazelle 

Avec : Ryan Gosling, Emma Stone

En général, l’histoire dans une comédie musicale n’a souvent que peu d’intérêt ; elle sert de prétexte, comme point de départ, à des numéros chantés ou dansés ; c’est un habillage qui se contente de peu de subtilités. Or, le problème ici, c’est justement que le film ne tend pas suffisamment à mon goût vers la comédie musicale. Pendant tout le développement du film, et ce pendant au moins une heure, des chansonnettes, deux petits tours au piano électronique sans grand intérêt, tout le reste, c’est la mise en scène d’une amourette tout ce qu’il y a de plus banal pour une comédie musicale. Et pour une comédie musicale, le nombre de numéros proposés pour nous mettre en émoi se compte en un claquement de doigts.

L’ascension dans les coulisses de Los Angeles se prête sans doute moins à la photogénie que celle tournée dans des films à Broadway. Honorer le jazz peut toujours se faire à l’écran en jouant du jazz… Alors qu’honorer le Vieil Hollywood comme semble vouloir le faire Damien Chazelle, une fois que l’on a rejoué un classique à la manière d’une comédie musicale, difficile d’illustrer la passion du personnage féminin (qui est probablement celle aussi du réalisateur) autrement qu’à travers des pièces underground, des castings ou un film à succès dont on ne verra jamais rien. La cinéphilie, ou son versant professionnel, l’amour de la comédie, à Los Angeles, est moins ma tasse de thé qu’un même sujet autour du monde du spectacle situé à New York (à moins d’en montrer un aspect bien particulier : Boogie Nights, Boulevard du crépuscule, et quelques crans en dessous : Ed Wood, ou récemment Il était une fois Hollywood…).

Peut-être aussi est-ce le problème de se concentrer sur une relation sentimentale un peu unidimensionnelle… Comme quoi, si l’histoire n’est qu’un prétexte, encore faut-il y apporter tous les éléments habituels du genre : où sont donc passés les personnages secondaires ? Existe-t-il seulement des exemples de films où une intrigue si resserrée autour de deux personnages principaux qui seraient une réussite ? Même dans un musical ? Hors comédies musicales, que ce soit par exemple dans les films de Cassavetes ou de Woody Allen, je n’ai pas le souvenir qu’ils y aient totalement gommé cette présence nécessaire de personnages en en faisant de vulgaires accessoires… Mais peut-être ai-je aussi simplement du mal à mettre le doigt sur ce petit détail qui peine à me convaincre. Des contre-exemples, j’en trouverai toujours.

Revenons-en à La La Land : j’insiste, un plus grand foisonnement de danses et de chants aurait pu compenser un tel déficit dramatique. On accepte en général les faiblesses de l’un (déficit dramatique) si on nous garantit les petits plaisirs nécessaires de l’autre (les séquences musicales). Peut-être, Chazelle faisait-il plus confiance à l’émotion entretenue par ses deux acteurs entre les séquences que par l’intrigue (même très mince) avec ce désir d’en savoir plus à la scène qui suit, avec la peur, au contraire, de ce qui pourrait advenir. Espérait-il encore que le plaisir sans cesse renouvelé de voir des séquences dansées ou chantées suffise à combler le public… Mystère.

Bref, même si j’ai du mal à l’expliquer, il manque bien un petit quelque chose incapable de satisfaire mes attentes, et le résultat c’est une impression de gnangnan, de vide et de profonde insatisfaction.

Chazelle m’incite à me laisser convaincre par ses acteurs ? Soit. Je l’avoue, je suis toujours aussi passionnément fasciné par le talent de Emma Stone. Un œil, une intelligence, une vivacité, de la dérision, de l’imagination, et une justesse folle qui lui permet de reproduire en un regard une situation qu’on pourrait deviner rien qu’en la regardant jouer (en la regardant le plus souvent écouter, pour être précis). Elle possède aussi ce sourire rare que certains ont dans les yeux, ce sourire qui s’illumine d’un coup, souvent par politesse ou par intelligence sociale, et que l’on exprime pour montrer sa surprise (feinte ou non) de voir quelqu’un, ou de comprendre ce que veut dire l’autre en lui proposant ainsi, par les yeux, une connivence polie. Parce qu’il y a, chez certains, cette noblesse d’âme qui quand ils en regardent d’autres (que quelques-uns considéreraient avec une condescendance à peine voilée) les font sentir plus importants qu’ils ne le sont. Un bon acteur, c’est un acteur qui sait mettre en avant son partenaire, celui qui sait le laisser parler en donnant vie, par l’écoute et le regard, à son discours. Il en va de même pour les individus : monter l’estime qu’ont certains d’eux-mêmes et qui ont peu le loisir de se sentir à leur place dans le monde, c’est se grandir soi-même, montrer une estime discrète par son écoute et un sourire poli à la moindre personne qui vous fait face quel que soit son statut, sa position ou son charme propre, c’est se montrer soi-même civilisé, donc digne d’être aimé. C’est une forme de tatemae à l’occidentale : nul besoin de savoir si l’on est sincère quand on montre du respect à l’autre, montrer la voie, ne pas brusquer l’autre, c’est triste de l’admettre, mais c’est un bon moyen, aussi, pour gagner une certaine forme de paix sociale. Qu’on appelle cela la classe, le charme ou l’intelligence, peu importe, Emma Stone le montre à chacun de ses films… Et moi qui serais sans doute plus une sorte de troll aussi aimable qu’un agent du fisc ou un inspecteur des travaux finis, bref un sauvage à l’intelligence sociale très limitée, ça m’en bouche un coin. J’aurais presque l’impression face à un tel personnage d’être la créature de Frankenstein qui rencontre la petite au bord du lac et qui lui tend ses fleurs… Gare à toi, Emma, à ne pas être trop aimable avec les monstres qui pourraient innocemment te faire du mal.

Quant à Ryan Gosling, (on va troller monsieur, mais on va commencer par les fleurs), je suis loin d’être tout aussi fan de ces interprétations droopiesques, ou de sa personnalité en général, l’acteur est surtout convaincant comme danseur. Si la vase…, la valse pardon, ce n’est pas encore tout à fait ça, la maîtrise qu’il montre dans sa première scène dansée (et pas loin d’être la seule, d’où ma frustration) avec Emma Stone impressionne. Le problème est bien là, pour une fois que j’apprécie l’acteur à l’écran, on ne m’en donne pas assez pour mon argent. Une intrigue un peu faible, trop de sentimentalisme (chanté pour le coup), trop de piano, et pas assez de comédie musicale. Pas assez de danse, de swing, de tap, de peps, de rock s’entend. Imagine-t-on West Side Story sans les Sharks et les Jets ?!… Imagine-t-on un film avec Eleanor Powell sans numéros de claquettes ?!… Fred, sans Astaire ?!… Le Général sans la France ?… Où est le beat, l’attaque en rafales, la nuance, le contrepoint, le coup de coude dans les côtes ?!…

Reste que si le modèle de Damien Chazelle, c’est Jacques Demy, je m’avoue vaincu : si son idéal, c’est laisser Gene Kelly dans un coin et chanter que les papiers bonbons sont jolis pendant une heure, alors oui, je ne mange pas de ce pain-là. Et j’attendrai l’inspiration suivante. Après tout, les tentatives pour ranimer le genre existent : Swing Kids, de Kang Hyeong-Cheol, par exemple, était une belle réussite.


 

Land, Damien Chazelle 2016 | Summit Entertainment, Black Label Media, TIK Films


Liens externes :


Si vous appréciez le contenu du site, pensez à me soutenir !

Unique
Mensuellement
Annuellement

Réaliser un don ponctuel

Réaliser un don mensuel

Réaliser un don annuel

Choisir un montant :

€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00

Ou saisir un montant personnalisé :


Merci.

(Si vous préférez faire un don par carte/PayPal, le formulaire est sur la colonne de gauche.)

Votre contribution est appréciée.

Votre contribution est appréciée.

Faire un donFaire un don mensuelFaire un don annuel

Le Chemin de l’espérance, Dino Risi (1952)

L’omnibus des désillusions

Note : 2.5 sur 5.

Le Chemin de l’espérance

Année : 1952

Titre original : Il viale della speranza

Réalisation : Dino Risi

Avec : Cosetta Greco, Marcello Mastroianni, Liliana Bonfatti, Piera Simoni

Dino Risi pour son second film a probablement plus l’œil tourné vers les comédies américaines des années trente qu’une volonté déjà (ou la possibilité) de réaliser des satires à l’italienne. Si l’ode au cinéma qu’on devine dans le titre ne ment pas sur les désillusions produites à la chaîne dans l’usine à rêves qu’est Cinecittà, le spectateur ne trouvera ici aucun humour acerbe, aucune satire, juste le portrait plein de tendresse pour ces acteurs et techniciens qui n’accéderont jamais à la lumière ou à la reconnaissance.

On sent peut-être la volonté chez Risi de calquer les films de coulisses américains sur Broadway (les films de troupes d’acteurs comme Pension d’artistes), mais ça ne prend pas, ou ça prend mal avec un premier acte qui fait plutôt penser au spectateur que le film tournera principalement autour de deux personnages, un cameraman et une jeune actrice. À moins que ce soit un biais d’apparition affectant les spectateurs du vingt et unième siècle. En 1952, Marcello Mastroianni n’est pas encore la star qu’il deviendra, si bien que notre regard de spectateur, à son apparition, imagine tenir son personnage principal. Il n’en est rien… L’affiche du film pourtant ne trompe pas, elle. Malgré cela, le premier acte de présentation semble hésiter entre films de coulisses et films de couple : Marcello disparaît alors un long moment, le récit se recentre sur les actrices, puis il revient, et au final on ne sait plus trop à quel film on vient d’assister.

En dehors de la direction d’acteurs, du goût de Risi pour les petites phrases amusantes en arrière-plan pour ponctuer une scène, l’acidité future du cinéaste n’y est pas encore décelable. Pas non plus de personnages caricaturaux sur le devant de la scène (ils apparaissent, mais plutôt dans les seconds rôles) : Marcello est jeune et beau, plein de classe comme dans les futurs Fellini (avec moins d’assurance, mais avec ce petit quelque chose de nonchalance aristocratique qui hypnotise ; un vrai jeune premier), les hommes mûrs sont respectables ou presque (les mauvais caractères, encore une fois, sont laissés aux seconds rôles), et les demoiselles sont délicieuses et, fait rare dans le cinéma de Dino Risi, occupent les premiers rôles. À se demander si l’on est encore dans une comédie… Parlons plutôt de chronique douce-amère et désenchantée, d’une photographie d’une époque aux studios Cinecittà, ou d’une ode bienveillante dédiée à ces petites gens du cinéma. La véritable comédie à l’italienne, acide et bouffonne, viendra plus tard pour Dino.


 
Le Chemin de l’espérance, Dino Risi 1952 Il viale della speranza | Mambretti Film

Liens externes :


Si vous appréciez le contenu du site, pensez à me soutenir !

Unique
Mensuellement
Annuellement

Réaliser un don ponctuel

Réaliser un don mensuel

Réaliser un don annuel

Choisir un montant :

€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00

Ou saisir un montant personnalisé :


Merci.

(Si vous préférez faire un don par carte/PayPal, le formulaire est sur la colonne de gauche.)

Votre contribution est appréciée.

Votre contribution est appréciée.

Faire un donFaire un don mensuelFaire un don annuel

Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (2018)

Note : 3 sur 5.

Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares

Titre original : Îmi este indiferent dacă în istorie vom intra ca barbari

Année : 2018

Réalisation : Radu Jude

Avec : Ioana Iacob, Alex Bogda, Alexandru Dabija

Radu Jude reproduit ici un dispositif assez similaire à celui qu’il avait mis en place sur La Fille la plus heureuse du monde : ma mise en scène dans la mise en scène. La promesse d’un joli bazar. On quitte cette fois le monde de la publicité et les promesses ridicules faites à une gamine venue de la campagne avec ses parents pour une mise en scène d’un événement plus imposant devant prendre place pour une fête nationale. La metteuse en scène au milieu de toute cette affaire bancale essaie d’imposer un angle qui ne semble convenir à personne, à certains figurants comme à la « censure ». Paradoxalement, sur un malentendu, son spectacle ravira le public. Sur ce dernier point au moins, Radu Jude touche juste.

C’est bien rendu, les acteurs sont formidables, c’est du naturalisme convaincant, mais le sujet semble un peu trop appuyer son message, et aller finalement dans le sens de son personnage pour qui le travail des Roumains vis-à-vis de leur implication dans le massacre des juifs n’aurait pas été fait. Si le film répond à une situation bien réelle en Roumanie, ç’aurait sans doute un sens d’appuyer autant le message, mais sans la connaître on ne peut que regretter un sujet qui enfonce autant les portes ouvertes.

Souvent avec ce genre de sujets, manque peut-être la légèreté, l’absurde. Ils sont plus capables à mon sens d’apporter une nuance dans des sujets lourds et complexes ; le cinéma roumain (et Radu Jude même) l’a déjà montré à l’occasion. (Même si avec la dérision, on peut, c’est vrai, frôler la faute de goût.)


Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (2018) | ZDF/Arte, Les Films d’Ici


Shakespeare Wallah et The Householder, James Ivory

Duet

Note : 4 sur 5.

Shakespeare-Wallah

Année : 1965

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Felicity Kendal, Geoffrey Kendal

TOP FILMS

Note : 4 sur 5.

The Householder

Année : 1963

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Leela Naidu, Durga Khote

— TOP FILMS 

Ces deux premiers films de James Ivory me laissent sans voix. Je ne m’attendais pas à ça. De Ivory, je ne connaissais que le cinéma très à la mode dans les années 80 et les années 90 (peut-être un peu oublié aujourd’hui). Pourtant, il a commencé par deux films étranges tournés au Bengale avec une équipe qui lui restera longtemps fidèle (et qui sera donc responsable en partie des films plus connus de son âge d’or).

The Householder est clairement un film tourné à la Satyajit Ray, mais c’est fait avec quasiment le même génie. C’est terriblement conservateur, la morale du film pouvant être « tout finit toujours par s’arranger dans un mariage arrangé », mais voilà, c’est beau, et ça, aucune idéologie ne peut y résister.

Shakespeare Wallah s’ancre peut-être plus dans ce qui deviendra la marque des films futurs de James Ivory : une jeune actrice anglaise officiant avec ses parents acteurs depuis toujours en Inde qui s’éprend d’un Don Juan local (joué par le même acteur que dans le film précédent).

Comme pour le film précité, c’est dans les détails de la mise en scène que Ivory se montre particulièrement doué. Ce n’est pas seulement dans la construction des plans, mais dans la gestion des temps forts. On devine un excellent directeur d’acteurs. Avec pour paradoxe, un phénomène que j’ai rarement rencontré, mais qui peut arriver avec des acteurs faits essentiellement pour la scène : chez certains acteurs, si tout le jeu facial, émotionnel ou de corps est savamment étudié et signifiant (chaque geste semble être pensé pour caractériser son personnage), la diction n’est pas toujours très juste. L’ironie par exemple, c’est que l’actrice jouant une célébrité de Boolywood, jouant par conséquent des scènes ridicules dans ses propres films, joue admirablement bien les séquences “naturelles”. Et cela, alors même que son rôle est à la fois ingrat et difficile à jouer (rôle de femme jalouse, vulgaire et possessive). Celle qui lui fait face, la jeune Felicity Kendal, me paraît beaucoup moins juste dans ses intonations, mais est toujours parfaite dans ses expressions… Le sujet semble d’ailleurs inspiré par ses acteurs, vu que les trois acteurs “européens” de la troupe sont parents dans la vie. Les histoires les plus curieuses prennent parfois leur origine dans la réalité…

Merveilleux.


Shakespeare-Wallah, James Ivory (1965) | Merchant Ivory Productions Cohen Media Group

 

The Householder, James Ivory (1963) | Merchant Ivory Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

TOP FILMS

Top films indiens

Liens externes :


Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019)

Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants hippies…

Note : 3 sur 5.

Once Upon a Time in… Hollywood

Année : 2019

Réalisation : Quentin Tarantino

Avec : Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie, Bruce Dern, Al Pacino

… et on n’eut jamais à séparer l’œuvre de la vie de l’artiste…

J’avoue être quelque peu désarçonné quant à la manière de saisir cet étrange objet proposé par Tarantino. D’une part, je vais être honnête, j’adorerais applaudir à nouveau un de ses films : pour être un fan de la première heure, j’ai toujours eu avec lui des attentes importantes et une relative bienveillance. Et cela malgré les nombreuses déceptions. (Tout le crédit d’ailleurs que je porte au petit Quentin, on le doit peut-être au seul Pulp Fiction ; et faudrait alors se demander si de mon côté, je n’ai pas vu et compris son film d’une manière trop personnelle — mais c’est aussi ça, la marque des chefs-d’œuvre, se laisser approprier par son public).

J’ai donc un léger souci avec Once Upon a Time in… Hollywood. Et il est assez simple : je ne le comprends pas (je m’y suis aussi globalement ennuyé, mais c’est lié). Si je ne le comprends pas, c’est bien que de toute évidence, Tarantino a voulu nous dire quelque chose. Un quelque chose de bien trop confus (comme toujours quand on décide de le faire avec un film). D’habitude, le réalisateur se contente de dire son amour du cinéma, c’est le principe des références permanentes, et de faire joujou avec. Ici, le principe me semble plus prétentieux (sans connotation), ou plus ambitieux disons, en brodant une histoire fictive autour d’une autre, sordide, connue pour avoir été un tournant dans la culture populaire américaine à la fin des années 60. Cette histoire tragique, c’est celle de Sharon Tate, femme de Polanski, assassinée dans sa résidence à Los Angeles par des disciples de la secte de Charles Manson alors qu’elle était enceinte… Quand on connaît cette histoire, plus ou moins en détail, on comprend vite le contexte supposé du film : Quentin Tarantino nous montre les quelques heures précédant la tragédie, il y mêle alors des personnages réels (Tate donc, Polanski et toute la clique, mais aussi quelques stars qui, comme toujours, ne semblent être que de simples joujoux sortis de la boîte à jouet du réalisateur) et des personnages fictifs. On aurait peut-être dû y voir déjà un indice de ce qui suivra, puisqu’il est question d’une vague starlette de la télévision sur le déclin et de sa doublure. De sa doublure… Je ne suis pas fort en symboles, mais peut-être faut-il y voir un jeu de superposition ou de niveaux de réalités divers… Je ne saurais trop expliquer cela, mais j’ai un peu l’impression que Tarantino, au-delà du symbole ou de la thématique de la copie non conforme, n’y voit pas mieux que moi dans son histoire (un peu comme un enfant — puisque Quentin ne cesse de jouer dans tous ses films — qui se mettrait à philosopher sur la vie).

À l’heure du film, je suis attentif à ce qui se passe, je ne comprends pas bien où Tarantino veut me mener, et il n’est pas encore question de discours sur la réalité et le cinéma ou sûr que sais-je encore. Ayant compris (ça, oui) que Tarantino n’allait cesser d’invoquer, pas seulement le passé comme il le fait d’habitude en amoureux cinéphile du cinéma d’autrefois, mais bien un fait divers qui fut un tournant, disons…, socioculturel, je regarde le film presque comme un documentaire. C’est peut-être mon tort, mais je pense à ce moment-là à Short Cuts d’Altman. Je n’en ai qu’un vague souvenir, mais je me souviens d’un film contant les dernières heures d’une poignée de personnages sans autre connexion que le fait d’habiter la même ville, encore Los Angeles, avant un tremblement de terre. Comme des relents de film pré-apocalyptique : le calme, la fête, les fleurs dans les cheveux, avant la tempête. D’un simple point de vue conceptuel, ce point de départ, ou ce sujet choisi par Tarantino, m’allait très bien : l’idée de faire intervenir à la fois le passé réel (allusion à un fait réel connu, sans compter les milliers de références culturelles) et le futur diégétique (la connaissance presque hitchcockienne d’un drame annoncé, la crainte de son accomplissement), ça me séduisait plutôt ; et c’est un peu grâce à ce type de procédés narratifs que le cinéaste de Pulp Fiction avait, d’une certaine façon, dynamisé le cinéma des années 90.

Ça restait séduisant, cependant, tant que le film gardait jusqu’à la fin cet aspect documentaire, choral, à la Altman (d’un Altman raté peut-être, je vais y revenir, mais tout de même). Le problème, c’est que le film prend un tournant… pulp inattendu (quoi que, s’agissant de Tarantino) et que là, je suis comme partagé sur ce qui a bien pu traverser l’esprit de Tarantino pour en arriver là. Quelles que soient les hypothèses plus ou moins probables pour expliquer ce revirement, j’ai peur qu’aucune n’arrive à me convaincre. Je veux bien croire que tordre ainsi la réalité pour se rapprocher de la fiction ait été dès le début souhaité par Tarantino (logique du jeu de la « réalité-fiction-fiction-doublée-réalité »…) ; mais cela impliquant un fait réel, ce serait malgré tout d’un goût assez douteux (on ne fait plus joujou, cette fois, on réveille les morts, on joue à la poupée avec eux, on leur réinvente une histoire, et surtout on les fait échapper à leur fin tragique comme s’il était question d’un caprice de petit dieu omniscient).

L’hypothèse la plus probable, c’est encore que Tarantino n’avait aucune idée de ce qu’il voulait faire, qu’il se soit pris à rêver, tel l’adolescent éternel qu’il est, qu’il pouvait finir par trouver une issue intelligente après avoir pris la parole sans avoir la moindre idée de ce qu’il voulait dire ; et que le sujet choisi cachait en fait, non pas un discours, mais une fascination morbide pour un acte d’une extrême violence dont les éléments pouvaient évoquer chez lui le pire de ce qu’il se savait capable d’écrire tout en étant conscient qu’il lui serait impossible de le faire. L’invocation d’un tel fait divers aurait donc été un procédé pratique pour lui : elle lui permettait d’évoquer une séquence à la violence insupportable connue de tous sans jamais avoir à la montrer. Il aurait l’occasion de détourner les yeux au moment de la « scène à faire » attendue et crainte de tous, et de jouer à un autre petit jeu hypocrite plein d’une fausse catharsis : celui de retourner le destin et de massacrer les massacreurs. Une réalité alternative pour nous dire quoi ? Dans quel but ? Que c’était mieux avant, que Hollywood aurait été mieux (ou seulement différent) sans Charles Manson ? Vraiment ? Tarantino en défenseur de la culture hippie ? Ça n’a pas beaucoup de sens. Alors quoi ? Que la fiction est toujours profitable à la (tragique) réalité ou que Hollywood a toujours le pouvoir de tout faire pour que la réalité devienne fiction, et que, accessoirement, toute fin s’achève de manière heureuse (ce que suggère très fortement le dernier plan) ?…

Avant ce twist uchronien qui semble bien amuser Quentin (et qui peut être justifié par la nature même du massacre : les tueurs de Charles Manson — dans la réalité — s’étaient trompés de cible ; alors, s’ils s’étaient trompés, pourquoi ne pas imaginer ce que ça pourrait être s’ils se trompaient encore de cible…), le dilemme du film est là : arrive fatalement dans l’esprit du spectateur, comme dans celui de Tarantino, l’instant où on se pose sérieusement la question : comment montrer cette séquence d’une extrême violence ? Osera-t-il seulement la montrer ?

La solution la plus simple, la plus évidente, et la seule possible semble s’imposer alors : fermez les rideaux — ou plutôt rouvrez-les —, tout cela n’est qu’une farce, on va jouer. Et puisqu’il ne faudrait pas que cela soit seulement « rigolo », on invoque l’artifice (et le sens supposé qu’il serait censé prendre) de la « réalité alternative » (c’est du moins ce que j’aurais dit si j’avais compris le film). D’accord, Tarantino s’en tire en échappant à un « tout cela n’était qu’un rêve » (ou les effets d’une cigarette au LCD), en disant que tout ici n’est… qu’uchronie (et si, et si, et si…). Et… après ? Qu’est-ce que cette pirouette nous dit-elle du sujet en question, de la violence, du cinéma, de Hollywood en particulier ?… Ça n’a aucun sens, et c’est bien ça qui me pose problème. Si tout cela est du cirque, j’aimerais au moins qu’on ne m’ait pas fait croire le contraire. Surtout j’apprécierais que cela ne se fasse pas sur le dos de personnes réelles. D’accord, les artistes ont tous les droits, y compris celui de travestir la réalité ou l’histoire. Mais leur devoir, c’est aussi de le faire avec talent (et cohérence). Et dans ce Once Upon a Time… Tarantino en manque, de talent.

Ça, c’était pour le fond. Sur la forme, Tarantino fait… n’importe quoi.

Je vais commencer par ce que je connais le mieux, et par le positif. Je trouve peut-être du talent à Brad Pitt sur le tard, mais sa présence, c’est encore ce qui m’a le plus convaincu dans le film. Le ton juste (autrement dit, pour un Tarantino, la distance juste dans l’ironie : parce qu’il faut garder assez de distance dans sa composition pour laisser au spectateur l’occasion de finaliser l’humour, le ton tarantinesque, et ne pas tomber au contraire dans une interprétation qui se regarde jouer), le rythme juste, et un personnage qui, me semble-t-il, sait apparaître, aussi, différemment que tel qu’il semble écrit : il dépasse la fonction, il impose une présence, un style ; autrement dit, il ne joue pas à la lettre le rôle de la doublure niaise, lourde, vulgaire, bagarreur qu’on aurait pu craindre. L’âge aidant, peut-être, je le vois aller vers la simplicité, la distance…, tout ce qui fait qu’il a réussi cette fois-ci à me rendre son personnage sympathique.

Je ne peux pas en dire autant de Leonardo. Le fait d’arriver à prendre du plaisir à voir un des deux dans un buddy movie, c’est déjà pour moi un miracle statistique. Malgré tous ses efforts, DiCaprio n’arrive jamais ni à me faire rire, ni à m’attendrir. On pourrait même être en droit de se demander où sont les répliques tordues et amusantes du Tarantino du début, celui presque beckettien du verbe avant l’action (même si son Godot à lui finit toujours par arriver, un peu comme la bombe d’Hitchcock que l’ado Quentin se plairait certainement à faire exploser comme on joue avec un coussin péteur). Ç’aurait pu aider le pauvre Leonardo, qui force comme il l’a toujours fait, et qui n’a plus que ses grimaces pour nous divertir. À en croire les références laissées comme d’habitude par Tarantino comme des indices, son personnage serait un croisement entre un Clint Eastwood, un Burt Reynolds et d’autres stars hollywoodiennes, qui au contraire des deux premières, s’étaient exportées vers l’Eldorado italien à la fin de leur carrière. Un bel hommage fait par Tarantino à ces acteurs allant cachetonner en Italie aux heures les plus noires du système hollywoodien (les studios étant concurrencés par la TV, omniprésente dans le film). Un beau rôle auquel Leonardo ne fait pas vraiment honneur. Burt Reynolds, bien qu’un peu vieux (et surtout bientôt mort), aurait été parfait pour le rôle (la distance, il l’avait, le rôle lui serait allé à ravir justement parce qu’il avait suivi ce chemin… jeune, et tout simplement parce qu’il en était sans doute le principal inspirateur : on aurait frôlé le coup de casting de génie comme celui de proposer autrefois le rôle de Vincent Vega à John Travolta). Considérant que Brad Pitt serait la doublure, on aurait pu imaginer plutôt Luke Perry dans le rôle principal : là encore, le symbole aurait été joli, lui, le mal-aimé du cinéma à cause de son lourd passé à la télévision. Et surtout, surtout, parce qu’il est avec Brad Pitt, le seul acteur qui à mes yeux est irréprochable dans le film. Alors bien sûr, je ne suis pas directeur de casting, et on imagine ce que cela aurait pu donner (proposer des acteurs, littéralement, à l’agonie), mais quand un acteur ne vous convainc pas, on n’y échappe pas…

Parmi les autres acteurs peu convaincants, je pourrais citer le sosie de Steve McQueen (l’hommage des doublures de Tarantino va peut-être un peu loin). Je suis le seul à préférer un acteur ne ressemblant pas le moins du monde au personnage connu qu’il est censé représenter, mais disposant des mêmes caractéristiques : le charisme, le charme ?! Et puis, une telle star, on ne prend pas le risque de lui saloper la bouche avec des mots qui ne seraient pas les siens, même quand on est Tarantino ; un peu comme on évite de donner la parole à des Jésus ou à des Hitler si on ne veut pas être certains de tomber dans le ridicule.

Le pire, c’est encore l’actrice interprétant Sharon Tate. Même principe, un semblant de ressemblance, mais une actrice jouant au pied de la lettre son personnage et comprenant (si tant est que Tarantino lui-même ait compris la réussite de son style, quand il l’est…) mal le style du réalisateur. On pourra dire que jamais Tarantino n’a écrit de personnages féminins convaincants (Pam Grier paradoxalement respectait cette forme de distance, mais c’était une actrice trop limitée), et ce serait oublier l’un de ses personnages les plus emblématiques : celui de Mia Wallace interprété par Uma Thurman. Toujours une question de distance. Pourquoi la distance pour ce qui n’est qu’un personnage de gourde ? Justement parce qu’on se trompe, à mon avis, à faire de Sharon Tate une starlette décérébrée. Remarquez qu’on peut réaliser des chefs-d’œuvre tout en tombant dans la caricature et le dénigrement (Orson Welles salopait de la même façon la réputation de la géniale Marion Davies dans Citizen Kane), seulement ça n’aide pas quand le reste n’est pas non plus au niveau… Margot Robbie (Sharon Tate, donc) adopte la même méthode que celui qu’elle ne croise finalement jamais dans le film, Leonardo DiCaprio : l’outrance. Là encore, tout est question (et cela l’a toujours été chez Tarantino, on dira) de doublure et de mauvaise copie : Sharon Tate jouait les imbéciles, mais pour être convaincant dans cette difficile entreprise, je le répète souvent, il faut assurément ne pas l’être. Un personnage stupide, il ne faut pas le rendre plus stupide qu’il n’est, tel que suggéré à travers les dialogues ou les situations : il faut le rendre drôle. Je l’avais écrit en commentant le film dont il est vaguement question à un moment ici quand Tate se présente à l’accueil du film projeté dans lequel elle joue : dans La Vallée des poupées, son interprétation est ce qu’il y a de plus réjouissant dans le film. On voit d’ailleurs (très) furtivement son talent lors du film qu’elle va voir en salle.

Après ce long chapitre sur la distribution (et encore, je coupe au montage ce que j’aurais à dire sur la réalisation*), je reviens sur un des gros défauts du film. À un moment, le traitement m’évoquait Short Cuts d’Altman : le temps pris par Tarantino à décrire les décors disparus de sa ville fétiche, au-delà de l’énumération platement décorative (et ne faisant pas forcément sens aux spectateurs barbares), apportait une note documentaire à son film. Il le faisait pourtant toujours dans un style qui lui est propre : rien du naturalisme à la Altman, Tarantino, c’est plutôt les soldats de plomb, les trains électriques, les gros sabots, le musée Grévin ou La Classe américaine… Bref, c’est presque aussi documentaire que folklorique, comme pouvaient l’être les spectacles de Buffalo Bill sur le Far West.

Seulement, même avec cette approche, quelque chose clochait. Tarantino a toujours joué dans ses films sur la lenteur : le verbe précède toujours l’action, l’action étant la confirmation presque prédictive de ce qu’affirmait le verbe… Tarantino a, me semble-t-il, toujours fait reposer ses films, à l’échelle des séquences en particulier, sur la force d’une situation ; une force de situation qui tient pour beaucoup dans sa manière de faire imbriquer dans une intrigue souvent complexe des séquences éparses dont on devine peu à peu la cohérence sous-jacente. Or, ce qui pose problème dans Once Upon a Time, c’est que les situations reposent sur rien. On retrouve, c’est vrai, le même goût pour les croisements et ses hasards (ceux-là même qu’on trouvait dans Pulp Fiction ou dans… Short Cuts), mais contrairement aux autres films, c’est ici le style documentaire qui prime, vu qu’on n’a aucune idée, en dehors de la fin attendue, d’où Tarantino veut en venir : le montage alterné fait autour de trois personnages principaux (dont deux seulement se retrouvent régulièrement) ne laisse pas deviner une interaction réelle avant le dénouement. Si bien que cette lenteur habituelle, censée autrefois préparer le terrain pour une finalité crainte (un assassinat, ou un tout autre type de violence), devient institutionnelle et formater dans le seul but… de causer ou de « documenter ». Il ne s’agit plus de causer avant d’agir, mais de causer pour causer ou causer pour parsemer ses dialogues de références chéries. Le montage alterné permet de faire reposer l’intérêt d’une situation sur le dialogue des séquences entre elles. Quand le rapport entre les scènes est peu évident, fabriqué, le dialogue est tronqué et les séquences montées entre elles ne se répondent pas. Le rythme disparaît, au lieu d’éveiller la curiosité, on installe l’ennui et l’incompréhension. Il ne s’agit alors pratiquement plus de montage alterné, mais de montage parallèle (alternance de séquences sans rapport direct), procédé justement inventé, et sans grand lendemain, par Griffith dans le Hollywood naissant (Intolérance). On verrait Tarantino plutôt faire un hommage au Nouvel Hollywood qu’à l’ancien.

À noter aussi que ce mélange de fiction et de réalité pose intrinsèquement un autre problème : on ne cesse (c’était mon cas) de se questionner sur la nature, réelle ou fictive, des éléments et événements mis sous nos yeux. Et ça nous place dans une position quasi-permanente d’inconfort. Ce dilemme ne naît pas avec Tarantino, mais son cinéma allant volontiers vers du fantaisiste, le grand écart entre faits réels et fiction, entre histoire et Histoire, fait d’autant plus réagir. (Je n’ai par exemple pas bien compris ce que le personnage de Brad Pitt allait chercher dans le ranch de la Manson Family. Je croyais qu’on y retrouverait Charles Manson — furtivement aperçu sur Cielo Drive pour une apparition semble-t-il « historique » —, et on tombe sur… Bruce Dern.)

On dira que je fais sans doute le difficile, mais je ne peux pas mentir. Tarantino est pour moi l’archétype du réalisateur qui prend sa caméra pour s’amuser et nous amuser, et qui dès lors qu’il tente de faire sérieux, à l’image et dans un style différent de Steven Spielberg, ne peut pas être pris justement au sérieux. Il y a des types, souvent très brillants, qui ont un don pour raconter des histoires, amuser, nous mettre en joie, et qui dès qu’ils essaient d’adopter un discours plus profond tombent dans d’épouvantables banalités. Eh bien, Tarantino est de ceux-là. J’apprécie sa volubilité, même quand elle s’exprime à travers la caméra, surtout quand elle passe par les mots ou par la création de personnages hauts en couleur. S’il s’agit de multiplier les références, les citations, de faire un travail documentaire, ou de tenir un discours sensé, je passe la main.

*à l’image du casting, je crois aux vertus des contraintes pour la réalisation : le « je peux le faire, donc je le fais » a rarement donné de grands films (le casting de Pulp Fiction, quand on y pense, était plutôt improbable, or Tarantino aurait déjà pu s’entourer des têtes d’affiche, au lieu de ça, il a filé à Bruce Willis… un rôle parmi d’autres ; et je continue de penser que DiCaprio n’était pas le meilleur choix pour le rôle — en même temps, s’il fallait m’écouter, il ne le serait jamais… le meilleur choix).


Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019) | Columbia Pictures, Bona Film Group, Heyday Films


Liens externes :


Quitting, Zhang Yang (2001)

La vie de famille

Note : 4.5 sur 5.

Quitting

Titre original : Zuotian

Année : 2001

Réalisation : Zhang Yang

Avec : Jia Hongsheng, Jia Fengsen, Chai Xiuling, Wang Tong

TOP FILMS

Brillant.

Joyeux retour aux années 70 pour la forme avec une sorte de mix entre Lenny et Family Life et un personnage principal qui n’a qu’une idole, John Lennon (en plus de se revoir en boucle Taxi Driver). Là où le film détonne en revanche, c’est qu’en plus d’être une de ces « histoires vraies » (donc parfaitement banales) évoquant les troubles psychologiques, addictifs et relationnels d’un acteur chinois prometteur retiré prématurément de la scène, tous les “protagonistes” (à commencer par le principal) jouent leur propre rôle.

Il faut imaginer un réalisateur aller voir Greta Garbo lui demander si elle veut bien réinterpréter les premières années de sa vie d’errance après son retrait du cinéma, et elle, accepter. « Et sinon, pour les autres personnages, vous pensez qu’ils accepteraient de jouer leur propre rôle ? » « Je ne sais pas, je m’en fous, demandez-leur. »

zuotian-quitting-zhang-yang-2001-doc1-09-22-33

Quitting, Zhang Yang (2001) | Iman Film Company, Xi’an Film Studio

Le film commence sous la forme d’un documentaire dans lequel le réalisateur dit vouloir mettre en scène la vie de cet acteur durant cette longue parenthèse où il s’est réfugié dans un appartement avec sa sœur et ses parents. Face caméra, Hongsheng, avec un peu de défiance ou d’inconscience, consent à rejouer les quelques années de trouble qu’il vient de vivre. Tout au long du film, on reviendra ainsi parfois avec ses amis ou les membres de sa famille pour donner du recul à ce qu’on vient de voir, commenter ou annoncer ce qui va suivre. Comme dans le théâtre grec ou brechtien, on force la mise à distance pour pousser le spectateur à donner du sens à ce qu’il voit, essayer de comprendre une situation, ses origines, son évolution, la vision que chacun des protagonistes pouvait s’en faire… Des voix off viendront aussi tout simplement se coller aux images, à la manière du style documentaire toujours (qu’on remarque dans Lenny ou dans certains films de Woody Allen) ou comme si un personnage venait à commenter sa vie à travers des bonus. L’idée, à ce stade, est bien de comprendre ce qui a poussé Hongsheng à se retirer du métier, raconter ses années de doute, et percer le secret de son mal-être. Comprendre, éclairer, la démarche de la plupart des documentaires.

zuotian-quitting-zhang-yang-2001-09-25-01

Ses parents, dans ce qui est maintenant une reconstitution du passé, s’interrogent tout comme nous sur les raisons qui ont poussé leur fils à quitter le champ des caméras et des projecteurs, et ils viennent ainsi spécialement de province pour aider leur fils à ne pas sombrer un peu plus. Parce qu’ils ne savent rien alors, ils ne peuvent se fier qu’à ce qu’ils ont appris dans les médias, et on dit que si Hongsheng a arrêté le cinéma, c’est parce qu’il était tombé dans la drogue. Ils craignent alors de le voir basculer et vont jusqu’à le suivre pour s’assurer qu’il ne fait aucune mauvaise rencontre. Mais ils refusent encore de voir que la drogue (ou l’alcool) n’est pas la cause de son refus de travailler et de se couper de tout : lors de ses escapades or du foyer familial reconstitué, il ne fait rien d’autre que se promener, échapper à un monde qui lui est étranger, ne rencontre personne et semble au contraire à la recherche de quelque chose qui ne cesse de le fuir et que personne pas même lui ne saurait identifier. La drogue n’est pas la cause, mais le révélateur d’un malaise plus profond. Hongsheng doute en permanence de lui-même, des autres, ce pour quoi il fréquente si peu de monde ; surtout, on l’apprend peu à peu, il a pris conscience que ses talents d’acteur n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions (étrange mise en abîme quand on le revoit rejouer une séquence où il se regarde dans un film « d’époque » et se trouvant tellement à chier qu’il en détruit son téléviseur) ; pire encore, il juge la qualité des productions dans lesquelles il a joué sans intérêt. Tout lui paraît fade et c’est d’abord pour échapper aux illusions d’un monde qui le déçoit qu’il tente en vain une clé (la drogue) capable de l’aider à atteindre son idéal. Son doute est là, principalement. Il y a la haine de ce qu’il fait et du monde dans lequel il a évolué et qui semble avoir tué en lui tout espoir et toute vie. La reconnaissance, on le comprend alors, si elle peut être pour certains le moteur de toute ambition, ne signifiait rien pour lui parce qu’il se jugeait en fonction de valeurs étrangères au statut que pourrait lui offrir celui « d’acteur prometteur ». Hongsheng ne se réfugie pas seulement dans la drogue ou l’alcool : en quête d’un idéal, sans comprendre encore qu’il chasse encore des illusions, il développe une fascination pour John Lennon, au point de désirer, imaginer, être son fils. L’acteur à la retraite nourrit alors une nouvelle ambition et s’entoure de musiciens, avant de se rendre compte très vite, là encore, qu’il ne sera jamais l’égal, ou le fils, de son maître… Le dur apprentissage de la vie passe par la reconnaissance de ses propres imperfections et de ses limites. Pour certains artistes bercés par des images, des idéaux ou des espoirs inatteignables, cela peut être impossible à concevoir.

zuotian-quitting-zhang-yang-200109-13-03

Le plus étonnant dans cette affaire, ce n’est pas tant l’histoire, ou la singularité de la forme, l’audace même, car si le pari était déjà hautement improbable au départ, ce qui est sidérant c’est que ça marche. L’exécution tout du long tient du miracle et la maîtrise parfaite. La caméra est virevoltante, mais sans effet superflu, juste ce qu’il faut pour apporter un brin de lyrisme et de distance… C’est de l’incommunicabilité de celle qui fait qu’un personnage ne cesse de se sentir seul et jamais en phase avec le monde dans lequel il vit, et ce malgré la présence de ses proches. Il y a la drogue bien sûr, il en est souvent question mais on ne la voit jamais, et au fond tout tourne autour des relations des personnages et de leur incapacité à vivre ensemble et à se comprendre. Si ça marche, c’est qu’au niveau de la direction d’acteurs rien ne peut laisser penser qu’on a affaire à du cinéma. Rejouer son propre rôle n’est pas l’assurance que ce qu’on produit soit des plus naturel. On peut être dans l’incommunicabilité, il y a toujours une nécessité au théâtre comme au cinéma qui est celle d’écouter ses partenaires. L’incompréhension doit naître du sens de ce qu’on comprend, des intentions qu’on prête à l’autre, de la peur de sentir l’autre cacher quelque chose… L’expérience peut être singulière, le fait que Hongsheng et son père soient des acteurs professionnels, et encore plus parce que tout ce beau monde devait en plus faire rejaillir des conflits probablement toujours pas refermés, c’était bien un pari, et le résultat pourtant est là.

zuotian-quitting-zhang-yang-2001-09-20-09

Et puis, on pouvait se satisfaire jusqu’à la fin de cette maîtrise, mais dans le dernier tiers, une idée fait basculer encore plus le film dans une autre dimension, une de ces idées que Greenaway utilisait déjà génialement dans le Bébé de Mâcon et qui fait perdre la tête au spectateur à ne plus savoir distinguer la réalité de la fiction. On suit cette famille, on sort parfois pour prendre l’air mais le plus souvent on est resserrés comme dans un huis clos entre les trois ou quatre pièces de l’appartement. Pendant les deux premiers tiers, on pourrait se dire que le réal est doué à nous filer à chaque séquence un angle différent, à ne pas se répéter, et cela sans trop en faire…, eh ben, c’est qu’il y avait une raison à tout ça. C’est que les murs sont des murs de théâtre. La caméra pouvait prendre du recul, il suffisait de virer le décor hors champ… Et ça, on nous le montre en prenant tout à coup de la distance… Encore plus de distance. Comme si la mise en abîme d’un acteur jouant à l’écran son propre rôle n’était pas suffisant. Car toute cette réplique d’une tranche de vie bien réelle, ne se reproduit pas seulement pour les besoins du cinéma, devant les caméras, mais au théâtre. On y est, la caméra s’éloigne, les murs disparaissent, mais c’est le même espace, le jeu tout à coup devient aussi plus théâtral, porté vers la salle qu’on commence à deviner au-delà des premières rangées de sièges, les lumières tombent en douche sur les acteurs qui viennent maintenant à réciter leur texte, à produire un ou deux monologues… La forme composite du film se confirme une fois de plus : de la réalité au documentaire, du documentaire à la fiction cinématographique, et du cinéma au théâtre…

zuotian-quitting-zhang-yang-20019-27-18

Et là, la classe des petits génies qui ont en plus la politesse de ne pas parader ce qui pour eux est parfaitement normal : l’idée peut-être géniale, audacieuse, l’exécution parfaite de maîtrise, mais on n’insiste pas, et au bout de deux minutes à peine, on passe à une autre séquence en replongeant dans le vif du sujet. On y retournera deux ou trois fois mais avec la même subtilité, sans forcer… Les génies ne donnent jamais l’impression de trop en faire. Forcer ses capacités, c’est crisper le spectateur : là encore, c’est ce qu’on apprend au théâtre. Pendant tout ce temps, Hongsheng était en quête d’un idéal et forçait sa nature jusqu’à se compromettre dans les excès, tous lui faisaient remarquer. Il pensait pouvoir trouver des réponses à ses interrogations dans la drogue ou la musique quand tout était déjà là autour de lui : sa formation au théâtre, son père directeur d’un théâtre provincial, ses errances multiples le ramenant à un théâtre à ciel ouvert… Et peut-être après tout, s’il avait fait confiance au réalisateur, c’est que lui aussi avait cette culture.

Ce qu’on cherche parfois en vain peut se révéler être tout proche…

zuotian-quitting-zhang-yang-200109-29-03

L’acteur aura finalement repris le travail, peu de temps avant la sortie de ce film, apparaissant dans Suzhou River, remarqué dans divers festivals et par la critique en 2000. Et puis plus rien. On imagine que ses vieux démons ont dû rejaillir parce qu’il se suicidera dix ans plus tard en 2010, un peu de la manière annoncée dans le film…

Une vraie réussite. Singulière, audacieuse et parfaitement aboutie.



Sur La Saveur des goûts amers :

TOP FILMS

Top films sino-asiatiques

Liens externes :


Bessie à Broadway, Frank Capra (1928)

Retournements et travestissements

Note : 4 sur 5.

Bessie à Broadway

Titre original : The Matinee Idol

Année : 1928

Réalisation : Frank Capra

Avec : Bessie Love, Johnnie Walker, Ernest Hilliard, Lionel Belmore

La comédie est-elle vraiment un genre ? Parce que si le rire cache derrière l’explosion d’une farce crémeuse s’étalant en pleine poire d’une victime quelconque un petit fond de cruauté que les meilleurs gagmen parviennent aussitôt à saupoudrer de bienveillance salutaire et mielleuse, c’est peut-être un peu que la comédie par essence n’est qu’un drame déguisé. Le théâtre n’est-il pas fait depuis la nuit des temps d’un visage double représentant successivement ou simultanément la comédie et le drame ? Une même histoire, selon la tonalité qu’on voudrait lui donner, ne pourrait-elle pas être à la fois, ou alternativement, une comédie et un drame ? La satire n’est-elle pas la meilleure alliée pour pointer du doigt les travers des hommes ? Le fou du roi n’était-il pas le seul à être autorisé à dire à son maître ce qui avec d’autres leur vaudrait d’avoir la tête tranchée ? La comédie n’est pas un genre, mais un moyen. Pas de comédie sans larmes, sans cruauté, mais aussi sans humanité. Drame et comédie composent une même logique ; dans l’un ou l’autre, il n’y a que la vie que l’on représente à l’écran ou ailleurs dans toute sa complexité. Vouloir faire l’un ou l’autre, c’est déjà se tromper de route. Qu’une fable soit dramatique ou comique, elle repose toujours au début sur un même subterfuge, et à la fin, sur un retournement de « genre ». Voilà bien une certaine forme d’illusion comique pourrait-on dire, et aussi, le grand drame (sans rire) de notre époque où une comédie ne se vautre jamais totalement dans le burlesque pour ne pas avoir à se salir, à froisser quelqu’un. En restant digne, la comédie ne bouscule ni ne réveille jamais rien, pas même les zygomatiques du spectateur indifférent : nos comédies actuelles, en refusant d’être des farces, prétendent proposer des histoires où seul l’humour, le cocasse, pourrait être indifféremment répété sans que le spectateur n’ait à en tirer des leçons. On pouffe, et adieu. L’art de la fable (d’abord), si c’est l’art du retournement final (la morale), alors un spectacle où les tartes à la crème volent toujours dans le même sens, jamais vers ceux qui les envoient, est un spectacle navrant. Car il est bien là le génie incompris de la tarte à crème (ou de la baffe burlesque), dans sa capacité à se retourner contre son initiateur : un arroseur arrosé, c’est une réflexion sur le monde, une révolution de conscience. Il y a que ceux qui voient des cons partout qui retournent jamais leur veste. La comédie cruelle, retournée, dramatique, parfois romantique, c’est un basculement cathartique, un dévoilement, une révélation. En se soumettant à son charme, le spectateur n’y lève pas seulement les lèvres, mais sa personne tout entière. Alors non, la comédie n’est pas un genre, c’est une transgression du drame.

Prout.

(Ça, c’est la version moins prétentieuse pour définir la comédie.)

(Mais c’est plus amusant quand je me prends au sérieux, non ?)

La comédie doit donc toujours être tragique, cruelle, pour être réussie. Elle peut être sentimentale aussi, pas forcément dans le sens péjoratif, mais humaniste, façon amour du prochain, reconnaissance de l’étranger comme un individu égal et respectable, etc.

Là reposait déjà la réussite des comédies de Chaplin. Au burlesque, Chaplin, dans ses meilleurs moments, y ajoutait la romance, et souvent ce qu’il faut d’humanisme. Pas d’humanisme sans cruauté. On parlerait difficilement aujourd’hui de comédies romantiques pour les films de Chaplin, encore moins de comédies dramatiques ou de satires, mais toujours durant le muet, le romantisme (ou l’autre versant, plus cruel, voire sadique, et plus présent sans doute dans les purs slapsticks) s’allie souvent au burlesque : Harold Lloyd en est un autre exemple. Plus tard, au milieu des années 30, c’est la mal nommée screwball comedy que ce même Capra fera accoucher avec New-York Miami, avec le même principe. Pourtant la recette d’un homme et d’une femme (voués à être ensemble ou parfois même déjà en couple) dans une comédie où ils sont sur un pied d’égalité n’est là non plus pas nouvelle : on peut voir par exemple Le Mari à double face de Leo McCarey, et aux premières heures du parlant, ce sont même parfois les femmes qui dirigent les hostilités en mêlant dialogues savoureux et intrigues sentimentales avec les films de Mae West ou de Jean Harlow (déjà avec Frank Capra, déjà avec ce bellâtre de Clark Gable). L’idée a sans doute toujours fait recette. Si la comédie n’est peut-être pas un genre, mais une tonalité censée révéler la nature véritable des choses, elle retourne les préjugés, appuie là où ça fait mal, et libère encore les conflits enfouis pour les mettre en pleine lumière… « Pourquoi les petites Japonaises rient-elles ? » me demande un jour ma voisine de palier. Parce qu’elles sont gênées. Le rire (comme les larmes) est compassionnel, empathique, il réunit, il apaise… quand il a cessé d’être cruel. Mais c’est bien là l’astuce, il faut d’abord que le rire soit un moyen, pas une finalité (le rire gratuit du ton sur ton, et non le rire qui s’additionne à un autre « genre »), ensuite il faut encore que le rire, parfois cruel, se retourne contre celui qui rit. On serait dans un thriller, qu’on dirait que chaque comédie a besoin de son twist (le revirement est de toute façon un procédé commun en dramaturgie, autrement dit « nécessaire », pas du tout une astuce inattendue qui viendrait comme une cerise sur un gâteau qui vaudrait tout aussi bien sans cette petite touche grotesque).

Frank Capra donc, utilisera tout au long de sa carrière ce principe : des romances… burlesques, des drames sur l’ambition et le pouvoir… comiques, des fantaisies existentialistes tendance conservatrices… comiques. L’humour toujours pour faire passer la pilule. Bessie à Broadway (Matinée Idol en version originale) donne le ton.

Mais dans l’idée du retournement cathartique (et donc du mélange de « genres »), il va même un peu plus loin.

Si on peut parler de l’alliance de la comédie avec la romance comme d’un machin transgenre, attention au retournement de cerveau, parce qu’on retrouve là encore la même idée de retournement avec un autre aspect bien particulier du film : le subterfuge du travestissement. Si la comédie est une tonalité visant à retourner nos idées reçues en allant d’abord dans le sens de notre cruauté naturelle (ce qui est entendu, préjugé), puis en la retournant contre nous-même, il y a une forme de comédie un peu dédaignée aujourd’hui (justement sans doute pour manquer trop souvent à son devoir de « retournement ») qui est la comédie du travestissement. Le travestissement est un genre burlesque (un peu grotesque, primaire) dans lequel on inverse les rôles, on combine des éléments censés être opposés, tout cela pour donner une impression d’étrangeté qui, on ne sait parfois trop pourquoi, produit l’hilarité. Le type de travestissement le plus évident, c’est celui du travestissement sexuel, quand un homme (plus rarement une femme) se déguise avec des habits de femmes et adopte des manières efféminées. Billy Wilder ou Ernst Lubitsch avaient joué dans certains de leurs films de ce travestissement sexuel (le premier avait même trouvé une variante dans The Major and the Minor avec le travestissement de l’âge). Or il y a également un autre type de travestissement, commun au XIXᵉ siècle aux États-Unis jusqu’au milieu du XXᵉ et qui n’a peut-être son pendant en France qu’à travers les numéros d’imitateurs, c’est celui des blackface minstrel shows. Aujourd’hui oublié et mal vu car considéré un peu vite comme un numéro raciste mettant en scène un acteur blanc se grimant en personnage noir, le blackface minstrel show n’est pas pour autant un spectacle tourné vers la dépréciation des Noirs, en tout cas pas toujours, et surtout pas ici. Car oui, le personnage principal de cette comédie sentimentale est, un peu comme dans Le Chanteur de Jazz, une vedette de Broadway de ce type de spectacle dans lequel un Blanc se travestit en Noir.

Alors, si une comédie réussie, basée sur un retournement cathartique, doit passer par la cruauté, est-ce à imaginer que Bessie à Broadway à un petit quelque chose de raciste ? Eh bien non, parce que cet aspect est presque anecdotique dans le film : le héros, Don Wilson, est une vedette à Broadway dans cet exercice, mais cela ne sert que de base de départ, car très vite on le voit changer d’environnement et se rendre en province.

Ça me semble toutefois un élément qui mérite de s’y arrêter parce que là encore, l’idée du retournement bienfaiteur, révélateur, y est très subtilement présente, et il questionne presque notre manière de voir la comédie aujourd’hui.

D’abord, que signifie le matinée idol du titre ? Au début du siècle à Broadway une matinée idol, c’est une petite star du dimanche, l’idole des jeunes filles, des ménagères et des grands-mères. J’ai qualifié Clark Gable de « bellâtre » plus haut, c’est un peu ça, et l’équivalent au cinéma à l’époque du film pourrait être Rudolph Valentino. En France, la séduction en moins, un Laurent Gerra pourrait être une telle matinée idol (passant lui par la télévision et non la scène) ou un Christophe Rippert, que les adolescentes à la fin des années 90 devraient encore se rappeler aujourd’hui. Or si Don Wilson se grime en Noir, et puisque c’est lui que le titre du film qualifie ainsi, il n’en est donc pas moins l’idole des femmes. Si de nombreux minstrel shows étaient sans aucun doute clairement tournés vers la farce cruelle (sans volonté ni tentative d’en proposer un retournement) pour se moquer de l’archétype du personnage noir, souvent dans le Sud, ici le show de Don Wilson joue au contraire sur ce jeu de décalage décrit plus haut et qui est à l’origine de l’humour, du rire (la fascination et le recours au travestissement ne datent pas d’hier). Le décalage ici, c’est de présenter un Blanc que l’on devine derrière son maquillage, représenter un personnage noir, mais l’astuce, la sophistication, tient en ce que ce personnage noir se grime (dans l’esprit du petit Blanc du début du XXᵉ siècle) en homme respectable, adoptant lui-même les habits et les manières de gentleman (l’idée du retournement à double détente est bien présente). On s’y tromperait en voulant y voir un personnage antipathique et ce n’est pas inutile à comprendre pour être sensible à l’aspect sentimental du film…

Si le sens du burlesque, c’est de se moquer suffisamment pour procéder à un retournement cathartique et révélateur, capable de faire disparaître les différences et de faire entrer le spectateur en empathie avec celui dont il se moque, le blackface minstrel show, en lui-même, n’est ni offensant ni raciste. Nous ne sommes pas dans un théâtre itinérant dans le sud des États-Unis, mais à Broadway, et une matinée idol ne saurait être un personnage de Noir grossièrement décrit : avant tout, il doit séduire. En dehors de ce maquillage grossier, quels sont les attributs et les particularités de ce comedian ? Quand il chante, le blackface ministrel adopte les pas et les gestuelles de chanteurs de music-hall de l’époque, ce n’est pas une caricature de Noir, c’est un personnage à part entière, comme Arlequin ou Guignol : balais dans le cul, costume trois-pièces, canotier sur la tête…, c’est du Maurice Chevalier ou du Charles Trénet (on pourrait remarquer le jeu de bras, c’est exactement le même, et très caractéristique de l’artiste faisant son tour de chant). Ce blackface-là est un charmeur, à la fois séduisant et amusant, bref, le gendre idéal, et par conséquent, il n’a en lui pas une once de vice et ne se risquerait jamais à paraître aux yeux de ces dames… subversif. De mauvais goût ou pas, l’humour n’est-il pas toujours, et d’abord… raciste, non par idéologie (sinon il serait subversif) mais par facilité, caricature ? L’humour avant de révéler la nature humaniste des hommes doit bien passer par une certaine forme de cruauté, et donc se moquer d’une cible toute désignée. Sinon le retournement ne peut pas se produire. Pour rire, il faut de la cruauté, et de la honte. Et pour cela il faut grossir les différences, aller au plus simple, caricaturer, et donc opérer une certaine forme de racisme naïf. C’est un peu comme une réflexion : les idées ne tombent pas du ciel, il faut bien avant de s’interroger sur elles-mêmes, que l’on se prenne les pieds dans d’étranges sottises. Pourrait-on être bienveillant sans cruauté et sans misère ?

Alors oui, le minstrel, en tout cas le nôtre, celui de Frank Capra et de Johnnie Walker, est une sorte de pitre dont le rire vise un peu sans doute à nous questionner sur la nature de nos différences. Il est même à noter, que déjà à l’époque, certains blackface minstrels étaient joués par des Noirs, et on peut imaginer que le succès de Josephine Baker en France soit lié au même principe de travestissement. Plus tard, et si on extrapole un peu, certains attributs de cette image caricaturale se sont retrouvés dans l’imagerie Motown des années 70, en particulier avec Mickael Jackson adoptant certains accessoires (les gants du gentleman) et toute une gestuelle inspirée des mimes (dans un numéro de danse, on n’est jamais loin des numéros d’acrobatie, surtout à l’âge d’or de Broadway où Ned Wayburn, directeur d’une école de danse et chorégraphe des revues produites par Florentz Ziegfeld, intégrait une section « danse acrobatique » à ses cours). Avec Michael Jackson d’ailleurs, la fascination naît peut-être aussi un peu d’un décalage se jouant sur presque tous les tableaux : racial, sexuel, âge, musical. Bambi, c’est la matinée idol des années 70-80… et c’est un retournement transgenre permanent.

Si au départ, l’idée de travestissement racial peut paraître cruelle, la force du décalage (et du rire) c’est aussi de proposer de plus en plus une image lisse capable d’être acceptée par les demoiselles bien comme il faut. Ou comment, ce qui peut apparaître cruel au départ, aide au contraire à rapprocher les individus, non plus malgré, mais grâce à leurs différences. Si on dit parfois que l’amour et la haine peuvent être proches, il en est de même avec le rire cruel et le rire bienveillant. C’est au fond le même élan, et c’est dans la tête du spectateur qu’une différence se joue. Si le racisme met toujours mal à l’aise, et si le travestissement n’est pas une manière… déguisée de nous montrer autrement que les choses ne peuvent être aussi simples, on pourrait se demander si ce malaise, en tout cas au départ, n’est pas nécessaire pour être combattu. Exactement comme le fou du roi, seul capable de lui transmettre ce qui fâche. Jusque dans les années 90, en France en tout cas, l’humour raciste (ou considéré comme tel aujourd’hui) était encore accepté, et puis avec le politiquement correct, ce n’est plus le personnage caricaturé qu’on pré-juge, mais la légitimité de l’acteur à se moquer. Si on juge l’acteur et l’interdit de se moquer, on l’interdit de nous révéler notre propre bêtise, car quand au fond, l’acteur, le travesti, l’imitateur, le minstrel, le pitre, le fou, prend une cible qui apparaît aux premiers abords comme une victime, il ne fait rien d’autre que nous prendre comme cible nous. Juger de qui a le droit de se moquer, c’est alors nous interdire de porter un regard sur nous-même, et toutes les vertus du rire, de la dénonciation bienfaitrice, du retournement, tout cela s’évapore. Et la société devient tellement intolérante à ce qui est jugé à tort comme des écarts (ceux des fous) que le travestissement ne peut être qu’un art vulgaire et grossier. Depuis vingt ans, on ne rit plus et on a gagné une forme d’intransigeance, de dénonciation accusatrice (qui pointe du doigt les autres plutôt que nous-mêmes) et d’inquisition permanente entre les légitimes à se moquer de, et les non légitimes. Et comment en vient-on à dissocier, ségréguer, les deux sinon en nous rendant victime grossièrement de ce qu’on pense dénoncer ? Ainsi, on jugeait encore Coluche légitime quand il jouait l’abruti populo, mais Michel Lebb ne l’était déjà plus quand il imitait l’accent africain. De la cruauté à la bienveillance, c’est peut-être moins parfois aux acteurs mêmes de faire un effort pour passer de l’un à l’autre, mais bien au public de lutter contre ses propres préjugés. C’est à la société d’accepter et de rendre accessible des spectacles rendant possibles l’art discriminatoire (oui, oui) du travestissement, exactement comme on accepte les vertus de la caricature, car sans travestissement, pas de transgression de l’interdit, pas de mise à l’épreuve des peurs ou des préjugés irrationnels. La farce est au service de la société en nous proposant un « retour de bâton » profitable pour tous : on balance des tartes, on se moque, mais cela n’est pas suffisant, car vient ensuite le clou du spectacle sans lequel la fable hilare demeurerait inachevée… quand la tarte se retourne contre celui qui l’a envoyé. De la cruauté, ou du rire stupide, on en vient parfois à l’humanité, et au rire bienveillant qui nous rapproche, au rire heureux et intelligent, qui fait qu’on ne rit plus de mais avec.

Toutes ces digressions laborieuses sont en fait nécessaire (prout, prout) pour expliquer les deux mouvements du film. Si cet humour bien particulier (obligé de passer par la cruauté pour nous la renvoyer en pleine poire et ainsi réveiller l’humanité en nous) fonctionne en deux temps, l’introduction (le premier mouvement) peut sembler un peu lourde et laborieuse. Non pas qu’il faille une demi-heure pour jouer de la cruauté pour finir avec une autre où on se taperait sur les cuisses et se tiendrait fraternellement par l’épaule…, c’est plutôt qu’il faut du temps comme pour un numéro complexe au cirque pour mettre en place tous les éléments qui nous péteront à la gueule dans le dénouement. En réalité, tout le film tient sur ces deux ou trois séquences qui, en toute fin, permettent de donner du sens à tout le reste.

Dans un premier temps, on peine encore à comprendre les enjeux de notre histoire d’amour entre un minstrel à succès de la scène de Broadway se retrouvant engagé par accident dans une troupe itinérante en province et une jeune première dévouée à son art, un peu naïve et sans grand talent. L’alliance pour l’instant du burlesque et de la romance peine à faire mouche, et l’attention repose sur l’efficacité de quelques gags, autant dire qu’on navigue longtemps entre plusieurs eaux. Et puis dans la seconde moitié du film, tout s’envole, se précise, et gagne comme une sorte d’évidence inattendue. Qui s’invite à la fête pour donner un sens à tout ça ? La cruauté bien sûr, et son double retourné : l’humanité.

Ainsi, quand les amis de notre minstrel star proposent à notre petite troupe de théâtre de venir se produire à New York, ce n’est bien sûr pas pour en apprécier l’étendue des talents dramatiques, mais bien dans l’intention cruelle de se moquer d’eux.

Le travestissement est un subterfuge et on en rit d’autant plus que certains s’y laissent prendre. Et c’est parfois la vérité qui se travestit. Alors, quand c’est toute une troupe d’acteurs de province qui se laissent ainsi abuser, ridiculiser, on est déjà dans une sorte de retournement réjouissant mais la cruauté prendra vite le dessus. On se moque des gens un peu naïfs à qui on joue un mauvais tour. Ce n’est qu’une farce, mais une farce non pas sur scène, mais une vraie, à laquelle on participe malgré soi (jolie mise en abîme). On se pose alors inlassablement les mêmes questions. Ne rit-on pas toujours aux dépens de quelqu’un ? Le véritable rire (celui qui apaise, se fait cathartique) ne doit-il pas toujours se faire cruel avant de devenir tendre et compassionnel ?

Le spectateur (du film) sera finalement très vite placé en face d’une cruauté brutale, et à ce moment Frank Capra, avec son humanité, sa finesse, nous détourne de ceux qui se moquent sans retenue (les spectateurs new-yorkais). Qu’y a-t-il de mieux pour faire ressentir la cruauté des uns à l’égard des autres qu’un fou rire non communicatif ?

Le fou rire, on le gagne quand quelque chose d’abord nous amuse, gentiment, et puis dans une vaine tentative de prendre du recul parce qu’on en mesure déjà un peu la cruauté, on s’interdit de se laisser aller ; la gêne alors s’installe, on réprouve cet élan qui nous frise le regard, et plus on se retient, plus on s’amuse de nous-mêmes ; le basculement ici qui interdira un retour à la normale, c’est la connivence avec son voisin ; elle serait avec la victime de nos rires qu’elle se changerait déjà en empathie, mais elle se fait au contraire avec un autre qui nous offre le prétexte de rire un peu plus, de rire même de nous-mêmes. Si le retournement a lieu pour ces spectateurs, il ne fait que renforcer l’idée de départ et on ne s’éloigne qu’encore plus de celui contre qui on rit. On reste dans la cruauté. Mais si, au contraire, on ne participe pas à l’hilarité générale, au fou rire, c’est un autre basculement qui s’opère, et ce sont les spectateurs moqueurs qui deviennent le sujet de nos yeux scrutateurs. Si cette hilarité n’est pas la nôtre, elle en devient bien plus cruelle. Car avant cela, le subterfuge du travestissement organisé par Don Wilson et ses amis peut sembler un peu cruel, mais on ne s’en émeut encore pas beaucoup. On attend que la bombe explose. Et quand elle explosera enfin, reste deux possibilités pour le cinéaste.

Bessie à Broadway, Frank Capra 1928 The Matinee Idol | Columbia Pictures, Frank R. Capra Production

Dans cette seconde partie, la scène de la représentation (que l’on connaît déjà pour l’avoir vue dans la première partie), sera bien la catastrophe annoncée pour les acteurs qui la jouent. L’étincelle humaniste ici, et qui plonge le film dans une forme de comédie transgenre, vient de la volonté de Capra de nous montrer l’autre face du masque (celui du théâtre double). Don Wilson commence à avoir honte et semble regretter de faire subir ce supplice à ceux qui sont devenus désormais ses partenaires (encore plus pour celle qu’il aime). On a déjà entamé un processus de « reconnaissance ». On s’attarde aussi sur le regard presque d’enfant naïf du directeur de théâtre tout heureux d’assister aux débuts de ses acteurs sur les planches de Broadway et finissant en larmes incrédules devant le public hilare.

Frank Capra ne manque pas son retournement et fait du Capra : le gagman laisse place au clown triste et à son empathie. Il détourne les yeux et pointe son attention ailleurs que sur ces spectateurs indélicats en prenant le parti des victimes.

Action, réaction, champ, contrechamps, cruauté, empathie… La mise en scène est moins une affaire de technique que de proportion, de choix et de distance : dans ce dénouement, c’est bien la capacité de Capra à prendre enfin de la distance, à faire un choix clair, qui nous permet de regarder la situation sous un angle différent. On ne rit plus, on pleure, et le masque s’est retourné.

Le style Capra s’affirme même encore un peu plus, car déjà la fable doit s’achever sur une note positive. Ultime retournement des masques, c’est celui de son blackface minstrel qui vient à couler sous la pluie dans une excellente scène de « reconnaissance » (au sens dramaturgique comme au sens littéral). À l’hilarité stupide de la masse, Capra oppose déjà sa vision optimiste, naïve et plutôt conservatrice du « nous », un « nous » de petit comité, resserré autour du noyau familial (ou de ce qui le deviendra) et d’une « communauté », celles des acteurs de province. Cette séquence de « reconnaissance » sous la pluie deviendra (ou était déjà) un classique, voire un cliché, dans la comédie romantique.

« Comme les larmes dans la pluie », dira, un demi-siècle plus tard, un humanoïde… Les masques coulent, et c’est une autre réalité qui se présente à nous. Du rire, à la cruauté, au burlesque, on passe enfin à la romance, à l’amour de l’autre. Comme dans les contes pour enfant. Happy End. Magie du cinéma.

L’épilogue quant à lui, sonnera presque comme un dernier paragraphe à la fable : « Ils vécurent longtemps et eurent beaucoup de plaisir à s’aimer sur les planches d’un théâtre itinérant. »

Birdman, Alejandro González Iñárritu (2014)

21 tonnes

Note : 3 sur 5.

Birdman

Titre original : Birdman or (The Unexpected Virtue of Ignorance)

Année : 2014

Réalisation : Alejandro González Iñárritu

Avec : Michael Keaton, Zach Galifianakis, Edward Norton, Naomi Watts, Emma Stone

Les acteurs sont idiots, merci pour la grande révélation.

Le film aura une valeur informative dans quelques décennies et sera alors intéressant à revoir, parce qu’il capte bien la situation du cinéma actuel, du moins son évolution, avec la place toujours plus grande des effets spéciaux, même si paradoxalement la critique ici qui en est faite est lourde et maladroite. Le sujet du film est traité d’ailleurs avec la même maladresse. On aura du mal à plaindre une ancienne gloire de ce cinéma quand on cherche en même temps à en faire la critique ; et le discours y est alors des plus confus et vide. Est-ce qu’il faut avoir de la sympathie pour ce gars qui cherche à se refaire sur les planches de Broadway ? se moquer de lui ? est-ce qu’il faut y voir une satire des critiques de la scène new-yorkaise qui accueillent mal ces célébrités faisant de l’ombre aux « vrais acteurs » ? Ça envoie des idées, ça donne l’impression de vouloir dire quelque chose, et au fond le discours présupposé du film (si tant est qu’on puisse foutre un discours dans un film) devient celui, incohérent, hystérique, prétentieux, de son personnage.

Pour le reste, la forme, les plans-séquences desservent pas mal les acteurs quand le but, au contraire on peut l’imaginer, était de le mettre en valeur. Il n’y a guère que Naomi Watts qui s’en tire un peu mieux que les autres. Certaines scènes ont la saveur d’un mauvais Woody, d’un Cassavetes cassé, ou d’une scène répétée par des apprentis de l’Actors Studio (une scène entre Keaton et Emma Stone, par exemple, est franchement embarrassante). Le procédé, en tout cas, se révèle, comme presque toujours, d’une inutilité affligeante. Une vague impression de suivre Keaton comme son ombre ptérodactyle, mais ça ne vole pas bien haut. Pas plus en tout cas que cette fin en forme de queue de poisson, ou de pied de nez, instillant une forme de mystère un peu creux, et brouillant toujours plus le message du film (en tout cas celui qu’on aurait pu se faire).

Ironiquement, le film pèche à cause des raccords entre les scènes. L’idée de relier tout ça en un seul plan-séquence a autant moins de sens qu’on n’est pas dans une unité temporelle (c’est le récit de quelques soirées avant la première d’une pièce). Et le problème, c’est bien que la tension ne cesse de retomber d’une scène à l’autre, quand elles devraient monter en intensité jusqu’à un climax pouvant laisser Birdman… planer à sa guise. Sauf que ça commence fort et toutes les confrontations sont balancées au début, et le reste ne sera qu’apaisement ou hors sujet (introduction de nouvelles relations ou thématiques en plein milieu pour les laisser tomber comme le reste). On ne fait donc que survoler les choses, on fait semblant, on surjoue…

Où cela nous mène-t-il ? Rien. C’est juste un grand cirque mettant en scène les vulgaires et communes agitations d’un acteur sur le retour. Aucune empathie possible. Et le message a donc finalement tout de celui des blockbusters tant moqués : rien de tout cela n’est bien grave, ce n’est qu’un jeu.

Autant revoir, All about Eve, Le Grand Couteau ou A Star is Born. Il y a une forme de crescendo dans tous ces films qui respectent l’ordre classique des choses « dramatiques ». Dommage, le mélange des genres aurait pu faire mouche et la première demi-heure était pleine de promesses (trop peut-être).


Birdman, Alejandro González Iñárritu 2014 | New Regency, M Productions, Le Gribsi, TSG Entertainment, Worldview Entertainment


Liens externes :